1 Il y a longtemps que Judith Butler travaille sur des sujets comme le genre, la sexualité, le pouvoir et la subjectivité. C’est à partir de l’un de ses premiers livres, intitulé « Sujets du désir » que l’auteur pose des questions extrêmement importantes dans ce domaine. Si, à l’occasion, elle s’appropriait la pensée contemporaine française pour s’interroger à propos des relations entre le désir et la subjectivité dans ses travaux subséquents, son approche critique de thèmes comme le genre, l’identité et la différence sexuelle est devenue de plus en plus incisive. De cette façon, ses critiques se sont, elles aussi, radicalisées à une orthodoxie psychanalytique qui, centrée sur la suprématie de la symbolique de l’ Œdipe et de la castration, a finalement restreint l’approche des processus de subjectivation à des dichotomies oppositives binaires, évidemment basées sur le pouvoir coercitif des référents transcendants avec leur prétention d’universalité.
2 Dans cet article, nous avons donc cherché à reprendre quelques-unes de ses réflexions sur ces thèmes afin d’avancer un peu plus dans les critiques à cette tradition psychanalytique où elle a finalement perdu, en ignorant avec insistance des questions comme la multiplicité de la différence, la singularité et les contingences socio-historiques de la subjectivation, une grande partie de son potentiel subversif de remise en cause. Aussi, en partant d’une problématique concernant la normativité relative aux matrices de genre qui se sont imposées depuis la modernité, nous avons essayé par la suite, de formuler une critique à la conception du symbolique basée sur le structuralisme, en cherchant des alternatives d’analyse aux processus de subjectivation qui rassemblent des modes d’existence dans les domaines du désir et de la sexualité, jusqu’alors jugés comme impossibles à aborder.
LA CONTINGENCE DES NORMES DE GENRE
3 Dans le texte « Régulations de genre » Butler (2006) considère que plusieurs travaux réalisés dans le domaine des études féministes partent du présupposé que le genre est un type de régulation sociale. Des dispositifs spécifiques de régulation – juridiques, institutionnels, militaires, éducationnels, sociaux, psychologiques et psychiatriques– sont évoqués dans le but de réfléchir à la façon dont ces régulations sont produites. Généralement, on tend à penser qu’il existe une séparation entre le pouvoir de régulation – compris comme structure unifiée et autonome– et le genre lui-même, comme si le premier agissait en moulant les sujets sexués, en les transformant en masculins ou en féminins. Pourtant, pour l’auteur, le problème est plus subtil. Il n’y aurait pas de régulation précédant le genre, car au contraire, le sujet engendré ne se met à exister que par rapport à sa propre sujétion aux régulations (BUTLER, 1997).
4 Une telle conception provient fondamentalement de la théorie du pouvoir formulée par Michel Foucault, dans laquelle le pouvoir n’agit pas simplement en dominant les subjectivités, mais opère de façon immédiate sur sa construction. Ainsi, le caractère productif du pouvoir serait-il lié aux mécanismes de régulation et de discipline qu’il instaure et cherche à conserver. Ce qui fait que les discours régulateurs qui produisent le sujet du genre seraient les mêmes responsables de la production de la sujétion.
5 En proposant une analytique du pouvoir, Foucault considère qu’à partir de l’ère moderne, le pouvoir ne peut plus être pris comme un phénomène de domination massif et hégémonique d’un individu sur les autres ou d’un groupe sur les autres, tel qu’on peut le constater dans le modèle de la Souveraineté. Le pouvoir problématisé comme biopouvoir serait plutôt quelque chose qui circule, qui fonctionne en réseau, en sorte que l’individu ne soit pas l’autre du pouvoir, mais l’un de ses premiers effets. La principale forme d’exercice du pouvoir est celle du régime disciplinaire, laquelle produit un discours qui n’est pas celui de la loi ou de la règle juridique, mais celui des sciences humaines qui se constituera en tant que norme (FOUCAULT, 1992). Cette normativité opère de façon immanente aux pratiques historiques et sociales en produisant de durables effets de territorialisation dans le domaine subjectif. En agissant comme idéal régulateur, elle établit des frontières parmi certaines pratiques tenues pour intelligibles, licites et reconnaissables, ainsi que d’autres considérées comme inintelligibles, illicites et abjectes, constituant elles-mêmes le territoire des anormaux (FOUCAULT, 1999).
6 Cependant, à la différence de Foucault, Butler considère que les régulations de genre ne sont pas seulement un exemple de plus des formes de réglementation d’un pouvoir plus étendu, mais constituent une modalité de régulation spécifique qui a des effets constitutifs sur la subjectivité. Les règles qui gouvernent l’identité intelligible sont en partie structurées à partir d’une matrice qui établit en même temps une hiérarchie entre masculin et féminin et une hétérosexualité obligatoire. Dans ces termes, le genre n’est ni l’expression d’une essence interne, ni même un simple artefact d’une construction sociale. Le sujet engendré serait surtout le résultat de répétitions constitutives qui imposent des effets substantialisants (BUTLER, 2006, p58).
7 Un des exemples les plus remarquables de la naturalisation des processus de construction de l’identité découlant de la répétition des normes constitutives serait l’interpellation médicale. Dans ce cas, par la procédure de l’échographie, on transforme le « bébé » avant même sa naissance en « lui » ou en « elle », dans la mesure où il se fait possible un énoncé performatif du genre : « c’est une fille » ! À partir de cette dénomination la fille est « féminisée » et ainsi, est insérée dans les domaines intelligibles du langage et de la parenté à travers la détermination de son sexe. Pourtant, cette « féminisation » de la fille n’acquiert pas une signification stable et permanente. Au contraire, cette interpellation aura à être réitérée à travers le temps en vue de renforcer cet effet naturalisant. Certainement, il serait étrange, devant l’image d’un bébé dans une échographie, d’affirmer que « il s’agit d’une lesbienne ». Comme cet énoncé ne fait pas partie de notre intelligibilité culturelle, il sert avant tout à démontrer comment l’acte de nommer est en même temps la répétition d’une norme et la mise en place d’une frontière.
8 De cette façon, la dénomination du sexe est un acte performatif de domination et de contrainte qui établit une réalité sociale à travers la construction d’une perception de la corpo~ réité assez spécifique. A partir de cette perspective, on peut comprendre que le genre est une « identité faiblement construite à travers le temps » grâce à une répétition incorporée par des gestes, mouvements et styles (BUTLER, 2003).
9 Cependant, si les attributs de genre sont performatifs et non pas une identité pré-existante, la postulation d’un « vrai sexe » ou d’une « vérité sur le genre », montre d’avantage une fiction régulatrice. En outre, s’il est nécessaire une répétition réitérative pour que cette fiction demeure, nous pouvons penser que l’approche d’un idéal de genre – masculin ou féminin– n’est jamais tout à fait complète, et que les corps n’obéissent jamais totalement aux normes par lesquelles leur matérialisation est construite. Dans ce sens, c’est justement par le fait que l’instabilité des normes de genre sont ouvertes au besoin de répétition de ce dernier que la loi régulatrice peut être réutilisée dans une répétition différenciée. Ainsi déclare Butler : « Le genre est le mécanisme par lequel les notions de masculin et féminin sont produites et naturalisées, mais il pourrait très bien être le dispositif à travers lequel ces termes sont déconstruits et dénaturalisés » (BUTLER, 2006, p. 59).
10 Cette tension paradoxale nous permet de comprendre que si le genre est une norme, il peut aussi être une source de résistance.
11 Une fois de plus c’est avec Foucault que nous pouvons nous rapprocher de cette hypothèse formulée par Butler sur la contingence des normes de genre. Dans son texte « Le sujet et le pouvoir » (1995), il cherche à développer et approfondir la façon dont se constituent exactement les rapports de pouvoir engagés dans la production de subjectivités. Ce qui se détache de son analyse c’est plus précisément cet aspect : celui que, dans l’engrenage du pouvoir, serait impliquée une force de résistance au remarquable potentiel de transformation. Pour l’auteur, au cœur des rapports de pouvoir, agissant comme condition immanente de leur possibilité, il y a une « insoumission » constitutive qui permet une inversion éventuelle des stratégies employées dans ce diagramme de forces. Pouvoir et résistance constituent ainsi, réciproquement, « une sorte de limite permanente de pont à inversion possible » (FOUCAULT, 1995, pp. 231-249). Ainsi, ce ne serait pas fondamentalement contre le pouvoir que naissent les possibilités de résistance, qu’elles soient singulières ou collectives, mais contre certains effets de pouvoir dans un espace paradoxalement ouvert dans sa propre stratégie de constitution.
12 Si le genre est une norme, nous ne pouvons pas oublier ce qu’il y a de fragile dans son incorporation par les subjectivités. Il y a toujours une possibilité de déplacement qui est inhérente à la répétition du binarisme masculin-féminin. Ce n’est pas par hasard, comme l’affirme Butler, que des expressions comme « troubles de Genre », « gender blending », « transgenres » et « cross-gender » suggèrent le dépassement de ce binarisme naturalisé.
13 De même, pour formuler une nouvelle conception de subjectivation qui suive cette réélaboration des normes de genre, il est important de mettre en évidence la différence entre une interprétation structuraliste de la subjectivité – laquelle présuppose la permanence de la hiérarchie, du binarisme, de l’hétérosexualité et de la différence sexuelle comme condition de la culture– et une conception historique et contingente qui permette de présupposer le dépassement subversif de ces frontières normatives.
LA CRITIQUE AU SYMBOLIQUE STRUCTURALISTE
14 Dans le débat sur la politique, la sexualité et les nouvelles formes de subjectivation dans la culture contemporaine, l’utilisation de la catégorie de symbolique comme stratégie politique de sédimentation au champ social, est récurrente. Dans le domaine de la psychanalyse, quelques théoriciens à inspiration lacanienne, héritiers du structuralisme de Claude Lévi-Strauss, assurent que les normes de genre ne seraient pas seulement des constructions historiques et sociales, et dans ce sens contingentes, mais des « positions » dites sexuées qui occupent forcément un lieu prédéterminé par le symbolique. Un excellent exemple de cette polémique politique peut se trouver dans le débat qui a eu lieu en France à l’occasion de l’approbation du Pacte Civil de Solidarité, Pacs, en 1999, qui a mis à l’ordre du jour le besoin d’une problématisation des notions de différence sexuelle, parenté et filiation. Dans ce débat, les arguments biologiques ou psychologiques, mêmes les plus communs, n’ont pas été ceux qui ont servi de base à l’argumentation politico-scientifique contre le mariage homosexuel, mais ceux qui mentionnaient le besoin d’une « préservation symbolique » de la société et de la culture (ARÁN, 2005). Une telle argumentation se basait sur l’hypothèse que des changements dans la façon de concevoir la différence entre les sexes, nous mèneraient à une supposée « désymbolisation » culturelle, provoquée par une politique d’« indifférenciation », résultant de l’« effacement de l’inscription de la différence sexuelle dans le symbolique » (BORRILLO et FASSIN, 2001). Dans ce sens, avec le but de préserver « le symbolique », la triade hétérosexualité-mariage-filiation a été évoquée d’emblée comme gardienne de la sociabilité, en faisant de la filiation homosexuel quelque chose d’impensable, et par conséquent, d’indésirable.
15 L’une des thèses soutenues avec le plus de force à cette occasion, partait de l’affirmation polémique de Françoise Héritier qu’« aucune société n’admet la parenté homosexuelle » (HÉRITIER, 1996). En analysant les relations de parenté, d’alliance, de division sexuelle du travail et les représentations sur la fécondation dans plusieurs cultures, l’auteur soutient que l’observation première de la différence entre les sexes fonde la structure de la pensée. Dans ces conditions, le corps humain comme lieu privilégié d’observation, surtout dans sa fonction reproductive, donnerait appui à une opposition conceptuelle essentielle : celle qui oppose identité à différence. Ainsi, Héritier considère que la structure même de la pensée est construite à partir d’un système hiérarchique qui se constitue par des catégories binaires.
16 En suivant ce même raisonnement, une certaine interprétation de la pensée psychanalytique, dérivée de la conception structuraliste de la sociabilité évoquée dans ce débat, fait des complexes d’Œdipe et de castration une matrice normative à la sexualité. Dans ce cas, le « primat génital » travesti de « symbolique » devient le telos par rapport auquel l’homosexualité ne peut être pensée que comme narcissisme ou perversion. Cependant, plutôt que de réfléchir sur les relations de parenté, certaines variantes de la psychanalyse lacanienne attribuent à cette conception de la sociabilité le statut de fondement originaire du langage et de la subjectivité même. À partir de la réhabilitation de la thèse de la loi de l’interdiction de l’inceste comme fondement de la culture, Lacan fut amené à décrire le refoulement primaire comme fondateur du sujet de l’inconscient. Ainsi, ce qui resterait dehors, comme extériorité inaccessible, serait la Chose maternelle, qui ne se ferait présente que comme nostalgie d’un objet perdu à jamais. La loi du père, force constitutive du refoulement originel, opérateur transcendant du processus de subjectivation, ferait du désir humain une inconditionnalité qui tend à s’affirmer à n’importe quel prix. Ce « passage à la culture » sera élaboré en détail dans la formulation des trois temps de l’Œdipe structurel, où l’auteur cherche à démontrer comment la même loi responsable de l’interdiction de l’inceste fera de la différence sexuelle la cause signifiante du désir. De nombreux psychanalystes soulignent qu’il est impossible de se passer de la centralité des concepts de castration et de symbolique pour aborder les processus de subjectivation, peut-être par le fait que pour beaucoup d’entre eux, s’y trouve la seule possibilité de penser l’altérité. Mais cette alternative serait-elle réellement celle qui nous reste ou serait-il encore possible de penser de façon différente en psychanalyse ?
17 Selon le vocabulaire de Laplanche et Pontalis (1983), la castration est le complexe qui fournit une réponse à l’énigme de la différence de sexes (présence ou absence de pénis). Cette différence est due à une coupe du pénis de l’enfant de sexe féminin. Elle se trouve en étroit rapport avec le complexe d’Œdipe, et plus précisément avec sa fonction interdictrice et normative. Cependant, l’angoisse de castration a été aussi associée par Freud à un ensemble d’expériences traumatisantes de perte d’un objet investi de manière narcissique : la perte du pénis, du sein, des fèces, ou même de l’enfant pendant l’accouchement. D’autant que, même si ces expériences peuvent indiquer d’autres formes de séparation, le complexe de castration est directement lié à l’idée de menace et de punition, et n’a de sens que lorsqu’il est associé au caractère nucléaire du complexe d’Œdipe. De cette façon, dans la « menace de castration » qui permet l’interdit de l’inceste vient s’incarner la fonction de la « loi » en tant qu’instituant de l’ordre humain. Moment où, en abandonnant l’investissement narcissique dans la mère, l’enfant devient garçon ou fille et se met nécessairement à désirer l’autre sexe. Cette opération d’exclusion réciproque entre identification et désir résultant de l’interdit serait l’un des principaux effets de réitération de la norme sexuelle.
18 Il convient de souligner que même s’il y a une différence considérable entre les théories formulées par Freud et Lacan, on remarque que cette forme de subjectivation, résultant d’une castration structurelle, est tout à fait « adstricte » à un dilemme narcissique du sujet qui finit par céder à la loi du père en fonction d’une menace à l’intégrité de son moi. Ce n’est pas qu’il n’existe des phantasmes de castration, mais comme déclare Michel Tort, ces phantasmes sont objet d’une analyse et non pas leur objectif. C’est-à-dire que « une chose est l’ensemble des représentations, qui pour les deux sexes, gravite autour de la castration ; l’ autre chose est de faire de la castration la nature du processus de symbolisation de ces représentations » (TORT, 1990, p10). Cela veut dire que la castration ne peut pas toujours servir de matrice qui devra mouler toutes les subjectivités. Il existe d’autres formes de symbolisation qui, elles aussi, ne peuvent être conçues qu’à partir d’un autre référentiel théorique (DAVID-MÉNARD, 2000).
19 Ce qui est toutefois important de souligner est que, pour Lacan, le nom-du-père est considéré comme une instance irréductible aux métamorphoses du social concernant les figures paternelles, réelle et imaginaire. Si le père originel vient à être affecté de façon plus incisive par les contingences socio-historiques, sa fonction structurelle symbolique se révèle pratiquement immunisée contre elles. Ces formulations théoriques permettent à l’auteur d’y dégager une différence fondamentale entre l’hétérosexualité et l’homosexualité. En se référant à l’homosexualité masculine, Lacan affirme qu’« au moment où l’intervention de l’interdit du père devrait s’identifier au phallus, le sujet trouve dans la structure de la mère au contraire, le support, le renfort qui fait que cette crise ne se produit pas » (LACAN, 1999, p. 215).
20 À partir de ces considérations, il est important d’éclaircir qu’aucun de ces grands penseurs de la modernité n’a montré d’attitudes discriminatoires ou intolérantes envers les individus homosexuels. Bien au contraire, on connait par exemple la très belle lettre de Freud à une mère américaine, où il déclare catégoriquement que l’homosexualité n’est ni un crime, ni une maladie et ne doit pas être « soignée » par la psychanalyse. De la même façon, selon Elisabeth Rodinesco, Lacan fait de l’homosexualité une perversion en soi et non pas une pratique sexuelle perverse. Ainsi, pour Lacan, l’homosexuel serait une sorte de pervers sublime de la civilisation, obligé d’endosser l’identité infâme qui lui aurait été attribuée par le discours normatif. Il est important de souligner que plusieurs auteurs, et dans le domaine lacanien aussi, réalisent une critique au phallus symbolique et à l’hétérosexualité comme norme. On distingue parmi eux, Jean Allouch (2002) et Slavoj Žižek (1999) qui proposent de penser que la différence sexuelle dans le dernier Lacan doit être lue comme un « concept vide », c’est-à-dire, un concept qui ne peut pas être totalement recouvert par son contenu, un « reste » toujours non représentable s’y trouvant.
21 En dépit de l’importance d’approfondir cette discussion, il est un fait que dans la plupart des cas, quand il s’agit de l‘individu homosexuel dans le domaine du privé, l’argument psychanalytique ne s’avère pas conservateur ou discriminatoire, puisque la psychanalyse doit nécessairement tolérer toutes les formes de manifestation de singularités. Le problème se pose à la reconnaissance du lien homosexuel, c’est-à-dire, quand les changements sociaux et politiques commencent à miner les piliers de systèmes théoriques qui ne se soutiendraient plus, à partir de l’ébranlement du dispositif « différence sexuelle », supposé fondateur de la culture et de la théorie même (TORT, 2005).
22 Pourtant, fréquents sont les travaux qui montrent comment le modèle traditionnel auquel on fait appel pour penser la différence entre les sexes dans la psychanalyse, est celui de la hiérarchie entre le masculin et le féminin et de l’exclusion de l’homosexualité (ARÁN, 2006 ; BIRMAN, 1999). Dans ce sens, prendre en considération l’historicité du sexuel n’est pas seulement une question éthique et politique, mais surtout, une question théorique extrêmement importante. S’il existe un territoire sexuel « hors » ou « exclu » du symbolique, par rapport auquel le symbolique se constitue, il est fondamental de reconnaitre comment les contingences historiques et politiques peuvent promouvoir dans ce même territoire des déplacements subjectifs, en élargissant les possibilités existentielles.
23 Il n’est pas difficile de percevoir que la fixité de la loi structuraliste établit les positions tenues pour légitimes, en imposant une matrice hétérosexuelle. Tout le reste devient incompréhensible s’il ne correspond pas à cette organisation binaire hiérarchique et demeure comme un excès impossible à inscrire dans le champ symbolique. Les concepts d’identification et de sexuation à la psychanalyse sont si adstricts à une loi établie a priori qu’ils finissent par fixer et restreindre les manifestations des sexualités à deux positions normatives, « masculin » et « féminin » :
24 « Il doit y avoir un lien entre ce processus d’« assomption » d’un sexe, la question de l’identification et les moyens discursifs par lesquels l’impératif hétérosexuel permet certaines identifications de sexe et forclut et/ou ne reconnait pas d’autres identifications » (BUTLER, 2002, p. 3).
25 Si l’on comprend la loi comme une structure antérieure et transcendante aux manifestations sociales, politiques et obligatoirement historiques, le symbolique sera présenté comme une force qui ne pourra pas être modifiée et subvertie sans la menace de la psychose ou de la perversion. Au contraire, si l’on comprend la loi comme quelque chose qui est vécu et constamment réitéré de façon immanente aux relations de pouvoir, les possibilités de modification et aussi de subversion du symbolique, ne signifieront pas nécessairement une menace à la culture et à la civilisation (PEIXOTO JUNIOR, 2007). Il faut ainsi une certaine déstabilisation de ces frontières excessivement rigides et fixes de l’identification et du désir pour que d’autres formes de construction du genre puissent habiter le monde viable de la sexuation et sortir du spectre de l’abjection.
26 À partir de ce qui a été dit, nous pouvons nous rendre compte comment le registre symbolique se caractérise par une limite aux tentatives de reconfiguration des rapports sociaux. Cependant, selon Butler, ce que le structuralisme présente comme « une position » dans le langage ou dans la parenté n’est pas la même chose qu’une norme. Comme nous l’avons vu précédemment, la norme et les relations de pouvoir, pour avoir été produites socialement, sont toujours susceptibles de variations. Pour cela Butler cherche à montrer « que la distinction entre la loi symbolique et la loi sociale ne peut plus être maintenue, que le symbolique lui-même est la sédimentation de pratiques sociales et que les changements radicaux de la parenté demandent une reformulation des présupposés structuralistes de la psychanalyse, puisqu’ils nous poussent à nous déplacer vers un post-structuralisme queer de la psyché » (BUTLER, 2006).
SUBJECTIVITÉS QUEER
27 Comme nous croyons l’avoir indiqué, présupposer l’instabilité des normes de genre permet de détendre le rapport entre l’assomption du sexe et le choix de l’objet sexuel. Dans ce sens, il convient de s’interroger sur ce qui se passe quand les interdits primaires contre l’inceste produisent des déplacements et des substitutions qui ne s’ajustent pas aux modèles supposés normaux de la sexuation. Selon Butler, en réalité, une femme peut trouver le résidu phantasmatique de son père chez une autre femme ou remplacer son désir pour la mère par un homme et à ce moment, se produit un certain entrecroisement de désirs hétérosexuels et homosexuels. Si l’on admet la supposition psychanalytique que les interdits ne produisent pas que des déviations du désir sexuel, mais consolident aussi un sens psychique de « sexe » et de différence sexuelle, nous devons prendre en compte une conséquence fondamentale implicite dans ce point de vue. Du coup, il semble découler que les déviations hétérosexualisées d’une façon cohérente exigent que les identifications s’effectuent sur la base de corps similairement sexués, et que le désir se dévie par le biais de la division sexuelle vers des membres du sexe opposé. Mais, si un homme peut s’identifier à sa mère et désirer en partant de cette identification, d’une certaine façon il a confondu la description psychique du développement de genre stable. Et si ce même homme désire un autre homme ou une femme, est-ce que son désir est homosexuel, hétérosexuel ou lesbien ? Et qu’est-ce que signifie restreindre tout individu voué à une seule identification ? (BUTLER, 2002 : 99).
28 Si de tels phantasmes peuvent saturer un lieu de désir, nous ne sommes pas en mesure soit de nous identifier à un sexe donné, soit de désirer quelqu’un de ce sexe ; en réalité, d’une façon plus générale, nous ne sommes pas en mesure de considérer que l’identification et le désir sont des phénomènes réciproquement excluant. S’identifier ce n’est pas s’opposer au désir, affirme Butler. L’identification est en même temps une trajectoire phantasmatique, une résolution de désir et une assomption de lieu : il s’agit de la territorialisation d’un objet qui permet l’identité moyennant la résolution temporaire du désir, qui demeure encore sous la forme d’un désir, même sous sa forme répudiée.
29 La référence de la part de l’auteur à l’identification multiple ne revient à suggérer que tous se sentent obligés d’être ou d’avoir une telle fluidité identificatoire. La sexualité est aussi motivée par le phantasme de retrouver des objets perdus que par le désir de demeurer protégé de la menace de punition que cette recouverte pourrait entraîner. Il peut également arriver que s’établissent certaines identifications et filiations, des connexions complaisantes élargies, précisément pour instituer une non-identification à une position qui semble excessivement saturée de douleur et d’agression, position qui, par conséquent, ne pourrait être occupée qu’en imaginant conjointement la perte d’une identité viable. Les identifications peuvent donc protéger de certains désirs ou agir comme des véhicules pour le désir ; pour faciliter certains désirs peut-être est-il nécessaire de se protéger des autres : l’identification est le lieu où se produisent de façon ambivalente, l’interdit et la production du désir.
30 Dans ce contexte, la politique queer devient emblématique puisqu’elle condense en soi aussi bien une dégradation passée qu’une affirmation présente, en montrant de façon radicale la contingence des normes de genre. La resignification de la sexualité gay et lesbienne par l’abjection et la contre abjection peut signifier une prolifération et une subversion du symbolique, en étendant et en altérant la normativité de leurs termes. En introduisant les homosexualités sur le terrain de la symbolisation, de nouvelles formes de subjectivation, ainsi que de nouvelles formes de sociabilité sont devenues possibles. D’où la nécessité de continuer à repenser les paramètres à partir desquels nous abordons le désir, la sexualité et les subjectivités dans le monde contemporain.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Construction du genre, Sexuation, Identification, Norme sexuelle
Mise en ligne 06/06/2011
https://doi.org/10.3917/cpsy.058.0053