1 Le passage du critère cardiaque de la mort au critère encéphalique, à la fin des années 1960, résulte-t-il du seul progrès technique (en l’occurrence de celui des techniques de réanimation) ? Ou bien est-il, plus profondément, l’indice du passage à un nouveau paradigme de la mort dans le champ de l’existence et de la politique ? Avec la possibilité de prélever des organes sur un corps vivant alors que la personne se trouve déclarée cliniquement morte, la mort cesse, en effet, de pouvoir être définie comme détermination adverse de la vie qui la précède ou en tant que moment de rupture avec celle-ci. La mort ne désigne plus uniquement le passage de vie à trépas. Son temps s’est dilaté ! Non à la manière du temps de la mort-processus (Milanesi, 1991), mais en revêtant la figure de la pure indétermination, conséquence de l’usage de techniques – sur le plan médical – et d’artifices – sur le plan institutionnel– permettant l’animation de corps où la vie est en suspens (Barkat, 2009).
2 Depuis 1968, l’arrêt cardiaque, autrefois marque de la « fin de l’existence pour l’homme » (Bichat, 1800), a perdu son statut de limite de la vie. L’électro-encéphalogramme plat s’est imposé comme critère officiel de la mort de l’homme identifié aux seules fonctions de la conscience et à la pensée (Le Breton, 1993).
3 Le choix du critère cérébral de la mort est lié à la conjonction de facteurs d’ordre à la fois scientifique, juridique et anthropologique. La mise en évidence par Mollaret, à la fin des années 1950, du rôle essentiel joué par l’oxygénation du cerveau dans les chances de survie du patient réanimé, fut déterminante : « L’électro-encéphalographe situe désormais le mourant sur l’échelle entre la vie pleine et entière et la mort totale. Il succède au miroir longtemps destiné à guetter un dernier souffle, au stéthoscope patiemment appliqué sur un cœur silencieux » (Carol, 2004). Mais, l’adoption du critère encéphalique n’aura lieu qu’après la réalisation de la première transplantation cardiaque, le 3 décembre 1967, au sein du comité ad hoc constitué par la Harvard Medical School. La mort cesse d’être pensée en termes d’événement naturel (Hippocrate). Elle devient fruit d’une décision. La pratique des greffes d’organes induit, enfin, d’un point de vue anthropologique, une mutation du rapport de l’homme à lui-même, à sa vie et à sa mort (Nancy, 2000).
4 La révolution conceptuelle (Ziegler, 1975) dans la représentation commune de la mort, survenue au moment où le cœur-acropole (Aristote) est devenu profanable, a entraîné l’abandon du critère cardiaque retenu depuis la publication du Traité des signes de la mort et des moyens de prévenir les enterrements prématurés (1849), d’Eugène Bouchut. Critère dont l’adoption avait déjà marqué une rupture dans la mesure où il remettait en cause l’interprétation du ralentissement extrême, voire de la suspension totale de la circulation du sang en tant que signe d’une mort seulement apparente – et non « abolue » (Milanesi, 1989, 1991).
5 En raison de l’évidence dans l’instant du signe cardiaque de la mort, son abandon demeurera largement incompris. Ainsi s’explique la proposition d’un retour à lui faite, dès 1984, par le Comité de bio-éthique. Le docteur Marc Andronikof (2005) dénoncera quant à lui la « supercherie scientifique » consistant à identifier le coma et la mort et à ignorer les parties du cerveau réellement sujettes à la mort. Il qualifie d’« abus de langage » et d’« illogisme » la déduction de la mort de la personne de celle du cerveau. Il récuse enfin le bien-fondé de la thèse selon laquelle « le cerveau est plus vital que les autres organes [en raison de l’impossibilité de] suppléer à ses fonctions ».
6 De nouvelles considérations de nature scientifique et philosophique devaient de même contribuer à la mise en doute de la pertinence du choix du critère de la mort cérébrale. Sur le plan scientifique, ces considérations se fondent sur le constat de l’indépendance des composantes du cerveau (Toole, 1971), l’amélioration de la performance des techniques de diagnostic rendant plus délicate la déclaration de mort cérébrale totale et irréversible, enfin, sur la compensation toujours meilleure par la technique de la régulation de l’organisme par le cerveau, en cas de mort cérébrale établie.
7 D’un point de vue philosophique, la critique concerne l’écart existant entre le caractère métaphysique du problème de la détermination des critères de la mort et le référent physique de la critériologie adoptée. Cette dernière ne tient en effet nullement compte de l’impossible disjonction chez l’individu des ordres métaphysique et physique, de l’inviscération de l’intelligible dans le sensible et de leur profonde osmose (Dagognet, 1988), de l’existence du « corps métaphysique » que l’on est (Malherbe, 1996). Mais, cette critique d’inspiration philosophique porte également, depuis le milieu des années 1980, sur la conception du cerveau en tant qu’image de la totalité vivante en vertu de l’idée selon laquelle la vie humaine serait toute neurologique, en tant que propriété du « sujet cérébral » (Vidal, 2006). Sujet dont le concept a été construit par la psychologie empirique du XVIIIe siècle et qui repose aujourd’hui sur la conviction que nous sommes notre cerveau : « Limite ultime de l’identité, voire organe consubstantiel au moi [, le cerveau] apparaît comme l’une des frontières majeures de la science et comme le défi principal dans la quête du savoir sur ce qui fait l’être humain en tant qu’humain. Au-delà de sa fonction de cause, fondement matériel ou condition de possibilité, le cerveau, qu’il soit abordé en tant qu’” esprit-cerveau” ou dans le cadre du réductionnisme physicaliste, possède une primauté ontologique certaine. On ne peut pas changer de cerveau sans changer de personne » (ibid.).
8 Mais l’enjeu du retour au critère cardiaque de la mort, inscrit dans le fil d’une tradition de pensée définissant le cœur comme dernier mourant, est aussi celui d’une réhabilitation de la vie organique, dont le cœur est le foyer, par rapport à la vie animale, dont le cerveau constitue l’organe central (Bichat, 1800). Vies dont l’équilibre –à travers celui des foyers épigastrique et cérébral– définit, selon Bichat, la constitution la plus heureuse de l’homme.
9 L’attention ici prêtée par Bichat à la vie et à la mort propres de chaque organe révèle, selon nous, le caractère épistémologiquement contestable de la polarisation actuelle, inspirée par le néo-mécanisme de la science moderne, concernant l’adoption du critère cérébral de la mort. En l’absence de débat réel portant sur ce dernier choix, sa fonction peut-elle être autre que légaliser l’expérimentation de techniques dont, comme le remarque Jean-Claude Beaune (1988), « l’intérêt avoué consiste à faire durer la vie dans la mort et à inscrire la mort dans la vie » ? Point qui, selon nous, requiert une clarification philosophique. Contrairement à ce que soutenait Épicure, nous pouvons encore être vivants tout en étant – légalement – morts. Cas de figure inédit qui renvoie, sur le plan anthropologique et institutionnel, à l’idée qu’une sorte de précipité de vie demeure dans les organes du corps, dans le temps même où la personne est déclarée morte. Une puissance positive subsiste et s’impose quand pourtant est mise en scène la rupture négative que constitue la mort. Le concept de mort nous révèle ici un paradoxe saisissant, dans la mesure où quelque chose d’une réalité vivante échappe à son appréhension, à son interruption, à sa cessation. Ainsi se manifeste une ingéniosité jamais égalée, exprimée dans cette fabrique institutionnelle de la mort où pourtant la vie perdure (Barkat, 2007).
10 Dans le cas de l’adoption du critère de la mort cérébrale, le plan de représentation bascule : l’institution du cœur et des autres organes, en tant qu’étrangers au principe de la pensée, donne à voir le cerveau, siège d’un esprit émancipé de tout enracinement dans le corps, comme principe de la vie humaine. Avec l’adoption du critère encéphalique de la mort, le cœur a cessé d’être considéré comme auteur de la vie du corps, « maître de tous les organes [, dont dépend] toute énergie et toute force » (Harvey, 1628), « âme matérielle des corps vivants » (Sénac, 1749), la référence à partir de laquelle l’existence prend chair. Le cœur se trouve désormais inclus dans le même temps qu’il est exclu de sa fonction traditionnelle, inscrit dans un corps supposé tirer sa rationalité de la coordination que lui imprime le cerveau. Son statut d’organe le plus sensible de la vie végétative (Claude Bernard, 1878) ayant cessé d’être questionné, de faire énigme et de valoir comme symbole, le cœur n’est plus ce qui nous empêche de penser le corps comme simple attribut de la conscience. Devenu un organe comme un autre, il est évincé du lieu de structuration symbolique qu’il semblait pourtant habiter éternellement (Hamraoui, 2007). Sans que nul ne dénie son rôle de moteur de la vie du corps, sa propriété de principe de la vie lui est contestée. Toutefois, le problème n’est pas tant ici celui de l’affirmation d’une prééminence du cerveau sur le cœur, déjà énoncée par Galien (129- 201) et Realdo Colombo (1516-1559), son lointain disciple, que celui de l’appréciation des conséquences de ces transformations inédites.
11 Nous sommes assurément devant l’inévitable question éthique née du doute surgissant en entendant ou en voyant le cœur battre chez une personne déclarée cliniquement morte. Question qui s’ouvre sur fonds de pensée de la nature du rapport au monde dans lequel s’inscriront des organes chargés de puissance de vie. Rapport donnant à ce monde une coloration et un ton inouïs. Qu’est-ce, en définitive, que vivre et faire vivre alors même qu’on est déclaré mort ? Qu’est-ce que mourir quand l’image de l’habituelle opposition entre la vie et la mort se brouille (Barkat, 2009), la vie se continuant dans d’autres, inconnus ? Indétermination du temps de la mort qui empêche de penser aujourd’hui celle-ci uniquement en termes de destruction des corps. Et quel peut être le statut du corps dans ces conditions où des organes étrangers les uns aux autres se mêlent ? Interrogations nées de la structuration du nouveau paradigme de la mort, dont le passage du critère cardiaque au critère cérébral n’est autre que la manifestation.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Cœur, Technique, Mort, Cerveau, Décision
Mise en ligne 12/04/2010
https://doi.org/10.3917/cpsy.055.0139