1 Christian Flavigny : Quels sont les principes sur lesquels s’appuie la réflexion éthique au Comité Consultatif National d’Éthique ? Quelle est la place de la bioéthique dans ses travaux ?
2 Xavier Lacroix : Le CCNE est composé pour une large part de personnalités issues du monde scientifique ; les philosophes sont une minorité. Il fonctionne par saisines extérieures ou par auto-saisines. Il procède aux auditions de personnalités compétentes, établit des « Avis » qui visent moins à des conclusions qu’à une mise en perspective du sujet abordé. La bioéthique a une large place dans ces thèmes, du fait même de la finalité originaire du Comité (« pour les sciences de la vie et de la santé »). L’actuel processus de révision prévue des lois de 1994 et 2004, révision dont la mise en débat parlementaire est envisagée à partir de septembre 2009, donne aussi une particulière actualité à cet ensemble de questions. Dans ce contexte, trois thèmes font actuellement l’objet de groupes de travail spécifiques au sein du CCNE : le diagnostic prénatal et préimplantatoire ; la gestation pour autrui, la recherche sur l’embryon.
3 Le principe commun à tous pour notre réflexion renvoie à la morale kantienne, en particulier à la deuxième formulation de l’impératif catégorique : « Agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité, dans ta personne et dans celle d’autrui, toujours en même temps comme une fin, jamais seulement comme un moyen ».
4 Ce principe peut être tenu pour la traduction, dans le paysage moderne et laïque, d’une inspiration que l’on trouve déjà dans la Bible, en particulier, dans le livre du Lévitique, cité par l’Évangile, le fameux précepte « aime ton prochain comme toi-même », repris par Kant qui, ne l’oublions pas était chrétien, luthérien. On y trouve la racine du sentiment moral : se mettre à la place de l’autre, ce qu’Emmanuel Levinas nomme la « substitution » et que le kantisme nomme universalisation. C’est un principe d’ouverture à l’altérité : traite autrui comme tu attends qu’il te traite.
5 La référence à un tel principe, ou à d’autres, tels que l’indisponibilité du corps humain ou la non commercialisation de ses éléments, vient contrebalancer un risque actuel, dont nous sommes bien conscients au CCNE, qui serait la logique utilitaire ou pragmatique : évaluer les pratiques seulement selon la balance coût-bénéfices. Cette logique a parfois sa légitimité ; mais elle pourrait donner lieu à toutes sortes de dérives s’il elle n’était contenue par des principes supérieurs qui impliquent une certaine idée de l’homme. Elle pourrait valider des expérimentations indues – le souvenir des atrocités de la dernière guerre mondiale est là pour le rappeler.
6 Le CCNE se donne pour mission de rapporter les progrès scientifiques et médicaux, non à la performance, mais à la finalité du service de l’humain. Schématiquement, il accueille le progrès qui apporte un soulagement ou une réparation ; il exclut celui qui plaiderait une transformation, même habillée sous les meilleurs jours d’un perfectionnement de l’humain. L’idée est que certains hommes, fussent-ils en blouse blanche, ne peuvent prendre le pouvoir sur l’avenir des autres humains. Cette idée semble largement partagée, autant au sein du Comité que parmi les personnes que nous auditionnons.
7 C.F. : Est-elle argumentée par des considérations scientifiques, par exemple l’inconnu des aléas ; ou bien est-ce un principe purement « moral » ?
8 X.L. : L’argumentation est surtout morale. Je pense en particulier au principe de précaution. Il s’agit centralement de respecter l’humanité telle qu’elle nous est donnée, en laquelle tous reconnaissent globalement un bien, malgré les défaillances, anomalies et souffrances. Cet a priori, il est vrai, mériterait d’être approfondi. Pourquoi considérer comme un patrimoine inaliénable l’humanité telle que nous en héritons ? Où passe la frontière entre réparer les défaillances et « améliorer » l’espèce ? Même si cette frontière est ténue parfois, elle existe toutefois et je souhaite que ce soit un objet de réflexion. Cela dit, les scientifiques eux-mêmes sont conscients des limites des possibilités qu’ils ouvrent. Ainsi je connais plusieurs généticiens fort critiques par rapport aux mythologies du « tout génétique ». Tout n’est pas contenu dans les gènes, loin de là !
9 C. F : Les travaux du CCNE, et plus généralement les conceptions en matière de bioéthique, se réfèrent à la notion de la « dignité humaine ». Comment définir cette notion ?
10 X.L. : D’origine stoïcienne, ce concept a été développé et élargi par le christianisme, selon lequel tout homme est « à l’image de Dieu », c’est-à-dire d’une valeur incomparable avec quelque objet de ce monde, sans prix, au-dessus de toute valeur d’échange. Il s’agit d’une caractéristique intrinsèque de la personne. Synonymes pourraient être les termes de « grandeur » ou « humanité ». La dignité, c’est l’humanité comme telle, reconnue comme fin et non comme moyen. Une telle idée ne dépend pas des circonstances, des compétences ou de la qualité de vie. Dire qu’elle peut être perdue dans telle ou telle circonstance, c’est la nier ; c’est jouer du malentendu. La difficulté actuelle est que cette notion n’est pas d’ordre scientifique, biologique ou sociologique. Elle est intrinsèquement éthique : la recevoir, c’est percevoir la dimension éthique de la personne. Et le fondement du respect inconditionnel de la personne suppose soit une option métaphysique soit une inspiration religieuse.
11 C.F. : La réflexion bioéthique, est-ce au fond le besoin d’une société devenue à référence laïque, de peser le Bien et le Mal, catégories dont l’évaluation traditionnelle revenait au registre religieux ?
12 X.L. : En tout cas l’on peut repérer dans les questionnements actuels une rémanence des thèmes dont la source est religieuse. Selon le philosophe italien Gianni Vatimo, « qu’est-ce que la modernité, sinon un christianisme sécularisé ? » La plupart des notions qui fondent aujourd’hui l’éthique ont une origine religieuse, judéo-chrétienne tout particulièrement : dignité de la personne, mais aussi liberté, primauté de la conscience, intériorité, universalité, laïcité, progrès, amour, promesse…
13 C.F. : Abordons certains thèmes. L’embryon fait partie d’un questionnement actuellement central en bioéthique. Pourquoi ?
14 X.L. : Le statut de l’embryon est une question tout à la fois impossible et incontournable. Le terme de « statut » n’est pas parfait ; il a au départ un sens juridique. Mais il peut aussi prendre un sens éthique ou ontologique. Le terme de « nature » conviendrait philosophiquement, mais il est trop confondu aujourd’hui avec le naturalisme.
15 La question du statut éthique est incontournable : nous acceptons à son égard des pratiques qui seraient injustifiables, de nos jours du moins, à l’égard de l’enfant. Et il y a contradiction entre la postulation d’un agnosticisme théorique à son égard et la décision pratique de le traiter comme un objet d’expérimentation. Tout impératif moral renvoie à une prise de position à l’égard de son être, même si celui-ci est indécidable, indéfinissable.
16 Le minimum que l’on puisse constater est un continuum dans son développement, que tous les biologistes reconnaissent. Aucun seuil d’humanisation ou de personnalisation n’est décisif et absolument convaincant : ni la nidation (au 7e jour), ni le tube neuronal (au 14e jour), ni la viabilité, ni la naissance elle-même. Si le continuum prime, le respect à son égard est celui qui est dû à un être humain en développement, en devenir, comme tel. Au minimum une vie humaine commencée.
17 Deux lignes d’argumentation se présentent ici, qu’il ne faut pas opposer, mais au contraire réunir. L’une insiste sur le génétique. Elle souligne le fait que, dès la fusion des deux patrimoines génétiques, est amorcée la vie d’un individu unique, dont les 25 000 gènes et trois milliards de nucléotides sont déjà déterminés. Un dynamisme de vie unique et original a commencé. « Le développement d’un individu à partir d’une seule cellule est une des manifestations les plus fascinantes et les plus mystérieuses des potentialités du vivant », écrit le biologiste Jean-Claude Ameisen.
18 Mais il existe un autre courant qui critique l’insistance exclusive sur le génétique. Le code génétique n’est jamais que l’équivalent du plan d’architecte pour une construction. Il est déterminant mais il faut tout le reste ! Ici notamment la dimension relationnelle : tout ce que le développement de l’embryon doit à sa relation très intime avec sa mère. Une interaction sans nulle autre pareille, biologique d’abord, affective aussi.
19 Aujourd’hui certains insistent uniquement sur ce versant relationnel, au point de dire que s’il n’y a ni nidation ni « projet parental », il n’y a pas être humain. Ce serait l’accueil des parents qui intégrerait l’embryon dans l’humanité, dans le genre humain. Cela n’est pas entièrement faux, mais force est de reconnaître que cet accueil –appelons le comme on voudra : nomination, désir, projet– que cet accueil donc ne serait pas pensable s’il n’y avait un donné préalable. Bien plus qu’il ne suffirait et ne suffira jamais à rendre l’embryon humain. Désirez et nommez tant que vous le voudrez un embryon de souris, vous n’en ferez jamais un être humain ! Comme le disait un père de l’Église du IIIe siècle Tertullien, « il ne sera jamais rendu humain s’il ne l’est pas déjà ». Par ailleurs, qui pourrait accepter que la volonté d’une ou deux personnes décide de l’appartenance ou non d’un être à l’espèce humaine ? Cela s’est hélas vu aux temps de l’esclavage. Qui pourrait l’accepter ainsi que le déclarait Jean-Paul II, « il ne revient pas à l’homme de déterminer le seuil d’une humanité ».
20 Le principe du respect de l’embryon est admis par presque tous. Tous mes interlocuteurs, au CCNE et ailleurs, y souscrivent. C’est sur la tolérance à la transgression, aux limites, que vont se dessiner les divergences.
21 La manière française de légiférer, dans la loi du 6 août 2004, consiste à affirmer un interdit de principe : « La recherche sur l’embryon est interdite ». Cet article est cohérent avec l’article 16 du Code civil qui affirme, rappelons le, que « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. »
22 Ensuite, la loi envisage une dérogation : « À titre exceptionnel, lorsque l’homme et la femme qui forment le couple y consentent, des études ne portant pas atteinte à l’embryon peuvent être autorisées sous réserve du respect des conditions posées […]. Par dérogation et pour une période limitée à cinq ans les recherches peuvent être autorisées sur l’embryon et les cellules embryonnaires lorsqu’elles sont susceptibles de permettre des progrès thérapeutiques majeurs et à la condition de ne pouvoir être poursuivies par une méthode alternative d’efficacité comparable en l’état des connaissances scientifiques ». On voit donc bien qu’il s’agit là d’une dérogation à un principe clairement rappelé.
23 La loi dite « Veil », de 1975, adoptait au fond la même méthode. Contrairement aux idées reçues, elle est une loi qui, globalement interdit l’avortement. Elle s’ouvre sur l’article cité plus haut qui a été depuis intégré au Code civil. Mais elle prévoit ensuite que « la femme que son état place dans une situation de détresse »… dans un cadre bien déterminé et à certaines conditions, peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse.
24 Que la dérogation soit présentée comme telle et encadrée est une marque de respect. Cette manière de légiférer marque que l’impératif moral et les conditions dans lesquels une transgression de celui-ci peut être envisagée ne sont pas du même ordre.
25 La loi française, de même qu’une convention importante du Conseil de l’Europe (la convention d’Oviedo) excluent qu’une production de l’embryon soit menée à la seule fin de la recherche. À plusieurs reprises le CCNE rappelle que « l’embryon humain dès la fécondation appartient à l’ordre de l’être et non de l’avoir, de la personne et non de la chose ou de l’animal. Il devrait être éthiquement considéré comme un sujet en puissance, comme une altérité dont on ne saurait disposer sans limite et dont la dignité assigne des bornes au pouvoir ou à la maîtrise d’autrui. » (avis n° 8)
26 Le point de vue catholique est le plus radical. Ainsi il pose une balise dans le débat éthique. Que l’on soit d’accord ou non avec la position catholique, elle fait partie du paysage, elle contribue à rappeler l’interdit fondamental. Il est à noter que le magistère romain n’a jamais pris position sur la définition ontologique du statut de l’embryon. La question de ce que l’on a longtemps appelé « l’animation » reste ouverte : immédiate (dès la conception) ou médiate (après 40 jours). Mais la parole catholique insiste sur deux données qui justifient selon elle une interdiction stricte de toute destruction volontaire ou chosification de l’embryon : 1. le continuum dont il a été question plus haut, 2. l’unité foncière du corps et de la personne. Dès son origine, elle s’est opposée aux diverses formes de dualisme qui dissocient le corps et l’esprit. Ce dualisme réapparaît de nos jours chaque fois que le corps humain, même en ses commencements, est perçu comme un instrument au service de visées techniciennes, fussent-elles médicales.
27 C.F. : Cela débouche sur le débat relatif au statut du « corps propre » ?
28 X.L. : Oui. Le corps propre est-il un corps-objet, le corps de la médecine, le corps que j’ai, ou bien le corps-sujet, le corps que je suis ? En réalité, il faut dire : les deux, selon que prévaut le regard extérieur, objectif, ou objectivant, et l’expérience subjective.
29 C.F. : Les deux ne sont-ils pas constitutifs de la relation de chacun au corps propre ?
30 X.L. : Oui, les deux appréhensions sont possibles. La faculté de se représenter et donc d’objectiver son corps lui-même fait partie des capacités propres au psychisme humain. Mais cette relation objectivante est seconde, elle n’est pas première. Au XXe siècle, la phénoménologie a mis en lumière d’une manière décisive ce qui est premier : le corps-sujet, celui que je suis, l’enracinement de mon être au monde, qui précède toute objectivation. Par le principe d’indisponibilité du corps humain, qui signifie en particulier sa non patrimonialité, le droit français reconnaît que la dignité de la personne s’entend aussi de son corps. Apprécions : en deçà de toute position confessionnelle il est affirmé que le corps humain n’est pas une réalité comme les autres, qu’il n’a pas seulement un statut d’objet. À propos du débat sur les mères porteuses, beaucoup de voix s’élèvent aujourd’hui contre l’instrumentalisation du corps de la femme que cette pratique impliquerait.
31 Le principe du consentement éclairé pour toute action portant atteinte à l’intégrité du corps se réfère à la même philosophie. Il renvoie également à l’idée d’autonomie de la volonté. Nul ne peut décider à ma place pour ce qui concerne la dignité de mon corps. Mon corps, c’est moi et mon corps est à moi, indissociablement.
32 Cela dit, du point de vue religieux, chrétien en particulier, mon corps ne m’appartient pas d’une manière absolue. Selon saint Paul, il appartient à Dieu. « Vous ne vous appartenez pas » (1 Co 6). En termes à la fois philosophiques et formulés par un croyant israélite, Emmanuel Levinas, « l’autonomie morale repose sur une suprême hétéronomie ». Ma volonté est autonome mais, au fond, en son tréfonds, elle est obéissance, réception, consentement à un don premier. Il en va de même pour la vie du corps-sujet.
33 C.F. : Ne peut-on plaider que c’est une simple fonction du corps qui serait par la mère-porteuse mise à disposition d’autrui, celle de sa fonction utérine, un peu comme les nourrices jadis mettaient leurs fonction mammaire au service de l’allaitement d’enfants dont la mère n’avait pas de lait ; ou bien est-ce le corps total ? Dans ce décalage possible de conception, n’y a-t-il pas l’explication de l’accord donné par certains pays à la pratique de la GPA, le refus par d’autres ?
34 X.L. : Il faut bien voir que, dans la gestation dite « pour autrui », c’est une mise à disposition du corps total qui est considérée –et plus que du corps, de la vie émotionnelle. L’argument qui invoque des parallèles bibliques, comme les femmes d’Abraham, n’est pas convaincant : on me dit par exemple que Agar a porté un enfant pour Sara (Genèse 16). Mais cela n’a rien à voir ! D’une part c’est bien Agar qui a été déclarée mère ; d’autre part et surtout, sur ce sujet comme sur d’autres, je refuse les arguments qui consistent à passer d’une culture à l’autre pour tout relativiser. Il y a tant de pratiques de ces cultures que nous refusons, telles que l’infanticide, la polygamie, la lapidation des femmes adultères. Le « zapping » interculturel – auquel nous assistons pour d’autres questions comme l’homosexualité– ne prouve strictement rien. Nous vivons dans une culture, selon une éthique où les relations sont fortement individualisées, personnalisées, incarnées. Où l’unité du charnel, du psychique et du spirituel fait sens. Cela est sans doute un des fruits de l’héritage judéo-chrétien. La cohérence de la filiation est un bienfait élémentaire. On ne saurait prôner la dissociation et l’ériger en principe. Une chose est de faire face aux situations de fait, une autre serait d’instituer.
35 C.F. : Un mot sur le clonage et l’apparition de chimères homme/animal. Quelles réflexions suscitent en vous de tels progrès techniques ? Est-ce la confrontation de l’homme à un pouvoir démiurgique ?
36 X.L. : Pour le clonage, je note presque partout une allergie intense à de telles perspectives, autant parmi les membres du CCNE que parmi les personnes que le Comité reçoit, comme de mes étudiants. Cela engage la perception que l’altérité requiert la différence. Pour ce qui est des êtres hybrides, comme les chimères, ce ne serait plus d’altérité, mais d’altération qu’il serait question. Le rejet de toute perspective de clonage reproductif et même, en France, thérapeutique m’apparaît général. Ce rejet souligne qu’un lien semble intrinsèque entre procréation d’une part et différence ou différenciation d’autre part. Une intuition profonde établit que la différence est le signe de l’altérité.
37 Modifier le patrimoine génétique de l’humanité ne serait pas acceptable, même plaidé comme une amélioration, (par ces micro-puces par exemple, qui amélioreraient le fonctionnement du cerveau). Sans parler des discriminations ici introduites, l’homme n’a pas tout pouvoir sur lui-même. C’est un fait qui a du sens, qui est source de sens. La distinction clé me semble être entre ce qui relève d’une démarche de réparation et ce qui relèverait d’une modification délibérée, projetée. Il y a là un seuil.
38 Peut-être s’indique ici la fragilité d’un point de vue seulement laïc. Pourquoi, selon des arguments seulement rationnels, ne pas accepter une modification du patrimoine génétique au titre du progrès ? Comment argumenter sur l’importance et le prix du caractère reçu, et donc non modifiable de ce que nous sommes ? L’interdit en ce domaine ne relève-t-il pas d’un héritage ancien de notre culture, de source religieuse ? À moins que, inversement, le christianisme n’exprime une intuition de l’humain dont la pensée laïque pourrait retrouver par elle-même la vérité, après que le christianisme en ait été le porte-parole durant des siècles… Toujours est-il qu’il y a là une limite, dont tous s’accordent au CCNE qu’elle ne saurait être franchie.
39 C.F. : Morale et éthique, est-ce le même vocable, le même mot, la même notion ?
40 X.L. : On peut les distinguer, mais l’intuition centrale est la même. Le mot morale vient du latin mores, qui veut dire « mœurs », tandis que le mot éthique vient du grec éthos qui signifie « manière d’être ». On voit la nuance, mais aussi le lien. Le terme d’origine latine a une acception plus juridique et pratique, le terme d’origine grecque un sens plus philosophique. La morale est la régulation de l’agir humain, tandis que l’éthique est, selon Aristote repris par Paul Ricœur, « la visée de la vie bonne ». Actuellement, le mot a beaucoup plus la cote que celui de morale. Mais que serait une telle visée sans règles, sans impératifs, sans obligations et sans interdits ?
41 C. F : La transgression, n’est-elle pas un facteur de progrès dans le développement humain ?
42 X.L. : Bien sûr, tout progrès, et pourrait-on dire toute métaphore, est porté par une transgression. Celle-ci est un facteur évolutif et nous avons sans doute, y compris chez les catholiques, à penser une éthique de la transgression. Mais cela implique aussi de savoir en penser les bornes. La vie, telle qu’elle nous est donnée, dans ses richesses et ses limites, est une réalité à la fois fragile et d’un prix sans équivalent. Elle ne peut être manipulée dans ce qui constitue son être, son essence, le caractère propre et irréductible de ce qui fait son humanité. Le corps tel que nous le recevons et le vivons est à la fois le lieu de limites et de richesses inépuisables. Il ne faut pas que la perception des limites empêche d’en percevoir les richesses irremplaçables. Pour terminer sur un exemple, imaginons un utérus artificiel et comparons avec tout ce qui se joue entre une mère et l’embryon ou le fœtus qui grandit en son sein.