Notes
-
[1]
É. Benveniste, « La notion de “rythme” dans son expression linguistique », dans Problèmes de linguistique générale, I, Paris, Gallimard, 1966, p. 328.
-
[2]
Platon, Les Lois, 665a, livre II, vol. 1, Les Belles Lettres, rééd. 2006. Souligné par nous.
-
[3]
J. Lacan, « Position de l’inconscient », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 848.
-
[4]
En rapport avec cette problématique, nous lisons dans le séminaire inédit de Lacan, L’Identification (1961- 1962) : « Dans l’énonciation [le nom propre] élide quelque chose qui est à proprement parler ce qu’il ne peut savoir, à savoir le nom de ce qu’il est en tant que sujet de l’énonciation. Dans l’acte d’énonciation il y a une nomination latente qui est concevable comme étant le premier noyau […] ce cœur parlant du sujet que nous appelons inconscient. »
-
[5]
J.-P. Vernant, P. Vidal- Naquet, « Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’ « Œdipe-Roi » », dans Mythe et tragédie en Grèce antique, Paris, La Découverte, rééd. 2001, p. 109.
-
[6]
H. Wallon, dans Les Origines du caractère chez l’enfant. Les Préludes du sentiment de personnalité, consacre un développement étendu au phénomène du transitivisme. Il stipule qu’il s’agit d’un type de conduite qui consiste, entre autres, en ce que le sujet attribue à l’autre le principe de sa propre action sur celui-ci. Par exemple, le sujet éprouve comme venant de lui des actions, des sentiments ou des sensations venant des autres. Wallon cite l’exemple emprunté à E. Kohlër d’une petite fille qui frappe sa camarade, pour aussitôt l’accuser d’avoir commis cette action à son propre égard (Paris, Boi-vin, rééd. PUF, 1973, p. 283). Lacan utilisera par la suite la notion du transitivisme comme un opérateur dans l’assomption de l’image spéculaire pendant le stade du miroir.
-
[7]
S. Ferenczi, Psychanalyse 4, Œuvres complètes, Paris, Payot, p. 77.
-
[8]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’Angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 166.
-
[9]
S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, rééd 1984, p. 123.
-
[10]
J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits, op. cit., p.202
-
[11]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 193.
-
[12]
S. Freud, « Le motif du choix des coffrets », dans L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, rééd 1985, p. 78.
-
[13]
S. Freud, « Au delà du principe de plaisir », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
1. TEMPO RUBATO : UN PARADIGME MUSICAL POUR LE RYTHME
1Nous aborderons la problématique du rythme et du temps en psychanalyse à partir d’un double constat.
2D’une part, malgré le fait que le temps traverse tous les concepts majeurs de la psychanalyse, il ne fait pas partie des notions propres à la psychanalyse. D’autre part, plus nous nous éloignons d’une conception phénoménologique, philosophique ou bien imaginarisée du temps, plus le temps devient un impossible à dire. Afin de dégager la spécificité clinique et métapsychologique de ces notions, nous allons introduire notre propos à partir du paradigme du rythme et de son déploiement dans la phrase en musique. Plus spécifiquement nous prendrons comme paradigme ce qu’en musique nous appelons : tempo rubato.
3Le rubato est une indication rythmique qui incite à exécuter un passage avec une certaine liberté, en décalant légèrement le rythme de la mélodie. On accélère certaines notes en devançant les battements réguliers et strictement mesurés de l’accompagnement et on en ralentit certaines autres.
4Tempo rubato signifie en italien « temps volé ». Il est d’ailleurs remarquable de noter que le temps peut être volé, c’est-à-dire qu’il peut se soustraire à l’image d’un objet qui se dérobe dans la hâte, se mettant au service de la constitution d’un rythme singulier. Un tel rythme advient dans les interstices des battements réguliers de la métrique et, au fur et à mesure que la phrase musicale avance, il émerge comme marque singulière et inédite de l’interprétation. De ce fait, le rubato se distingue radicalement de la métrique ; il s’agit plutôt de le concevoir comme la façon la plus propre à soi, la plus intime d’habiter le temps du déploiement d’une phrase musicale. Néanmoins, si nous pouvons dire que le rubato n’a rien à voir avec la métrique, il ne peut se reconnaître qu’en constante négociation avec celle-ci, puisqu’il s’en extrait comme surprise.
5Il se constitue alors comme marge de liberté dans l’exécution d’un mouvement et se réalise comme pari de surprendre ce qui revient, avec une régularité métronomique, toujours à la même place. L’essence même de ce rythme est la surprise.
6Nous dirons alors que ce rythme surprenant entretient les rapports les plus étroits avec la première étymologie du mot rythme, selon laquelle « rythmons » ne signifie pas rythme. Depuis l’origine de son utilisation dans la poésie lyrique jusqu’à la prose attique, ce terme n’a jamais été appliqué aux écoulements réguliers des eaux, mais signifiait : « forme distinctive en devenir [1] ». Ce même terme se retrouve dans Les Lois, où il est écrit : « Les êtres jeunes étaient naturellement ardents, incapables de tenir en repos leurs corps ou leurs voix, ils criaient et sautent sans cesse en désordre, et le sens de l’ordre sur ces deux points échappait complètement au reste des vivants, seule la nature humaine possédait cette faculté. L’ordre du mouvement s’appelait rythme ; celui de la voix, quand le grave et l’aigu se mêlent, portait le nom d’harmonie. [2] » Il est important de noter qu’un des premiers sens du mot rythme est associé à l’ordre qui humanise un corps, c’est-à- dire à ce trait singulier qui rend le corps un lieu pacifié de l’humain. La question qui se pose est : qu’est-ce qui humanise un corps, à savoir qu’est-ce qui fait advenir le soma au rang du corps comme lieu approprié, habité par le sujet ? C’est à partir de cette question que nous proposons de discuter les rapports du rythme aux temps de la constitution du corps comme lieu du sujet. Et, plus particulièrement, nous allons prendre appui sur la clinique des enfants turbulents. Ces enfants sont aux prises avec une constante excitation qui donne à entendre le corps comme déshabité d’un rythme pacificateur. Plus spécifiquement, il s’agit non pas de réfléchir sur un symptôme ou sur un tableau clinique, mais d’interroger la constitution du corps comme enjeu d’un rythme subjectif.
7La clinique nous permet de constater que souvent les enfants turbulents commencent à se calmer quand il leur est possible de parler ou d’entendre parler de la mort. Une telle constatation laisse penser que l’excitation des enfants turbulents est un appel vers une parole qui aurait trait à la mort. Or, potentiellement, toute parole a trait à la mort puisqu’elle a le privilège de révéler le sens mortifère d’une première inscription signifiante et par là le rapport du sujet à la sexualité [3].
8Néanmoins, nous constatons cliniquement que toute parole n’a pas le pouvoir de pacifier l’excitation de l’enfant, ce qui nous amène à nous demander : quelle serait l’essence d’une parole pacifiante ? Quelle serait l’essence pacifiante de la mort ?
2. LA FONCTION NOMMANTE DE LA DISPOSITION ÉNIGMATIQUE DE LA PAROLE
9Considérons en premier lieu une parole comme pacifiante si elle crée dans son cheminement le lieu de d’interlocuteur. Nous dirons même qu’une telle parole est une parole nommante, puisqu’elle fait résonner les marques inaugurales d’un premier désir nommant, sans pour autant dévoiler les lettres qui écrivent le nom ignoré du sujet [4]. Cette fonction nommante est consubstantielle de la disposition énigmatique de la parole, disposition qui crée une tension entre les temps d’un dit et d’un ça veut dire… qui tisse un nom qui reste voilé, ignoré par le sujet.
10Afin de donner une perspective à ce propos, nous nous référons au mythe d’Œdipe. Souvenons-nous qu’Oi-dipous (???í????) en grec est un nom qui a une double signification. Oidipous signifie pied enflé, oîdos (?????) voulant dire œdème et pous (????) voulant dire pied. De même, remarquons que ces lettres tissent l’écriture d’un nom qui révèle le sens à la fois mortifère et constituant du désir inaugural de ses parents. Ce sont ses propres parents qui l’ont confié à un berger pour qu’il le tue, afin que la parole oraculaire qui le prédisait comme fils incestueux et parricide ne se réalise pas. Les pieds enflés d’Œdipe deviennent ainsi le lieu d’inscription sur le réel du corps du sens mortifère du désir premier, inaugural et nommant de l’Autre parental.
11Mais Oidipous signifie en même temps « l’homme qui connaît l’énigme du pied », oida (????) voulant dire savoir et voir (????). C’est d’ailleurs avec ses mêmes lettres que le Sphinx tisse l’énoncé de son énigme : qu’est-ce qui marche le matin avec quatre pieds, tetrapous (voulant dire quatre pieds), le soir avec trois pieds, tripous, et le midi avec deux pieds, dipous ? Et c’est Oidipous qui saura résoudre l’énigme, résolution qui d’ailleurs n’est que le commencement du déroulement énigmatique de la tragédie de Sophocle.
12Notons ainsi que la tragédie d’Œdipe se constitue autour de « ce jeu auquel se prête l’énigme de son nom [5] ». C’est dans ce sens que nous proposons de considérer la disposition énigmatique de la parole comme rythme singulier du sujet en résonance avec un désir inaugural et nommant.
13De même, ce désir nommant se réfère à un point d’origine, à une énigme constitutive d’un désir qui détermine la question du sujet : qui suis-je ? Mais, au fond, une telle énigme est inépuisable, puisque aucune réponse n’épinglera le sujet en le nommant d’une manière définitive, sauf dans la folie. De ce fait, si la temporalité de l’énigme vectorise le sujet en le nommant, aucun nom n’est censé arrêter, figer la tension qui existe entre ces deux temps de l’énigme, entre les temps d’un dit et d’un non-dit.
14Or, la temporalité de la disposition énigmatique de la parole comme destin du sujet introduit une tension dont le dénouement précipite le sujet d’y répondre à chaque fois dans la hâte. La hâte, inhérente à la temporalité de l’énigme, stipule ce mouvement singulier où le sujet est appelé à répondre à son nom, à savoir au titre de ce qui l’a constitué comme désirant. Cette hypothèse est au service non seulement des temps de la constitution du sujet, mais aussi des temps de la parole dans la cure analytique. Plus spécifiquement, le destin singulier de l’énigme comme moteur du transfert constituent le rythme singulier de la temporalité de la parole dans la cure analytique. De ce rythme, autrement dit de cette singulière perlaboration dépendra l’issue de la parole dans les temps critiques du transfert. Ainsi, le rythme de la parole, comme marque du sujet, est l’effet de cette tension énigmatique dont la suspension, la mise entre parenthèses pourrait être à l’origine d’une arythmie de laquelle dépendent les singularités et les atypies d’une cure analytique. À présent, nous fermons notre parenthèse et nous resserrons notre argument autour de la clinique infantile. Nous proposons ainsi de considérer l’excitation corporelle de l’enfant comme l’expression physique d’une arythmie produite au niveau de la temporalité de la parole. Dans ce cas, c’est le devenir de la parole comme rythme singulier du destin du sujet qui se déduit comme suspendu, laissant le corps en proie à une constante excitation.
Note clinique
15Plus spécifiquement, nous allons nous référer à une petite fille que nous appellerons Léa et qui est venue consulter avec sa mère à l’âge de 4 ans parce qu’elle ne se tenait pas tranquille, selon la plainte de la mère. Cette mère nous a aussi appris que, avant la naissance de Léa, elle a été pour la première fois enceinte d’un petit garçon qu’elle a porté pendant neuf mois. Deux jours avant l’accouchement, un accident est survenu, dont les circonstances restent pour elle inexpliquées, voire innommables. De cet accident elle ne peut rien dire, n’ayant pas compris ce qui a conduit les médecins à poser le diagnostic d’une mort in utero juste avant l’accouchement. Très vite après l’accouchement de cet enfant mort, la mère est tombée de nouveau enceinte de Léa. Pendant cette deuxième grossesse et à partir du moment où elle a senti son enfant bouger, elle avait peur que la même chose se reproduise, que l’enfant meure avant qu’elle ne soit née. Quand elle ne sentait pas son enfant bouger, elle tapotait son ventre pour s’assurer qu’elle était encore bien vivante. Est-ce la mère qui porte un enfant potentiellement mort à chaque instant ou bien est-ce l’enfant qui porte une mère morte d’angoisse ? Cette première constatation indique une relation réciproque définissant les coordonnées d’une disposition transitive [6].
16Des confusions des places et des temps, ceux de la vie et de la mort, sont souvent repérables dans l’anamnèse des familles d’enfants dits hyperactifs. Ces éléments anamnestiques peuvent être à l’origine de l’atteinte de ce que Ferenczi appelle la « force vitale [7] » du sujet et que nous pouvons entendre comme la capacité d’un sujet à faire un travail de deuil.
17Par ailleurs, nous sommes en deuil de quelqu’un dont nous pouvons dire que nous étions son manque, c’est-à-dire de quelqu’un à qui nous avons manqué [8]. Si nous tenons cette hypothèse comme valable, comment l’enfant qui est confondu avec un disparu pourrait-il négocier le fait de manquer à l’Autre puisque lui-même comme sujet n’a pas de place distincte et singulière, mais qu’il est au contraire enkysté dans l’ombre d’un disparu ? Autrement dit, comment un sujet enkysté dans l’ombre d’un disparu peut-il manquer à l’Autre pour son propre compte ? Comment peut-il s’engager dans un travail de deuil non seulement circonstanciel, mais dans une élaboration comme chemin qui ouvrirait la voie d’historisation du sujet et de l’humanisation de son corps ?
18Le travail de deuil est avant tout une disposition constitutive du temps du sujet puisqu’il procède de l’élaboration d’un manque comme voie historisante pour le sujet. Autrement dit, des temps critiques de l’élaboration de ce manque dépendent la capacité du sujet de vivre et de désirer comme destins pacifiants du corps.
19Rappelons par ailleurs que pour Freud, avec l’éveil de la pulsion et plus spécifiquement de la pulsion du savoir [9], vient le premier problème qui préoccupe l’enfant, problème qui n’est autre que la différence des sexes et l’énigme sur l’origine : d’où viennent les enfants ? Cette question a trait à l’origine mythique de l’inconscient et est en résonance avec la temporalité de l’énigme. L’éveil de la pulsion est consubstantiel de l’origine mythique de l’inconscient, origine sexuelle en résonance avec la temporalité de l’énigme.
20Toujours suivant Freud, la sexualité infantile est inaugurée par l’éveil de la pulsion, dont la poussée constante, à savoir ce que nous pourrons appeler son rythme, défie l’ordre régulier de la fonction biologique. Cet ordre est celui de la mort, alors que la poussé de la pulsion, sa force vitale, est au service du temps du travail du deuil, dont la fonction pacifiante est l’effet de la déduction de l’objet comme symbole d’un manque.
21Nous stipulons ainsi que la poussé constante de la pulsion intervient tel un tempo rubato qui défie, qui surprend l’ordre immuable aussi bien de la fonction biologique que du sens mortifère d’une première inscription nommante, de laquelle le sujet dans son parcours historisant aura à s’extraire comme négativité.
22Dans ce sens et pour revenir à notre fragment clinique, Léa donne à entendre, à travers son agitation physique, le rythme figé de son parcours historisant. Tel un tempo rubato gélifié, agglutiné, la poussé constante de la pulsion ne peut pas surprendre l’ordre immuable de cette parole maternelle suivant laquelle un corps vivant voudrait dire un corps agité. Faire le deuil de cette logique, à savoir la surprendre, est un travail historisant dont les temps critiques sont au service de la constitution de l’altérité.
3. LES TEMPS D’UN PARCOURS HISTORISANT
23Si je remue alors je suis vivante. C’est une logique implacable parce que l’interlocuteur, c’est la mort : or, la mort n’est pas un si mauvais interlocuteur. Ce qui est important, consiste dans le fait que cette logique exprimée par le symptôme de Léa est celle de la mère. C’est de cette logique qu’elle n’arrive pas à se séparer, c’est de cette logique qu’elle n’a pas encore fait le deuil, seule voie historisante pour le sujet. Faire de cette logique maternelle un héritage, c’est s’en séparer en inscrivant le temps d’une filiation. Amener dans le transfert le sujet à s’y inscrire comme maillon mortel, c’est prendre le pari de faire advenir le lien à l’altérité autrement que comme disposition transitive.
24Si je remue, je suis vivante : c’est une logique hypothétique où la mort comme certitude n’est pas encore anticipée. Cette logique traduit un lien réflexif qui se déduit comme effet d’une temporalité essentiellement transitive [10]. C’est l’agitation qui offre à Léa la preuve tangible qu’elle est vivante et la préserve de la mort : nommée tranquillité.
25Le temps suivant, c’est le temps qui se joue dans le transfert et il est un peu différent. Tant que je remue, je suis vivante. La logique est toujours hypothétique mais elle se soutient de la répétition transférentielle et, comme telle, elle peut être prise au compte d’un temps nécessaire pour comprendre. Nous dirons ainsi que le temps est consubstantiel de la qualité du lien, qualité que nous pouvons autrement appeler logique. La qualité du lien telle qu’elle se donne à entendre dans le transfert traduit pour Léa le temps selon lequel le sujet est en train de prendre place en se faisant absence. Se faire absence en se tenant tranquille pendant les temps de séances pourrait vouloir dire : s’offrir à l’Autre comme perte. Or, la première existence du sujet par rapport à l’Autre, c’est de s’y offrir comme perdu, comme mort. « Sa propre disparition est le premier objet que le sujet a à mettre en jeu [11] », et c’est au prix de sa propre perte, de sa propre mort qu’il s’extrait du regard de l’Autre comme vivant. C’est d’ailleurs ce que stipule Freud dans Le motif du choix des trois coffrets en disant que le bon choix est celui de la mort, mais « ce choix est mis à la place de la nécessité et de la fatalité […] on choisit là où, en réalité, on obéit à la contrainte, […] le libre choix […] n’est pas à vrai dire un libre choix [12] ».
26Si le premier choix, c’est la mort, c’est dans un deuxième temps que le sujet recouvre son manque fondamental, d’être mortel, en manquant à l’Autre. Pendant ce deuxième temps logique, il va placer son propre manque sous la forme d’une perte qu’il produirait chez l’Autre du fait de sa disparition, du fait de s’être offert comme perte. C’est le temps d’où s’origine la possibilité du travail du deuil, voie historisante pour le sujet et cheminement de l’accomplissement du désir. Tant que je remue je suis vivante devient un enjeu transférentiel et rappelle le jeu de la bobine [13]. Être tranquille est une première nomination qui intervient comme un temps critique dans le déploiement d’une parole énigmatique. Être tranquille pourrait vouloir dire, en ce moment du parcours historisant du sujet, être morte, alors qu’être agitée pourrait vouloir dire, réapparaître comme vivante au regard de la mère. Voilà les termes du lien transitif dans le transfert qui donnent à entendre l’écriture d’une parole énigmatique et nommante. Mais être vivant à ce stade du cheminement du temps du sujet ne veut pas encore dire être mortelle, cela veut dire rendre avec son agitation la mère présente en son absence. Pendant ce temps, c’est avec son propre corps que Léa crée le symbole d’une absence. Elle s’offre comme perte et c’est au prix de l’élaboration de cette perte, la sienne, d’être mortelle et sexuée, que l’enfant pourra acquérir une certaine liberté salutaire, passant d’une logique hypothétique à une logique assertive, passage qui signe la mise en perspective de la constitution du sujet comme désirant. Le pari transférentiel consiste à faire passer Léa d’une logique à une autre, autrement dit d’un type de rapport à l’autre vers un autre. Ce cheminement telle une ouverture à l’altérité s’effectue au prix d’une perte, au prix de cette perte qui se monnaie avec la propre vie du sujet.
27Puisque je suis vivante alors je peux ne pas remuer est du ressort d’un troisième temps dans le transfert, temps d’une logique assertive qui voudrait dire que je ne remue pas pour m’assurer que je suis vivante. Je suis vivante est alors un acquis qui dialectisera, non plus avec le sens d’une parole mortifère, mais avec la mort comme altérité, c’est-à-dire avec le fait que le sujet est mortel, à savoir manquant, à savoir désirant.
28Ces passages d’un logique à une autre sont des temps critiques dont dépend le destin d’une parole historisante au cours de laquelle le sujet négocie cette perte qui est la sienne, non pas d’être mort, mais d’être mortel et sexué, afin qu’il puisse advenir comme conséquence d’une séparation et exister comme sujet
4. EN GUISE DE CONCLUSION
29Pour conclure, nous pourrions dire que la temporalité de l’énigme vectorise non seulement le temps de la constitution du sujet mais aussi les temps du transfert qui s’engagent à partir d’une question.
30La tension énigmatique de cette question inaugurale instaure un rythme singulier, elle instaure la perlaboration inhérante aux temps de la cure destinée à tisser le temps du sujet comme rapport à l’Autre. La voie du deuil est un travail qui permet au sujet d’élaborer sa perte inaugurale. Celle-ci, au même moment qu’elle mortifie le sujet, le nomme, à savoir le fait exister comme désir. Maintenir le travail du deuil en constante élaboration est un pari qui permet de laisser ouverte la voie historisante de l’avènement du sujet et cela comme un destin pacifiant du corps.
BIBLIOGRAPHIE
- BENVENISTE E., « La notion du rythme dans son expression linguistique », dans Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966, pp. 327-335.
- FERENCZI S., Psychanalyse 4 Œuvres complètes, tome IV : 1927-1933, Paris, Payot, 1982.
- FREUD S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, rééd.
- FREUD S., « Le motif du choix des coffrets », dans L’Inquiétante Étrangeté et autre essais, Paris, Gallimard, rééd 1985, pp. 61-82.
- FREUD S., « Au delà du principe de plaisir », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, rééd. 1981, p. 41-116.
- LACAN J., L’Identification, séminaire inédit (1961-1962).
- LACAN J., « Position de l’inconscient », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966.
- LACAN J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 197-213.
- LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973.
- LACAN J., Le Séminaire, Livre X, L’Angoisse, Paris, Seuil, 2004.
- PLATON, Les Lois, Livre II, vol. I, Les Belles Lettres, rééd 2006 .
- VERNANT J.-P., VIDAL-NAQUET P., « Ambiguïté et renversement. Sur la structure tragique d’« Œdipe-Roi » », dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne, I, La Découverte, rééd. 2001.
- WALLON H., Les Origines du caractère chez l’enfant. Les Préludes du sentiment de personnalité, Paris, rééd. PUF, 1973.
Mots-clés éditeurs : Temporalité, Clinique infantile, Deuil, Rythme, Pulsion, Énigme
Date de mise en ligne : 19/10/2009
https://doi.org/10.3917/cpsy.054.0071Notes
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[1]
É. Benveniste, « La notion de “rythme” dans son expression linguistique », dans Problèmes de linguistique générale, I, Paris, Gallimard, 1966, p. 328.
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[2]
Platon, Les Lois, 665a, livre II, vol. 1, Les Belles Lettres, rééd. 2006. Souligné par nous.
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[3]
J. Lacan, « Position de l’inconscient », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 848.
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[4]
En rapport avec cette problématique, nous lisons dans le séminaire inédit de Lacan, L’Identification (1961- 1962) : « Dans l’énonciation [le nom propre] élide quelque chose qui est à proprement parler ce qu’il ne peut savoir, à savoir le nom de ce qu’il est en tant que sujet de l’énonciation. Dans l’acte d’énonciation il y a une nomination latente qui est concevable comme étant le premier noyau […] ce cœur parlant du sujet que nous appelons inconscient. »
-
[5]
J.-P. Vernant, P. Vidal- Naquet, « Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’ « Œdipe-Roi » », dans Mythe et tragédie en Grèce antique, Paris, La Découverte, rééd. 2001, p. 109.
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[6]
H. Wallon, dans Les Origines du caractère chez l’enfant. Les Préludes du sentiment de personnalité, consacre un développement étendu au phénomène du transitivisme. Il stipule qu’il s’agit d’un type de conduite qui consiste, entre autres, en ce que le sujet attribue à l’autre le principe de sa propre action sur celui-ci. Par exemple, le sujet éprouve comme venant de lui des actions, des sentiments ou des sensations venant des autres. Wallon cite l’exemple emprunté à E. Kohlër d’une petite fille qui frappe sa camarade, pour aussitôt l’accuser d’avoir commis cette action à son propre égard (Paris, Boi-vin, rééd. PUF, 1973, p. 283). Lacan utilisera par la suite la notion du transitivisme comme un opérateur dans l’assomption de l’image spéculaire pendant le stade du miroir.
-
[7]
S. Ferenczi, Psychanalyse 4, Œuvres complètes, Paris, Payot, p. 77.
-
[8]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’Angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 166.
-
[9]
S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, rééd 1984, p. 123.
-
[10]
J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits, op. cit., p.202
-
[11]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 193.
-
[12]
S. Freud, « Le motif du choix des coffrets », dans L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, rééd 1985, p. 78.
-
[13]
S. Freud, « Au delà du principe de plaisir », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.