« Notre interrogation porte sur l’énigme du tout premier lien mère-fille, si refoulé qu’il échapperait à la conscience, mais inaltérable malgré les épreuves et décisif pour l’avenir sexuel de la femme ».
1 Au cœur de la clinique, le mystère de la transmission – de la vie et de la mort, de l’amour et de la haine– se pose régulièrement dans la relation psychanalytique dès lors qu’il s’agit de mieux comprendre la genèse des mouvements négatifs, des affects et des émotions rebelles au travail d’élaboration. D’où viennent-ils, que transmettent-ils des fantasmes inconscients, des traces précoces et des problématiques qui organisent très tôt le fonctionnement psychique ? Dans cet article, nous interrogerons la dimension de la haine, comme phénomène central dans la clinique du lien mère-fille et comme obstacle à l’élaboration psychique. La difficulté à penser les fondements, les ressorts, les effets de la haine entretient largement nos résistances. D’un côté, elle se manifeste dans le transfert négatif des patientes, de l’autre, elle nous confronte à ses effets contre-transférentiels, toujours compliqués à métaboliser dans le travail thérapeutique. Pour circonscrire ce vaste sujet, je commencerai par illustrer la place et la fonction de la haine à travers le prisme de l’histoire de Madame de Sévigné et de sa fille. Leur parcours respectif témoignera magistralement des affres de l’ambivalence entre mère et fille, avant que nous discutions de la transmission de la haine à partir de la clinique ordinaire d’une adolescente réputée « difficile ».
UN RAVAGE
2 Les écrits relatant sous diverses formes, l’acrimonie au sein des relations entre parents et enfants, occupent une place considérable dans notre patrimoine littéraire et notre imaginaire. Certaines figures d’enfant difficile, tel que Poil de Carotte (Jules Renard, 1894), ou de mère revêche, comme « Folcoche » (Hervé Bazin, Vipère au poing, 1948) en sont devenues des représentations symboliques. Notre patrimoine culturel est également marqué par de géniales artistes dont l’histoire personnelle, d’où émerge leur œuvre, révèle le destin ravageur des relations entre mère et fille.
3 Le XVIIe siècle, nous a notamment légué une figure de mère devenue mythique, Madame de Sévigné (1626-1696). La correspondance épistolaire qu’elle adressa à sa fille, considérée comme un véritable chef-d’œuvre de ce siècle, témoigne de l’extraordinaire complexité de son lien à Marguerite-Françoise, devenue après son mariage Madame de Grignan. Dans un bel ouvrage intitulé Entre mère et fille : un ravage (2000) Marie-Magdeleine Lessana nous propose une lecture édifiante des relations entre Madame de Sévigné et sa fille. La marquise de Sévigné écrivit pendant plus de trente ans à son enfant, pour laquelle elle éprouvait un amour violent, paradigmatique des tourments qui de tout temps, ont agité le lien mère/fille. L’ensemble de cette correspondance, si pleine d’amour et d’attention, paraît de prime abord séduisant. Pourtant la qualité supposée de ce lien se dégrade à la lumière d’une lecture plus distanciée qui laisse entrevoir la dimension paradoxale de cet amour quasi sacrificiel. Madame de Sévigné souffre d’une préoccupation obsédante pour sa fille, dont elle est comme rivée au corps et ce, notamment au travers des grossesses répétées de Marguerite-Françoise. Bien sûr, ces inquiétudes sont-elles compréhensibles à une époque où l’accouchement représente un risque mortel pour les parturientes. Toutefois, ces angoisses témoignent aussi d’une épreuve de réalité insoutenable, qui atteste non seulement de la nature sexuelle des liens qui attachent Marguerite-Françoise à son mari et dont la mère est exclue, mais aussi de l’impuissance de la veuve, Madame de Sévigné, à avoir d’autres enfants. « C’est en effet avec son mari qu’elle (sa fille) se sent heureuse » (Duchêne, p.413), constate Madame de Sévigné ce qui renforcera la rivalité dans laquelle elle se tient à l’égard de son gendre.
4 Confrontée à l’éclosion à la sexualité de sa fille, la mère est tenue à un double travail de séparation et de deuil, celui de la perte symbolique de son enfant, mais aussi, de la perte réelle de sa propre fécondité. Chez la fille, l’impossible deuil de l’amour de la mère n’entretient-il pas son désir de lui faire un enfant qui la comblerait enfin ? (Faure-Pragier, 2003)
5 La tonalité générale de la correspondance entre Madame de Sévigné et Madame de Grignan témoigne de la place centrale qu’occupent la jouissance sexuelle et le corps libidinal, comme agent de séparation et de rivalité entre mère et fille. Seul, « un autre », un amant, peut offrir cette sorte de jouissance à une jeune femme et ce, à l’exclusion d’une mère, fut-elle dans un rapport d’amour passionnel à sa fille. Ici, le conflit entre mère et fille, naît de l’incapacité de Madame de Sévigné à supporter la séparation que lui impose son enfant, par son choix d’être heureuse avec son mari. Mais la haine aussi, comme constitutive de ces liens, sera clairement évoquée par Madame de Sévigné dans une lettre datant de 1667 :
6 Je saute aux nues quand on vient me dire : « Vous vous faites mourir toutes deux il faut vous séparer ». Corrigeons-nous, revoyons-nous, ne donnons plus à notre tendresse la ressemblance de la haine et de la division.
7 Toutefois, après une période de grand tumulte, mère et fille pourront de nouveau éprouver un attachement sincère dans un contexte de sérénité retrouvée. La traversée et la résolution du « Ravage » (Lessana, 2000) permettront enfin la séparation entre mère et fille grâce à la présence investie du tiers séparateur que fut Monsieur de Grignan auprès de sa femme. « C’est qu’en Provence, elle (Madame de Sévigné) a fait l’expérience de la métamorphose de sa fille. Elle l’y a trouvée dans tout l’éclat que lui apportait son rang d’épouse du lieutenant général faisant fonction de gouverneur, entourée d’une cour et à la tête d’une importante maison » (Duchêne, 2002, p.371)
APPROCHE CONCEPTUELLE
8 De la haine dans les relations mère-fille, la littérature nous donne des exemples poignants dont on peut tirer profit pour la compréhension psycho-dynamique des liens qui unissent nos patientes adolescentes à leur mère réelle et imaginaire. La haine occupe une place de choix dans le corpus théorique psychanalytique. De Sigmund Freud, à Donald W. Winnicott en passant par Mélanie Klein, elle est considérée comme une condition nécessaire et indispensable à la construction psychique à travers la distinction qu’elle permet d’opérer entre Moi et non Moi. La haine se trouve inscrite dans la fabrication du corps libidinal et son destin traverse les investissements réels et fantasmatiques des objets externes et internes.
9 Déjà, l’œuvre de Freud (1895, 1911) témoigne de l’importance de cette notion dont il chercha à comprendre la genèse psychique ainsi que les conséquences sociales. L’origine de la haine se loge selon lui dans la relation primordiale aux objets externes que le sujet tend à détester chaque fois que ces derniers ne donnent pas satisfaction. Dans cette perspective, la haine prend corps dans la théorie des pulsions, comme conséquence de l’insatisfaction. De surcroît, l’amour et la haine sont particulièrement pris en compte dans la théorisation du complexe d’Œdipe, où la rivalité entre père et fils, constitue la condition de l’intériorisation de l’inceste et de la constitution du lien social. Dans son œuvre, Freud porte plus d’intérêt à la fonction du père qu’aux relations primordiales entre une mère et son enfant, même s’il a pu évoquer la haine primordiale envers les objets de la réalité externe, tel que le sein maternel. Mais c’est à partir de la clinique que Freud proposera l’idée d’une liaison entre pulsion de mort et pulsion de vie à partir de la description du Fort-Da (Freud, 1920). C’est d’ailleurs à la condition même de cette liaison que l’ambivalence ordinaire peut exister. La notion d’ambivalence parcourt toute l’œuvre de Freud et elle est définie comme la présence chez un sujet du couple d’opposés pulsionnels que sont l’amour et la haine. À ce titre l’ambivalence est différente de la haine isolée et déliée qui peut s’exprimer alors dans toute sa destructivité. Plus tardivement, Freud reconnaîtra l’attachement préœdipien entre mère et fille, dont il soulignera la richesse fantasmatique et l’importance dans le développement de la sexualité féminine.
10 Avec Winnicott (1947), on apprend que la haine ne peut avoir de fonction thérapeutique dans le lien mère-enfant, que parce qu’elle est liée aux pulsions libidinales. « Winnicott a souligné à plusieurs reprises combien il est important que la mère puisse reconnaître sa propre haine à l’endroit de l’enfant qui l’entame dans son corps et dans sa liberté, pour le reconnaître dans sa réalité. Je dirais que c’est ce qui permet que l’enfant soit réel, c’est-à-dire à jamais inadéquat à l’enfant du rêve maternel, c’est sa condition de survie. C’est en ce sens que la haine a une fonction thérapeutique, là aussi en tant qu’elle constitue un prélude au travail de deuil » (Gori, 2004). Mais plus encore parler d’ambivalence, c’est se situer dans la dimension structurelle de ce concept : « C’est la structure ambivalente de la mère qui importe et non, bien sûr, son comportement, au sens où « l’on peut dire communément que quelqu’un est ambivalent parce qu’il ne sait pas ce qu’il veut » (Benhaïm, 2002).
11 Si le contraire de l’amour peut être identifié à la haine, la pratique clinique auprès des adolescentes dont l’organisation est considérée comme limite, nous engage à percevoir toute la complexité d’un lien mère-fille, où la destructivité peut être précocement mise en acte. Plus encore peut-être que dans la « clinique ordinaire » on perçoit à quel point ce lien est traversé par l’animosité de la mère, l’idéalisation de l’amour maternel, les vœux de mort impossibles à penser et le désir d’enfantement idéalement réparateur. Au-delà c’est la confusion des identités entre mère et fille qui confine au vacillement identitaire et à la régression dans une sensualité/sexualité souvent traumatique. N’y a-t-il pas ici un « au-delà du négatif », bien plus difficile encore à penser que la haine dont on connaît pourtant son caractère rebelle à l’élaboration psychique. C’est ce que permet de penser le travail psychothérapique avec les adolescentes présentant une pathologie limite, telle qu’elles sont inscrites dans un lien dévastateur à une imago maternelle tout à la fois destructrice et inaliénable dont on perçoit la force au cœur du contre-tranfert.
SALOMÉ OÙ LA HAINE DE SOI DANS LA PERVERSITÉ DU LIEN MÈRE-FILLE
12 Âgée aujourd’hui de presque 16 ans, l’histoire de Salomé fut précocement marquée par des négligences graves ayant conduit à un placement en famille d’accueil à l’âge de deux ans. Par chance, celle-ci s’est révélée particulièrement stable, Salomé vit toujours dans la même famille auprès de sa « nounou » et de ses trois garçons, tous plus âgés qu’elle. L’assistante maternelle et son mari se sont séparés quand Salomé avait 11 ans et les propres parents de Salomé ont divorcé quelque temps après le placement de leurs cinq enfants. Salomé est l’avant-dernière enfant de la fratrie, mais ses lapsus dévoileront, à plusieurs reprises, qu’elle se considère fantasmatiquement comme le dernier enfant du couple parental, dans une place de choix pour recevoir l’amour maternel. La mère de Salomé a eu un sixième enfant d’un second lit et partage aujourd’hui sa vie avec le père de son plus jeune garçon, seul enfant resté au domicile. Âgé de 8 ans, le demi-frère de Salomé, est très tôt devenu pour elle un objet de rivalité, qu’elle a le plus grand mal à accepter. Ce demi-frère est le représentant d’une double trahison de la mère, qui ne peut aimer Salomé autant que lui, mais qui peut être heureuse auprès de ce garçon tandis qu’elle fut incapable de lui procurer cette jouissance.
13 Salomé est une adolescente de petite taille, ronde, à la démarche lourde et un peu masculine. Sa tenue vestimentaire est généralement décontractée mais de temps à autre, Salomé peut y afficher des signes plus soutenus de féminité. Sa voix forte et la tonalité familière du discours, cachent une grande sensibilité dont elle apprendra à témoigner progressivement au décours des soins. Incontestablement intelligente, Salomé est aux prises avec un univers psychique chaotique, généralement envahi de fantasmes violents et destructeurs qui menacent sa propre vie ou celle des autres : « même ma meilleure copine, elle sait que si elle me touche, je la tue ! ». Si le message transférentiel est très clair, Salomé s’en défend en ayant recours à la projection et au clivage, pour mieux retourner ensuite contre elle-même, sous forme d’idées suicidaires, d’automutilation et de scarifications, cette destructivité liée aux manifestations de l’archaïque.
14 Salomé avait onze ans, lors de notre première rencontre. Ses troubles du comportement sous forme de passage à l’acte violent, au collège notamment, compromettent maintenant sa scolarité. Inquiète aussi de la recrudescence des conflits de Salomé avec l’assistante maternelle qui menacent le placement, la référente sociale (Aide Sociale à l’Enfance) décide de l’accompagner dans le service de pédopsychiatrie. C’est elle qui évoque « l’effondrement » de Salomé en 6ème, tout en reconnaissant que « son assistante maternelle l’avait beaucoup tirée pour qu’elle arrive en CM2 ». Visiblement très touchée par cette situation, elle explique que « Salomé pousse les professeurs à bout, elle est à l’origine des bagarres et a des difficultés à se faire des amies de son âge ». Salomé se présente d’emblée comme une pré adolescente « difficile » et opposante, mais touchante aussi lorsqu’elle évoque combien elle se sent insuffisamment soutenue au collège, dans ses apprentissages autant que dans ses relations aux autres : « à l’école, on nous explique pas, quand on a faux, on nous renvoie à notre place »…. « une fois aussi une copine m’a défendue, elle a craché sur une autre » puis « la nounou elle oublie de me mettre mon sac de sport le matin ». Autant de propos qui témoignent d’un sentiment de lâchage et de disqualification, mais en laissant tomber un instant son système défensif, Salomé accède à un partage émotionnel où l’on peut aisément éprouver avec elle la profonde tristesse dans laquelle elle se sent irrémédiablement seule et abandonnée. Toutefois, la recrudescence des manifestations symptomatiques, sous forme de passages à l’acte inquiétants, la conduira à une hospitalisation de jour à raison de deux demi-journées par semaine.
15 À la suite des consultations préliminaires (Quagliata et col. 1994), Salomé accédera sans difficultés à notre proposition d’un traitement psychothérapeutique hebdomadaire. Son désir d’être aidée est manifeste, même si elle affiche d’emblée un transfert négatif marqué par une attitude défiante et sarcastique. Les propos disqualifiants qu’elle m’adresse régulièrement concernant mes attitudes, mes remarques, mon physique, sont autant de façon de me faire vivre, par identification projective, à quel point elle se vit elle-même comme une personne « ratée ». Bien sûr à ce stade, il est difficile d’interpréter sans risquer une rupture, mais j’éprouve dans le transfert le sentiment qu’elle me hait, comme probablement elle s’est sentie, elle-même haïe. Connaît-elle d’autres modalités relationnelles ? Sans doute, mais dans l’état psychique où elle se trouve à cet instant, elle semble bien incapable de montrer autre chose qu’une identification défensive à l’agresseur, qui revêt étrangement les caractéristiques d’une femme, autant que d’une mère. Salomé se vit comme une « méchante fille, qui mérite qu’on l’abandonne », d’ailleurs, ne fait-elle pas de son mieux pour en convaincre tout son entourage !
AU CŒUR DE LA RELATION ENTRE MÈRE ET FILLE
16 Cela fait maintenant deux ans que nous n’avons pas rencontré la mère de Salomé, depuis ce mémorable entretien où l’extrême violence des propos de la mère contre sa fille, a résonné comme la fatale répétition d’une maltraitance précoce. Dès lors, Salomé n’a plus rencontré sa mère qu’en visite médiatisée. Sur la demande insistante de Salomé, je propose à la mère une nouvelle consultation en présence de sa fille. Malgré tout, son désir de renouer avec sa mère, de m’en rendre témoin aussi, ne la quitte pas. Quand je les accueille dans la salle d’attente, elles apparaissent toutes les deux très fermées. Salomé s’empresse de se diriger vers le bureau, ouvrant ainsi le chemin à sa mère qui la suit d’un pas lourd. Face à moi, mère et fille se taisent, Salomé évite la situation en se recroquevillant, la tête sur les genoux. La mère est lointaine, presque absente, elle ne dit pas un mot quand j’évoque l’évolution positive de sa fille. Le souvenir du dernier entretien est dans toutes les têtes, il ne faudrait surtout pas prendre le risque de s’emporter ! La mère sort enfin de son silence pour me dire : « De toute façon, Salomé ne me dit jamais rien, quand on se voit aux visites médiatisées elle me lance que des piques. Si ça se passe encore comme ça, c’est simple je m’en irai. Je vais pas toujours accepter qu’elle m’agresse comme ça ! ». Salomé ne réagit pas et sa mère s’éteint de nouveau. Elles semblent toutes deux inaccessibles l’une pour l’autre.
17 Je reprends la parole en évoquant les aménagements du dispositif de soins récemment proposés à Salomé, avec le psychodrame notamment, ainsi que les deux arrêts maternité des soignantes auxquelles Salomé est confrontée, ce qui la contrarie beaucoup. L’évocation de ces grossesses interpelle la mère qui fait le lien avec sa propre fille aînée enceinte : « Ma fille elle va très bien elle, Salomé s’est inquiétée mais elle va très bien. Elle est allée faire l’échographie et le bébé bouge bien, y bouge beaucoup même, elle est dans son sixième mois et doit accoucher le 2 août »
18 Sur un mode tonitruant Salomé réagit aux propos de sa mère : « C’est pas en août qu’elle doit accoucher mais en juillet, c’est le 2 juillet ».
19 La mère contredit violemment Salomé en insistant sur le fait qu’une mère est plus au courant de cela qu’une simple sœur. Le ton monte et malgré la pertinence des arguments logiques de Salomé, sa mère ne veut pas l’entendre, elle insiste : « tu lui demanderas à ta sœur, et tu verras que j’ai raison ».
20 Dépitée et meurtrie, Salomé sort de la pièce en pleurant et en lançant à sa mère : « tu ne me crois jamais, c’est toujours pareil ».
21 Pendant que Salomé est consolée par un collègue et avant qu’elle ne revienne dans le bureau sa mère ajoute : « Moi je ne peux plus avoir d’enfant, c’est difficile pour moi. On m’a retiré l’utérus, c’était ça ou risquer de mourir si j’étais enceinte, ou d’avoir un enfant malformé. Mais elle ne comprend pas ça, c’est difficile pour moi de savoir que j’aurai plus d’enfant ».
22 Au cœur de cette relation impossible, l’envie et la haine s’articulent au désir d’enfant que Salomé appelle de ses vœux, ce qu’elle manifeste en s’appropriant la grossesse de sa sœur, mais à laquelle la mère doit définitivement renoncer. Qu’une fille accède à la potentialité d’une maternité et c’est pour la mère se confronter à la réalité de sa propre perte, celle du pouvoir d’enfanter. Dans ce contexte, la haine peut devenir un lien très sûr entre mère et fille, qui se propose comme un leurre venant combler la souffrance de la perte et des ravages du temps.
23 Au sein de l’hôpital de jour, on constate aisément à quel point Salomé est déstabilisée par les difficultés de cette relation. Avant et après chaque rencontre avec sa mère, les manifestations d’angoisse, les idées suicidaires et les passages à l’acte augmentent. Avoir envie de mourir plutôt que de se vivre coupable du destin tragique de sa propre mère ? Telle est peut-être l’une des significations possibles des « idées noires » de Salomé. Dans un transfert massif sur l’institution, Salomé cherchera dorénavant à répéter, avec elle, les modalités destructrices d’interactions traumatiques.
24 Durant cette période elle arrive à l’hôpital avec un ou plusieurs mots sur lesquels elle évoque son désir de mort. Dans une tentative manifeste de clivage et de façon ritualisée, elle donne ses messages écrits en main propre aux soignants, en leur demandant scrupuleusement, de ne les transmettre à personne. Bien sûr, il lui est répondu que son souhait ne sera pas respecté, ce qui génère en retour une crise d’angoisse et de colère plus ou moins terrifiante, qui témoigne de son sentiment d’avoir été trahie, exclue et rejetée. Cet acting-out est à entendre comme la conséquence de l’échec de ses défenses chaque fois que Salomé est confrontée à la cohésion insupportable de l’équipe. Au-delà du clivage des soignants, qu’elle tente d’exercer comme ultime moyen de contrôle de ses profondes angoisses de persécution, elle réactualise la destructivité et la haine qui caractérise aussi son lien à la mère. Systématiquement, au sortir de ce genre de crise, et après qu’elle ait été contenue, Salomé s’effondre en pleurs dans les bras d’un soignant. Ces moments sont vécus comme une véritable épreuve par l’ensemble de l’équipe qui finit par appréhender la venue de Salomé. La consigne est bien sûr de tenir, mais l’expérience est réellement déstabilisante pour tous.
25 Au cours des premiers mois de prise en charge, cette répétition par l’acte, est quasiment inévitable mais on constate néanmoins une légère évolution de l’expression première de la détresse. Salomé accepte enfin de me donner ces « petits mots », ce qui diminue le clivage au sein de l’équipe et ouvre parallèlement un espace d’expression en groupe cette fois. Au travers des CD qu’elle ramène de chez elle et qu’elle impose d’écouter à tous durant les « temps informels », elle nous permet d’accéder, à une part au moins, de sa problématique psychique passionnelle et mélancolique. La répétition de l’impossible travail de séparation est manifeste. Mais, dans ce contexte, ce sont aussi d’autres conflits qui se jouent sur le plan institutionnel chaque fois que Salomé refuse obstinément de baisser le volume de la musique ou de changer de CD. Maintenant c’est l’intervention de l’adulte qui lui fait « péter les plombs ». Pendant plus d’un an, elle fera vivre « l’enfer » à l’équipe soignante qui va réussir à tenir, jusqu’à ce qu’une manifestation de violence envers son infirmière référente, qu’elle va frapper dans le dos, provoque l’exclusion de Salomé de l’hôpital de jour pour deux semaines.
26 De son monde interne, il est possible aussi d’avoir une certaine représentation dans le travail individuel où l’on est confronté à un transfert massif et souvent négatif, qui nous plonge dans une certaine confusion. Salomé ne rêve pas, elle ne dort pas non plus ou très mal et son univers nocturne est peuplé de terribles fantasmes où son corps est attaqué, mutilé, voire déchiqueté. Rien d’autre qu’un dessin sommaire et terrifiant ne peut nous faire accéder à ces contenus extrêmement destructeurs, mais ils sont utilement confirmés par l’angoisse ressentie dans le transfert. Salomé raconte aussi qu’elle monte immédiatement dans sa chambre après être rentrée le soir chez sa « nounou ». Allongée sur son lit et somnolente devant la télévision, elle se met en contact avec des sensations, émotions et fantasmes archaïques, qu’elle redoute et qu’elle recherche à la fois. Salomé a l’impression d’entendre son prénom, comme si quelqu’un l’appelait, ou encore d’entendre sa mère l’insulter. Elle ne descend pas pour manger à table avec les autres membres de la famille, elle reste dans sa chambre avec des biscuits et des bonbons qu’elle ingurgite toute la nuit. Aujourd’hui elle est très ennuyée de constater à quel point elle a grossi, mais elle ne peut pas se priver de manger dans sa chambre, le soir elle ne résiste pas à cette orgie alimentaire.
27 Dans ce contexte, la télévision est très investie, sans doute même indispensable. Il s’agit pour Salomé d’un objet externe qui porte en soi la confusion réel/imaginaire mais aussi le lien dedans/dehors. Un objet qui entretient sa rêverie interne, sans lui offrir toutefois les moyens de la contenir ou de la métaboliser (Bion, 1962). Nous discuterons souvent ensemble de la télévision qu’elle évoque comme un objet « très important, dont elle ne peut pas se passer ». La télévision apparaît pour elle comme un « ersatz » de contenant externe mais qui ne contient pas. Une occasion répétée de passage du dedans au dehors à peine filtré en raison de la difficulté de métaboliser et de symboliser ses propres expériences. La télévision comme une perfusion, non pas dans les veines, mais dans la tête qui permet tout de même de se sentir vivante, d’éprouver des émotions. Salomé se plaint aussi beaucoup de ses difficultés de sommeil, mais « elle n’y peut rien ». Elle répète d’ailleurs fréquemment sur un mode un peu sarcastique « qu’elle n’y peut rien » ce qui la pare contre une immense culpabilité, mais qui témoigne aussi de sa difficulté à rêver.
28 Paradoxalement, la difficulté de Salomé est de se trouver face à quelqu’un qui contient, qui pense et qui pourrait, de ce fait, la mettre en contact avec ses souffrances, pour qu’elle puisse les éprouver plutôt que de les expulser sur le mode de l’agir. Ces personnes, elle les estime autant qu’elle les déteste, parce qu’elles la conduisent à un première forme de contenance probablement douloureuse. Progressivement, Salomé adopte une attitude assez agressive envers moi en me disant notamment « qu’elle n’aime pas les blondes ». Si dans un transfert latéral je peux penser qu’elle me parle aussi des autres femmes « de sa vie » en m’apostrophant ainsi, j’imagine aisément le clivage qu’elle opère entre blonde et brune. C’est un curieux hasard que les femmes présentes dans sa vie soient toutes blondes, mère, référente ASE, infirmière, psychothérapeute. Aucune de nous n’est sa mère et elle entend bien nous le signifier, même si son insistance à nous agresser est le premier témoin d’un transfert massif à une figure maternelle et féminine à la fois enviée et détestée en raison de son pouvoir de séduction et de maternité. Comment supporter la rivalité et le conflit de loyauté avec la mère qu’impose l’investissement des figures maternelles incarnées par les soignantes ? C’est bien sous forme d’identification projective qu’elle nous signifie le « dégoût » qu’elle a d’elle-même, de cette fille incapable d’être aimée par sa mère et qu’on ne peut que haïr. En lui signifiant cela, mais aussi qu’elle est « une fille bien », je tente de lui renvoyer une identification introjective sur laquelle elle puisse s’appuyer. Dans la relation qui nous unit maintenant, après deux ans de traitement, il est toujours question de haine, mais cette fois elle peut se dire. Après quatre ans de traitement hebdomadaire, Salomé ne sort plus du bureau en claquant la porte et en m’insultant, je peux commencer à interpréter dans le transfert les raisons qu’elle peut avoir de me détester en les associant aux aspects manifestement positifs du transfert.
29 À l’occasion de l’un de nos derniers rendez-vous qui a lieu le lendemain de la visite médiatisée avec sa mère, Salomé plaisante de nouveau au sujet des « blondes ». Elle arrive souriante et détendue, elle vient d’avoir un 17/20 à un contrôle important au collège, son orientation pour l’année prochaine est acceptée et elle pourra rejoindre l’établissement de son choix. La fin de l’année scolaire approche et tout semble aller plutôt bien. Elle m’annonce aussi qu’une nouvelle audience chez le juge aura lieu 10 jours plus tard. Seules, sa sœur de deux ans son aînée et elle-même, sont dorénavant concernées. Deux de ses frères sont majeurs, tout comme sa sœur aînée. Son frère cadet est parti de manière définitive avec sa famille d’accueil dans le sud de la France. Cette nouvelle échéance semble la réjouir et je lui demande si elle en connaît les objectifs. À ma grande surprise, Salomé me répond qu’elle va demander à retourner vivre chez sa mère. Cela m’étonne visiblement et elle insiste en disant que « le juge ne veut pas qu’elle y retourne parce qu’il pense que sa mère ne saurait pas s’occuper d’elle, mais sa sœur et elles savent bien se débrouiller seules. Je sais où prendre le bus et le métro pour aller au lycée et ma sœur aussi. On sait se débrouiller maintenant ». De nouveau j’ai le sentiment qu’elle me raconte l’histoire d’une petite fille négligée et frappée, mais qui est incapable de renoncer à l’image idéalisée d’une mère qui pourrait prendre soin d’elle. Puis Salomé enchaîne : « tu vois bien que tu es blonde, tu es bête comme les blondes, je n’aime pas les blondes. Ma mère aussi elle est blonde, mais si je t’assure, je l’ai vue au soleil et ses cheveux sont blonds ».
30 Salomé semble bien chercher toutes les raisons objectives de me détester ! « Ben oui ! C’est pas de ma faute si vous êtes blonde ! », me répond-elle gaillardement. Il y a bien ici un principe d’identification/désidentification à l’image maternelle qui fonctionne à l’insu de Salomé. Blondes dont elle ne fait pas partie et dont l’image porte à la fois la dimension libidinale attestée par le désir « d’être comme » et celui « d’être autrement ». À l’occasion de cette séance, les attaques répétées de Salomé me laisseront profondément blessée et abattue. Cette destructivité projetée sous forme d’identification projective, témoigne de ses propres souffrances, totalement impensables. Les reliquats de l’infant blessé qu’elle porte en elle, activent alternativement la pulsion libidinale d’un lien réparateur et la pulsion destructrice d’un lien « mortel ».
QUELLE TRANSMISSION POUR LA HAINE ?
31 Telle est la question à laquelle nous conduit le travail clinique qui confronte à la difficulté d’élaboration d’un sentiment pouvant animer l’individu d’une passion vitale et aveuglante souvent plus forte que l’amour. Les travaux de Conrad Stein (1987) abordent une théorisation de la haine qui ouvre sur deux points essentiels :
- La haine est l’une des caractéristiques les plus fondamentales du lien qui unit l’enfant à sa mère et rien de peut véritablement en dissoudre les effets qui pourront s’exprimer chez l’adulte dans le registre de la mélancolie ordinaire dont témoigne la détestation et/ou la disqualification de l’image de soi par exemple. « Aussi dans la rétrospective, est-ce du jour de la séparation instaurée par la naissance que cette haine en vient à assurer un lien à toute épreuve avec elle dont on est né » (Stein in Brun, p.84). Plus encore, il arrive que l’acrimonie de la mère envers son enfant devienne par identification, celle que l’enfant éprouve envers lui-même. La détestation de soi se trouve ainsi fondue dans celle de l’autre et l’enfant confondu avec sa mère, dans cette haine non représentable (Brun, 1999). C’est ainsi que ce sentiment peut faire lien davantage que l’amour et le défaire constitue alors un véritable travail de séparation et de perte, dont on mesure aisément l’ampleur dans les tourments adolescents.
- La haine engendre un effet d’aveuglement qui fait obstacle au travail psychanalytique. Elle se caractérise par ses aspects de résistance à toute élaboration psychique, comme on le voit dans la cure. La haine a ceci de pervers qu’elle se met difficilement en mots et ce, d’autant moins, qu’elle fait l’objet d’un tabou de celui ou celle dont elle s’empare.
33 La haine reste, au moins pour une part, fondamentalement insondable et indicible car elle relève d’expériences très précoces, existant bien avant que l’enfant n’accède à la représentation et au langage. C’est à ce niveau que se logent ses premières expériences sous forme de symbolisations primaires difficilement accessibles à la pensée. Dans les relations précoces bébé/parents, c’est surtout au travers des « agir » que la haine se donne à voir. Qu’il s’agisse de maltraitance ou de négligence périnatale (Tabet, Dupuis), la haine s’exprime sous forme d’agissements destructeurs contre le nourrisson ou d’un désinvestissement aux conséquences extrêmement graves pour son développement. De nombreux travaux révèlent les graves conséquences, des maltraitances, des carences et des négligences sur le développement somatique, cognitif, psychique. Les mécanismes de défenses qui conduisent très tôt le bébé à l’évitement et au retrait ont des répercussions considérables sur ses capacités d’organisation relationnelles et cognitives. Quand il grandit, c’est bien souvent l’idéalisation forcenée des imagos parentales qui témoigne de la lutte contre la persécution des contenus internes laissés en friche sous forme de traces impensables. Dans les relations mère/fille, le rapport d’identité de sexe, qui s’éprouve en miroir, est un frein à la « désidentification » indispensable au « travail de la haine ». Si la haine éprouvée dans cette relation est trop précoce et trop intense, alors elle constituera un lien indéfectible, car fondateur du sentiment d’identité. La transmission entre mère et fille, construite sur la haine, constituera alors une condition indispensable d’existence.
CONCLUSION
34 La haine, bien que relativement peu étudiée, constitue pourtant un concept fécond pour rendre compte de l’énigmatique incompréhension qui sévit au sein du couple mère/fille et parfois patiente/psychothérapeute. Sa prise en compte est nécessaire à la compréhension des manifestations négatives dans le travail psychothérapique, notamment avec les adolescentes réputées difficiles. Nous avons voulu, dans ce travail, montrer combien le transfert nous plonge, avec ces jeunes patientes, dans des vécus et des affects issus de l’archaïque, ou de la violence fondamentale (Bergeret, 1984) dont la force relève aussi de l’extraordinaire difficulté de ces jeunes filles à se détacher de la mère, en raison de l’impossible élaboration de la perte de l’objet aimé mais toujours décevant. Rester liée par la haine pourrait représenter, alors, une modalité de survie.
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