1 Le titre de cet article, choisi par les éditeurs de ce numéro consacré au corps des hommes, me renvoie d’abord au souvenir de la découverte, pendant la Leçon de Choses de l’école primaire, de l’anatomie et de la physiologie du cœur humain. Organe musculaire composé de deux ventricules et de deux oreillettes, le cœur dispose d’un système nerveux autonome à l’origine de contractions, ou battements du cœur.
2 Ce bref retour à la définition anatomique est très vite associé à l’évocation d’une multitude d’expressions que la langue française a forgées à partir du mot cœur, allant du bon cœur au cœur gros, en passant par la rage au cœur, le coup de cœur ou la peine de cœur . Cet organe vital est aussi considéré comme le siège des émotions, du désir, de l’enthousiasme, de l’affectivité, du courage…
3 C’est à travers mon expérience de psychiatre et psychanalyste, référente du service de cardiologie d’un hôpital parisien, que j’apporterai ma pierre à l’édifice de cet ouvrage. Le questionnement de Gisèle Harrus et d’Annie Roux sur une nouvelle identité masculine, en partie fondé sur les changements physiques chez l’homme, sera plus particulièrement centré sur la question du masculin à l’épreuve de la pathologie cardiaque. Le cœur des hommes est ici à entendre comme le cœur atteint des hommes, sans préjuger du type d’atteinte, coronaire ou rythmique, congénitale ou acquise. En effet, de nombreux écrits ont d’ores et déjà été consacrés à la description de la psychologie du patient coronarien, aussi bien en terme de comportement, à savoir essentiellement l’hyperactivité et le sentiment d’urgence du temps, qu’en terme de fonctionnement psychodynamique, suggérant alors une vulnérabilité narcissique. Ma réflexion ne sera donc pas basée sur une étiologie, mais plutôt sur des périodes de la vie qui me paraissent plus significatives dans ce contexte, à savoir le passage de la fin de l’adolescence au début de l’âge adulte, puis le passage de l’âge adulte actif à l’adulte âgé, retraité. Ces périodes me semblent particulièrement révélatrices des enjeux identitaires soulevés pour les hommes confrontés à un risque vital, qui est un risque, réel ou imaginaire, de mort subite. L’atteinte cardiaque chez un tout jeune homme, aux prises avec la construction ou la consolidation de sa vie affective, professionnelle et sociale de sa vie d’homme, aura, on s’en doute, des conséquences particulières à un moment où tout n’est pas encore joué sur le plan identitaire. Il en est de même pour l’atteinte cardiaque d’un homme d’âge mûr, s’apprêtant au bouleversement lié à la fin de son activité professionnelle, et aussi au déclin physique qui se profile.
4 Les deux observations suivantes me permettront d’illustrer la question de l’identité masculine chez des hommes jeunes, confrontés à une atteinte cardiaque sévère, mettant en péril leur vie à court terme.
5 Alain est âgé de 23 ans lorsqu’il est victime d’un arrêt cardiaque qu’aucun antécédent ni aucun symptôme ne laissaient présager. Il est réanimé, et après plusieurs jours de coma, il subit des investigations qui ne révèlent pas de pathologie cardiaque, mais n’excluent pas un risque de récidive de mort subite. C’est ainsi qu’il se retrouve quelques semaines plus tard porteur d’un défibrillateur implantable, appareil électronique qui surveillera en permanence son rythme cardiaque et qui délivrera un choc électrique en cas d’arythmie. Le retentissement émotionnel des chocs électriques peut être très éprouvant chez de nombreux patients. C’est du reste à la suite du premier choc reçu par Alain – et de l’anxiété très vive qu’il a générée – que je rencontre ce patient, dans un premier temps durant son hospitalisation en unité de soins intensifs, puis en consultation après sa sortie de l’hôpital. Alain me parlera progressivement de sa vie avant l’arrêt cardiaque, puis il évoquera les changements qui surviendront au décours de cet arrêt.
6 Alain est l’aîné d’une fratrie de trois enfants, il a un frère et une sœur. Ses parents sont en bonne santé, en particulier cardio-vasculaire. Alain souligne tout d’abord le climat de « stress affectif » selon ses termes, dans lequel est survenu l’arrêt cardiaque : un choix douloureux entre deux femmes l’amenant à se séparer de l’une d’elles. Les histoires amoureuses sont vécues très intensément par ce jeune homme, qui emploie des termes forts et imagés pour décrire ses émotions : il est régulièrement « renversé », ou « chaviré » par ses rencontres, et assez mal à l’aise pour faire le premier pas lorsqu’une jeune femme lui plait. Puis il évoquera une circonstance qui s’avérera éventuellement déclenchante du trouble du rythme à l’origine de l’arrêt cardiaque, à savoir la pratique récente et intensive d’une activité sportive destinée à renforcer sa musculature. L’objectif énoncé par Alain était professionnel, car Alain est acteur et souhaitait développer ses muscles pour mieux tenir certaines performances sur scène, et élargir son éventail de rôles. Le choix d’une profession artistique avait largement déplu à sa famille qui est issue d’un milieu social modeste et travailleur. La visée esthétique n’est cependant pas à exclure, Alain se trouvant trop fin par rapport à sa grande taille, morphotype très ressemblant à celui de son père. Séduire sa nouvelle amie n’était vraisemblablement pas étranger à cette volonté de transformation physique. Dans ce contexte, l’accident cardiaque a amené Alain à s’arrêter, bien sûr concrètement sur le plan de l’activité physique, et d’utiliser cette pause pour prendre du recul et tenter de donner un sens à ces éléments initialement épars. C’est alors qu’il décide de passer d’un statut d’amateur à un statut de professionnel, refusant dès lors toute représentation non rémunérée. Sa détermination à réussir lui permet de progresser assez vite, et de gagner dorénavant sa vie par la pratique de son art. Il m’annoncera non sans émotion que son salaire a largement dépassé celui de son père. Cette place sera reconnue par sa famille qui s’intéressera à son travail avec fierté, en raison d’une certaine célébrité. Les conquêtes féminines sont, certes, toujours émouvantes, mais plus faciles.
7 A-t-il fallu frôler la mort, survivre à l’arrêt cardiaque pour s’affirmer dans sa virilité, connaître le succès professionnel et assumer les victoires auprès des « demoiselles » ? L’arrêt cardiaque était-il le prix à payer pour aller au bout de son ambition, devenir un homme et dépasser son père ? Le risque vital ne semble pas avoir freiné Alain dans son élan, bien au contraire, il pourrait l’avoir confirmé dans sa trajectoire.
8 Karim est âgé de 25 ans lorsque je le rencontre à la demande de sa cardiologue. L’attitude de ce patient vis-à-vis de ses soins l’inquiète : il a interrompu ses anticoagulants, traitement indispensable pour lui, en raison d’une cardiopathie congénitale ayant entraîné une insuffisance cardiaque sévère. La nécessité vitale de ce traitement semblant bien comprise par le patient, son médecin va jusqu’à évoquer une attitude suicidaire, justifiant la rencontre avec un psychiatre. Ce patient est issu d’une fratrie nombreuse, il est l’aîné des garçons, place particulière dans cette famille immigrée depuis la génération de ses parents. Cette place l’a amené à prendre très jeune des responsabilités auprès de ses frères et sœurs, ainsi qu’auprès de ses parents. Né avec un ventricule unique, il est opéré à l’âge de six ans, intervention qui a longtemps permis à Karim de mener une vie de petit garçon puis d’adolescent « normal », en dehors des activités sportives qui étaient proscrites, mais qu’il pratiquait en cachette de ses parents, persuadé qu’il allait guérir de sa maladie cardiaque par le sport. C’est du reste pour continuer à jouer au football qu’il arrêtera ses anticoagulants, afin d’éviter un hématome important en cas de traumatisme (tout en prenant un risque pour sa vie…). À cette époque, un cardiologue lui a dit qu’il avait « un cœur de 70 ans », pour illustrer l’insuffisance cardiaque, image très mal acceptée par le patient, qui avait alors le projet de se marier. À quoi bon se marier, si c’est pour avoir des enfants et mourir ? Sans aller jusqu’à l’équivalent suicidaire, la dépressivité était présente chez ce patient qui prenait conscience pour la première fois de la gravité de son pronostic.
9 La seule issue thérapeutique est alors une greffe cardiaque. Le patient hésite longuement, d’autant plus que son père, attaché à des croyances ancestrales et partisan de laisser faire le destin, est opposé à ce projet. Le patient est même ébranlé par les réflexions de son voisin de chambre à l’hôpital, homme d’âge respectable et d’un niveau culturel élevé, qui lui affirme qu’il ne pourra plus aimer son amie avec un autre cœur… C’est finalement le chirurgien qui arrivera à convaincre Karim de s’inscrire in extremis sur la liste d’attente de transplantation cardiaque, en lui disant qu’il avait le droit de vivre. Il souhaitait initialement que la greffe ait lieu en cachette de ses parents, ce dont l’équipe a fini par le dissuader. La greffe se fera en urgence, elle se déroulera d’une façon très satisfaisante. Peu de temps après Karim se fiancera – avec la même jeune femme – et trouvera un travail lui permettant de concilier ses deux passions : le sport et les voyages. Il participera l’année suivante à un marathon et terminera en bonne place.
10 Ce jeune homme a du braver l’autorité paternelle pour survivre. Prenant sa propre décision d’homme, éventuellement en s’appuyant sur une autre identification virile, le chirurgien, il démontre, peut-être avec un certain héroïsme, sa volonté de vivre, et de vivre sa vie d’homme.
11 Le troisième cas concerne un homme d’âge mûr, Gérard, qui est âgé de 55 ans. Je l’ai rencontré initialement lorsqu’il était hospitalisé en soins intensifs, au décours d’une intervention pour plastie mitrale. Cette intervention s’est compliquée d’un infarctus du myocarde et d’un trouble du rythme, qui nécessitera, là encore, l’implantation d’un défibrillateur. Ces complications tout à fait imprévues ont vivement angoissé Gérard. Un suivi régulier en consultation permettra à ce patient de revenir sur le contexte de cette intervention, et sur ses conséquences dans sa vie.
12 Gérard se décrit comme un homme anxieux depuis toujours, anxiété qu’il dit avoir hérité de sa mère, décédée quelques années auparavant. Son père très âgé, de moins en moins autonome, est décrit comme un homme autodidacte, peu enclin à exprimer ses émotions, mais proche de Gérard et de sa sœur cadette. Gérard est marié, il est très attaché à sa femme ; ils n’ont pas d’enfant. Cadre supérieur dans une entreprise, il se décrit comme hyperactif et très consciencieux, prenant plaisir à s’investir dans son travail. Il m’explique que l’insuffisance mitrale a longtemps été stable, asymptomatique. Pour Gérard, l’aggravation soudaine de son état cardiaque est à mettre sur le compte d’une période de stress professionnel, à savoir le remplacement de son supérieur hiérarchique, avec lequel il entretenait une relation « extraordinaire », par une jeune femme décrite comme une « despotite ». L’arrêt de travail prolongé, prescrit au décours de l’intervention– premier arrêt de sa carrière- lui fait craindre de passer pour un « tire-au-flanc ». Gérard est très gêné par son inactivité imposée. Il se sent « bridé » par le traitement bêta bloquant qui le ralentit. Il dit ne pas se sentir fier lorsque son épouse porte les sacs au marché. Pour couronner le tout, il reçoit un choc électrique après un rapport sexuel, à la faveur d’une accélération du rythme cardiaque, ce qui inquiétera bien sûr vivement son épouse ; elle mettra beaucoup de temps avant de reprendre une vie sexuelle sans être envahie par la crainte de déclencher un choc électrique.
13 Gérard parle d’« humiliation ». Toute sa vie d’homme se retrouve remise en question : « la despotite », la maladie cardiaque, ses traitements, portent un coup sévère à sa virilité. Brutalement, Gérard se retrouve propulsé vers l’âge et l’état de son vieux père.
14 À l’hôpital général, la focalisation de l’attention sur le corps, à condition de ne pas être trop envahie par l’urgence vitale et l’hypertechnicité des soins, permet paradoxalement l’écoute des changements, voire des bouleversements identitaires inhérents à l’expérience de l’atteinte somatique. Cette attention particulière portée sur le corps, voire même sur le fonctionnement d’un organe, ici le cœur, peut être révélatrice de métamorphoses plus profondes.
15 Les deux premiers cas cliniques rapportés ci-dessus suggèrent que la menace vitale représentée par l’atteinte cardiaque peut renforcer l’identité masculine chez des hommes très jeunes, les amenant, par le bouleversement qu’elle induit, à s’engager dans un statut d’homme. Dans mon expérience, cet engagement se fait selon un mode correspondant aux normes du groupe social auquel ils appartiennent, en respectant les différences sociales liées au genre. Les épreuves auxquelles sont confrontés ces jeunes hommes peuvent prendre la valeur d’épreuves initiatiques, permettant d’accéder au groupe des hommes adultes. Pour répondre à l’une des questions posées dans l’argument, au risque d’être trop affirmative, je répondrai qu’un homme se doit d’être un conquérant. Du reste, lorsqu’il perd cette place, par exemple lors d’une atteinte cardiaque à un âge plus avancé, l’homme peut se sentir dépossédé d’une part de son identité masculine, comme l’illustre le troisième cas clinique.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Remaniement psychique, Identité masculine, Pathologie cardiaque, Risque vital, Greffe cardiaque
Mise en ligne 30/09/2011
https://doi.org/10.3917/cpsy.059.0031