Notes
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[1]
Des personnages célèbres comme Lucian Freud, Lénine ou son amant John Dyer mais pas exclusivement.
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[2]
« Notes » issues d’un collectif dirigé par John RUSSELL, Francis Bacon, Thames & Hudson, 2005.
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[3]
Employé ici au double sens anglais de silhouette, personnage, c’est aussi le terme que Deleuze emploiera.
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[4]
Terme de Deleuze
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[5]
Comme lepape Innocent X de Velasquez, des clichés de Muybridge, les carcasses d’animaux à l’abattoir, des « photomatons », ou des photogrammes du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein.
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[6]
Phrase issue du reportage « Francis Bacon » de David Hinton (1985, VHS et DVD zone 1).
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[7]
Cette notion de rythme qui introduit à la fois une musicalité et une discontinuité dans la peinture a été étudiée par Henri Maldiney dans son texte « L’esthétique des rythmes », in Regard, parole, espace, Lausanne, L’âge d’homme, 1973. « C’est par le rythme, écrit Maldiney, que s’opère le passage du chaos à l’ordre. » (p. 151).
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[8]
Dans son essai de 1935, « Mimétisme et psychasthénie légendaire », Caillois examine l’effacement de la limite dans un phénomène qu’il décrit comme une sorte de psychose insectoïde, l’animal étant incapable de maintenir intacte la distinction entre lui et le feuillage environnan
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[9]
Bacon dit qu’il s’agit toujours pour lui de faire ressemblant, mais par des moyens accidentels et non ressemblants. Cf. Francis Bacon. Logique de la sensation, p. 63, note 15. Cette idée est une variation autour de la notion de « synthèse disjonctive » créée par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe.
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[10]
Le devenir chez DELEUZE renvoie aux potentialités infinies d’un devenir autre.
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[11]
Francis Bacon est ici cité par Dominique Château dans son article « Poïétique de la recréation », in Une oeuvre de Francis Bacon– » Autoportrait », Collection Iconotexte
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[12]
Déclaration retranscrite dans l’édition du 20-06-96 du Nouvel Observateur.
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[13]
Soko Phay-Vakalis propose là une remarquable étude du registre plastique du miroir baconien.
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[14]
Il s’agit du terme Prägnanz dans son acception gestaltiste : clarté d’une structure due à sa simplicité, aptitude à trouver la cohérence d’une forme, caractère de « bonne forme ».
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[15]
Généralement, une seule masse par toile même pour les accouplements car les figures se fondent en une masse unique. Le ou les personnages sont en principe centrés au sein de la composition.
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[16]
Comme la passion du père pour les courses de chevaux et la chasse, aux antipodes de la création artistique.
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[17]
Michael Peppiatt relate très précisément comment le père était outré de l’attirance de son fils pour les vêtements et les accessoires féminins. En voici ici un extrait : « Plusieurs membres de la famille avaient déjà remarqué, en toute innocence, que Francis « ressemblait à une fille ». Invité à se déguiser pour une fête, il était arrivé coiffé à la garçonne, couvert de bijoux, moulé dans une robe dos nu, arborant un fume-cigarette assez long pour atteindre les bougies placées au milieu de la table. Le père, en habit de curé, contemplait médusé son fils qui minaudait en secouant ses boucles d’oreilles et déclenchait l’hilarité de toutes les femmes présentes. La stupeur le laissait sans voix. », p. 33. Plus loin, il évoque l’importance de la transformation chez Bacon, aussi fondamentale en peinture que dans sa vie personnelle car faisant autant écho à la spécificité de sa création qu’à son penchant pour le travestissement. Cf. p. 54. Un changement d’apparence dont Bacon usait et abusait à volonté, et selon ses nécessités, induisant ainsi un flou de l’identité dont l’apparence manifeste visait à sejouer de la crédulité de ceux qui se laissent abuser. Identité également déformée dans l’acte de se créer une nouvelle « figure » venant « masquer » la vraie grâce à l’utilisation d’artifices (maquillage, entre autres) impliquant une gestualité technique expérimentée.
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[18]
Bacon détruit souvent des toiles surchargées, embrouillées, parfois trop sensationnelles. Mais aussi, une grande série de « Crucifixion » du début de sa carrière qu’il a partiellement détruite.
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[19]
Excepté le catalogue raisonné de Ronald Alley et John Rothenstein, paru en 1964, qui comporte une rubrique « tableaux abandonnés ». Mais la dernière peinture à avoir été répertoriée dans cette partie du catalogue est datée de 1954 environ.
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[20]
Phrase extraite du reportage du journaliste David HINTON en 1985 où il interviewe le peintre au fil de son parcours quotidien.
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[21]
Le format de ses toiles est d’une invariable constance de même que la distance entre les éléments d’un triptyque. Comment détermine-t-il la « bonne distance » ? Seul argument avancé, « comme ceci les images fonctionnent, comme cela elles ne fonctionnent pas ! » Nécessité quasi ritualisée de la stabilité, des distances et de l’espace qui explique d’ailleurs sa violente colère au Guggenheim en voyant que les trois parties d’un triptyque avaient été accolées.
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[22]
Parole de Bacon retranscrite dans un entretien du « Nouvel Observateur » de fin juin– début juillet 1996.
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[23]
Réponse rapportée par un journaliste du quotidien « Libération » du 27-06-96.
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[24]
Essai issu du catalogue de l’exposition sur Bacon qui s’était tenue au Centre Georges Pompidou en 1996.
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[25]
Bacon a toujours prétendu ignorer lui-même la « signification » de ses tableaux. Il s’est d’ailleurs efforcé d’empêcher les interprétations précises, brouillant soigneusement les pistes avec jubilation parfois. Un jour où la visite d’une exposition lui donne une nouvelle idée de tableau, il annonce triomphalement à un ami : « Aucun critique ne saura jamais d’où elle vient, celle-là ! », cité par John RUSSELL, Francis Bacon, 3è édition revue, Londres, Thames and Hudson, 1993, p.180.
1 Le « corps de l’homme », vaste sujet qu’aucune définition univoque ne saurait contenir. Aussi, loin de prétendre à l’inscrire dans une détermination nouvelle, il en sera proposé ici une occurrence susceptible de l’incarner, à travers les modalités particulières du corps déformé chez Bacon.
2 Un corps donnant aux personnages souvent masculins [1] la consistance d’une matérialité visqueuse qu’une violente distorsion met à rude épreuve en secouant la chair et en l’étirant parfois jusqu’à la limite de la rupture. Mais une imagerie où ce qui est souvent vécu comme un insoutenable traitement des êtres ne laisse jamais indifférent. En témoigne le foisonnant éventail d’impressions culminant d’un sentiment de laideur ou d’effroi à une sensation de dégoût. Provoquer la sensation, au double sens de la susciter et de la convoquer, est d’ailleurs bien le propos de Bacon puisque la sensation est au cœur même de son œuvre pendant que le corps en constitue le centre. Au-delà de la qualité esthétique que d’aucun s’attachera à reconnaître aux tableaux du peintre, le contenu de ses productions picturales est donc généralement à l’origine d’émois particuliers. Celles-ci semblant principalement causer chez ceux qui les rencontrent ce tressautement de l’âme lié à « l’horreur » que leur regard dit y croiser. Et la dynamique subtile des corps difformes quasi-dégoulinants d’où le regard accroche parfois les aspérités des meurtrissures faciales et corporelles n’aurait pas d’autre finalité que de présenter le sentiment pessimiste du peintre sur l’existence. La stratégie employée résiderait alors dans la monstration brutale de la souffrance de la chair et de la laideur de la vie.
3 Bacon, ainsi consacré en peintre de l’horreur, de la difformité ou de la mort, est alors accueilli dans un univers médiatique où on feint de le célébrer sans pour autant voir sa peinture. Jean-Claude Lebensztejn [2] relate l’anecdote suivante qui marque bien cette « impossibilité à voir » : « C’était à sa dernière exposition parisienne de 1987, il avait soixante-dix-huit ans, et la Galerie Lelong était pleine à craquer de monde qui attendait pour voir le grand homme ; assez peu de gens regardaient ses peintures. Quand il arriva enfin, il se fit un grand mouvement de foule, et la meute des cameramen avec leurs machines, des photographes et des journalistes se jeta sur lui qui recula, recula et finit acculé dans un coin de la pièce comme une bête traquée, les bras en croix. »
4 Tel est donc le type de propos prétendant introduire à l’univers baconien et offrir un prisme unanime à travers lequel il suffirait de regarder pour nourrir l’illusion de s’en voir révéler les secrets. Le public, la presse et les milieux spécialisés paraissent donc « pris » dans un discours dont l’orientation unilatérale n’est pas sans faire écho à la « captation » que peut provoquer la vision des toiles de Bacon. Une vision troublante et dérangeante susceptible de susciter chez le spectateur fasciné, un mouvement défensif dont la production de ce discours unique participerait. Mais un discours dont l’invariabilité demande à être interrogée pour ne pas réduire l’œuvre à sa partie manifeste. Freud n’a lui-même pas toujours accepté les théories que le milieu scientifique de son époque cherchait à imposer parfois avec fermeté.
5 Ainsi, à l’instar de la démarche freudienne, il s’agira d’aborder les corps baconiens avec un regard plus subversif pour en apprécier leur singularité et dépasser l’« horreur du réalisme de la chair mise à nue » et de la « défiguration » qu’il « inflige » à ses « corps et visages décomposés ».
6 D’autant que la première impression ne fut pas celle de l’effroi mais plutôt un sentiment d’étrangeté non réductible à l’Unheimlich freudien puisque lié à une identification à la fois immédiate et précaire du personnage figuré. Car bien que l’identité fût globalement reconnaissable, quelque chose demeurait indiscernable. Les torsions faciales qui laissent couramment le spectateur interloqué semblaient ici générer une incertitude ontologique directement commandée par l’incertitude des formes et des contours, induisant dans l’acte de reconnaissance une sensation de trouble. Cette reconnaissance dès lors irrémédiablement floue posait ainsi la question de la dynamique à l’œuvre sous ce tourbillon superficiel de matière corporelle.
7 Une agitation actualisée par la turbulence d’une déformation au centre des productions et qui se déploie selon deux registres. Un premier ayant trait au Körper et plus précisément aux forces qui agitent et meuvent sa chair constituante. C’est l’approche deleuzienne de l’art figural qui concerne la dimension plastique de la déformation. Le deuxième registre puise dans ces forces chères au peintre irlandais pour dévoiler une autre dynamique dont elles en constituent l’écho. Ainsi s’ouvre une perspective s’éloignant des sentiers battus par le discours deleuzien et qui, pour éviter la production paradoxale d’un énième discours « concluant » le sort de Bacon, entrouvrira la réflexion sur d’autres hypothèses à partir du trouble de la reconnaissance qu’induit le flou de l’image reflétée. Un reflet qui interroge inévitablement le miroir qui l’a créé et de ce fait, nous renvoie à la question de l’identité. Persistant dans ce vacillement qui l’empêche d’être définitivement confirmée, elle offre ce visage troublé et incertain irréductiblement empreint d’une part d’énigmatique et d’indicibilité. Cette identité suggérée semble toujours en instance de se transformer par le mouvement de déformation qui la pousse constamment vers une autre forme, comme livrée à la dynamique d’un informe tel que la tradition antique l’a conceptualisé. Un réceptacle animé où toutes les formes sont possibles mais où aucune ne vient jamais prédominer. Mais mouvement qui semble aussi poser ce que Sylvester nommait « l’interrogation radicale qu’il [Bacon] dit jeter sur la toile au sujet de sa propre identité ou de celle de ses semblables » (Sylvester D., 1976, a). C’est ce registre plus analytique qui sera ensuite exploré.
1. LE REGISTRE PLASTIQUE DE LA DÉFORMATION
1.1 Le refus de la mimesis
8 Bacon a toujours refusé de se plier à la « simple » reproduction imitative d’un modèle dont il faudrait respecter scrupuleusement le visage et les traits. Il s’est toujours insurgé contre l’obligation inhérente à la mimesis d’user du médium pictural pour ne tirer de son « modèle » qu’un « clone » parfait. Il est alors aisément compréhensible que Bacon ait usé de la déformation pour pouvoir rompre avec la tradition et s’en démarquer.
9 Car la déformation qui désigne généralement une modification des formes par rapport à la perception courante d’un objet représenté va chez Bacon qualifier la perception des corps appréhendés et en moduler la facture. Son omniprésence dans l’œuvre du peintre irlandais chatouille la curiosité à l’endroit des raisons qui ont stimulé sa volonté de l’utiliser. Trois sources d’influences ont été déterminantes pour Bacon dans le choix de cette figure de style dont il va dans un deuxième temps personnaliser l’utilisation.
10 La première et la plus célèbre est celle de Picasso lors d’une exposition en 1927 chez Paul Rosenberg à Paris où Bacon sentit poindre en lui la confirmation de son orientation : « J’ai eu envie de faire des formes […] influencées par les choses que Picasso avait faites à la fin des années vingt […] une forme organique qui se rapporte à l’image humaine mais en est une complète distorsion. » (Sylvester D., 1976, a, p. 27). Nourrissant à l’époque des affinités pour le mouvement surréaliste, Picasso expose alors des corps qu’il soumet à une violente déformation. Ce sont justement ces « figures tordues en forme de sexes dressés, aux bouches ouvertes sur des langues acérées » (article internet, 2005) qui vont susciter chez Bacon ses premières productions. Mais cette influence ne se réduit pas à une tentative d’imitation par Bacon de Picasso à l’instar de ceux qui, en reprenant sa grammaire cubiste, ont été péjorativement qualifiés de suivistes. Loin d’être un acte pur de récupération, Bacon s’est approprié ce qui eût un effet de révélation parce qu’il retrouvait là ce qui était latent chez lui : « la distorsion de l’image humaine » (Sylvester D., 1976, a).
11 La figure de la déformation baconienne puise également son influence dans un ouvrage peu cité malgré son impact : le livre d’Art d’Amédée Ozenfant publié en 1928. Collection d’images aussi hétéroclites qu’un Pygmée dans un arbre ou des soldats en train de défiler, Bacon était particulièrement sensible à l’articulation insolite de ces images dont l’hétérogénéité du regroupement favorisait les associations déroutantes en déformant ainsi les apparences familières. Procédé résumé en un principe que Bacon s’est également approprié : « Simplification, déformation de la forme et altération du ton naturel sont des façons d’obtenir une expressivité intense des formes. » (Ozenfant A., 1928, p. 65)
12 Enfin, la distorsion baconienne s’origine dans une œuvre qui fit sur Bacon une grande impression : les clichés d’hommes et d’animaux du photographe anglais Muybridge et son principe de décomposition du mouvement qui dévoilait un phénomène de distorsion. Ce principe marqua particulièrement Bacon qui reprit le procédé et le systématisa dans ses productions picturales. Après 1957, la déformation s’intensifia considérablement et se déploya dans toute l’ampleur de son élasticité selon des codes grammaticaux qu’Itzhak Goldberg a synthétisés. Ainsi, les « décalages, désaxages, torsions et juxtapositions » contribuent au délitement manifeste du corps et à sa recomposition. Techniques qui insufflaient à la distorsion une dimension instrumentale, œuvrant en synergie dans la déformation des visages et sur un mode individualisé pour le reste du corps. Mais Bacon va encore complexifier sa Figure [3] en assimilant sur le même plan des attitudes et des mouvements appartenant à des registres différents pour former un personnage hybride qui rassemble « dans une même figure les [divers] points de vue que l’on peut tirer d’une composition ». Bacon condense ainsi à un même niveau « des nus de face, de profil, de trois quarts et de dos, c’est-à-dire les aspects successifs que l’on obtiendrait si l’on effectuait une rotation autour d’une figure ». Il métamorphose alors l’acte perceptif en y introduisant cette potentialité globalisante qui lui échappe habituellement. Husserl avait souligné dans sa « Théorie des esquisses » (Husserl E., 1913, section II, chap. II, paragraphe 42) l’incomplétude essentielle de la perception qui reste irrémédiablement partielle puisqu’un objet ne peut jamais être perçu dans sa globalité, à l’instar du cube dont l’appréhension perceptive simultanée des six faces est inévitablement irréalisable (et de ce fait jamais réalisée). Enfin, le peintre irlandais particularisa sa grammaire picturale en faisant de la chair un matériau malléable ouvrant sur un champ de construction formelle qu’il sculpte au gré de ses idées. Bacon marqua ainsi sa distance par rapport à la tradition artistique, trop occupée à valoriser la dimension esthétique ou érotique qu’elle inscrit dans la représentation de ses sujets comme par exemple dans l’appréhension d’un nu.
13 Aussi, dans une histoire de la peinture où l’esprit de la mimesis a exercé sur l’esthétique une domination séculaire, la déformation et l’altération se posent comme des stratégies d’artifice pour faire rupture avec la tradition. En instaurant une distance entre le modèle et sa représentation, la déformation permet de ne pas s’inscrire dans un projet mimétique. Mais Bacon déforme aussi les êtres pour les détacher de leur apparence sensible et par ce biais, il entend précisément les ramener à une forme d’enregistrement de l’apparence qui ne soit pas l’issue d’une esthétisation. Comment ? Le peintre dit qu’il « répond à une excitation » directement induite par un flot d’images externes (les photos) et internes, récapitulation de toutes les formes perçues visant à en rappeler chaque trace mnésique et à les superposer avant de les effacer. Ce faisant, il ne vise pas l’élaboration d’une image nouvelle, mais l’émergence d’une image dernière qui, dépolluée du masque esthétique, vienne manifester « l’apparence » ou, plus précisément, en « reproduise l’enregistrement ».
14 On ne saurait mieux décrire le travail psychique à l’œuvre, dans sa quête de traces, d’images, de fragments, c’est-à-dire de traces perceptives à lier et effacer. L’effacement se produisant mécaniquement par l’émergence d’une nouvelle trace. Resterait à savoir s’il s’agit chez Bacon de l’émergence d’une apparence ou de l’irruption d’une apparition ?
15 Ce faisant, Bacon extrait ses personnages de toute narration en « arrachant la Figure au figuratif » [4] (Deleuze G., 1981, p13). La déformation constitue ainsi le premier procédé utilisé pour exorciser chez son sujet toute composante d’illustration. Une distorsion qui assure la défaite de la représentation en introduisant dans la Figure cette zone de chaos que Deleuze nomme le « diagramme », trace accidentelle et asignifiante qui rend le processus pictural « chaosmique », selon le néologisme de Joyce. Mais pour cela, Bacon se risque au maniement périlleux de l’accident selon une méthode rigoureuse et bienordonnée, ainsi qu’il le souligne : « J’aime la rigueur dans la peinture. Pas dans la vie, mais dans la peinture, oui. » Cette méthode décrite par Deleuze dans le onzième chapitre de son ouvrage consacré au peintre irlandais, se déploie en trois temps.
1.2. Le diagramme : méthodologie de l’accident
16 Un premier temps, prépictural, où Bacon a en tête des images [5] qui devront être métamorphosées pour ne pas s’atrophier dans une représentation figurative. Car la supposée objectivité de ce type de représentation empêche l’émergence de la sensation que seul un « geste accidentel semi-déformant » peut révéler. Néanmoins, ce premier temps ne correspond pas à un projet déjà déterminé qu’il suffirait de reproduire sur la toile. Car Bacon avoue ne jamais faire de dessin préparatoire et encore moins pouvoir préjuger du résultat final. Ainsi dira-t-il à un journaliste à propos de sa toile Painting (1946) : « Dans ce tableau, j’essayais de peindre un oiseau, tombant dans un pré, et toutes les sortes de traces que j’avais faites sur la toile ont soudain suggéré cette toile, qui n’avait absolument rien à voir avec ça. Comment ce tableau s’est fait, je ne peux pas vous le dire… Il s’est formé, et je me suis mis à peindre la viande, et cette belle silhouette, sorte de dictateur, puis ensuite la viande autour de lui. Ça s’est mis à évoluer, et ça a évolué très vite. J’ignore comment ça s’est passé. C’est l’une de mes toiles les plus inconscientes. » [6].
17 Le processus créatif chez Bacon reste donc gouverné par l’imprévisibilité de l’accident qui imprime à la réalisation picturale une toute autre orientation que celle qui était initialement pressentie. Vient alors une seconde étape marquée par l’intervention du « diagramme » permettant d’opérer la métamorphose figurale grâce une technique de brouillage qui détache le personnage du fond en opposition contrastée. De ce fait, la « zone de chaos sur la toile » détermine une organisation de la composition plastique où la structure rigoureuse du fond offre un contour à la déformation corporelle du personnage. Délimitation d’une « forme » floue et incertaine qui semble ne pas parvenir à se fixer si ce n’est dans ce que Deleuze appelle, après Artaud, des « corps sans organe » ou des « corps intensifs semi désorganisés ».
18 Enfin, la métamorphose en cours doit être canalisée pour ne pas « déborder » et aboutir au « gâchis » (Deleuze G., 1981, p101, note 6) : rupture de l’équilibre « maîtrisé » entre l’ordre et le désordre, ou du « rythme » [7] selon le terme de Maldiney (1973, p.151). C’est l’unique condition pour que la Figure puisse émerger dans le troisième temps de la création et apparaître de manière « détachée ». Car sans cela, elle ne saurait se distinguer du fond avec lequel elle se confondrait, à l’instar de ces insectes que Roger Caillois évoquait dans son propos sur la psychose insectoïde, qui miment leur environnement au point de ne plus s’en différencier [8]. Ce dernier temps est donc celui du savant contrôle du rythme pour que le maniement subtil du diagramme ouvre la voie à une Figure, actualisation d’une « ressemblance non-figurative » (Deleuze G., 1981, p. 101 et p. 63, note 15) [9]. Certes, les peintres impressionnistes étaient déjà préoccupés par la création de figures. Mais leurs impressions s’avéraient toujours subjectives et invariablement reliées au vécu particulier de l’artiste. Ici, la sensation ne concerne absolument pas le peintre mais « elle excède l’intériorité du sujet (peintre ou spectateur) » (Beaulieu A., 2003) pour permettre l’accès aux sensations intensives présentes dans les corps matériels. Peindre les sensations de la matière consiste alors à se situer au milieu des devenirs [10] pour dévoiler les forces dont l’intensité agite et ébranle les corps. La Figure permet ainsi de « rendre visibles des forces qui ne le sont pas ». À la question « Que peindre ? », Deleuze répond sans ambiguïté : les forces à l’œuvre dans les corps matériels lorsque c’est la sensation de la matière qui est recherchée. Et le processus baconien révèle ainsi sa logique causale s’originant dans ces forces pour aboutir aux sensations manifestes de la matière. Deleuze dira alors que « toute la matière devient expressive » (Deleuze G. et Guattari F., 1991, p. 157). Et la peinture devient alors un enjeu de la « capture » lorsqu’il s’agit pour Bacon de saisir l’insaisissable réel. Les corps se transforment ainsi non pas au gré des émotions mais se métamorphosent sous l’action des forces chaosmiques internes (Deleuze G., 1981, p.40). L’image subit alors la violence de ces forces capables de dégager les présences sous la représentation. L’artiste tend ainsi vers une plus grande ressemblance dans la dissemblance, par acutisation de la distorsion. Parlant de ses portraits, Bacon dira : « Des portraits qui ne sont pas une représentation fidèle, qui rendent à l’image le statut de portrait d’une personne. » Son souhait s’inscrit donc bien dans une volonté de rendre plus que l’apparence.
1.3 Mais une réalité sans déformation
19 D’ailleurs à ceux qui ont cru déceler dans ses déformations une modalité du maniérisme pictural, Francis Bacon répondra : « je ne cherche pas à déformer des visages. Je pousse la peinture, le corps que je peins, jusqu’à ce qu’il paraisse saisi à un paroxysme, à son point le plus vivant. » C’est en cela que Bacon se sent profondément « réaliste ». « Toujours déformer les êtres pour les écarter de l’apparence » et en même temps « ne pas chercher à les déformer ». Deux arguments apparemment pris dans une contradiction insoluble qui se résout pourtant d’elle-même s’ils sont replacés à leur juste niveau. En effet, la déformation comme figure de style du réalisme baconien accomplit la révélation de la « vraie figure ». Mais cette monstration du véritable visage se déploie dans l’ampleur de sa nudité, donc non déformé. « C’est cela que je suis, que je verrais », pourrait-on imaginer dire à la place de Bacon, « si je n’avais pas été déformé par le masque de mon illusoire identité dans laquelle je suis au quotidien aliéné ». Une très belle formule du peintre lui-même dissout magistralement cette apparente antinomie de registres : « Dans le miroir déformé de l’art, la réalité apparaît indéformée » (Charras P., 2003). Plus il remodèle le réel en le recréant à sa manière, plus il lui semble s’approcher de la vérité objective.
1.4 Un accident constituant
20 Une « objectivité » issue d’une représentation à caractère subjectif (Saura A., 1996) et dont le réalisme procède d’accidents picturaux. Troublant l’image, ils constituent les témoins de l’activité poïétique en affleurant dans le coup de pinceau qui ripe, matérialisant a posteriori le mouvement d’une vision recréatrice. « J’essaie de rendre mes tableaux aussi réalistes que possible, c’est tout ce que je peux faire. J’essaie de trouver une technique grâce à laquelle je pourrais rendre la vie dans toute sa force. Mais, somme toute, l’art est chose fabriquée. L’art est quelque chose de totalement artificiel et si vous tentez d’enregistrer quelque chose dans la vie qui, en art, deviendra une chose totalement différente, il vous faut, techniquement, ré-inventer [11] ». Le réalisme subjectif baconien ménage donc une place à l’imprévu en souffrant l’intervention d’accidents qui permettent le brusque surgissement de nouvelles propositions plastiques. Les accidents posent donc chez Bacon le début du processus de création qui accorde une grande place à l’aléatoire. « Un accident qui monterait sur la tête d’un autre, et ainsi de suite » où l’émergence de la première forme constitue le terreau duquel germera la seconde en une sorte de squiggle pictural. Un accident cher à Bacon dont la disposition à son égard plonge probablement ses racines dans l’archaïque. Car l’infans est lui aussi soumis à cette dimension de l’aléatoire lorsque après le départ de la mère, rien ne lui permet d’en prévoir le retour, de même que rien ne saurait lui garantir que ses cris ou ses désirs soient entendus. Aucun Winnicott ne pourrait donc lui certifier que sa mère sera « suffisamment bonne ». Et tout enfant est inévitablement confronté à l’imprévisibilité primordiale de l’autre en tant que ce dernier émet envers celui-ci tout un flot de signifiants énigmatiques.
1.5 Le hasard de l’accident ou la figuration de la relation mère-enfant
21 Lorsque la mère est vécue sur le mode aléatoire d’une présence lacunaire, l’infans peut alors se trouver plongé dans les affres d’une angoisse potentiellement morcelante qui le propose à une violente déréliction. Les œuvres réalisées pourraient alors devenir les substituts picturaux de mots qui exprimeraient la violence, si elle était dicible, d’une psyché potentiellement effractée. Et c’est dans l’écart qui différencie l’intentionnalité du geste de la projection effective de peinture que pourrait se jouer le dernier effort pour saisir l’insaisissable. Car entre la main agrippant le pinceau et le jeté de peinture sur la toile se déploie un entre-deux comparable à l’espace transitionnel dans lequel l’enfant tente de présentifier la mère absente en recréant un contact avec elle sur un registre imaginaire.
22 L’artiste ne crée ni pour les musées, ni pour les critiques mais pour lui-même. Aussi, Bacon ne tente-t-il pas de nous dépeindre dans la froideur de ses décors un temps et un lieu précis de son développement psychique où il s’essayait à trouver la distance adéquate dans la relation primordiale à sa mère ? Le travail du peindre viendrait alors dans sa répétition traduire la tentative indéfinie du peintre d’accrocher l’objet maternel ou de s’en dissocier pour maîtriser l’accident d’une mère trop imprévisible. Cette notion de l’accident que Bacon puise aussi chez les Surréalistes, introduit dans la peinture dégoulinante des formes qui se heurtent, des hasards qui injectent la dose nécessaire d’imprévu.
1.6 Les images émergent d’un terreau « inconscient »
23 Un imprévu lié aussi au fait qu’il ne sait dire d’où lui proviennent les images se révélant sur la toile, spécialement quand celles-ci l’importent particulièrement. « Idées subites involontaires, Einfälle, [qui] apparaissent à la limite des images et des mots. » (De Mijolla-Mellor S., 1992) L’artiste dira que les compositions sortaient semi-inconsciemment d’un « terreau » d’impressions et de « traces de souvenirs » accumulés toutes ces années à scruter toutes les formes de vie et d’art. Les différents objets dans l’atelier, images, godillots, tubes de peinture et chiffons qui jonchaient le sol et dans lequel on pouvait facilement s’enliser constituaient certainement le limon concret de ce « terreau » mental. Ce qui en germe subit ensuite de nouvelles transformations fortement conditionnées par la disposition de Bacon à l’intervention du « hasard ». Fenêtre ouverte sur toutes les possibilités inopinées susceptibles de surgir au fur et à mesure du processus. Mais « hasard » favorisé aussi par la grande souplesse de la peinture à l’huile capable de lui « dicter » des motifs plus passionnants que ceux qu’il avait initialement imaginés. Un acte de réalisation picturale qui ne dépend donc pas de la seule créativité du peintre mais résulte aussi d’une savante alchimie dont l’interaction de l’artiste avec le médium est fondamentale. Sophie de Mijolla a particulièrement souligné l’importance du dialogue qui s’établissait entre le sculpteur et la matière avec laquelle il travaille « en osmose » (De Mijolla-Mellor S., 2005), « coopération » déterminante dans le résultat de la production de l’œuvre. La création artistique n’est donc pas un acte solitaire, mais le fruit d’un échange entre le créateur et l’imprévisibilité matérielle du support de sa création. Une interaction illustrée par le propos d’Anton Ehrenzweig : « La révélation progressive du grain du bois dans la masse et les détours rebelles de ses fibres qui obligent le sculpteur à modifier ses projets l’exaltent au lieu de le dérouter. « Accident » est un terme relatif. Un même accident peut en effet gravement disrupter la planification d’un étudiant rigide et lui faire l’effet d’un « accident » frustrant, ou au contraire s’insérer dans la planification plus souple de l’artiste mûr, comme une subtilité bienvenue et même sollicitée. » (Ehrenzweig A., 1967, p. 93) C’est ainsi que les formes vont s’engendrer les unes les autres, sans que le peintre en possède la maîtrise selon un processus qui, bien que différent, pourrait évoquer l’écriture automatique des Surréalistes.
2. LE REGISTRE ANALYTIQUE DE LA DÉFORMATION
24 Pour Deleuze, cette démarche picturale inscrit Bacon dans la voie de l’art figural, transcendant ainsi l’opposition classique du figuratif et du non-figuratif. Et cette voie repose sur une théorie de forces chaosmiques semi formantes non sensibles par elles-mêmes mais qui s’expriment à travers les Figures : personnages chaosmiques capables de rendre ces forces sensibles. Pourtant, ses théorisations intègrent des concepts (« devenir », « figure », « forces chaosmiques », « sensations semi formantes »…) susceptibles d’entrer en résonance avec les conceptions que le champ analytique nourrit sur l’informe pour appréhender l’œuvre du peintre et sa personnalité autrement que par la voie précitée de la sensation. Émerge alors une autre grille de lecture où les « forces chaosmiques » rendraient la dynamique d’un informe dont le mouvement s’éprouverait à travers la représentation déformée des corps Figurés ; informe qui, contrairement aux forces excédant l’intériorité du peintre, se jouerait là sur la scène psychique interne du créateur. Ainsi, telles les Figures qui octroient à ces forces un « support » d’expression, les personnages baconiens offriraient à l’informe sous-jacent un support de manifestation de ses mouvements dans un style figural qui use de la déformation plastique des visages et des corps. Déformation jouant dans un acte de défiguration la « défaite de la Figure » qui, en révélant sa véritable apparence, dévoilerait jusqu’à sa chair sensible. Mais surtout une figure en mouvement qui semble en instance de se former sans jamais pourtant parvenir à se décider à la stabilité. Vision d’un art dont le but serait de « peindre les sensations de la matière » pour Deleuze, d’offrir une voie d’accès à un informe que le caractère apophatique ne peut se saisir qu’à travers la déformation selon cette autre grille. Mais pour « peindre ces sensations », il faut selon Deleuze se situer au milieu de « devenirs » dont il précise qu’ils ne mettent pas l’accent sur le résultat d’un processus mais sur son déroulement. En effet, ces « devenirs » ne tendent pas vers un modèle préexistant qui permettrait le simple passage d’un état à un autre, mais correspondent plutôt au processus même qui affecte et transforme celui qui l’éprouve. Un processus-devenant où l’on doit se trouver au milieu pour pouvoir présenter les forces qui agissent sur les corps. Un « milieu » représentant aussi bien la profondeur centrale interne d’une chose que l’aspect topologique d’un entre-deux. Cet entre-deux serait ici conçu comme celui qui situerait Bacon sur le chemin d’un parcours reliant l’indescriptible de l’informe à la claire détermination de la forme aboutie. En ce sens, les « devenirs deleuziens » s’apparenteraient à la dynamique de l’informe dont le mouvement incessant de transformation se déploie dans la circularité d’une déformation qui ne cesse de se tordre elle-même pour se reformer.
25 Une déformation qui offre un reflet distordu susceptible de jeter le doute sur la perception du spectateur fasciné ou sur la nature des « modèles » représentés. Car si le spectateur est parfois contraint de se livrer lui-même à des contorsions – oculaires, gestuelles – pour tenter de cerner le sujet, la déformation semble le dépasser. Bacon applique-t-il une distorsion à un sujet ainsi transfiguré par le geste infligé ou se borne-t-il à « reproduire » une déformation déjà présente chez le personnage en instance d’être figuré ? Question à la portée éloquente lorsque Bacon dévoile qu’« il a lui-même été déformé » (Sylvester D., 1976, a). Comment ? Francis Bacon a seize ans lorsque son père Eddy découvre son homosexualité et le chasse « sans appel » de la maison familiale. Cette « exclusion » le conduit à Londres avant de se retrouver quelques temps plus tard sous la « surveillance rapprochée » d’un proche de la famille à Berlin. Passablement agacé par sa fréquentation des milieux homosexuels londoniens, Eddy Bacon avait décidé de prendre des « mesures disciplinaires » pour empêcher Francis de « mal tourner ». Il l’avait alors confié à la garde resserrée d’un certain Harcourt-Smith dont la virilité était publiquement attestée. Remis entre les mains de ce « vrai mâle », le père nourrissait le vif espoir que celui-ci remette le garçon sur les rails ? (Peppiatt M, 1996) Francis Bacon avait dû alors s’arracher sans préavis aux ruelles obscures de Soho et à ses menus larcins pour accompagner à Berlin son « oncle » érigé en modèle. Mais pour le jeune Francis, Berlin est avant tout le lieu de toutes les libertés sexuelles. L’oncle à l’apparence stricte et sévère et pétri de la bénédiction paternelle fit soudain preuve d’une « virilité boulimique ». « Il baisait absolument n’importe qui, raconte Francis Bacon, ravi de cette belle plaisanterie. Mon père pensait qu’il allait me transformer, mais il n’a rien changé du tout, parce qu’on n’a pas mis longtemps à coucher ensemble. C’était un drôle de bonhomme. Très dur, une vraie brute. Franchement, je crois que pour lui c’était exactement pareil de coucher avec un homme ou une femme. » Et ailleurs [12], il dira au journaliste ne jamais oublier que : « Cet homme est tombé amoureux de moi. Et c’est là que j’ai été déformé. » Déformé quand les autres sont formés. Mais « déformé » avant tout par la volonté tyrannique d’un père qui, voulant le transformer en « homme viril », tenait à l’écarter de son orientation sexuelle spontanée. Déformation redoublée par celle que l’ami de la famille contenait au regard de l’image décalée qu’il véhiculait. L’oncle à la virilité exemplaire n’était donc rien d’autre qu’un modèle déformé. Modèle identificatoire dont le but initial d’éducation s’est vite consumé dans ce miroir déformant qui allait contre le souhait du père transformer le fils. Bacon se voit donc non reconnu par un père qui rejetait ses attirances sexuelles pour que son fils soit correctement « formé ». Aux prises avec un « oncle » déformé, comment Bacon pouvait-il s’identifier à un autre modèle qu’à celui de la déformation ? Dès lors, Bacon ne peut plus s’appréhender lui-même que comme déformé et s’assimiler tout entier à cette déformation que le miroir, censé refléter l’essence de la virilité, lui a au contraire renvoyée. Mais ce miroir d’adolescence s’est aussi probablement fait l’écho d’un autre plus archaïque dont le déplacement à un niveau plastique ne doit pas pour autant masquer la question de la perception brouillée du sujet figuré. Resurgit alors l’interrogation sur l’identité de l’image. Le miroir étant un thème essentiel de l’œuvre du peintre irlandais [13] (Phay-Vakalis S., 2001, pp. 110-115), c’est à la question de « sa propre image » que Bacon se voit renvoyé. Une image floue et incertaine tout à fait reconnaissable mais dont le trouble génère une certaine perplexité. Peindre des portraits déformés – et a fortiori des autoportraits – pourrait alors servir une autre finalité que celle de représenter le mouvement régrédient de déconstruction figurale censé dévoiler les sensations chaosmiques de la matière. Bacon chercherait à cerner le miroir auquel, enfant, il a été confronté. « Suis-je cela ? » pourrait-il demander ? Une énigme qui place Bacon face à la question fondamentale de son identité.
2.1 Un je de miroir
26 Problématique formalisée par Lacan dans son célèbre « Stade du miroir » où la place centrale est attribuée à la « Gestalt » : forme d’équilibre spatial la plus achevée. Cette figure bien connue des psychologues est conçue comme bien construite parce qu’organisée selon les règles de la « bonne forme » en un tout plutôt qu’une masse informe d’éléments disparates et dotée de la cohérence la plus stable. Mais sa caractéristique principale est sa symétrie. Car, image organisée à partir du centre, quel que soit l’angle d’appréhension du corps (haut/bas, gauche/droite…), c’est le centrage du sujet conscient dans l’expérience de la Gestalt qui est perpétuellement projeté dans le champ de la perception. En rédigeant son essai en 1936, Lacan reprend le modèle gestaltiste de la « bonne forme » en soulignant sa fonction de garantie du centrage du sujet, au moment où le nourrisson trouve dans l’espace visuel une figure de cohérence, d’équilibre et de totalité sur laquelle repose la possibilité de toute stabilité subjective. La Forme fonctionne donc comme une préfiguration du « moi » et son apparition « dont la prégnance [14] doit être considérée comme liée à l’espèce symbolise la permanence mentale du je en même temps qu’elle préfigure sa destination aliénante […] » (Lacan, J., 1966, p. 95). Lacan accepte l’optique gestaltiste de la permanence d’une image extérieure au sujet (puisque vue dans un miroir) et symétrique à laquelle il ajoutera seulement que le mécanisme de l’identification finira par devenir aliénant.
27 Lacan arrime donc le centrage du sujet au « Stade du miroir ». Centrage qui constitue aussi une constante des compositions baconiennes [15], soulignant l’insistance du peintre à placer la Figure au centre de ses préoccupations. Pourquoi ? Il serait plausible d’imaginer qu’une telle structuration plastique « témoigne » de la réaction de Bacon à sa propre « excentration » par l’exclusion qui l’avait évincé de la scène familiale : épicentre de sa vie quotidienne. Décentration et excentration le reléguaient de ce fait dans le hors-champ du regard parental qui mérite d’être interrogé bien au-delà des miroirs déformants que Bacon peignait. Un regard sur les Autres primordiaux de sa biographie (Peppiatt M., 1996) s’impose donc ici.
2.2. Un père au regard tyrannique
28 D’abord lieutenant dans une unité d’infanterie en Irlande puis entraîneur de chevaux de course, Eddy Bacon avait développé un goût naturel pour le courage physique et l’endurance morale. Son passé militaire duquel il conserva l’esprit disciplinaire le poussait à régenter sa famille d’une main de fer. Têtu, querelleur et rancunier, empoisonné par des sentiments mélangés de supériorité et de frustration amère, Eddy Bacon imposait à sa famille un code moral extrêmement strict qui justifiait l’intransigeance de ses interdictions. L’une d’elle prohibait toute consommation d’alcool, imposant ainsi au cercle familial une abstinence généralisée que Francis ne manquera pas plus tard de compenser. Simple réaction face à la dictature puritaine du père ou complexe identification inconsciente à ce qui, chez le père, était déjà frappé d’interdit ? Entre le père et le fils régnait une absence totale de communication qui parvint à son acmé dès que l’adolescent s’écarta ostensiblement de la notion traditionnelle de virilité que son père incarnait. Le peintre se souvient également avoir toujours été une sorte d’« épine dans le pied de son père » (Peppiatt M., 1996). Son asthme chronique régulièrement déséquilibré par le côtoiement des chevaux et des chiens se doublait d’une autre tare en aspirant à devenir artiste. Comble de l’avilissement et de la misère pour le père ! Le dernier acte de cette « relation » se joua lorsque, surprenant son fils en train d’essayer les sous-vêtements de sa mère, le père le renvoya sans aucune possibilité de retour en arrière. « Il était [ainsi] désavoué par les siens et marqué au fer rouge de l’exclusion ». Rejet également sensible dans cette déclaration de Bacon sur sa vie amoureuse : « J’étais toujours très content d’être avec quelqu’un de nouveau, parce que mes parents m’avaient dit que j’étais moche et que personne ne m’aimerait ». Chaque nouvelle rencontre s’imposait donc comme la réassurance qui lui avait tant manquée et qui lui aurait été nécessaire pour asseoir une identité. Une identité qui soit autre que celle de la laideur à laquelle un regard dénigrant l’avait assigné. Et Bacon n’a jamais caché sa réticence face à son visage qu’il détestait et trouvait « laid » (Sylvester D., b, 1976). D’ailleurs, il ne le peignait que parce que les modèles extérieurs lui manquaient. D’un autre côté, il serait légitime d’imaginer ce qu’un tel rejet a pu générer de culpabilité. De quelle faute était-il accusé et à quel pilori devait-il être cloué pour pouvoir l’expier ? Certes, son homosexualité n’avait jamais été acceptée et lui avait été ouvertement critiquée. Mais, fondamentalement, que lui était-il reproché ? De ne pas se ranger dans le carcan rigide de la moralité paternelle avec docilité, et ainsi de ne pas intégrer le modèle de vie que son père voulait lui imposer. Une culpabilité tout à fait compréhensible qui n’est pas sans rappeler le thème cher à Bacon de la Crucifixion dont la représentation picturale lui permettait d’exprimer ses propres sentiments et sensations. Bacon avouait d’ailleurs que ce thème « est presque plus proche d’un autoportrait (Sylvester D., b, 1976, p. 90). Confidence rare d’une portée considérable au regard d’un thème qui, symbolisant la trahison, l’abandon et l’expiation des péchés d’autrui, lui semble être la meilleure image pour en rendre compte. Aussi, il serait légitime d’interroger la nature des relations avec son père pour cerner ce « choix » de la Crucifixion ? Bacon a-t-il ressenti de l’humiliation lorsque son père l’a surpris vêtu de la lingerie de sa mère ? Était-il mortifié par le dégoût qu’avait suscité l’exclusion paternelle ? Ou n’était-ce là qu’une enfance marquée par les brimades dont les coups de fouet assenés par les palefreniers à la demande du père faisaient partie ? Son père n’avait guère d’affection pour son épouse, ni pour ses enfants qu’il semble avoir élevé avec moins d’enthousiasme que ses chevaux. « Personnage nerveux, intolérant, dictatorial et toujours à critiquer, … donneur de leçons enclin aux disputes qui dégénéraient durablement » (Russel J., 1993, p. 12), le père a-t-il à ce point tyrannisé son fils que celui-ci n’avait pas d’autre issue qu’une via dolorosa vers la Crucifixion ? Les dictateurs menaçants et les papes hurlants tentent-ils symboliquement d’exorciser l’autoritarisme paternel ? Autant de questions ouvertes à la spéculation eu égard à la violence des premières images créées par Bacon. Les choses gagnent en complexité si l’on fait intervenir la composante érotique. La tyrannie paternelle produisait-elle sur Bacon une certaine excitation, à l’instar des flagellations dont il disait qu’elles éveillaient en lui un plaisir sexuel ? Et dans quelle mesure alors les Crucifixions de Francis Bacon ne seraient-elles pas les fruits voluptueux de ses fantasmes sadomasochistes ?
29 Quoiqu’il en soit, il ressort de ce portrait acide la vision d’un homme dont la rigidité militaire s’attachait à détruire toute flexibilité en faisant obstacle à ce qui aurait été certainement pour lui l’insupportable de l’imprévisible. Facteur dont l’essence rejoint parfois celle de l’accidentel : organisateur primordial du processus créatif du fils. La vie familiale se voyait ainsi assujettie au totalitarisme paternel dont la raideur « obsessionnelle » et inébranlable réduisait toute dynamique intra et inter-subjective à sa seule vision toute-puissante. Une raideur sous-tendue par une pensée unique qui contre ainsi le flou et l’incertitude que susciterait un style de vie intégrant l’autre et sa spécificité. S’opposant à la souplesse du flux des variabilités, elle fuit la marge d’indétermination que recèle tout devenir inscrit dans une processualité pour y substituer un simulacre de vie totalement prédéterminée et, de fait, mortifiée.
30 Il ne serait pas incongru de penser que cette rigidité paternelle ait lourdement pesé sur Francis et sur ses compositions plastiques ultérieures. Ainsi, la linéarité géométrique structurale des fonds qui contraste avec la représentation mouvante du corps central déformé pourrait faire écho à cette raideur paternelle précitée. L’aversion du père envers l’« incapacité » de son fils à se forger une sexualité de « mâle » et à adopter des passions dites viriles [16] ne pouvait l’exposer qu’à une non reconnaissance paternelle. Le voici ainsi condamné à flotter dans une identité non officialisée mais irrémédiablement décalée car prise dans le paradoxe annihilant d’être rejetée face à la reconnaissance de sa « vraie » sexualité ou de se perdre dans le simulacre d’une sexualité « étrangère » imposée. Une identité non validée par le regard de cet Autre primordial qui, telle la figure d’un Surmoi féroce et persécutant lui dirait : « Tu es cela que je n’accepte pas, qui me fait honte et me fait perdre la face parce qu’avec tes accoutrements d’homosexuel et ton visage fardé tu ne ressembles à rien. Tu n’as pas defigure ! » [17]. Complétant le reproche d’une injonction où le « Tu dois être cela » dicte l’« évolution » vers la seule « Forme » autorisée. Le regard susceptible de le fonder s’évanouit alors dans l’obstination à nier sa véritable identité.
31 Comment alors se construire une identité stable et affirmée dans le flottement instable d’un choix cornélien ? Et comment Bacon pouvait-il représenter cette instabilité autrement que par un mouvement déformant la Figure ? La composition plastique ferait donc tout d’abord écho, dans sa géométrie anguleuse des fonds, à la raideur paternelle puis, dans la position centrale de la figure à l’identité incertaine et informe, au fils que seule la dynamique de la déformation pouvait représenter. Une toile dont la structuration renverrait donc métaphoriquement à la représentation d’une mise en lien sur une scène commune de Francis lui-même et de son père. Mise en liaison picturale dont l’intérêt est probablement de réaliser sur le registre de la figuration imaginaire ce lien frappé d’impossible dans la réalité. La composition plastique devient ainsi une scène où s’ouvrent des possibilités irréalisables dans le théâtre de la vie. Et le personnage central pourrait figurer dans une déformation quasi-onirique l’hésitation empreinte de culpabilité de Bacon à ne pas pouvoir trancher entre l’identification à un modèle et à une forme désubjectivante le rendant étranger à lui-même et l’alternative d’écouter ses élans spontanés, au risque de n’être pour l’Autre à jamais qu’une identité « sans figure ». Hésitation probablement motivée aussi par son attirance œdipienne qui le soumet au difficile choix d’accepter malgré lui le carcan d’un masque en faux-self pour accéder à la demande du père et se faire l’objet de son désir. Seule Condition pour que puisse se redessiner dans la réalité l’ébauche d’un lien, fut-il œdipien. Car, à défaut d’« avoir » le père, le compromis serait d’être comme lui et de se l’approprier en le comblant. Ce qui fournirait à l’attirance œdipienne un substitut de satisfaction. Attirance renforcée également par l’attraction sexuelle qu’exerçaient sur lui les substituts paternels représentés par les palefreniers : « Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours tourné autour des palefreniers à la maison. J’aimais être près d’eux. » On est tenté d’imaginer que les palefreniers avec qui il avouait avoir eu des rapports sexuels à l’époque de sa puberté étaient ceux-là mêmes qui lui assenaient des coups de cravache si l’on pense voir dans ses œuvres une certaine violence érotique sadomasochiste. Et si son père, objet d’une attirance sexuelle, a vraiment ordonné et supervisé les flagellations exécutées par des palefreniers, eux-mêmes à l’origine d’émois érotiques, alors ce mélange compliqué de douleur, d’humiliation et d’excitation suffirait à expliquer presque trop aisément toute la violence qui a pu traverser la vie et la peinture de Bacon.
32 Quête d’un lien imaginaire venu pallier un vide relationnel manifeste, sensible aussi en filigrane de certains comportements sous-tendus par une forme de répétition. Bacon a détruit un certain nombre d’œuvres [18] et en « abandonné » d’autres qui réapparaissaient parfois sur le marché de l’art. Ces toiles, que le peintre avait négligemment laissées dans des meublés ou offertes à des amis artistes très pauvres, étaient vouées selon lui à l’oubli ou à une disparition « naturelle ». Bacon ne cachait pas sa contrariété lorsque certaines revenaient alimenter les transactions du marché. Il s’efforçait alors de dissuader tout le monde de sa paternité concernant ces œuvres désavouées. Et il veilla dans les derniers temps à ce que les peintures mises de côté soient découpées en petits morceaux. Pourtant, un certain nombre de tableaux quasi inconnus végétant dans un entre-deux incertain subsiste, n’ayant figuré dans aucune exposition « officielle » ni dans aucune monographie [19]. Bacon les rejette en n’en reconnaissant pas la « paternité », les excluant de l’univers qu’il a créé et auquel elles ne pourraient être reliées. Les voici condamnées à rester indéfiniment non-identifiées, parce que non reconnues par celui qui les a engendrées. Echo lointain d’une exclusion qui a déjà eu lieu par le passé et qui s’était opposée à la possibilité de choisir une identité ? Assignée à l’endroit d’un parcours inachevé, elle restera à jamais ébranlée par le regard parental non validant qui l’aliène au registre flou et incertain de l’informe.
2.3 Une mère au regard autocentré
33 La mère du peintre, Winnie Firth Bacon, évolua dans un univers industriel cossu très différent de celui du père. Réputée pour son sang-froid, efficace et peu encline aux effusions, elle gardait un calme froid et olympien chaque fois que son mari tonitruait dans la maison où elle faisait régner un ordre et une propreté impeccables. Francis émettra de vives critiques à l’égard de sa mère à qui il reprochera d’avoir toujours fait passer son plaisir personnel avant ses propres demandes. Engagée dans une union mal assortie, elle ne recevait aucune affection de son mari. Atmosphère éruptive et imprévisible générant au sein du couple parental un degré de tension brutale qui n’a pu échapper à la perception et au ressenti des enfants, et donc à Francis non plus. Violence que Bacon a pu également supposer dans le théâtre privé de leur relation intime, éclairant alors ses conceptions sur l’accouplement. En effet, face à un journaliste qui l’interrogeait sur les scènes de combats entre deux sujets masculins s’apparentant toujours selon lui à des accouplements violents, Bacon répondit que « Tous les accouplements sont violents » [20]. Bacon s’appuyait-il sur quelque indice perçu dans la réalité ? Ou est-ce l’expression d’une scène primitive fantasmée ? Freud a montré que lorsque l’enfant devient le témoin direct partiel ou total de la scène primitive, celui-ci élabore des théorisations fantasmatiques particulières censées rendre compte de ce qui a été perçu. Parmi ces « théories sexuelles infantiles » (Freud S., 1908), l’une conçoit la relation parentale intime comme une « agression du père envers la mère lors de la réalisation d’un coït sadique ». Une telle conception s’inscrirait-elle en filigrane de la déclaration de Bacon ? On sait (De Mijolla-Mellor S., 1992) qu’en se fixant sur la réalité événementielle ou son observation par l’enfant de la relation sexuelle conjugale, Freud n’a pas donné toute sa dimension à la scène primitive. Or, le champ de la « scène primitive » ne saurait être circonscrit à la seule sphère sexuelle. Car ce peut être aussi une scène de dispute ou « tout autre forme de relation humaine suffisamment investie pour que l’enfant se ressente, à ce moment-là, comme n’ayant plus d’existence dans l’amour de ses parents » (De Mijolla-Mellor S., 2002). Et l’on sait que cette « opportunité » pour le jeune Francis n’a pas manqué. Banni de la reconnaissance paternelle et happé dans une violence environnante exacerbée, fragilisé dans une proto-identité au processus de formation troublé, Bacon voit cette dimension d’incertitude dans laquelle il était déjà plongé redoublée par le non-sens et l’étrangeté d’une relation parentale hautement perturbée. Comment alors donner sens à ce qu’il perçoit pour parvenir à dégager une forme qu’il pourrait ensuite s’approprier ? Une solution résiderait dans une attention et une sécurité affective affirmées par la présence adéquate d’une mère dont l’attitude contrebalancerait les défaillances liées à l’indifférence paternelle. Adéquation possible si la mère se trouve dans un état de « préoccupation maternelle primaire » (Winnicott D.W., 1975, p. 21) à l’égard des besoins de son enfant.
34 Or, l’« égocentrisme » (Peppiatt M., 1996) maternel vivement dénoncé par Bacon a probablement marqué de son sceau les premières relations tissées entre elle et le jeune Francis. Des relations potentiellement caractérisées par une attention décalée et un regard autocentré qui le traversait sans s’y arrêter. La psychanalyse a pointé l’enjeu essentiel de telles relations primaires pour le développement ultérieur de l’enfant. Et l’on sait depuis plus récemment l’importance que peut avoir pour le nouveau-né le visage humain qu’il scrute de façon privilégiée et explore de manière précoce et persistante par la vue (Korff-Sausse S., 2005).
35 Winnicott (1975) s’est particulièrement attaché à penser ce qui se joue dans ces toutes premières relations entre la mère et l’enfant où l’intrication fusionnelle entre l’enfant et son environnement joue un rôle crucial. Un processus de distinction entre soi et ce qui ne l’est pas s’amorce peu à peu, catalysé par les mouvements qui éloignent la mère de l’enfant. C’est dans l’écart qui se creuse d’avec la mère puis l’environnement que se fonde une première autonomisation du moi. Quand le bébé « tourne son regard vers le visage de la mère, ce qu’il y voit c’est lui-même : la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle voit » (Winnicott D. W, 1975), dans un processus en quelque sorte de double reconnaissance. Ce processus « naturel » pour la plupart des mères, subit des ratés lorsque celle-ci est submergée par ses propres états d’âme, ses propres pensées ou inhibée par des défenses trop rigides. La mère ne peut alors plus remplir sa fonction de miroir contenant. Des traces de ce processus affleurent parfois dans la cure, discrètes, furtives et le plus souvent indirectes car forcément infraverbales sur lesquelles l’analyste va « mettre des mots », même s’il ne les livre pas à l’analysant. Lorsque le regard maternel n’est plus à même d’assurer sa fonction d’enveloppe réfléchissante ou insuffisamment, l’infans se trouve alors dans l’impossibilité de bâtir son propre espace interne. Sans doute Bacon tente-t-il de nous dépeindre cette détresse originaire où l’univers morcelé est un chaos et l’espace corporel livré au risque de délitement submergé par une angoisse d’anéantissement pour l’appareil psychique. D’ailleurs, l’espace constitue pour Bacon une question importante. Devenu riche et célèbre, il migra vers des ateliers plus grands. Mais à chaque tentative, il y « était mal » car l’espace « n’allait pas ». Il dut alors regagner son ancien atelier où l’espace lui semblait plus enveloppant avec ses murs recouverts de photos et son tapis bouillonnant d’objets et de reproductions. L’espace chez Bacon doit être assigné à une invariabilité [21] pour asseoir un sentiment de stabilité.
36 L’espace baconien se dessine aussi à travers ses environnements minimalistes à la frontière du vide. Mais quel relief pourrait prendre un environnement où l’inconsistance du regard traversant l’enfant vient par-là l’identifier à une transparence, à une invisibilité ? Bacon ne nous dit-il pas là sans le réaliser dans une peinture révélatrice le non-sens auquel il a été lui-même confronté dans ses premières relations à un environnement vide, froid et pas suffisamment in-formé que l’absence physique et psychique des Autres primordiaux a contribué à perpétuer ? Un environnement « originel » irréductiblement énigmatique et sur lequel, de fait, il n’y aurait rien à dire ?
2.4 Des portraits en instance de formation
37 Et si l’on pense avec Simone Korff-Sausse que les « autoportraits prennent source dans cette expérience face au premier visage et nous la font revivre », alors la démarche de Bacon à l’égard de ses propres portraits doit être interrogée (2003, pp 627-646). Faut-il l’assimiler à l’élan de Rimbaud qui, le 6 mai 1889, envoya à sa mère trois autoportraits méconnaissables ainsi légendés : « Ceci est pour rappeler ma figure ». Pourtant, il s’agissait d’une figure sans visage ou d’un visage non-figuré, indiscernable dans son expression et dans ses traits. Rimbaud apparaissait là dé-figuré parce qu’aucune face sur la photo n’était venue l’en-visager. Et Rimbaud ajoutait : « Si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe ». C’était de l’informe et s’il s’avérait effrayant c’est parce qu’il avait touché au visage même.
38 Les autoportraits de Bacon partagent-ils cette disposition d’esprit ? Tentant de capter le regard de celle à qui il signalerait non pas une « figure à rappeler » mais un « visage toujours à former ». Un visage qui demeure toujours mal-figuré ou « qui n’aurait pas encore trouvé sa face » selon le mot d’Artaud. L’autoportrait viendrait alors donner figuration à l’émanation d’un regard maternel presque vide, ou en tout cas insuffisamment impliqué. Avec pour but de lui « rappeler » ce qu’il avait « reçu ». Mais vers quelle forme aller, de quel modèle s’inspirer ? Quête difficile puisque dans les deux cas rien ne lui avait été renvoyé. Le flou des contorsions mouvantes viendrait alors symboliser la tentative de relance d’un processus resté inachevé. Un visage qui, in fine, n’apparaîtrait ni totalement informe ni complètement formé mais plutôt pris dans le devenir d’un entre-deux où il a lui-même été bloqué. Processualité où la figure hésite encore dans la forme à adopter et qui rappelle l’hésitation probable de Bacon face à l’injonction paradoxale de son père induisant un choix cornélien vis-à-vis de son identité. Hésitation qui semble se pérenniser dans l’acte toujours reconduit de peindre un visage à Figurer. Mais est-ce pour autant un obstacle à surmonter ? Probablement pas, Bacon ayant « horreur d’être classé » [22]. On sait combien la presse et certains milieux spécialisés avaient développé une grille de lecture univoque pour expliciter l’univers du peintre irlandais. Bacon qui « voulait casser les styles, à commencer par le sien » et ne rien révéler tirait probablement profit des théories « plastiques » infantiles de nos critiques qui, en croyant offrir quelque éclairage avisé sur son œuvre permettait au peintre de rester hors de portée. Le peintre s’ingéniait à brouiller les pistes pour que son œuvre soit perçue comme unique, riche en significations multiples, et non comme un « exemple simplifié » d’une certaine modernité ou d’un certain pessimisme (Sylvester D., 1976, b.). Bacon n’hésitait pas à balayer les tentatives de « catégorisation » des historiens d’art d’un « on ne peut pas parler de peinture. On ne peut en parler autour ou qu’à côté » [23], Il évitait ainsi le risque d’être momifié de son vivant par l’incarcération dans une Forme mortifiante, l’imposition d’une identité embaumée. Car une forme n’existe vraiment, de sa vraie vie, qu’en son apparition. Ensuite, elle se fige immédiatement en un objet, meurt à elle-même et ne fait plus que durer. Cette « résistance » vis-à-vis de la forme achevée évoque ce patient de Gisela Pankow qui, sollicité pour réaliser un modelage, lui déclara : « Chaque acceptation d’une forme est une menace contre mon existence. Au moment où j’accepte une forme définie, je suis perdu. » (1981, pp. 218- 219). Dans une optique similaire mais dénuée de risque d’anéantissement et de déshumanisation, Lou Andréas-Salomé se souvient : « Il s’agit de l’impression que j’ai eue devant ma propre image dans le miroir : ce fut la découverte soudaine et nouvelle de ce reflet comme d’une exclusion de tout le reste, non pas à cause de quelque chose dans mon apparence extérieure, mais le fait lui-même d’être quelque chose qui se détache, quelque chose de circonscrit, m’assaillait comme la perte d’une patrie, d’un abri. » (Andréas-Salomé L, 1980, p. 140). Accepter la forme du corps, les formes éphémères des modelages, revient alors non à sortir du chaos de l’informe mais à renoncer à la totalité de l’informe ou à la forme totale. L’intérêt de Bacon se situerait alors probablement là aussi : être dans le flux mouvant de formes identitaires qui se succèdent en se refaisant perpétuellement. Ainsi, il serait plus proche de la théorie picturale chinoise de la grande image qui n’a pas de forme que de la théorie grecque de la forme comme intelligence de l’image. Car la philosophie de la peinture chinoise rejette la ressemblance de l’image à un modèle, au motif que ce serait une réduction, un appauvrissement. Est considérée comme peinture idéale la grande image qui n’a pas de forme, c’est-à-dire qui les a toutes. Dans l’Occident grec, la question de l’image et de la forme y est totalement renversée puisqu’il s’agit de passer de l’infiguré à la figure. L’informe est un chaos dont il faut s’extraire. La question de la représentation s’articule alors directement à l’irreprésentable, et le passage de l’un à l’autre est considéré comme un gain, quand en Chine la représentation est une perte.
39 Persister dans cet espace intermédiaire de l’informe et de la Forme ne serait donc pas pour Bacon une perspective pessimiste d’un arrêt sur image en pleine constitution. Ne pas vouloir être classé, « identifié », signifie encore moins être ou demeurer informe au sens de la formlessness chaotique qui engloutit et anéantit. Mais rester dans l’entre-deux de l’informe et de la forme viendrait alors symboliser l’étape où il en était lorsqu’il a été exclu du dispositif de reconnaissance parentale. Identité en construction qui, de par son inachèvement et sa malléabilité, conserve la capacité d’être réceptive au champ informe de toutes les potentialités formelles.
40 Philippe Dagen disait que Bacon était « ce peintre qui sauve son modèle de l’effacement, mais le sauve de justesse. » (Dagen P., 1996). Si Bacon « efface » l’identité de son modèle, ne serait-ce pas plutôt dans une perspective de déclassement de l’identité au sens bataillien du terme afin de la rétrograder de cette étape où la Gestalt s’était fixée. Ce geste du peintre aurait alors pour fonction de ramener ces portraits à la vie en leur rendant leur mobilité. D’ailleurs, Bacon justifiait les transformations qu’il faisait subir à ses modèles en disant vouloir « rendre une impression de réalité, une volonté d’en faire quelque chose de vigoureux et de réel, à l’image de la vie même » (Neyrat Y., 1999). Pour lui, « l’apparence est quelque chose qui se modifie sans cesse ». Et en conséquence, il pense que le peintre ne saurait en rendre compte sans arbitraire ni sans distorsions. « Je cherche toujours à déformer l’apparence des gens », déclare-t-il à David Sylvester. « Je ne peux pas les représenter littéralement. Par exemple, je pense que des deux portraits que j’ai faits de Michel Leiris, c’est celui qui le représente le moins littéralement qui en fait lui ressemble le plus, et de façon poignante. » Des portraits dont il rappelle à Hugh Davies qu’ils doivent conserver une certaine irrationalité pour ne pas sombrer dans l’illustration et y injecter la dose nécessaire d’énigme pour ménager une ouverture sur le champ non préconçu de la probabilité.
41 Bacon réinscrit donc ses portraits dans une dynamique propre au champ de la multiplicité des formes et les replace ainsi aux premières loges d’un futur toujours à traverser, sur la voie d’un mouvement de construction de l’identité. Bacon ne doit-il pas alors être considéré comme celui qui libère ses modèles du carcan d’une identité polissée en révélant la véritable figure qu’ils peuvent choisir de s’approprier. L’« effacement » des visages de ses amis serait alors à considérer non pas comme une vision d’horreur ou une atteinte dépréciative dirigée contre eux. Mais elle serait plutôt à envisager comme une preuve d’amour de Bacon à leur égard, un geste salvateur qui, par l’imaginaire pictural, leur permet d’être à nouveau en position de sujet-devenant, offert à toutes les potentialités. Ainsi, Bacon sauve certainement son modèle mais probablement pas de la manière dont Dagen l’a imaginé.
42 Et faire son portrait reviendrait alors pour le peintre à inventer inlassablement une nouvelle image de lui-même, au double sens archéologique de « retrouver ce qui est caché » ou usuel d’« imaginer ». Il s’agirait donc de toujours se découvrir autre que ce que l’image spéculaire ou photographique, point de départ du travail du peintre, laissait connaître. Comment pourrait-on mieux imager le travail analytique qui participe aux multiples réécritures de l’histoire singulière d’une subjectivité ? La peinture est en conséquence un exercice à risques parce que, selon Bacon, ces transformations de l’apparence se produisent de façon imprévue au cours de la réalisation du tableau en poussant la distorsion dans ses retranchements. C’est donc une expérience des limites qui explore simultanément le mystère de l’être et les pouvoirs du faire. Et « peindre la réalité » ouvre alors sur l’ébauche de sa propre réalité, sa version singulière d’un Réel imaginarisé.
CONCLUSION
43 Ainsi, le XXIe siècle est-il prêt à regarder en face Francis Bacon ? Comment une société abrutie par un goût immodéré pour le conformisme et les clichés, aveuglé par le leitmotiv totalitaire du « tout est social » et nourrissant un mépris agressif envers les personnes et les destins individuels, pourrait-elle assumer une telle expérience de la liberté ?
44 Car rares sont les critiques ou les auteurs qui conservent une ouverture d’esprit pour sentir que Bacon n’est pas homme à se laisser révéler par quelque théorie unique censée l’englober. Jean-Louis Schefer [24] affirme ainsi dans « Chair de peinture » sa singularité : « Rien chez lui qui édicte des lois, fasse programme. (…) Provoqué quelquefois ou sollicité par son critique et commentateur à déclarer sa participation à un âge, à une technique, à une série de gestes modernes, Francis Bacon explique parfaitement que l’œuvre est par essence individuelle, parce qu’elle est un projet de résolution de la vie et que chacun, selon ses forces, met en forme ce qu’elle offre d’inexplicable et d’inévitable. Et que l’origine de la poésie serait dans le sentiment de telles évidences inscindables. (…) Avec une netteté constante, l’artiste ne parle que de l’effet de sensibilité qu’il veut produire et des moyens qu’il y emploie. (…) : « J’essaie de les faire éprouver l’espèce de chose qui bouleverse et trouble démesurément mon existence. » « Je crois qu’il ne s’est agi à aucun moment de faire une peinture moderne, ni réellement de représenter la condition angoissante de l’homme moderne », affirme-t-il plus loin. Car, à l’instar de sa propension à résister à la fixation mortifère dans une forme achevée, la peinture de Bacon « résiste » également à tout ce qui essaie de la résumer sans pour autant perdre de sa force, de sa violence et de son pouvoir de fascination. Elle persiste à « échapper », à l’image de l’Inconscient qui se dérobe ou de l’anguille glissant entre les doigts, à toute interprétation s’avérant conclusive. On se souvient de l’« horreur » de Bacon d’« être classé [25] ». Pourquoi alors vouloir clore le chapitre d’une œuvre dont l’essence est justement de rester ouverte à la potentialité ? Visant le champ des possibles plutôt que l’exemplaire unique, les portraits de Bacon « torturés » à outrance par ce spécialiste de la chirurgie anti-plastique ne souffrent ainsi qu’une forme en instance d’être transformée. Et c’est la sensation de mouvement inhérente à la figure de la déformation et sa propriété plastique de flouter les figures et de les fragiliser en les rendant incertaines qui pouvait le mieux le représenter. Figuration d’un espace intermédiaire, d’un entre-deux de l’informe et de la forme où l’identité en train de s’élaborer traverse les formes sans s’y aliéner. Chaque modification de la déformation reviendrait alors à un flash instantané donnant à voir un aspect du lieu où Bacon se trouve. Elle ne serait donc pas à entendre comme une décomposition ou, selon Bataille, une « altération vers le bas » d’une quelconque forme qui implique un mouvement régrédient de déconstruction sensible dans certaines approches psychanalytiques postérieures (Lacan, Fédida). Mais la déformation renverrait plutôt ici à un mouvement progrédient d’une forme toujours en train de s’élaborer pour ne pas se figer et mourir. Une déformation dont la dynamique s’originerait dans un informe non assimilable au chaos annihilant de la tradition grecque classique mais plutôt conçu comme un réservoir potentiel de la multiplicité des formes les contenant toutes à l’instar de la « grande image » de la philosophie chinoise de la peinture. Deleuze ne dit-il pas d’ailleurs que « Bacon ne déforme pas, il part du chaos, traçant des plans à partir de lui » (Deleuze G., 1981).
45 Aussi, la déformation plastique offrirait à chaque toile un polaroïd d’une fluctuation de cette surface de l’entre-deux où se trouve Bacon, de cette membrane élastique matérialisant l’espace « transitionnel » de l’informe et de la forme. Membrane qui évoque un voile dont la morphologie change sous l’influence du vent comme les configurations biomorphiques ou amorphes s’étirent et flottent dans l’espace pictural chez les surréalistes (Tanguy) ou les abstraits (Arp) ou encore dans les productions de Support Surface. Dans ce dernier cas, la remise en cause de la présentation traditionnelle des œuvres pousse la toile à quitter le châssis pour se détendre et être remplacée par des draps non apprêtés, des cordages et des lanières, des matières souples aux formes changeables. Les déformations fluctuantes des Figures baconiennes, dont ne sont perceptibles que les ondulations qui leur donnent corps, seraient directement insufflées par la dynamique profonde d’un informe agissant dont les mouvements animeraient une part de l’identité du peintre irlandais. Informe dont la dynamique vient faire écho au mouvement infini d’une identité emportée dans un devenir perpétuel dont l’impossibilité à se dessiner un visage abouti ne la fait pas pour autant basculer dans le chaos du « sans identité ». Autrement dit, une identité qui ne sombre ni dans la folie dissolutrice ni dans la crispation narcissique, qui ne succombe ni au mirage des formes ni à la séduction mortifère de l’informe.
46 Et pourtant, le miroir vide de la reconnaissance parentale aurait pu le dissoudre à tout jamais. C’est la culpabilité qui a pris le relais et la non-volonté de s’aliéner dans le carcan de la Forme totalitaire imposée. Une non-volonté animée par un fervent désir empreint de liberté que l’espace de l’entre-deux semble lui apporter. Bacon a produit une multiplicité d’œuvres qui, chacune, renvoie à une transformation in neverending process de son identité non assurée. Mais il ne faut pas croire pour autant que cela doive être considéré comme une faille, une fragilité. Bien au contraire, car c’est l’œuvre dans son ensemble qui lui constitue tout autant un tenant lieu de visage. Un visage en mouvement, qui pousse au paroxysme sa malléabilité et s’auto-engendre dans l’infinité de ses fluctuantes potentialités. Son père l’a exclu de la maison familiale à cause de son homosexualité et parce que son fils ne pouvait pas se soumettre au masque vide d’une appartenance sexuelle dans laquelle il se serait atrophié. Ainsi, peut-on imaginer qu’à l’Enfer de la Forme aliénante où son père voulait l’emmurer, Bacon a choisi un éternel transit à travers la multiplicité des formes d’un purgatoire de l’identité.
Les sub-cultures « Dark-Gothic » sont peu connues dans les milieux psychanalytiques, mais elles sont néanmoins présentes chez certains de nos patients et elles ont une influence certaine sur le monde culturel contemporain, dont elles constituent, on pourrait dire, la part d’ombre. C’est pourquoi cet article, qui n’a pas un rapport direct avec « Le corps des hommes », nous intéresse, car il nous fait découvrir ce monde qui engage le corps, aussi bien celui du créateur que celui du spectateur, selon des mises en scène sensorielles et des modalités imaginaires qui sont, comme le montre Philippe Rigaut, à lafois insolites (marquages corporels, hybrides, cyborgs…) et en continuité avec des mouvements culturels plus connus et traditionnels (romantisme, surréalisme, body art…).
Simone KORFF-SAUSSE
Bibliographie
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- Article internet : « Bacon Picasso : corps à corps » in Le Point.fr, publié le 10/03/2005.
Mots-clés éditeurs : Sensation, Informe, Déformation, Forces, Figure
Mise en ligne 30/09/2011
https://doi.org/10.3917/cpsy.059.0143Notes
-
[1]
Des personnages célèbres comme Lucian Freud, Lénine ou son amant John Dyer mais pas exclusivement.
-
[2]
« Notes » issues d’un collectif dirigé par John RUSSELL, Francis Bacon, Thames & Hudson, 2005.
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[3]
Employé ici au double sens anglais de silhouette, personnage, c’est aussi le terme que Deleuze emploiera.
-
[4]
Terme de Deleuze
-
[5]
Comme lepape Innocent X de Velasquez, des clichés de Muybridge, les carcasses d’animaux à l’abattoir, des « photomatons », ou des photogrammes du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein.
-
[6]
Phrase issue du reportage « Francis Bacon » de David Hinton (1985, VHS et DVD zone 1).
-
[7]
Cette notion de rythme qui introduit à la fois une musicalité et une discontinuité dans la peinture a été étudiée par Henri Maldiney dans son texte « L’esthétique des rythmes », in Regard, parole, espace, Lausanne, L’âge d’homme, 1973. « C’est par le rythme, écrit Maldiney, que s’opère le passage du chaos à l’ordre. » (p. 151).
-
[8]
Dans son essai de 1935, « Mimétisme et psychasthénie légendaire », Caillois examine l’effacement de la limite dans un phénomène qu’il décrit comme une sorte de psychose insectoïde, l’animal étant incapable de maintenir intacte la distinction entre lui et le feuillage environnan
-
[9]
Bacon dit qu’il s’agit toujours pour lui de faire ressemblant, mais par des moyens accidentels et non ressemblants. Cf. Francis Bacon. Logique de la sensation, p. 63, note 15. Cette idée est une variation autour de la notion de « synthèse disjonctive » créée par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe.
-
[10]
Le devenir chez DELEUZE renvoie aux potentialités infinies d’un devenir autre.
-
[11]
Francis Bacon est ici cité par Dominique Château dans son article « Poïétique de la recréation », in Une oeuvre de Francis Bacon– » Autoportrait », Collection Iconotexte
-
[12]
Déclaration retranscrite dans l’édition du 20-06-96 du Nouvel Observateur.
-
[13]
Soko Phay-Vakalis propose là une remarquable étude du registre plastique du miroir baconien.
-
[14]
Il s’agit du terme Prägnanz dans son acception gestaltiste : clarté d’une structure due à sa simplicité, aptitude à trouver la cohérence d’une forme, caractère de « bonne forme ».
-
[15]
Généralement, une seule masse par toile même pour les accouplements car les figures se fondent en une masse unique. Le ou les personnages sont en principe centrés au sein de la composition.
-
[16]
Comme la passion du père pour les courses de chevaux et la chasse, aux antipodes de la création artistique.
-
[17]
Michael Peppiatt relate très précisément comment le père était outré de l’attirance de son fils pour les vêtements et les accessoires féminins. En voici ici un extrait : « Plusieurs membres de la famille avaient déjà remarqué, en toute innocence, que Francis « ressemblait à une fille ». Invité à se déguiser pour une fête, il était arrivé coiffé à la garçonne, couvert de bijoux, moulé dans une robe dos nu, arborant un fume-cigarette assez long pour atteindre les bougies placées au milieu de la table. Le père, en habit de curé, contemplait médusé son fils qui minaudait en secouant ses boucles d’oreilles et déclenchait l’hilarité de toutes les femmes présentes. La stupeur le laissait sans voix. », p. 33. Plus loin, il évoque l’importance de la transformation chez Bacon, aussi fondamentale en peinture que dans sa vie personnelle car faisant autant écho à la spécificité de sa création qu’à son penchant pour le travestissement. Cf. p. 54. Un changement d’apparence dont Bacon usait et abusait à volonté, et selon ses nécessités, induisant ainsi un flou de l’identité dont l’apparence manifeste visait à sejouer de la crédulité de ceux qui se laissent abuser. Identité également déformée dans l’acte de se créer une nouvelle « figure » venant « masquer » la vraie grâce à l’utilisation d’artifices (maquillage, entre autres) impliquant une gestualité technique expérimentée.
-
[18]
Bacon détruit souvent des toiles surchargées, embrouillées, parfois trop sensationnelles. Mais aussi, une grande série de « Crucifixion » du début de sa carrière qu’il a partiellement détruite.
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[19]
Excepté le catalogue raisonné de Ronald Alley et John Rothenstein, paru en 1964, qui comporte une rubrique « tableaux abandonnés ». Mais la dernière peinture à avoir été répertoriée dans cette partie du catalogue est datée de 1954 environ.
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[20]
Phrase extraite du reportage du journaliste David HINTON en 1985 où il interviewe le peintre au fil de son parcours quotidien.
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[21]
Le format de ses toiles est d’une invariable constance de même que la distance entre les éléments d’un triptyque. Comment détermine-t-il la « bonne distance » ? Seul argument avancé, « comme ceci les images fonctionnent, comme cela elles ne fonctionnent pas ! » Nécessité quasi ritualisée de la stabilité, des distances et de l’espace qui explique d’ailleurs sa violente colère au Guggenheim en voyant que les trois parties d’un triptyque avaient été accolées.
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[22]
Parole de Bacon retranscrite dans un entretien du « Nouvel Observateur » de fin juin– début juillet 1996.
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[23]
Réponse rapportée par un journaliste du quotidien « Libération » du 27-06-96.
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[24]
Essai issu du catalogue de l’exposition sur Bacon qui s’était tenue au Centre Georges Pompidou en 1996.
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[25]
Bacon a toujours prétendu ignorer lui-même la « signification » de ses tableaux. Il s’est d’ailleurs efforcé d’empêcher les interprétations précises, brouillant soigneusement les pistes avec jubilation parfois. Un jour où la visite d’une exposition lui donne une nouvelle idée de tableau, il annonce triomphalement à un ami : « Aucun critique ne saura jamais d’où elle vient, celle-là ! », cité par John RUSSELL, Francis Bacon, 3è édition revue, Londres, Thames and Hudson, 1993, p.180.