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Article de revue

De l'impensé à l'impensable en maternité : Le déni

Pages 19 à 34

Notes

  • [1]
    Dernier ouvrage « la vie ordinaire d’une mère meurtrière » Fayard 2008.
  • [2]
    Auteurs conseillés : D. Anzieu, W. R Bion, M. Bydlovsky, J. M Cinq Mars, J. M Dougall, F. Dolto, C. Flavigny, A. Fouques, S. Freud, G. Haag, D. Houzel, P. Lévy-Soussan, S. Marinopoulos, S. Missonnier, J. D Nasio, P. C Racamier, W. D Winnicott

I) LE DÉNI DU DÉNI PRIS DANS NOTRE IMAGINAIRE ORIGINAIRE

1Notre imaginaire originaire collectif veut la mère belle, enveloppée d’images harmonieuses, dans une atmosphère de calme et d’apaisement, telle une femme comblée, absorbée par l’enfant qui vient de naître. Nous aimons ces représentations rassurantes où les idéaux sont roi. Il nous est si difficile d’y renoncer, que nous luttons au moyen de défenses multiples, pour ne pas reconnaître que la grossesse peut être parfois, dès son annonce, pendant son déroulement ou à l’accouchement, un temps de grande vulnérabilité, une période de déstabilisation avec des turbulences émotionnelles, des réminiscences affectives qui vont jouer un rôle dans la vie familiale.

2Notre difficulté est telle, qu’elle se révèle dans nos programmes de santé publique. On dénote en effet un décalage non négligeable entre la prise en compte de la santé physique et celle de la santé psychique. Pendant que l’une est investie des moyens les plus performants, l’autre se meurt. Or s’attarder sur la gestation psychique, c’est pouvoir entendre une part des manifestations les plus surprenantes, les plus inattendues, celles qui nous heurtent dans nos certitudes et nos croyances, dans le domaine de la maternité.

3Parmi les croyances incontournables, nommons les affirmations suivantes :

  • La femme est toujours consciente qu’elle est enceinte
  • Si la femme se sait enceinte, elle a la connaissance qu’elle attend un bébé.
  • Si un couple désire un enfant consciemment et s’il le programme, il va l’aimer.

4Toutes ces pensées peuvent être mises à mal par le monde de la naissance et les témoignages qui l’entourent. Les femmes qui viennent nous consulter, dans les lieux de naissance, se chargent de nous enseigner qu’il en est autrement, et, nous signifient au travers de leurs vécus, l’ancrage conscient et inconscient de la naissance du parent.

5Sur la question du déni, mais aussi sur d’autres manifestations pendant la grossesse, nous constatons que l’impensé des mères devient de l’impensable dans le groupe social.

6Le déni du déni s’infiltre dans nos pratiques et devient un fléau.

7Pour clore ce préambule, notons que ce bouleversement qui se vit dans le corps de la femme et s’inscrit dans son histoire, la malmenant parfois à son insu, est frileusement tenu à distance de nos représentations. Le désir pris dans une pensée collective qui le confond avec le souhait conscient, n’a pas fini de nous jouer des tours et de nous mettre à mal.

8Et mis à mal, nous le sommes face à la violence que représente en maternité, tout ce qui n’est pas prévisible, puisqu’imprévisible : la souffrance, le refus de l’enfant, les pleurs, l’angoisse, le handicap, la mort.

II) L’ENSEIGNEMENT DES MÈRES

9Travailler auprès des femmes, mères en devenir, nous rend témoins du processus à l’œuvre. Leurs confidences, tel un Savoir-transmis sont une succession de récits dont la mise en commun dessine une part du maternel. Cette approche des mots de mères en devenir, donnent tout son sens à l’enseignement de M. Bydlovsky, lorsqu’elle nous rappelle que : « Le désir d’enfant qui peut paraître la plus naturelle et la plus universelle des valeurs humaines, est en réalité un processus complexe où se retrouvent les souhaits conscients d’immortalité et d’identification aux parents qui nous ont précédés. A ces vœux conscients se combinent les représentations inconscientes et pour certaines transgénérationnelles, de chacun des deux parents, tout spécialement de la mère, physiquement engagée dans le processus. La combinaison va se faire dans un processus d’organisation imprévisible par avance. » (Bydlovski, 2000).

10Rencontrer cette part énigmatique du Sujet-mère est une prise de conscience de la part impudique du désir, de son obscurité.

11La maternité est comme l’inconscient, scandaleuse, mystérieuse, obscure, intrigante, séduisante, cruelle et elle provoque l’irruption de l’irrationnel faisant naître ainsi des histoires familiales, parentales, des liens parents enfants, qui seront nourris de cette étrangeté.

12Les faits divers en sont chargés et démontrent qu’ainsi le lien parent/enfant peut être inexistant (déni, parfois néonaticide) impossible (abandon, changement filiatif pour l’enfant confié à l’adoption) violent (maltraitance), insaisissable (délaissement), vide (carence) déplacé (abus sexuel) mais aussi le lien ne peut être qu’imaginaire (infécondité). (Marinopoulos, 2007 a.)

13Ces situations rencontrées démontrent que l’enfant réel ne transforme pas toujours psychiquement, l’adulte en parent. L’adulte reconnu dans une naissance sociale, sur l’axe juridique de la filiation, comme père ou mère, peut se sentir dans une incapacité à endosser ce rôle. Notre clinique nous apporte chaque jour le témoignage de ces naufrages familiaux ou certains membres de la famille se vivent plus ou moins consciemment comme des imposteurs.

14Naître parent ne va pas de soi. Il s’agit de pouvoir supporter les multiples métamorphoses imposées par sa propre histoire. Elles sont habitées de forces psychiques parfois contradictoires et qui peuvent mettre en péril la filiation sur l’axe de sa construction psychique.

III) LA GROSSESSE PSYCHIQUE (MARINOPOULOS, 2007 B.)

15La grossesse psychique est une temporalité trimestrielle en référence au découpage médical de la gestation. Cette grossesse possède un rythme et des représentations propres à chaque trimestre. S’attachent à cette croissance, des maux spécifiques à la construction psychique tels que le déni du corps fécondé, le déni de l’altérité, la dénégation, l’interruption de la temporalité, la décompensation, l’angoisse, le rejet de l’enfant, l’ignorance de son statut de personne, de sa réalité, de sa place de Sujet.

16Et le corps psychique de la mère, celui tenu par ses pensées, peut selon ma clinique, construire ou altérer les représentations de son enfant en intra utérin. Cette croissance continue ou interrompue, est un élément diagnostic de la grossesse psychique. Elle est repérable par les spécialistes de la psyché lors d’entretiens prénataux et occupe une place de prévention ou de soin, selon les situations.

17Ce vécu psychique n’est pas à confondre avec la vie relationnelle. Il existe aujourd’hui une confusion entre la psychologie, approche relationnelle de la mère, et, le psychisme, qui structure ses pensées, et révèle son identité subjective, sa place de Sujet symbolique. Aujourd’hui l’entretien du 4ème mois, est réalisé par des professionnels qui font une observation psychologique de la situation, c’est-à-dire dans une réalité sociale, ce qui est sans effet sur le diagnostic psychique. Ces pratiques, si elles présentent un réel intérêt d’un point de vue social, ne peuvent aborder la question de l’intime, et, confirment le déni de notre société face à la part psychique du Sujet.

18Le premier trimestre ouvre sur l’état d’être enceinte qui relie la femme à un corps fécondé, habité. Il s’agit d’un « état d’être ». La métamorphose corporelle est intériorisée dans le changement propre de la femme qui parle le plus souvent de son état, de son ventre, sans qu’il y ait à proprement parler de représentation d’enfant. Et c’est dans ce premier trimestre que l’interruption volontaire de grossesse, l’IVG, est possible puisqu’il s’agit pour la femme d’arrêter un mouvement en marche vers un statut qui n’est pas souhaité. La femme au regard de sa grossesse psychique, interrompt son état. Il n’est nullement question d’enfant en tant que Sujet propre, puisque celui-ci n’est pas encore représentable. Il est un potentiel de vie, d’enfant, de maternité à vivre, de futur, mais il « n’est pas ». La naissance de l’embryon est une naissance subjective à géométrie variable et porteuse de vie. Nous devons y apporter une attention toute particulière et être attentif à sa croissance.

19L’entretien pré IVG occupe sur cette question, une fonction préventive. C’est un temps où on peut entendre si la femme l’évoque sur le versant de son statut ou sur celui de l’attente d’un enfant. Une IVG faites dans le cas d’une grossesse vécue précocement comme l’attente d’un enfant, propulse dans l’après coup la femme dans le sentiment d’avoir perdu un enfant à sa demande. Dans sa fantasmatique, de l’avoir tué. Cette perte culpabilisante par sa forme volontaire est non métabolisable, non assimilable et devient un état traumatique. Dans la clinique des infécondités, il n’est pas rare de retrouver ces situations traumatiques. Le corps en devient ensuite infécond pour des causes dites psychogènes, laissant la femme dans la détresse de cet impossible enfant et dans le deuil de celui qui aurait dû être.

20C’est également dans les grossesses chez les femmes au profil carentiel parfois maltraitant que nous retrouvons des représentations d’enfant extrêmement précoces. La grossesse n’est pas encore confirmée qu’elles parlent déjà de l’enfant. Enfant réparateur dans la fantasmatique de la mère carencée en quête d’être nourrit affectivement par celui qu’elle attend. Mais une fois né, cet enfant de la réalité qui ne peut pas combler la souffrance et le vide affectif de sa mère, devient vite persécutant pour cette mère fragile. En retour elle le maltraitera, le persécutera.

21Le deuxième trimestre voit naître l’attente d’un enfant qui se caractérise par la représentation de l’enfant dans la pensée de sa mère et les émergences fantasmatiques et imaginaires qui l’accompagnent. Ce trimestre est riche d’images pour la mère et le père. Dans cette période, le fœtus est examiné en le corps de sa mère, et les explorations médicales guettent sa bonne santé. Ce bébé virtuel porté par les pensées de ses deux parents, accompagne le bébé réel, niché au creux du corps de sa mère.

22Lors de ce trimestre, toute la pertinence de ce concept de représentation de l’enfant dans la tête de sa mère, est démontrée dans les situations d’annonce de handicap en intra utérin, suivis quinze jours plus tard, d’une infirmation de cette annonce. Il s’agit de ce que l’on appelle dans le monde médical, les faux positifs. L’enfant est décelé par exemple avec une trisomie mais l’amniocentèse pratiquée ensuite pour confirmation, montre que le test de dépistage s’est trompé et que l’enfant est sain.

23Nous constatons qu’au moment de la première annonce, les deux parents formulent (dans cet entre deux, temps où ils attendent les tests de dépistage complémentaire) : « Je préfère ne plus y penser, je ne veux pas me faire du mal au cas où… » L’expression au cas où, porteuse de mauvaises nouvelles, condamne l’enfant attendu. Elle rend implicite l’impossible arrivée de l’enfant et introduit la possible interruption médicale de grossesse. L’enfant jusque là porté comme un fils ou une fille potentielle et donc inscrit dans la lignée familiale, se trouve lâché par les deux parents. Dans ces contextes de faux positifs, se met en place un mécanisme d’annulation de l’enfant, dans la pensée parentale, mécanisme de protection face à la douleur éventuelle d’une mauvaise nouvelle. Mécanisme qui crée une faille dans le processus de représentation de l’enfant, et qui, n’est pas sans incidence sur la construction future du lien à l’enfant réel. Cet enfant attendu, jusque là porteur du narcissisme parentale, de la lignée familiale, devient l’enfant de la déception, celui qui a failli la confiance accorder. La confiance perdue, entraîne un détournement du regard intérieur de la mère projeté sur l’enfant. La mère vidée de ses pensées est une mère à la dérive qui lâche son enfant.

24En provoquant une rupture dans le lien fantasmatique et imaginaire qu’ils avaient élaboré, les parents interrompent le lien à l’enfant en intra utérin. L’enfant n’est plus nourrit affectivement. Il s’asphyxie. Il y a alors un mécanisme de clivage qui s’opère mettant en scène un enfant réel qui se développe en dehors de la rêverie de sa mère et de son père. Cette effraction dans la fantasmatique maternelle lors du déroulement de la grossesse entrave la capacité de rêverie (selon Bion, 1979) de la mère, provoquant un état de sidération, empêchant par la suite le développement de la capacité de préoccupation maternelle primaire (Allart et Marinopoulos, 2003).

25Le troisième trimestre élabore une nouvelle représentation, celle de l’image des corps séparés. Cette représentation s’accompagne de mots de la mère sur l’accouchement à venir, signe que l’événement psychique est appréhendé. L’acte de naissance repose sur l’inévitable séparation des corps mais aussi des corps psychiques. Il n’est pas rare d’assister à une fausse naissance, où l’enfant sorti du ventre de la mère, reste psychiquement relié à sa chair. Cela n’est pas sans rappeler les écrits d’Otto Rank et de son ouvrage sur le traumatisme de la naissance, qui loin de parler de l’accouchement, note la violence de cette séparation de deux êtres, parfois indissociables dans la pensée maternelle et qui plonge le nouveau né, privé de son monde sensoriel, dans un gouffre. C’est ce personnage hybride le mèrenfant (S. Marinopoulos, 2007 a.) que j’ai tenté de saisir en évoquant ce lien qui s’impose au-delà des corps de chair.

26Et la séparation de la naissance se prépare à deux niveaux : dans des cours de préparation et dans le vécu intime des mères, pas toujours dicible. Cette séparation des corps et de la vie sensorielle, se vit, se transmet, se partage dans les rythmes que mère et enfant s’imposent. Car la vie intra utérine a son propre langage que la mère reçoit, décode, l’interprétant au grès de son vécu propre. Là est la part intime de la mère. Mère qui ressent son enfant et lui répond par les bruits de son corps, ses vibrations, ses flux, accompagnant l’enfant ou le contrant. Les mères le formulent quand elles évoquent leur quotidien, pointant par exemple que quand elles dorment, le bébé ne cessent de se manifester et que quand elles recherchent le calme, il se met à bouger. Ces perceptions annoncent un défusionnement qui se nomme d’abord dans des différences de besoins biologiques. Et c’est en cela que la préparation à l’accouchement est un exercice tant physique que psychique. La mise en mots et en images des corps séparés, renforce l’enfant dans son statut d’être différent, dont il faut se séparer. La démonstration mimée durant une séance de préparation, d’une scène de naissance où on voit un enfant sortant du bassin de sa mère, est un exercice de mise en images de la séparation, qui vient confirmer ce que la mère vit déjà avec son enfant intimement.

27Parfois ce travail mental n’a pas pu se faire. L’altération de la représentation porte sur l’impossible mise en image mentale de deux corps séparés. Selon le degré de cette altération de travail mental, la femme pourra plus ou moins retrouver un équilibre après la naissance de l’enfant. Pour certaines l’image de la séparation était flou, pour d’autres totalement opaque. C’est aussi dans ce degré de mise au point de l’image, que va s’inscrire les humeurs de la jeune accouchée. L’accouchement n’est pas qu’une transformation physiologique et hormonale. Dans le post partum il existe des degrés « d’être » qui vont d’un sentiment d’unité et d’apaisement dans le meilleur des cas, à des expériences limite allant jusqu’au morcellement de son être. Dans ce contexte nous pouvons voir des femmes en état de choc suite à la naissance, comme si elles étaient projetées dans cette part irreprésentable, les conduisant vers un état psychique inquiétant de décompensation, parfois interprétés un peu hâtivement comme le baby blues. Hors ces contextes traumatiques qui témoignent d’un sentiment de morcellement chez ces femmes, demandent un soin psychique immédiat et rapproché.

IV) LE DÉNI : UN CAS GRAVE DE L’ALTÉRATION DE LA REPRÉSENTATION DE L’ENFANT EN INTRA UTÉRIN PAR SA MÈRE

a) Définition et rôle du déni

28Le terme déni de grossesse, qui signifie que la femme n’est pas consciente d’être enceinte est apparu assez récemment dans la littérature psychiatrique puisqu’il commence à être évoqué dans les années 1970. Il est reconnu comme un symptôme assez fréquent, y compris chez des femmes qui ne présentent aucun trouble psychiatrique.

29Cette observation est tout à fait fondamentale et rappelle que ce phénomène du déni, bien que pathologique habituellement par sa défense massive envers la réalité, prend une allure névrotique dans le cas de la grossesse. C’est comme si soudainement le psychisme recontactait un mécanisme de défense bien connu de l’enfance, qui s’efface normalement au profit de la naissance du Sujet social qui refoule ses pulsions. Et en refoulant il reconnaît la réalité, la prend en compte, accepte de réfréner son désir pulsionnel et donc supporte la frustration, au profit de la relation sociale et de ses bénéfices.

30Le recours à un processus de déni ou de dénégation (je sais mais je ne veux pas savoir) pour sa propre protection, peut être observé dans d’autres contextes de souffrance. Le déni sert donc le Sujet souffrant, par la défense qu’il lui procure ; défense coûteuse pouvant conduire au drame. Tel le parent d’un adolescent au comportement addictif que tout le monde a vu, sauf le parent lui-même. Ou bien ces histoires de couple ou l’un a une histoire parallèle que l’autre ne voit pas, alors que son entourage tente de l’en alerter. Ne pas vouloir reconnaître la réalité arrive chez une personnalité dont la structure psychique n’est pas à mettre en doute.

31Le déni protège de l’angoisse et celle ci naît d’un trop plein qui entraîne une souffrance massive. En niant la réalité, le Sujet psychique évite de contacter sa souffrance, se place au-delà.

b) Le déni et le corps

32Le corps de la femme pendant le déni ne se modifie pas. La femme garde une silhouette proche de celle qu’elle a habituellement. La morphologie ne change rien à ce constat. Des femmes menues sont arrivées dans leur jean moulant, et ont accouché quelques heures après, de leur enfant. Celui-ci nous le verrons ayant un poids tout à fait normal. Les femmes plus fortes, sont restées avec un corps rond mais n’ont pas présenté un ventre proéminent comme le veut l’état de grossesse. Le corps de la femme sous l’effet du déni est un corps inchangé qui vient participer à la non prise de conscience de la grossesse. Cette observation n’est en rien mystérieuse et le Docteur Nisand a pu lors du documentaire d’Andréa Rolling, apporter une explication médicale à ce qui était jusque là considéré comme un phénomène surréaliste. À l’aide d’un schéma en mouvement et trois dimensions, il compare un bébé entrain de se développer normalement dans la cavité utérine de sa mère, dans le cas d’une grossesse dite normale, et dans le cas d’un déni de grossesse. Pour la première situation, l’enfant pousse sur la paroi abdominale de sa mère et fait pointer le ventre en avant. Dans le deuxième cas, le bébé se place en longitudinal, ne modifiant quasiment pas la morphologie maternelle. Dans les deux cas de figure, l’enfant est tout à loisir de grandir et de grossir. Seul l’aspect extérieur du corps de la mère, pris dans une tension particulière propre au déni, reste inchangé.

33Quant à l’idée de ce bébé qui ne bouge pas et ne se fait pas connaître, il développe toute la capacité interprétative de la mère en devenir qui vient décrire une vie fœtale, grâce au lien fantasmatique qui la lie à son futur bébé. Ainsi ce ne sont pas les mouvements réels du fœtus qui donne vie au corps de l’enfant mais bien les interprétations maternelles, qui lui permettent d’accéder à cette dimension vivante. Cette observation du docteur Nisand issue de sa longue pratique de gynécologue, donne tout son sens aux travaux psychanalytiques sur les liens précoces du fœtus à la mère et leurs participations à l’identité de l’enfant à naître. Cela donne corps à mes propres observations qui notent à propos du fœtus, qu’il n’est et ne peut naître vivant que s’il est pensé par la mère. En cela elle donne la vie à l’enfant.

34En parallèle de la question des mouvements des fœtus ressentis ou pas, par la mère, se pose la question des maux habituels de l’état de grossesse. Ceux-ci semblent inexistants. La femme continue sa vie quotidienne, pouvant faire du sport à l’excès si telle était son habitude, ou des travaux fatiguant si son travail le lui demandait.

35Dans les consultations qui suivent la levée du déni, nous assistons à un discours rationnel sur des manifestations qui auraient pu être une révélation de leur état. Pour exemple, Stéphanie qui avait constaté une prise de poids mais elle l’avait interprétée au regard de son travail en boulangerie. Ou bien encore Céline qui n’avait plus ses cycles, mais qui trouvait cela normal du fait de son angoisse depuis que son ami l’avait quitté. Quant à Florence qui elle aussi avait constaté l’arrêt de son cycle, elle affirme « je faisais un régime fatiguant et je me suis dit qu’il m’avait sûrement détraquée ». D’ailleurs, elle affirme que durant tout l’été elle est partie faire de l’endurance et qu’il y a quelques semaines avant notre rendez-vous de ce jour, elle participait à une compétition sportive. Elle était alors enceinte, sans le savoir de 8 mois ! Nous pourrions nous remémorer nombreuses histoires, toutes aussi sidérantes les unes que les autres.

36Ces interprétations écran servent le Sujet et appartiennent pleinement au déni. Femmes empêchées de sentir, de savoir, de penser. Femmes aux accents de vérité, isolées dans leur souffrance sourde, souvent interprétées comme des dissimulatrices ou des menteuses, plaçant leur mal être sur le jugement moral et non sur le signifiant. Terrible est le déni par ce qu’il fait naître en chacun.

c) Le déni est contagieux

37Cette contagion repose sur notre aptitude individuelle et collective à utiliser le déni dans des situations données. Dans un couple le déni est partagé. La femme ne sent rien, l’homme ne voit rien. La conjugalité psychique permet l’économie psychique de chacun.

38Le déni n’est pas réservé à un milieu social particulier et un contexte familial défini. Tous les milieux sociaux, toutes les tranches d’âges, toutes les constructions conjugales sont représentées et viennent heurter nos représentations.

39Même dans le milieu médical, circule des histoires qui le confirment. Tel ce médecin qui nous oriente une de ses proches pour une tumeur grossissante et nous demande une intervention, alors que la jeune femme en question était enceinte de six mois. Longtemps nous avons parlé de la belle tumeur, riant de notre collègue, pour nous défendre de la dimension anxiogène de la situation. Car nous sommes conscients que personne n’est à l’abri d’une erreur de diagnostic dans des cas comme celui-ci. Les femmes décrivent leurs symptômes dans un contexte qui évacue la grossesse et celle-ci impensée, est de l’ordre de l’impensable. Le jugement de l’interlocuteur s’en trouve altéré.

40C’est ainsi que Béatrice la veille de son intervention pour des varices, confie à son médecin, pendant l’examen médical, alors qu’elle est assisse en sous vêtement au bord de la table d’examen, des mouvements douloureux dans son ventre. Celui-ci interprète aussitôt ces symptômes comme un excès d’angoisse de sa patiente face à l’intervention prévue pour le lendemain. Pas une question sur un état de grossesse possible. Pas une proposition d’investigation abdominale.

41Mais les professionnels ne sont pas les seuls à être leurrés. Les proches sont hors de la pensée d’une grossesse. Bien des familles se sont ainsi trouvées au pied du lit de leur fille, belle fille, sœur, cousine, abasourdie par la réalité de l’enfant venant de naître. Tous se sentent mal à l’aise, eux-mêmes dans une incompréhension face à leur propre cécité. Car être un voyant aveugle, revient à être aux prises avec un silence hurlant. Le bruit à l’intérieur de soi est terrifiant et les questions en forme de flux, attaquent celui qui n’a pas voulu/pu voir.

d) Le déni et les pères

42Les pères sont présents dans plus de 50% des cas pour les situations que j’ai rencontrés. Ils sont particulièrement perturbés et sidérés par ce qu’ils vivent et l’annonce est un choc. Le déni persiste dans des formulations autoritaires et sans appel : c’est impossible. Cette tentative de garder en dehors d’eux cette annonce est parfois nécessaire pour que celui-ci garde un minimum de lucidité et qu’il ne sombre pas dans ce qu’il appelle souvent le cauchemar. Proche du morcellement comme peut l’être un accouchement pour la femme, ils naissent père en faisant l’expérience de ce trou béant qui les aspire et risque de les faire sombrer.

43Le refus est une tentative désespérée de rester ce qu’il était avant, avant l’annonce, avant les terribles mots qui tels des éléments béta déchirent leur être. Panique, refus, violence, agressivité, peur, sidération, rien ne leurs est épargné. Ils rencontrent ainsi leur propre déni et la haine parfois se manifeste. Sourde ou frontale, elle est capable de haïr la mère, celle qui les a trahis, celle qui les a lâchés. Ils les accusent de menteuses, hurlent à la trahison. Car s’ils s’accordent, en reprenant leur esprit, le droit au déni, ils ont du mal à l’accepter pour leurs femmes, considérant que le passage par le corps est la preuve incontestable qu’elles auraient dû sentir quelque chose. Et dans la pensée de celui qui n’a pas vu, on peut ne pas voir mais on ne peut pas ne pas sentir.

44Quand leur état de grande souffrance s’exprime par une sidération massive, c’est la présence bienveillante des professionnels, qui va jouer un rôle fondamental. Les mots posés alors sont à l’égal du psychanalyste qui prête son appareil à penser pour que l’autre pense sur son impensable. La comparaison s’arrête là, mais vaut pour démonstration de permettre à l’homme appelé rapidement père alors qu’aucun processus ne touchant à cette construction n’a pu s’amorcer, de quitter sa pensée blanche et de s’appuyer sur ses témoins pour le faire. Il apprend ainsi que d’autres couples ont traversé une épreuve identique, ce qui le relie à une communauté humaine. Son étrangeté a déjà été. Elle a laissé des traces, que les professionnels portent en eux et lui transmettent. Une expérience d’un autre que soi, qui sur un mode identique et différent a traversé l’épreuve de cette métamorphose traumatique.

45Quant au bébé venant de naître, il n’est pas objet de haine. Généralement il est vu et décrit comme innocent dans cette histoire. « Il y est pour rien lui » me dit un père en regardant avec tendresse l’enfant naît qui le rend père par les mots de ceux qui l’entourent.

46Ainsi si conflit il y a, c’est avec la mère, et parfois le couple ne se remet pas de cet événement, allant vers une séparation. L’enfant reste majoritairement avec la mère.

e) Le déni à l’épreuve du psychisme : quelles hypothèses psychopathologiques ?

47Il est difficile de prendre conscience de l’inconscient et d’imaginer que le corps peut être un acteur à part entière dans ce refus ou cette acceptation de la vie à venir. Comprendre que dans le refus il y une part d’acceptation et que dans l’acceptation, il y a du refus, signifie bien la part énigmatique et insaisissable de l’être humain, sa part inconsciente. Le déni dans son fonctionnement rappelle la complexité du désir humain. Les femmes prises dans la problématique du déni, nous trouble par leurs apparentes normalités. Joyce Mac Dougall parle de notre capacité collective à être des normopathes. Je dirais à sa suite, comment le personnage social arrive à cacher, ou grimer, le Sujet psychique et ses troubles.

48Un être social vit dans un monde réel, il a des relations sociales, elles sont visibles, mesurables. Le monde relationnel est celui qui est exploré et décrit. Un sujet symbolique est celui du monde virtuel, il est relié à notre vie intérieure, intime, liens précoces constitutifs de notre identité psychique. Nous sommes ainsi inscrits dans des liens signifiants, qui composent notre récit de vie, notre roman familial. Comme dans un film : il y a des premiers rôles, des seconds rôles, des figurants, des figurants qui parlent d’autres non. Leurs places ne sont pas identiques, ni interchangeables, ni comparables. Quand nous sommes confrontés à des faits divers, la personne sociale agit, révélant le Sujet psychique.

49La compréhension ne peut se faire qu’en explorant l’histoire singulière de la personne agissante, non pas dans la réalité de sa vie, mais dans sa construction intime.

50Dans la gravité psychique il y a des degrés. Ce n’est pas la même chose en psychanalyse d’avoir à régler des fantasmes refoulés ou de ne pas avoir construits des fantasmes puisqu’ils ne sont jamais rentrés dans le code du langage. (Mac Dougall, 1989) Les fantasmes refoulés signifient que le bébé dès la naissance est rentré dans des liens signifiants et a construit les différentes étapes de sa croissance allant vers la constitution de sa névrose infantile. Sa vie affective s’équilibre entre une mère et un père occupant des fonctions symboliques structurantes, qui lui permettent de constituer sa première identité, identité corporelle et subjective.

51Dans les significations inconscientes mises en mot dans le contexte d’introspection analytique, il y a une différence entre l’atteinte de l’image corporelle que peuvent ressentir nos patients et un fonctionnement somatique. Et sur la question de la peur de l’atteinte corporelle, nos patientes ne cessent de nous questionner.

52La peur archaïque du sujet humain, se fonde sur la peur de perdre une identité subjective. La peur est la perte de soi même. Perdre le sentiment de soi corporel et individuel est terrifiant pour un individu. C’est ce que vivent les femmes entrain d’accoucher alors qu’elles ne se savaient pas enceinte. C’est comme si soudainement elles se morcelaient, se démantelaient, les poussant à l’extrême limite de leurs ressources. Ainsi le déni pose, comme d’autres manifestations d’ailleurs, la question du noyau psychotique dans toutes organisations névrotiques, et le repli sur ce noyau à chaque fois que le psychisme est menacé par un événement à forte dose traumatique.

53La naissance peut être un événement traumatique.

f) Déni de l’altérité : le néonaticide

54Le néonaticide est l’acte de la mère privant son enfant de la vie à la naissance. Le néonaticide est le cas le plus grave dans lequel parfois le déni plonge les mères. Ce trouble grave de la représentation (Marinopoulos, 2006) qui prive la mère d’une pensée sur son enfant, est un déni qui va bien au-delà du corps ignoré. Certes la femme enceinte méconnaît son état privant l’enfant de son existence. Mais en est-elle à son premier déni ? Car c’est ainsi que la question du déni se pose dans le contexte d’un drame. Il est si difficile à mes yeux de rendre compte du déni encore aujourd’hui, que j’ai fait le choix de confier mes mots à une écriture romanesque, qui décrit la vie ordinaire d’Eva. J’ai tenté tout au long de la trame de l’écriture, de démontrer cette force intérieure qui nourrit le déni dès la prime enfance d’une femme, sous le regard aveugle de ses proches, ses voisins, amis, collègues, famille élargie, mari, enfants déjà nés, dans un quotidien d’une banalité désarmante.

55Car c’est un faisceau de cécité qui vient donner corps au corps endormi de la femme. Eva est devenue un personnage imaginaire, dessinée à partir des rencontres de mes patientes, et elle est hautement représentative de la construction du déni. Déni d’abord dans son corps sensoriel d’enfant, qui face à des non rencontres émotionnelles/affectives, va être privée d’un matériel indispensable dans les relations humaines du décodage de l’affectivité en soi et en l’autre. Eva, au lieu de s’ouvrir à un corps qui ressent, éprouve et construit à partir de ses sensations précoces en lien avec la mère, une vie émotionnelle, va au contraire, se fermer, se refermer, s’enfermer, dans un monde si opaque que pas un sens ne passe.

56Apprendre à ne pas ressentir pour survivre.

57Construire sa carapace pour supporter l’insupportable : être sans être. Là, pas de traumatisme de la réalité tels que nous les fantasmons : inceste, maltraitance physique, violence, abandon. Non. Seulement un mal construit dans une vie banale, où l’enfant est nourrit mais jamais repu, où l’absence règne dans une présence continue, où un silence s’inscrit dans un bavardage incessant. La douleur cachée derrière un écran de normalité fait son œuvre. L’enfant intérieur se dessèche, se fait petit, discret, sans exigence, ni demande. Il est d’ailleurs, quand on écoute les récits d’après coup de ces affaires dans les audiences au tribunal, un enfant sans histoire. Car oui ces femmes sont décrites sans histoire et cela alimente l’étonnement du public, sa colère aussi car elle n’avait donc aucune bonne raison d’agir ainsi. Car sur ce sujet retenons qu’une pauvre histoire, aurait donné du sens à son geste : on aurait pu comprendre. La pauvreté n’étant que réalité Le déni du déni de la vie psychique, de sa part vivante du Sujet, de son indispensable malléabilité affective et émotionnelle, est au cœur de ces affaires, dont la tristesse ne repose pas que sur la mort de l’enfant, mais bien sur la mort du Sujet pensant, Sujet-mère, ignorée dans son être.

58Le déni ? Une cruelle manifestation psychique d’une souffrance intime, profonde, indicible.

CONCLUSION

59L’attente d’un enfant est une affaire autant physique que psychique et nos programmes de santé publique devraient en tenir compte.

60Pour accompagner ce moment de la vie, nous devons nous appliquer à soigner les mères en nous appuyant sur la qualité de nos techniques, de notre sécurité médicale, de la performance de nos outils scientifiques. Il nous faudra aussi prendre soin d’elles, par une approche humanisante qui tient compte des pensées parentales, organes virtuels à ausculter en prenant le temps d’entendre les mots qui les dessinent, afin de s’assurer que leurs pensées sont prêtes à accueillir l’enfant attendu. [2]

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • ALLARD I, MARINOPOULOS S., « prise en charge psychanalytique des touts petits au sein du Centre Henri Wallon ». Édition « confluences » revue des CMPP et CAMPS. numéro 57 mars 2003.
  • BION W. R., Aux sources de l’expérience. Paris. PUF. 1979
  • BYDLOVSKI M., Je rêve un enfant. Odile Jacob. 2000
  • MAC DOUGALL. J. (1989), Théâtres du corps. Paris. Gallimard. 1989
  • MARINOPOULOS S., Dans l’intime des mères. Fayard. 2006
  • MARINOPOULOS S. (2007. a.), Le corps bavard. Fayard. 2007
  • MARINOPOULOS S., NISAND I. (2007.b), 9 mois et ceatera. Fayard. 2007

Mots-clés éditeurs : Troubles de la représentation, Corps éprouvé, L'enfant impensé, Déni, Grossesse psychique

Date de mise en ligne : 01/10/2009.

https://doi.org/10.3917/cpsy.053.0019

Notes

  • [1]
    Dernier ouvrage « la vie ordinaire d’une mère meurtrière » Fayard 2008.
  • [2]
    Auteurs conseillés : D. Anzieu, W. R Bion, M. Bydlovsky, J. M Cinq Mars, J. M Dougall, F. Dolto, C. Flavigny, A. Fouques, S. Freud, G. Haag, D. Houzel, P. Lévy-Soussan, S. Marinopoulos, S. Missonnier, J. D Nasio, P. C Racamier, W. D Winnicott
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