Couverture de CPSY_054

Article de revue

Sein de nuit, sein de jour ou d'un allaitement bien tempéré

Pages 47 à 62

1La femme allaitante « sera sobre, nullement sujette au vin et encore moins à l’excès de Vénus, mais elle pourra user avec médiocrité du premier, et ne s’abstiendra pas tout à fait du second, si son naturel le requiert, pourvu que ce soit avec son mari, laquelle permission lui est volontiers accordée par Joubert (... ), car, en effet, la semence trop longtemps retenue sans évacuation (principalement aux femmes qui avaient coutume d’user ordinairement du coït), s’échauffant trop faute d’évacuation, leur cause une telle démangeaison et une si grande envie de s’en décharger que, s’en abstenant par force, elle ne manquerait pas de se corrompre dans ses vaisseaux, après quoi elle causerait une grande agitation tant des humeurs du corps que des passions de l’âme, d’autant qu’il n’y a point (comme chacun sait) de plus violente ni de pire rage que celle de l’amour... » (Mauriceau, 1668).

2Ainsi Mauriceau, obstétricien du 17ème siècle, aborde-t- il la question de l’autorisation médicale des relations sexuelles dans le temps de l’allaitement, reprenant un vif débat qui s’était engagé non seulement parmi le corps médical, mais surtout dans le clergé. En effet, ce dernier pour qui les relations sexuelles étaient avant tout un moyen de procréation ne voyait pas d’utilité au rapport charnel quand la femme allaitait. Pour l’Église, être mère est un rôle saint qui ne doit pas être contaminé par les désirs de la femme. Tout excès, même de plaisir autorisé, étant source de péché, la femme devait modérer ses ardeurs et convaincre son compagnon de s’abstenir. Mais, même dans les réflexions cléricales, le risque de l’abstinence était reconnu, et plutôt que de voir le mari courir ailleurs, il était alors licite d’autoriser quelque privauté. Le discours médical était plus ouvert, plus nuancé, quoique débouchant également sur la prescription de relations sexuelles modérées. Modération nécessaire au regard des risques de l’excès pulsionnel féminin, qui de tout temps a été l’objet d’inquisitions et de prescriptions inquiètes. Et la fine pointe du texte de Mauriceau est bien dans la prescription pratique qui clôt son analyse, quand il ajoute qu’après avoir usé modérément du coït, il faut attendre une à deux heures avant de donner à téter... Temps de la femme et de la mère sont à disjoindre, et les humeurs toujours à maîtriser, à calmer, que ces humeurs féminines, quand « le partage du sein doit se faire nuances d’un érotisme sans intempérance pour un allaitement bien tempéré ». (Parat H., 1992 ou 2006) La médecine de l’époque se devait alors de prôner des temps de latence, des temps de marge, nuançant les interdits, proposant des rythmes de contrôle, réglant les distances extérieures pour jouer des distances intérieures. La rencontre entre la sexualité infantile de l’enfant et l’infantile de la sexualité chez la femme-mère est ce qui, perçue préconsciemment par ceux qui s’occupent de ces premiers temps, a entraîné nombre de prescriptions visant à mettre un frein à l’excès virtuel de cette rencontre. Cet infantile, pour être refoulé, n’en est pas moins perçu dans sa valence inconsciemment incestueuse, et le souci manifeste se tourne vers la disjonction entre féminin et maternel. En effet, la variété des prescriptions de la puériculture dans la médecine ancienne, comme les rituels de maternité dans d’autres cultures montre ce souci constant de disjoindre ce qui relève du féminin sexuel et ce qui relève d’un maternel voulu asexué : de l’interdiction absolue, dans certaines cultures, des relations sexuelles pendant l’allaitement, sous peine de désastre, aux foudres de l’église sur la même question, des réflexions inquiètes de médecins qui prônent des temps de latence entre coït et allaitement aux questionnements sur les troubles des nourrissons allaités par une femme menstruée, il faut disjoindre femme et mère, l’érotique et le maternel doivent être séparés. On ne peut, sans dommage pour l’un et l’autre des protagonistes, laisser s’exprimer les nostalgies primaires, ni les violences prégénitales pas plus que les incarnations des vœux œdipiens.

3Mais un allaitement peut-il être tempéré ? Les rythmes de la mère, qui est aussi femme, peuvent-ils être en accord avec l’insistance des demandes de l’enfant, « si grande est l’avidité de la libido infantile » (Freud, 1931) ? Au sens musical, une gamme est tempérée quand les intervalles entre deux notes sont égaux, et la tempérance se retrouve parmi les vertus cardinales prônées par bien des préceptes médicaux. Mais la sexualité infantile, dans sa disposition perverse polymorphe, dans l’intensité de sa poussée pulsionnelle, n’est-elle pas d’entrée de jeu contraire à une telle régulation ? S’il l’on donne crédit à la notion d’une constance de la poussée de la pulsion, elle est loin de tendre vers la tempérance et la tranquillité d’une rythmicité réglée, mais désigne bien une force qui tend inexorablement vers la satisfaction. A-t-on à peine pris la mesure de cette démesure chez l’enfant qu’il faut se tourner vers la femme/mère et accepter de retrouver en elle, à peine transformée, cette sexualité infantile dans sa permanence inconsciente. Comment ne serait-elle pas aux prises avec celle-ci quand la rencontre avec l’enfant la confronte à tout instant à son avidité sans limite ? … La mère soumise à cette réactivation intense de son sexuel infantile va devoir mettre en œuvre nombre de défenses nécessaires pour endiguer ces reviviscences. Ces modalités de régulation pulsionnelle sont à leur tour celles qui vont permettre à l’enfant de transformer une excitation désordonnée en des pulsions qualitativement différenciées. Face à la continuité de la poussée de la pulsion naissante, la mère propose des formes de régulation, et le rythme des tétées, même dans un l’allaitement dit à la demande, est un bon exemple du jeu entre apprentissage de l’attente et satisfaction différée. Quelle que soit l’extrême attention d’une mère aux besoins de son nourrisson, elle ne sera jamais à même de lui proposer une satisfaction continue, comparable à celle dont il pouvait jouir dans son ventre, mais ce pour le plus grand bien de sa vie psychique… Le sein du jour est un sein qui s’absente et il permet que le sein de nuit soit celui des rêves de la satisfaction hallucinatoire du désir. M. Fain et D. Braunschweig, dans La nuit, le jour, ont pu, à travers la conceptualisation de la censure de l’amante, cette métaphore d’un retour de la mère à sa vie de femme amoureuse, pointer la nécessité de ce rythme, prélude à la vie fantasmatique de l’enfant. Dans cet ouvrage se décline la variété des investissements de la femme-mère, tantôt tournée vers l’enfant, tantôt tournée vers son amant. Ils montrent néanmoins combien les soins accordés à l’enfant sont infiltrés d’un érotisme latent, et permettent de donner tout son poids à l’affirmation de Freud qui écrivait : « la personne chargée des soins (généralement la mère) témoigne à l’enfant des sentiments dérivant de sa propre vie sexuelle, l’embrasse, le berce, le considère, sans aucun doute, comme le substitut d’un objet sexuel complet (Freud, 1905) ». Mais, sous peine de perversion, cette composante érotique se doit d’être refoulée, ou tout au moins n’être vécue que sous la forme de pulsions transformées, qualitativement inhibées quant au but. Il s’agit là de la mise en œuvre de la tendresse, couverture nécessaire à la crudité des pulsions sexuelles et dont le rôle est majeur dans ces temps premiers de la rencontre entre pulsionnalité de la mère et de l’enfant. Face aux autres destins de la pulsion que sont le double retournement, le refoulement et la sublimation, Freud a progressivement pointé ce destin particulier qui fait l’épargne du refoulement, celui d’une inhibition de la pulsion. Les pulsions inhibée quant au but sont « des motions pulsionnelles venues de sources bien connues, ayant un but non équivoque, mais qui s’arrêtent sur le chemin de la satisfaction, de sorte qu’il s’établit un investissement d’objet permanent et une tendance durable. C’est de ce genre qu’est, par exemple la relation de tendresse, qui provient indubitablement des sources de la nécessité sexuelle et renonce régulièrement à la satisfaction de celle-ci. » (Freud, 1933)

4La conceptualisation de la tendresse dans l’œuvre freudienne est complexe et ambiguë (Cupa, 2007), dans la mesure où elle se transforme entre la première théorie des pulsions et la deuxième. En effet, dans un premier temps, Freud parle de deux courants distincts chez l’enfant, le courant tendre et le courant sensuel, dérivant de l’opposition première entre pulsions du Moi et pulsions sexuelles, pour finalement faire prévaloir, dans la lignée de la deuxième théorie des pulsions, la tendresse comme pulsion inhibée quant au but, « déviation de la pulsion à l’écart de son but sexuel » quand des « obstacles internes ou externes s’opposent à ce que soient atteints les buts sexuels » (Freud, 1921). Dans la rencontre entre mère et enfant, la mère se doit de présenter des modes de contrôle pulsionnel, elle organise la liaison de l’excitation, la temporisation et son propre fonctionnement psychique prête ses compétences défensives à l’enfant. L’inhibition de la pulsion quant au but n’est pas un exercice de tout repos et demande à la mère de tolérer sans rétorsion la vivacité de certains mouvements pulsionnels, mais aussi de savoir en détourner d’autres ou les refuser avec tendresse. Les exemples cliniques que j’évoquerai montreront, dans deux configurations opposées d’échec de la censure de l’amante, comment l’enfant peut faire les frais d’une absence de contrôle maternel ou au contraire de son excès. Cet apprentissage se fait à travers les modalités de soin, d’enveloppe verbale et de contact, et la constance d’un rythme semble une des expressions concrètes de la mise en place de l’inhibition quant au but. La tendresse de la mère est ce qui lui permet de ne pas se laisser vampiriser par l’avidité de l’enfant et lui permet de qualifier progressivement ses pulsions. D. Cupa parle avec justesse de cette mère tendre, qui « suit la rythmique de ses éprouvés tout en le modelant avec son propre rythme affectif (…) La tendresse (lui) semble alors ce fonds rythmé des accordages complices. » Tout en suivant cet auteur dans son élaboration d’un courant tendre premier, pulsation qualifiant les premières satisfactions d’ordre auto- conservatif, se sexualisant secondairement, il convient peut- être de concevoir dans l’après-coup de cette tendresse primaire, une tendresse d’ordre post-œdipien, relevant d’un sexuel inhibé quant au but, une fois dépassé les affres et les violences des motions pulsionnelles œdipiennes, et ce dans l’assomption de la censure de l’amante. Celle-ci peut être pensée comme une sorte de « matrice fantasmatique assurant la liaison des excitations », par une mère « satisfaisante qui projette son narcissisme, donne de l’amour avec ses soins et organise la « censure de l’amante » » (Braunschweig, 1993), elle naît « du vécu discontinu qu’entraînent les modifications d’identification liées aux oscillations mère-femme, discontinuité impliquant des modes différents d’investissement (tantôt vers l’enfant, tantôt vers l’objet sexuel, mais en présence de l’enfant, introduisant ainsi un tiers absent hallucinable) » (Fain, 1975).

5Face à la vivacité de la fantasmatique inconsciente et ses vœux de transgression de l’interdit de l’inceste est-on jamais assuré de la sécurité de cette « déviation de la pulsion à l’écart de son but sexuel » et de l’effectivité des défenses ? Il semble que certains troubles dans la relation mère-bébé soient directement en rapport avec cette angoisse, comme si l’ampleur des reviviscences des motions pulsionnelles infantiles risquaient de déborder la jeune mère : ainsi peut-on voir des mères aménageant avec une certaine distance les soins à l’enfant, dans la crainte inconsciente d’un débordement pulsionnel et/ou d’un rapproché incestueux. Le biberon peut- être la solution préférée face au corps à corps de l’allaitement qui risque de ne pas cacher suffisamment l’excitation érotique potentielle. Pour ne pas être vécue comme une transgression perverse, l’allaitement doit s’appuyer sur une inhibition partielle de l’érogénéïté du sein. Mais sans tomber dans l’excès inverse d’un contre-investissement massif et d’une désérotisation excessive qui serait à même de transformer la relation mère-bébé en un désert sensuel préjudiciable à la transformation de l’excitation brute en complexité pulsionnelle. A. Green a souligne la complexité de ce rôle maternel qui oscille entre séduction et pare-excitation : « L’amour maternel n’a pour but, après avoir favorisé l’éclosion de la vie pulsionnelle, que de rendre celle-ci tolérable à l’enfant » (Green, 1980). Il évoque la « folie » maternelle, folie temporaire d’une mère indéniablement érotique, mais une folie qui doit être contrebalancée par son rôle du Moi auxiliaire d’un enfant qui risque à tout moment d’être débordé d’excitation. M. Fain et D. Braunschweig insistaient sur « la complicité érotique qui se joue entre une mère et son enfant grâce à tout un vécu de contact physique, hystérique au niveau de l’inconscient dans un « dit non-dit » couvert incomplètement par les soins maternels (Braunschweig et Fain, 1975) ». Ce « dit non-dit » énigmatique désigne l’érotisme latent et omniprésent de la rencontre mère-enfant, mais ces auteurs tendent à privilégier son versant œdipien, l’enfant représentant cet « enfant de la nuit » des désirs œdipiens positifs. Ils ne pointent pas suffisamment à mon gré la polymorphie fantasmatique du désir d’enfant, qui offre des formes différentes selon chaque phase du développement libidinal, et dont les versions prégénitales ne disparaissent jamais totalement devant les vœux œdipiens. Les enfants de la nuit sont des enfants gloutonnement avalés, ou volés au ventre de la mère, des enfants de la parthénogenèse ou des enfants analement créés et expulsés, des enfants phallus glorieux qui ne sont que partiellement confondus avec les enfants demandés au père œdipien. Car l’envie du pénis est loin d’être monosémique ni première comme le voulait Freud et son rôle défensif face à des désirs œdipiens envers le père, érotiques et non uniquement narcissiques, désirs qui sont réceptifs et féminins, a pu être largement montré par E. Jones ou M. Klein. La virulence inconsciente des désirs œdipiens, dans les bouleversements de la maternité, peuvent ainsi se trouver associées à la reviviscence des motions prégénitales, et ces lames de fond concourent à une coalescence virtuelle des angoisses de niveau œdipien avec d’autres plus archaïques. Les défenses peuvent se trouver débordées, la régression inhérente à la nécessaire « préoccupation maternelle primaire » glisser vers des formes régressives plus insidieuses, quoique la particulière labilité des mouvements psychiques lors de la maternité puisse permettre de rapides réorganisations. Deux exemples cliniques, de gravité certes différentes, me serviront à évoquer de tels tableaux, dans lesquels la pente régressive ou le débordement maternel débouchent sur une désorganisation rythmique qui entraîne à son tour un trouble plus ou moins marqué des rythmes nycthéméraux chez l’enfant. L’insomnie de ces bébés, leur impossibilité d’accepter la différence entre le jour et la nuit, dérivait d’une surexcitation liée aux défaillances du pare-excitation maternel, dans la continuité d’une excitation inapaisable.

6Lydia, jeune patiente de 25 ans, était venue me consulter à la suite d’un épisode dépressif consécutif à son « exil » en région parisienne, loin de ses parents méridionaux, loin en particulier, me disait-elle, de sa mère. Elle était montée à Paris pour suivre son mari et sa grossesse inattendue vint combler ses sentiments de perte et de vide. À la naissance de Simon, gros bébé tétant avidement, sa joie fut profonde, joie partagée par son compagnon. Elle avait décidé de lui donner le sein et se réjouissait du caractère goulu de son fils, comme son grand-père, ajouta-t-elle lorsqu’elle revint me voir, sur les conseils de sa pédiatre, après plusieurs mois d’absence, dus, me dit-elle à un allaitement pour le moins compliqué. En effet Simon ne cessait de réclamer et elle ne cessait de le mettre au sein. La journée se passait ainsi mais les nuits étaient peu différentes puisque Simon, plus de trois mois après l’accouchement, continuait à réclamer presque toutes les deux heures et passait à chaque fois presque une heure au sein. À aucun moment Lydia ne s’était doutée qu’il manquait de nourriture et seule l’alerte de la pédiatre face à une prise de poids insuffisante put commencer à l’inquiéter. Elle savait que Simon avait faim, mais puisqu’il se calmait au sein, c’est que tout allait bien, n’est-ce pas ? Elle aimait le tenir contre elle, le voir s’endormir le mamelon dans la bouche et les journées et les nuits se passaient ainsi, seulement troublées par les réclamations insistantes de Simon quand il n’était pas au sein. Elle se sentait comblée par son fils, ne supportait aucune réflexion ou conseil de son entourage, et le papa assistait impuissant à la béatitude maternelle dans cet allaitement. Il avait tenté vainement de lui dire qu’elle le gâtait trop mais se résignait à assurer les courses et la préparation des repas. Lors d’une séance, Lydia me dit qu’en venant elle était passée dans une librairie du quartier et qu’elle y avait vu mon livre « Sein de femme, sein de mère ». Elle se disait heureuse que je m’intéresse à un tel sujet, certes, elle n’avait pas osé le consulter mais s’interrogeait : que voulait bien dire ce titre ? Pouvait-il y avoir une contradiction entre sein de femme et sein de mère ? Elle « avoua » alors que depuis la naissance de Simon elle n’avait aucune envie de relations sexuelles et surtout qu’elle avait le sentiment d’être amoureuse de son bébé et de ne plus avoir de place pour des sentiments envers son mari. D’ailleurs il ne protestait pas trop et elle n’imaginait pas pour le moment faire dormir Simon ailleurs que dans leur lit conjugal… Il était trop petit, il avait trop besoin d’elle et de ses seins. Certes elle commençait à souffrir du manque de sommeil mais enfin, elle ne voulait pas que son fils de son côté souffrit d’un manque quelconque, pas comme elle avec sa mère. S’ouvrit alors sous le couvert d’une forme paradoxale de rappel surmoïque du titre de mon ouvrage, une période où revint une certaine richesse associative. Elle évoquait sa rage de petite fille envers sa mère qui était dévouée corps et âme à son petit frère, ses interrogations à sa mère, lors de l’allaitement de ce même petit frère de quatre ans son cadet : pourquoi, si elle était une fille, n’avait-elle pas aussi des seins comme sa mère ? Elle en vint à se souvenir de la complicité qui s’était alors nouée avec son père, compagnon de ses jeux, infatigable pourvoyeur d’histoires qui avait pallié à l’absence maternelle et l’avait détournée avec humour de sa rage envers sa mère, n’étaient-ils pas tous les deux occupés à de plus sérieuses affaires et qu’avait-elle à se soucier de ce bébé glouton et inintéressant ? Cependant la jalousie fraternelle était restée intense car elle percevait la fierté paternelle à la naissance de ce fils. L’expression d’une haine profondément enfouie envers le petit frère préféré, n’était-elle pas la cause de l’absence de perception de la faim de son enfant, sous couvert d’une relation passionnée ? Ni seins, ni pénis, ni bébés… : quelques rêves témoignèrent de cette condensation qui s’attachait à l’allaitement de Simon. Son bébé portait le contre- investissement de sa haine envers le petit frère voleur de l’amour maternel, et en somme était réparateur de sa relation à sa mère, mais il se trouvait également être secrètement le fruit enfin obtenu de ses vœux œdipiens masqués sous l’ampleur manifeste du lien primaire. Ses projections transférentielles m’attribuaient, à travers ses suppositions sur mes écrits, une condamnation de cet allaitement continu et permirent l’émergence d’une culpabilité plus œdipienne qui s’exprima en particulier à travers ses craintes pour la santé de Simon et son poids insuffisant. Elle prit appui sur le rythme des séances pour franchir le cap de biberons donnés en son absence. Simon préférait toujours le sein et elle s’en réjouissait mais il prenait néanmoins le biberon goulûment et commençait à « faire ses nuits ». Les relations conjugales n’en étaient pas pour autant réinvesties mais l’investissement transférentiel, dans le retour à ses souvenirs infantiles, semble avoir fonctionné comme une censure de l’amante particulière lui permettant de s’extraire de sa relation régressive à son bébé. Le retour de la vie onirique avait signé le dégagement d’un actuel sans bornes, ni limites, d’un hors- temps dans lequel enfant du jour et de la nuit ne faisaient plus qu’un. En dépit de cet épisode un peu inquiétant des premiers mois de la vie de Simon, la souplesse du fonctionnement psychique de Lydia laisse augurer une évolution positive tant de leurs relations que de son équilibre dans son ensemble et cet allaitement addictif aura pu n’être que le résultat d’une régression maternelle excessive mais temporaire, expression particulière des bouleversements inhérents à toute maternité.

7Tout autre, et autrement tragique est l’histoire de Léonore, une jeune femme d’une vingtaine d’années qui me fut adressée par le psychiatre qui la suivit à la suite de la mort de son premier bébé. Sa petite fille était née à huit mois avec un grand retard pondéral et elle était morte en couveuse, de façon inexplicable pour sa mère, un mois après sa naissance prématurée, en dépit de la haute technicité des soins. Huit mois après sa mort, dans le hors-temps de sa douleur, cette patiente continuait à ne pas pouvoir dormir, à pleurer incessamment dans une dépression profonde faisant suite à un épisode délirant qui avait justifié sa prise en charge psychiatrique. Lors des premiers entretiens s’indiquaient déjà les alternances de risques de décompensation et de somatisation, qui m’amenèrent à lui proposer un cadre à deux séances par semaine en face à face, ce qui soulagea son intense angoisse. Elle fut enceinte à la suite du premier entretien... , me dit-elle dans une évidente tentative de séduction transférentielle, après plusieurs séances d’observation inquiète et de mise à l’épreuve de ma capacité à l’étayer, à la contenir, à l’accompagner dans son cheminement à travers un deuil intense qu’elle ne put commencer à faire, que lors de sa nouvelle grossesse et qui prit toute son ampleur après la naissance du nouveau bébé.

8J’avais été d’emblée l’objet d’un transfert presque passionnel, dans la violence d’une ambivalence où s’affrontaient l’imago idéalisé d’une mère qui lui permettrait enfin d’avoir un enfant et celle d’une harpie qui le lui volerait, et je devais avant tout contenir cette violence, être un pare- excitation fiable et résister aux multiples attaques qui portait tant sur le cadre que sur mes interventions. Ce furent des séances terriblement éprouvantes pour elle comme pour moi, pendant lesquelles elle répétait, pendant des semaines, sans modifications sensibles, l’histoire de la mort de Maria. À la morgue, Léonore l’avait bercée, nommée, et lui avait donné le sein. Cette mise en scène désespérée et délirante avait été vécue dans une sorte de jouissance froide, dans le déni de la réalité de cette mort.

9Pendant le mois de vie de Maria, l’allaitement de son bébé avait été extrêmement investi, Léonore allant plusieurs fois par jour porter, dans le service de réanimation, le lait qu’elle s’était tiré. Elle l’avait fait dans un plaisir intense dont elle parlait comme d’un plaisir masturbatoire. Dans le mouvement maniaque qui apparut dans cette période, elle avait vécu, disait-elle, des relations érotiques torrides avec son mari, l’allaitement comme les relations sexuelles étant magiquement à même de maintenir son bébé en vie. Il n’y avait plus d’absence ni de perte, il n’y avait plus de jour ni de nuit, dans l’exaltation qui la tenait. Elle pensait alors qu’elle était en prise directe avec son bébé, qu’elle respirait pour elle, que son lait était l’aliment fondamental et protecteur, le gardien de sa vie. Ces fantasmes furent entérinés par le hasard d’une coïncidence temporelle qui fit conjoindre l’annonce de la mort de sa fille et le moment où elle avait téléphoné à un lactarium pour donner son lait devenu inutile puisque le bébé était alimenté alors par voie parentérale. Dans la toute puissance magique de ses pensées, dans la force de sa culpabilité, renoncer à donner le lait de son sein à sa petite fille avait été renoncer à la vouloir vivante.

10L’accrochage à son mari, faisant fonction de mère à la fois incestueuse et protectrice, était extrême, mais pris dans une problématique de filiation féminine où il s’agissait de manière latente mais très sensible de donner un enfant réparateur et comblant à sa propre mère. Le discours manifeste de Léonore témoignait d’une véritable haine pour une mère qui ne l’avait, disait-elle, jamais aimée, jamais investie, jamais véritablement nourrie. La mère de Léonore lui aurait dit à la fois que c’était une chance qu’elle n’ait pas avorté, et qu’elle se serait bien passée d’un troisième enfant... Léonore était en effet la troisième d’une famille que la mère, quoique très absente, dominait entièrement, en assumant la charge financière de la famille, le père étant alors au chômage. Léonore avait eu une relation extrêmement proche avec son père-mère qui s’occupait d’elle et la nourrissait, ce dans une relation érotisée, que ma patiente qualifiait d’incestueuse. Ce père mourut peu de temps avant la première grossesse de Léonore qui fut dans une intense culpabilité de n’être pas allée le voir avant sa mort et Maria, ce bébé du deuil maniaque, mourut à l’anniversaire de la mort du père... Léonore dira longuement son chagrin de n’avoir pu donner une petite-fille à son père. Mais cet enfant des rêves œdipiens directs masquait mal la valeur d’enfant dédié à la mère, et celui-ci se traduisit vivement dans son transfert idéalisé envers moi dans lequel j’étais la bonne mère toute puissante qui à fois donne et reçoit un enfant. Elle ne cessa de parler de Maria pendant qu’elle portait une petite fille, ce qu’elle savait de par l’échographie, petite fille déjà dénommée Myriam.

11Elle fut d’emblée déçue par Myriam à sa naissance, par ce bébé qui pleurait beaucoup et qui tétait difficilement. L’allaitement de cette nouvelle petite fille fut d’entrée de jeu pris dans un conflit intense de par la réticence du bébé à s’alimenter et sa lenteur. Léonore pouvait toujours penser qu’elle ne la nourrissait pas assez, que son lait était mauvais. Elle en venait à parler d’une guerre autour du sein et mettait en scène un protocole rigide de tétée, dans l’alternance et le retrait des seins, selon un rythme qu’elle contrôlait avec rigueur. Léonore disait que sa fille lui tenait tête, elle lui mettait de force le sein dans la bouche, sein, disait-elle, qu’elle sentait cependant ne plus lui appartenir. Si elle avait toujours un plaisir physique aussi fort à allaiter, les relations sexuelles avec son mari, en dépit d’un désir intense, n’étaient plus du tout exceptionnelles ni même satisfaisantes, contrairement à ce qui s’était passé, sur le mode maniaque, pendant l’allaitement à distance de Maria.

12Une certaine évolution dans la thérapie eut lieu quand elle put réintégrer cette problématique transférentiellement. En effet, même si ses seins enflés ne lui plaisaient pas, là encore en opposition avec ceux qu’elle possédait à la naissance de Maria, pleins, gonflés, doux et voluptueux... , elle put tout à la fois assumer une certaine rivalité féminine et exprimer son besoin de la thérapie, son amour pour son analyste en déplorant que celle-ci ait de si petits seins... Elle me demandait alors de manière assez pathétique de la nourrir de mots, de na pas la sevrer de ma présence verbale. La relation avec son nouveau bébé était infiltrée de multiples angoisses, des phobies d’impulsion apparaissaient, telle la lancer sur le carrelage ou l’étouffer avec son sein très plein. Myriam était sinon anorexique, du moins très difficile à nourrir, elle dormait mal, presque insomniaque et la nuit Léonore lui donnait le sein à chaque pleur. Cette insomnie précoce n’était certes pas étonnante dans une telle relation hyperexcitante pour l’enfant. Léonore pouvait me dire avec violence « nous nous sommes battues autour du sein et j’ai gagné » et le rituel de tétée témoignait de la valence de maîtrise anale de cet allaitement. Ma patiente multipliait alors les consultations pédiatriques pour son bébé et exprimait alors des mouvements négatifs à mon égard, car je démontrais là mon insuffisance, n’étant pas capable de lui permettre d’être une bonne mère. Sa haine s’exprimait violemment, tout le monde était profondément insuffisant, son bébé, moi-même et sa mère en première ligne, et dans la plus grande confusion ou réversibilité. Son hyperactivité érotisée avec son bébé témoignait de la précarité de ses possibilités de liaison de l’excitation et d’une hypersexualisation défensive face à une possibilité de désorganisation mortifère. Cette hypersexualisation avait son origine, en deçà des deuils précédemment évoqués, dans les modalités particulières de la névrose infantile de cette patiente qui qualifiait toute relation un peu proche d’incestueuse. Cela la renvoyait non seulement à son plaisir dans sa relation de séduction et d’intimité « honteuse », disait-elle, avec son père, mais à un vécu adolescent de relations sexuelles multiples, fugitives et désordonnées, dans des tentatives déses- pérées de réassurance narcissique. Il lui fallait pallier par les pauvres moyens à sa disposition à une profonde carence primaire, liée à une absence de relation maternelle étayante compensée par la relation érotique à un père-mère plus préœdipien qu’œdipien.

13Cette problématique fut à son apogée lors du sevrage de Myriam – les lapsus sur les deux prénoms Myriam et Maria étant alors incessants–, et les fantasmes de mort et d’abandon s’exprimèrent alors avec une rare violence. Une certaine élaboration en fut néanmoins permise par la conjonction de ce sevrage avec l’approche des vacances d’été dans l’interruption prévue des séances. Un transfert chaud, plus modéré dans ses expressions, prit alors la place des explosions agressives dans la tentative de me nourrir d’abondance de rêves et d’expressions tendres avant la séparation. Nous étions loin encore d’une triangulation structurante, mais déjà cette nouvelle possibilité d’une certaine inhibition pulsionnelle, d’une création d’un véritable courant tendre, apaisant, était de fort bon aloi et contrebalançait certains mouvements de modalité perverse inquiétants pour le développement de Myriam et difficiles à supporter contre-transférentiellement. En effet, lors des troubles somatiques variés du bébé, Léonore avait consulté un nombre impressionnant de spécialistes et se servait d’une manière assez particulière de leurs conseils... et de leur probable désarroi, pour imposer à sa fille d’étranges régulations. En particulier, le nourrissage au biberon obéissait à un rituel de contrainte très précis au cours duquel la petite ne devait pas prendre plus de trois gorgées de suite, quelle que soit sa faim, sous prétexte qu’il lui fallait le temps de déglutir et d’assimiler. Si la « guerre autour du sein »… avait témoigné déjà de ses tentatives de maîtrise, de sa lutte contre la confusion orale, de l’impossibilité d’un accordage rythmique sensible, le sevrage du sein avait ravivé son intense angoisse de mort et surtout sa culpabilité. Sa manière de manipuler son bébé, de la dominer, de lui imposer son rythme et sa loi tentait de lutter contre ces résurgences et de mettre en acte une toute-puissance fantasmatique.

14Mais le sevrage de Myriam put alors en un deuxième temps être vécu comme une évolution positive, une fois passées les heures de désarroi intense à la vue du premier biberon donné par le père, avec l’expression de sa peur de ne plus jamais avoir de plaisir, dans cette modalité là bien particulière d’ébauche d’angoisse de castration. Ébauche seulement, mais ébauche vitale pour sortir des inclusions mortifères, de ces grossesses et allaitements en poupées gigognes dans lesquels j’avais pu me sentir parfois contre-transférentiellement comme une mère morte, allaitant une fille agonisante portant un bébé mort dans son ventre. Là encore le rythme des séances avaient pu fonctionner, tant pour la patiente que pour moi, comme un pare-excitant absolument nécessaire face à l’excès d’excitation désorganisant. Chez Léonore, les tentatives de contrôle, ce rythme extérieur imposé au bébé, ne témoignait pas d’une réorganisation positive, mais de son débordement, de l’impossibilité d’un rôle pare-excitant pour sa fille, de la difficulté de qualification de l’excitation pulsionnelle. Ne peut-on y voir une potentielle défaillance d’intrication pulsionnelle, avec le risque d’une destructivité déliée ?

15En effet, l’on peut suivre les propositions de D. Ribas (2002) prolongeant les travaux de B. Rosenberg sur la pulsion de mort (1991), quand il parle de « mère intricante » celle qui permet la liaison première des pulsions de mort par les pulsions de vie, noyau d’un masochisme gardien de vie, nécessaire à la retenue d’une certaine tension d’excitation qui s’oppose à la décharge totale. Dans « le problème économique du masochisme », Freud s’interrogeait sur le risque de confusion entre le principe de plaisir et le principe de Nirvana si tous deux visaient la réduction au plus bas des excitations. Il en vint à mieux différencier les deux principes, seul le principe de Nirvana visant la réduction à zéro de toute excitation à travers la décharge totale, le principe de plaisir étant de son côté lié à la constance de l’excitation. Ce fut une des rares occasions où Freud mis en cause le rapport du plaisir avec la réduction des tensions d’excitation pour proposer de ne plus considérer exclusivement le quantitatif mais aussi le qualitatif, et dans ce qualitatif, l’importance du rythme : « Plaisir et déplaisir ne peuvent donc pas être rapportés à l’accroissement ou à la diminution d’une quantité que nous appelons tension d’excitation, encore qu’ils aient beaucoup à voir avec ce facteur. Il semble qu’ils ne dépendent pas de ce facteur quantitatif mais d’un caractère de celui-ci, que nous ne pouvons désigner que comme qualitatif. (…) Peut-être s’agit-il du rythme, de l’écoulement temporel des modifications, des montées et des chutes de la quantité d’excitation ; nous ne le savons pas. (Freud, 1924) ».

16La mère, confrontée à l’excitation de son bébé, pour lui permettre de ne pas s’engager dans la voie de la décharge immédiate, se doit de lui proposer des modes de contrôle pulsionnel qui assureront la domination du principe de plaisir sur le principe de Nirvana. Ceux-ci, dans leur souplesse, leur variété, permettent la retenue de l’excitation, l’inhibition partielle quant au but de la pulsion, source de transformations possibles et nécessaires. Ainsi, se créent les premières différenciations psychiques, la mise en place d’un préconscient assurant les liaisons, sources d’une oscillation entre fonctionnement diurne et nocturne riche de potentialités représentatives. Sein de jour et sein de nuit sont les métaphores de ce travail maternel, toujours susceptible d’être débordé par l’ampleur des reviviscences pulsionnelles de la maternité, rythme de base de la complexité psychique.

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Mots-clés éditeurs : Tendresse, Préoccupation maternelle primaire, Allaitement, Sexualité maternelle

Mise en ligne 19/10/2009

https://doi.org/10.3917/cpsy.054.0047
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