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Article de revue

Destin de naissance... destin de mort : quand naissance et mort se superposent

Pages 41 à 51

Notes

  • [1]
    Décret n° 2008-798 du 20 août 2008 modifiant le décret n° 74-449 du 15 mai 1974 relatif au livret de famille
    Décret n° 2008-800 du 20 août 2008 relatif à l’application du second alinéa de l’article 79-1 du code civil
  • [2]
    GOLSE B. (2002), « À propos des interruptions de grossesse, deuil (du fœtus) ou mélancolie », Le Carnet psy, n°73.
  • [3]
    Cadre législatif entourant le diagnostic anténatal Loi N° 2001/588, art 10 ; JO du 07072001. Ordonnance N° 2003/850 du 04/09/2003 ; art 9 ; JO du 06/09/2003. « L’interruption volontaire de grossesse peut, à toute époque, être pratiquée si deux médecins membres d’une équipe pluridisciplinaire attestent, après que cette équipe a rendu un avis consultatif, soit que la poursuite de la grossesse met en péril grave la santé de la femme, soit qu’il existe une forte probabilité que l’enfant à naître soit atteint d’une affection d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic »
  • [4]
    WINNICOTT D.W. (1974). « La haine dans le contre-transfert », De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.
  • [5]
    FREUD S. (1914), « Pour introduire le narcissisme », La vie sexuelle, Paris, PUF, 2002.
  • [6]
    BYDLOWSKI M. (1997), La dette de vie, Paris, PUF.
  • [7]
    BOLTANSKI L. (2004), La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Gallimard.
  • [8]
    SOUBIEUX M.-J. (2008), Le berceau vide, Toulouse, Erès, coll. « La vie de l’enfant », p67.
  • [9]
    FREUD S. (1915), « Deuil et Mélancolie », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968
  • [10]
    SOUBIEUX M.-J., (2008). Le berceau vide, Toulouse, Érès, coll. « La vie de l’enfant ».
  • [11]
    SECHAUD E. (2005), « Perdre, sublimer… », Revue française de psychanalyse, La sublimation, LXIX, Paris, PUF, p1324.

1 L’interruption de la grossesse, qu’elle soit décidée pour motif médical ou spontanée, implique un arrêt du processus de parentalisation et nécessite un travail psychique de désinvestissement du fœtus. De surcroît, elle est bien souvent méconnue socialement même si de récentes modifications des lois [1] entourant la reconnaissance des deuils périnataux tentent de répondre à la souffrance des parents. Cette « réponse humaine » aux familles endeuillées ne remplace cependant pas le temps d’élaboration nécessaire à la perte. Car à la fois objet-non objet, ce fœtus fait courir le risque d’un deuil mélancolique puisque encore incorporé au Moi [2].

2 Je vous propose de nous immerger dans la clinique du traumatisme et les processus psychiques en jeu lors d’une perte périnatale en suivant le chemin de Michèle. C’est une jeune femme d’une trentaine d’année rencontrée à l’issue de son échographie du 2e trimestre. Lors de cette deuxième grossesse, le médecin vient de découvrir une anomalie cérébrale sévère de son fœtus qui évoque une atteinte virale périconceptionnelle. L’amniocentèse effectuée ce même jour confirmera ce diagnostic. La gravité du pronostic, présageant des répercussions sensorielles et neurologiques multiples, ouvre sur l’éventualité d’une interruption médicale de grossesse (IMG)  [3].

1) DU TRAUMATISME DE L’ANNONCE

3 Lors de cette première rencontre, je vois arriver une jeune femme repliée sur elle-même, petite chose frêle ; et bien qu’elle soit emmitouflée dans son manteau, je constate qu’elle tremble. Elle s’assoit sur le bord de la chaise, silencieuse, tête baissée, presque apeurée.

4 Ce premier entretien, marqué par un long silence que j’« entends », fait suite au bouleversement du temps de l’échographie et de l’amniocentèse : temps d’effraction physique avec le geste intrusif de l’aiguille associé à l’effraction psychique du diagnostic. Qu’a-t-elle perçu des images échographiques ? Quels peuvent en être les retentissements sur sa représentation de cet intérieur et de son bébé ? Suite au chaos dans lequel elle vient d’être plongée, le temps paraît figé. Au bout d’un moment, elle relève la tête et me regarde ; son regard semble dire qu’elle m’est reconnaissante de ce silence, silence qui lui permet de se rassembler et de se restaurer. L’amniocentèse l’a plongée d’emblée dans le diagnostic anténatal ; dès lors, elle pénètre dans quelque chose de violent, voire de morcelant, interrogeant cette grossesse, son issue, les représentations du fœtus-futur bébé…

5 Le fait qu’elle soit seule lors de cet examen m’interroge sur son entourage : son mari, doit partir le lendemain en déplacement professionnel pour une durée de 4 mois. Mais compte tenu du contexte, pourra-t-il différer son départ pour la soutenir et porter avec elle une décision quant à l’issue de la grossesse ?

6 D’autres investigations sont programmées avec neurologues, échographistes, pédiatres… protocole auquel elle va se plier comme un automate. Ces différentes échéances, ponctuées de consultations psychothérapeutiques, introduisent une temporalité qui va contribuer à remettre sa pensée en circulation.

7 Dans ce temps de traumatisme, la fonction de contenance du thérapeute va jouer un rôle fondamental ; en référence au concept de relation contenant-contenu de Bion, le thérapeute va se plonger dans l’irréalité perçue de la patiente, pour recevoir les éléments‚ non élaborés et les transformer en éléments. Ce cadre contenant – holding environnemental et psychique– va permettre expression des affects, régression et élaboration du traumatisme. Il s’agit alors de construire du sur-mesure, conjuguant entre réalité institutionnelle et réalité perçue par la patiente, entre temporalité médicale et temporalité psychique.

2) INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ DU CONTENU UTÉRIN

8 Évoquant son rendez-vous chez le neurologue, Michèle est frappée, dès la salle d’attente, par tous ces enfants handicapés qui jouent aux cubes et aux legos. « Ce sont des enfants qui jouent, normal pour des enfants, comme tous les autres enfants, avec des cris et des rires… ce que j’ai dans le ventre, c’est un enfant aussi ». À la fois, elle sait gré aux médecins de lui présenter la réalité de l’atteinte fœtale, mais elle exprime son ressentiment à leur égard : selon elle, le diagnostic, préoccupation centrale du corps médical, occulte le fœtus comme enfant en devenir pour ne voir que l’objet d’investigations et de soins. Ne faut-il pas aussi voir là l’hostilité à l’égard de son fœtus déplacée sur l’équipe soignante ? La haine primitive entre la mère et son bébé décrite par Winnicott [4], est inentendable et source de grande culpabilité lorsque « His Magesty the Baby »  [5] n’est pas conforme aux promesses.

9 Parallèlement, elle évoque un sentiment d’étrangeté : son enfant est porteur de quelque chose de différent. Ce quelque chose d’invisible qui entraîne des répercussions tellement visibles à l’échographie qui, telle un œil scrutateur chargé de traquer la moindre anomalie, permet cette radiographie de l’intérieur. Du contenu utérin à l’intérieur fœtal, cette incursion à l’intérieur d’elle-même conduit le regard vers l’intérieur de son bébé : il réside alors un paradoxe puisque qu’extérieurement, rien n’apparaît. En effet, ce fœtus une fois né, ne révèlerait rien extérieurement de son atteinte cérébrale.

10 L’inquiétante étrangeté est renforcée par la solitude du choix ; en effet, bien que l’assurant de son soutien, son mari vient de partir pour l’étranger. Alors que ce projet de bébé était un projet de couple, elle se retrouve seule à choisir l’issue de la grossesse et quelle que soit sa décision, c’est de mort dont il s’agit : mort d’un bébé, mort d’un projet et atteinte narcissique majeure dans sa capacité à faire un bébé bien portant.

3) REVIVISCENCE DES PERTES ANTÉRIEURES

11 Lors d’un entretien ultérieur, Michèle évoquera deux rêves : « elle est dans un escalier roulant, seule ; alors qu’elle monte, elle voit un petit garçon sur le bord qui la regarde ; elle poursuit son ascension, en se retournant pour le regarder. Dans le second rêve, elle monte un escalier et tombe. Un enfant s’approche alors pour la relever ».

12 Escalier roulant, escalator d’aéroport, aurait-elle envie de partir elle aussi, de fuir cette impossible décision ? L’escalier roulant évoque également quelque chose d’inexorable, qui avance sans qu’on puisse l’arrêter, comme si elle était aux prises avec un processus qu’elle ne contrôle pas ; la chute du rêve fait penser à l’effondrement consécutif au diagnostic. Elle s’interroge : laisse-t-elle l’enfant sur le bord ou bien est-ce lui qui la laisse poursuivre sa route ? Nous voyons l’émergence de la représentation de son fœtus comme d’un futur enfant.

13 La succession de ces deux rêves lui fait évoquer, avec une certaine culpabilité, une interruption volontaire de grossesse réalisée dix ans auparavant : l’atteinte fœtale en serait alors la punition. M. Bydlowski [6] fait un lien entre IVG et dette de vie où l’avortement permettrait de tuer sa mère à l’intérieur de soi, autorisant la fille à devenir femme ; mes associations me conduisent alors vers sa mère : qu’est-ce que ce rêve vient dire d’elle-enfant sur le bord dans le lien à sa mère ? Lui demandant si elle a pu en parler à ses parents, j’apprends que sa mère est décédée il y a quelques années, d’un cancer du sein qui s’est généralisé. Elle n’en parlera pas davantage : son silence, lourd, m’interroge à la fois sur l’élaboration de ce deuil, comme si cette perte, très douloureuse, était encore difficilement pensable, mais aussi sur les traces laissées par son IVG. Nous voyons combien le traumatisme actuel et la blessure narcissique qui en découle, réactualisent des fantasmes archaïques et des pertes antérieures.

4) QUEL STATUT POUR CE FŒTUS, OBJET OU SUJET ?

14 Lors d’une séance faisant suite à un rendez-vous avec l’obstétricien, Michèle exprime une vive colère car l’information délivrée sur les possibilités de prise en charge de son fœtus – voir son corps, le prénommer, l’inscrire, pratiquer une autopsie, organiser des obsèques– suscite en elle de grandes interrogations. Toutes ces propositions lui semblent « totalement paradoxales » : en effet, si l’on s’inscrit dans une démarche médicale où le fœtus est considéré comme un objet d’investigations, l’incurabilité de la pathologie rend l’interruption de grossesse acceptable puisque confrontant la réalité aux limites de la médecine ; l’autopsie s’inscrit alors dans cette continuité où le corps malade doit être analysé comme un objet de soin et expertisé à des fins diagnostiques et pronostiques. Par conséquent, la proposition de prénommer et de l’inscrire à l’état civil devient caduque puisqu’il s’agit d’un objet de recherche et non pas d’un sujet humain en devenir.

15 En revanche, le fait de voir et de prénommer – actes reconnaissant une place de sujet au produit d’expulsion– correspondent pour elle à l’identification de cet autre à l’intérieur d’elle et donc à l’individuation du fœtus comme être à part entière. Dans ce cas, l’interruption lui paraît inconcevable et inacceptable. Et mettre sur le même plan ces différentes propositions est pour elle source de grande confusion.

16 Sa colère illustre la question du statut de ce fœtus, problématique centrale dans le deuil périnatal : être par la chair ou par la parole [7] ? Fœtus authentique ou fœtus tumoral [8] ?

17 Ceci pose également la question de ce que doit dire ou pas l’équipe soignante, entre devoir d’information et respect de la temporalité psychique de la patiente. On voit alors toute l’importance d’un accompagnement à deux voix, qui permet de reprendre dans un deuxième temps ce qui est mobilisé, sur le plan des affects et des représentations, par les propos médicaux. Dans le cas présent, les propositions de voir, prénommer, arrivaient peut-être un peu tôt dans le temps de la grossesse psychique où Michèle est avec cet autre à l’intérieur d’elle comme un prolongement d’elle-même.

5) COMMENT ACCOUCHER D’UN MORT ?

18 Sa décision est prise : elle souhaite interrompre cette grossesse. Le poids du diagnostic est très lourd, trop lourd pour elle d’autant qu’elle est très souvent seule – comme d’ailleurs en ce moment. Le sens initial de leur projet conjugal – avoir un enfant– ne peut évoluer en projet individuel d’accueillir un enfant handicapé. La réalisation de l’IMG en elle-même est redoutée puisqu’il s’agit d’accoucher « normalement » ; or l’accouchement, lié à l’acte de donner la vie, semble incompatible avec celui de donner la mort. Même si l’issue de cette grossesse conduit à l’insupportable confrontation, dans le même temps et le même lieu, de la naissance et de la mort, le temps pris à la réflexion contribue à ce que cet accouchement particulier s’inscrive dans une continuité, aboutissant à la séparation d’avec ce fœtus.

19 L’équipe soignante, de part sa fonction de contenance, va contribuer à porter cet évènement ; et particulièrement la sage-femme, dont le rôle est d’accompagner le processus de maternalité, quelle qu’en soit son issue. Ainsi, bien qu’accouchant d’un bébé mort, la femme peut se sentir reconnue dans sa maternité.

20 Michèle accouche d’un petit garçon qu’elle a finalement souhaité voir, mais a refusé l’autopsie, invoquant des motifs religieux ; on peut aussi imaginer que ce serait peut-être le tuer une deuxième fois ? Son séjour à l’hôpital est marqué par un fort repli sur elle ; cet état de régression est consécutif à l’effondrement devant son ventre vide et la perte de son bébé : aucune parole n’est possible, comme si l’épreuve physique à laquelle elle venait d’être confrontée avait mobilisé toute son énergie, comme si son corps, écartelé, devait d’abord récupérer avant de pouvoir ensuite penser ce qu’il venait de s’y passer et d’y mettre du sens.

6) LE TEMPS DU DEUIL

21 Le deuil périnatal a ceci de particulier qu’il ne peut être assimilé au travail de deuil classique, tel que décrit par Freud [9], puisque l’objet est perdu avant même d’être connu. Selon Soubieux [10], il dépend de nombreux facteurs en lien avec les objets internes et les relations précoces et le premier temps est celui de la survie psychique ; ainsi pour Michèle, la sortie de maternité a été un moment particulièrement difficile, puisqu’il s’agissait de rentrer le ventre vide sans rien ni personne dans les bras. Elle est restée claustrée, volets fermés, ne souhaitant voir personne, ni même la lumière du jour perçue comme agressive. Repliée sur elle-même, elle a traversé une phase de régression intense, renforcé par l’état de transparence psychique propre à la grossesse, exprimant une nostalgie du retour à l’état de fusion avec la mère des premières relations ; cette régression narcissique s’inscrit également dans un mouvement identificatoire au fœtus, contribuant à lui donner réalité pour pouvoir s’en détacher ensuite.

22 Je reçois sa souffrance dépressive comme la conséquence du travail de deuil et de désinvestissement de son bébé en devenir.

7) DES TEMPORALITÉS CONJUGALES DIFFÉRENTES

23 Une période de vacances va permettre à Michèle d’aller rejoindre son conjoint à l’étranger ; très attendu par elle, ce temps de retrouvailles sera difficile puisque son mari fuyait les moments d’intimité de couple : à aucun moment, ils n’ont pu se retrouver seuls pour évoquer cette perte. Peur de se retrouver face à face avec la mort entre eux deux ? Refus de voir la réalité ? Elle qui s’est confrontée à cette réalité traumatisante, elle qui n’a pu la fuir puisque se passant à l’intérieur de son propre corps, elle aurait aimé pouvoir en transmettre quelque chose à son conjoint, lui faire partager sa douleur, peut-être aussi lui faire éprouver quelque chose de l’insupportable, dans l’espoir d’atténuer sa propre douleur. Mais cette colère et cette douleur ne lui permettent-elles pas de rester en lien avec ce bébé disparu ?

24 Trois mois plus tard, à la date initialement prévue pour l’accouchement, son mari rentre de l’étranger, comme s’il n’avait pu modifier ses projets ni prendre en compte la réalité de l’issue de cette grossesse. La façon dont elle présente ce retour me plonge dans une certaine confusion, comme s’il y avait un déni de la réalité de la mort du bébé. Cette date viendrait signer la fin « normale » de sa grossesse, date à laquelle elle aurait dû accoucher de son bébé vivant. La confusion ressentie semble être le reflet du décalage et du sentiment d’incompréhension réciproque régnant au sein du couple.

25 Un certains temps sera nécessaire pour qu’un dialogue s’instaure à nouveau entre eux ; dépassant leur ressentiment mutuel, ils pourront regarder ensemble les photos du bébé, évoquer l’absence, le manque, la tristesse ainsi que le projet d’un autre enfant dans l’avenir. Contrairement à lui, elle se sent maintenant prête mais accepte de l’attendre, de lui laisser le temps de cicatrisation de la blessure de la perte de ce petit garçon-là, pour qu’une grossesse ultérieure soit un projet de couple.

8) DÉBUT DE RÉINVESTISSEMENT

26 Au fil des entretiens, émerge le désir de s’investir dans la rédaction d’articles, activité laissée en suspens depuis son mariage : son projet d’écriture s’inscrit dans un processus de sublimation offrant une issue à la pulsion libidinale comme à la pulsion de mort, en lui permettant de retrouver l’objet perdu sous une autre forme, acceptable et même valorisée [11].

27 Mais avant tout, Michèle exprime le besoin de mettre du lien : elle souhaite tisser un pont entre l’avant et l’après, elle avant et elle après, pour elle-même, pour son couple… et aussi pour ce bébé. Il y a eu le temps d’avant ce bébé, leur projet puis ce drame ; maintenant elle doit se reconstruire en intégrant ce qui s’est passé. Ce bébé doit trouver sa juste place dans son histoire tout comme elle doit trouver un juste lien avec lui.

9) RÉUNIFICATION TRANSGÉNÉRATIONNELLE ET FILIATION

28 Le dernier entretien, convenu précédemment avec Michèle, aura une tonalité particulière ; aussi, je souhaite vous le relater comme un point d’orgue à cette partition au destin singulier.

29 Michèle évoque la mort de sa propre mère, le silence et les non-dits qui ont entouré son départ. Me revient en écho son silence consécutif à l’évocation du rêve ; elle rationalise tout d’abord, excusant son père qui voulait protéger ses filles. Puis peu à peu, s’exprime de façon sourde, toute la colère contenue à propos des non-dits entourant la maladie et le départ brutal de sa mère. Selon elle, son père était submergé par la douleur et la violence de la réalité et se trouvait donc dans l’incapacité totale de verbaliser quoi que ce soit devant ses enfants, pourtant déjà adultes. Sa sidération semble avoir atteint l’ensemble même de la cellule familiale.

30 Ces remémorations la renvoient à la situation présente ; les entretiens lui ont offert un cadre autorisant l’expression des émotions et des affects. La temporalité proposée a favorisé une élaboration possible de la perte puisque accompagnée, alors que spontanément elle aurait voulu fuir, tant elle se sentait envahie par un sentiment d’anéantissement. Or, cette fuite était impossible puisque c’était en elle que cela se passait. Elle devait s’y confronter, pour progressivement autoriser l’émergence de ses sentiments négatifs tant à l’égard du bébé que d’elle-même.

31 Ce temps entre l’annonce et la décision aura été un temps nécessaire, fondamental, lui permettant de retrouver ses capacités de penser et contribuant à remettre en circulation la pensée figée par le traumatisme. Les mots ont été pour elle le lien entre la vie et la mort, alors que jusque là, la mort était entourée de silence, de vide, de rien. Elle a dépassé l’anéantissement initial en acceptant de se confronter à ses affects. Elle a toléré l’envahissement de la pulsion de mort, l’a dépassée et métabolisée en pulsion de vie.

32 Dans l’après-coup, changée par ce bébé qui n’est plus, elle exprime une prise de distance par rapport à ces modèles familiaux intériorisés, un réaménagement de ses repères identificatoires. Michèle exprime aussi son sentiment de réunification, de réconciliation entre elle et son bébé, tout comme celui de retrouvailles avec sa mère morte. Ces différents liens permettent alors l’inscription de ce bébé dans sa filiation.

EN CONCLUSION :

33 La clinique du deuil périnatal illustre les mouvements psychiques inhérents à l’élaboration de la perte d’un objet-non objet.

34 La question du travail de deuil dans ce cadre soulève celle du statut du fœtus, pas tant dans sa réalité obstétricale ou juridique que dans la représentation que peut s’en faire la mère. Objet à multiples facettes, à la fois idéalisé et haï, le foetus risque de devenir objet d’horreur lors de la révélation d’une pathologie incurable. Dans le registre de l’archaïque, il vient interroger les représentations en œuvre chez tous les acteurs de la tragédie, tant la mère, le père et le couple que les membres de l’équipe soignante.

35 D’un côté, la pathologie fœtale incurable réduit les équipes à l’impuissance en les plaçant devant les limites des dispositifs de soins ; renvoyés à leurs propres angoisses de mort, les soignants peuvent tenter d’y échapper en conduisant le couple à l’IMG, destin maîtrisable et maîtrisé d’une pathologie fœtale insupportable.

36 De l’autre, la blessure narcissique ainsi constituée chez les parents, atteints dans leur capacité de procréation, fait courir le risque d’une demande d’interruption de grossesse rapide comme si enlever ce bébé monstrueux diminuait alors la souffrance ressentie. Il me semble que prendre le temps de sortir de l’état de sidération et amorcer la perspective d’un sens à donner à l’issue de la grossesse, que ce soit dans celui de sa poursuite ou de son interruption, est fondamental : il permet en effet de favoriser l’émergence d’une représentation objectalisée du fœtus, favorable à la résolution du deuil.

37 L’équipe soignante va assurer la continuité nécessaire et une fonction de contenance dans ces moments de bouleversement psychique ; elle joue un rôle particulier de témoin de la maternité, certes blessée, de cette femme endeuillée et de l’existence de cet enfant en devenir.

38 Au thérapeute de construire, sur mesure, le cadre qui permettra d’absorber le débordement traumatique, de contenir les projections et les angoisses mobilisées. L’espace de narrativité ainsi créé conduira, progressivement, à l’élaboration de la perte et des pertes antérieures ravivées, comme dans le cas de Michèle.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • BOLTANSKI L. (2004), La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Gallimard.
  • FREUD S. (1914), « Pour introduire le narcissisme », La vie sexuelle, Paris, PUF, 2002.
  • FREUD S. (1915), « Deuil et Mélancolie », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968.
  • FREUD S. (1919), L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
  • GOLSE B. (2002), « À propos des interruptions de grossesse, deuil (du fœtus) ou mélancolie », Le Carnet psy, n°73.
  • MISSONNIER S. (2005), « Entre extrême incertitude et extrême onction : le diagnostic fœtal », Champ Psychosomatique 2005/3, n°45, pp. 71-84.
  • SECHAUD E. (2005), « Perdre, sublimer… », Revue française de psychanalyse, La sublimation, 5, t. LXIX, Paris, PUF.
  • SOUBIEUX M.-J. (2008), Le berceau vide, Toulouse, Erès, coll. « La vie de l’enfant ».
  • WINNICOTT D.W. (1974), « La haine dans le contre-transfert », De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.

Mots-clés éditeurs : interruption médicale de grossesse, statut du fœtus, Diagnostic anténatal, deuil périnatal, traumatisme

Mise en ligne 06/07/2010

https://doi.org/10.3917/cpsy.056.0041

Notes

  • [1]
    Décret n° 2008-798 du 20 août 2008 modifiant le décret n° 74-449 du 15 mai 1974 relatif au livret de famille
    Décret n° 2008-800 du 20 août 2008 relatif à l’application du second alinéa de l’article 79-1 du code civil
  • [2]
    GOLSE B. (2002), « À propos des interruptions de grossesse, deuil (du fœtus) ou mélancolie », Le Carnet psy, n°73.
  • [3]
    Cadre législatif entourant le diagnostic anténatal Loi N° 2001/588, art 10 ; JO du 07072001. Ordonnance N° 2003/850 du 04/09/2003 ; art 9 ; JO du 06/09/2003. « L’interruption volontaire de grossesse peut, à toute époque, être pratiquée si deux médecins membres d’une équipe pluridisciplinaire attestent, après que cette équipe a rendu un avis consultatif, soit que la poursuite de la grossesse met en péril grave la santé de la femme, soit qu’il existe une forte probabilité que l’enfant à naître soit atteint d’une affection d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic »
  • [4]
    WINNICOTT D.W. (1974). « La haine dans le contre-transfert », De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.
  • [5]
    FREUD S. (1914), « Pour introduire le narcissisme », La vie sexuelle, Paris, PUF, 2002.
  • [6]
    BYDLOWSKI M. (1997), La dette de vie, Paris, PUF.
  • [7]
    BOLTANSKI L. (2004), La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Gallimard.
  • [8]
    SOUBIEUX M.-J. (2008), Le berceau vide, Toulouse, Erès, coll. « La vie de l’enfant », p67.
  • [9]
    FREUD S. (1915), « Deuil et Mélancolie », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968
  • [10]
    SOUBIEUX M.-J., (2008). Le berceau vide, Toulouse, Érès, coll. « La vie de l’enfant ».
  • [11]
    SECHAUD E. (2005), « Perdre, sublimer… », Revue française de psychanalyse, La sublimation, LXIX, Paris, PUF, p1324.
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