Couverture de CPSY_050

Article de revue

La liberté : vivre ou mourir ?

Pages 7 à 18

Notes

  • [1]
    Gallimard, 2007.
  • [2]
    Culture et mort volontaire, in Encyclopédie sur la mort publiée aux éditions Libre par Eric Volant, professeur associé retraité au département des sciences religieuses de l’Université du Québec.
  • [3]
    M. de M’Uzan, De l’art à la mort, Gallimard, 1977.
« S'il avait connu la souffrance mortelle de chaque homme, de chaque femme croisés pendant sa vie active, s’il avait connu leur douloureux parcours fait de regret, de deuil, de stoïcisme, de peur, de panique, de terreur, s’il avait découvert toutes les choses auxquelles ils avaient du dire adieu alors même qu’elles leur étaient si vitales, s’il avait connu le détail de leur destruction en règle, il lui aurait fallu rester au bout du fil toute la journée et une partie de la nuit, à passer encore une centaine d’appels. Ce n’est pas une bataille, la vieillesse, c’est un massacre. » (p132)
… « et puis un jour, il s’était produit quelque chose d’imprévu, d’imprévu et d’imprévisible : il vivait depuis près de trois quarts de siècle, et voilà que la phase créative, active de sa vie était révolue. Il ne dégageait plus ce magnétisme, propre au mâle en activité, il ne pourrait plus faire fleurir les joies masculines; et il essayait de ne pas trop les regretter. Une fois tout seul, il avait cru un moment que les composantes manquantes allaient lui revenir pour le rendre de nouveau inviolable, réaffirmer sa maîtrise sur la vie; que les prérogatives qui lui avaient été ravies par erreur lui seraient restituées, et qu’il pourrait reprendre sa vie où il l’avait laissée quelques années plus tôt. Or il semblait bien au contraire que, vieillard diminué comme beaucoup de vieillards, il était entré dans un processus de rétrécissement, et qu’il lui faudrait en l’occurrence boire jusqu’à la lie le calice de ses jours sans but, jours sans but et nuits incertaines, témoin de sa dégradation physique irréversible, en proie à une tristesse incurable, dans l’attente, l’attente de celui qui n’a rien à attendre. C’est comme ça que ça marche, se dit-il, et ça, tu ne pouvais pas le savoir. » (p136)
Philip Roth, Un homme[1]

1On pourrait penser que le héros de Philip Roth n’a que ce qu’il mérite. Publicitaire a succès, ayant divorcé de trois femmes sans compter les autres, plus ou moins haï par les fils dont il ne s’est guère occupé, rêvant de passer ses vieux jours avec sa fille chérie divorcée et ses deux jumeaux, il avait en fait choisi de vivre ses dernières années au bord de la mer de son enfance, dans une de ces résidences de luxe pour retraités que les États-Unis savent si bien sécréter. Il pensait avoir enfin le temps de peindre pour lui, de pratiquer des sports à son rythme, d’enseigner le dessin à quelques élèves en espérant en trouver une avec qui former un couple. Il lui avait fallu du temps pour sentir qu’il était seul, trop seul, au milieu de veuves fortunées qui ne l’intéressaient guère.

2L’un des souvenirs marquants de ma vie hospitalière est au contraire celui d’une vieille prolétaire qui n’avait pas quitté depuis des années son petit pavillon du 9-3. Elle avait été hospitalisée en gastro-entérologie pour un bilan de son amaigrissement et de l’altération de son état général. Comme on s’était aperçu qu’elle n’avait aucune lésion organique, mais qu’elle était anorexique, on m’avait demandé de voir si une dépression n’expliquait pas son état. Effectivement, sa vie n’était pas gaie; elle n’avait plus de famille, les amies de son âge mouraient les unes après les autres et sa voisine venait de déménager. Mais, dans le service où l’on s’occupait bien d’elle, où on lui avait rendu la forme physique, où les aides soignantes étaient gentilles, elle avait repris du tonus et une certaine joie de vivre. On avait pu la laisser sortir chez elle. Trois mois plus tard, la voici à nouveau hospitalisée dans le même état que la fois précédente. Bilan somatique plus sommaire, perfusions pour la réhydrater et la nourrir, sans doute antidépresseurs que je lui ai prescris et meilleur accompagnement de sa sortie par l’assistante sociale. N’empêche, quelques mois plus tard elle était à nouveau là. Elle n’avait plus envie de vivre et faisait en sorte que ça s’arrête. Pas suffisamment toutefois pour qu’il ne se trouve pas une âme charitable pour la ramener à l’hôpital. Aller en maison de retraite, pour elle il n’en était pas question. Je me rappelle le scandale que j’ai provoqué en disant, avec un peu plus de délicatesse, “et si on la laissait mourir“. Le devoir du médecin comporte de faire vivre ceux qui ne veulent plus de la vie qu’ils mènent, sans toutefois avoir la volonté ou le courage de se suicider, d’autant que leur main peut être retenue par Dieu qui l’interdit. Et aussi par leur ambivalence puisque, sur ce fond de désespoir chronique, il existe encore de bons moments, quand l’aide ménagère vient à la maison, que le fils téléphone de l’autre bout de la France…

3L’évolution de nos sociétés multiplie, pour toutes sortes de raisons, les cas de figure où l’intéressé dit « j’en ai assez de cette vie; je voudrais que cela se termine ».

4L’allongement de la durée de vie mène, en France, trois millions d’individus au-delà de quatre-vingt ans et encore 370 000 au-delà de quatre-vingt-dix. Plus les années passent, plus se coupent les liens qui s’étaient tissés lors de la vie active interrompue vingt-cinq à trente ans auparavant. Autrefois, les malheurs de l’âge étaient les maladies que l’on ne savait pas soigner comme maintenant. La médecine d’aujourd’hui répare les corps suffisamment longtemps pour qu’ils atteignent le temps au-delà de la vraie vie, ce temps de l’attente, comme le dit Philip Roth, de celui qui n’a rien à attendre. Son héros a eu la chance de mourir sur la table d’opération où l’on tentait une fois de plus de désobstruer une de ses vieilles artères !

5L’éclatement des familles est une autre composante. Quand, dans les années d’après guerre, les hommes mouraient en moyenne un an après avoir pris leur retraite, ils n’avaient guère le temps de se sentir privés de ce qui avait fait leur vie. Quant aux femmes qui vivaient plus longtemps sans avoir travaillé à l’extérieur, elles ne connaissaient pas cette rupture; dans les familles élargies elles continuaient à faire la cuisine pour tout le monde et à garder les enfants; leur rôle était préservé et se rétrécissait progressivement. Depuis deux ou trois générations, la famille nucléaire a remplacé la famille patriarcale comme unité de vie et, plus récemment, les impératifs professionnels ont amené la dispersion de ces unités aux quatre coins de la France, quand ce n’est pas aux quatre coins du monde, rendant de plus en plus fragmentés les liens que les plus jeunes entretiennent avec les plus âgés.

6Reste enfin la prévalence donnée au présent dans l’idéologie de nos sociétés dites de consommation : l’obligation de faire ses preuves par l’action dans l’immédiat, mais aussi d’écouter, de regarder ce qui doit être entendu, vu maintenant : la dernière exposition, le dernier disque paru qui sera remplacé peu après par les suivants, non parce qu’ils sont meilleurs, mais parce qu’ils sont plus récents. L’enracinement dans le passé, la tradition, quand ils ne sont pas ouvertement méprisés, sont souvent méconnus, déniés. Quant à l’investissement du futur qui a guidé les générations précédentes, les privations acceptées dans l’espoir – exaspéré par la doctrine communiste– de la construction d’un avenir radieux pour les générations à venir, il s’est effondré. Après quelques décennies on constate pourtant qu’il se poursuit à bas bruit dans les familles où la circulation de l’argent s’est inversée : ce ne sont plus les adultes qui entretiennent leurs parents démunis, mais les retraités qui donnent leur surplus aux plus jeunes pour les aider à bâtir leur avenir. Et, plus récemment, l’avenir collectif tend à revenir en force, via les exigences du “développement durable“. Reste qu’entre un passé révolu et un avenir dessiné en pointillé, les personnes âgées qui ont grandi dans le respect des parents et grands-parents, eux qui ont eu comme projet de leur vie d’adultes de construire un monde meilleur pour leurs enfants, se voient coupés tant des valeurs de leur passé que de l’investissement collectif de projets à moyen terme.

7Les deuils sont donc à faire sur tous les plans. D’abord dans les relations affectives qui, sur le plan amical et familial, deviennent de plus en plus rares et ténues, et des rapports humains marqués d’une inaffectivité qui frappe quand on a l’occasion de s’immerger passagèrement dans d’autres cultures et de constater que les liens y sont mieux préservés.

8Mais les deuils narcissiques sont aussi éprouvants. Dans un monde qui privilégie les valeurs de la jeunesse sur celles de l’expérience, l’image de soi se dégrade en même temps que se dégrade le corps, indépendamment de toute pathologie avérée, quand se restreignent les possibilités motrices, l’ouie, la vue, la vivacité des réflexes et les capacités d’apprentissage… Le processus, plus ou moins lent, ne laisse, en tout cas, présager pour l’avenir que des pertes supplémentaires. En tout état de cause, ces dégradations amènent « la famille » à convaincre à l’usure la personne âgée d’entrer en maison de retraite, « pour qu’il ne lui arrive rien… on s’en voudrait trop si elle tombait la nuit dans son escalier ou si elle avait un malaise, seule chez elle. » On veut ignorer que les lieux, les objets familiers et les habitudes acquises avec eux sont comme une seconde peau. Les patients des psychanalystes leur ont pourtant montré qu’ils construisent leur entourage immédiat à l’image d’eux-mêmes; leur sensibilité, leurs goûts y sont inscrits; de plus, peu à peu s’accumulent dans l’espace occupé les traces de la vie qu’ils y ont partagée avec d’autres, les souvenirs qu’ils ont rapporté d’autres temps, d’autres lieux. Objets inutiles dont ils ne voudraient pour rien au monde se défaire puisqu’ils sont les témoins d’un passé qui n’est plus, d’affections, d’amours qu’ils ont perdus. La fonction fondamentale du Moi-peau telle qu’elle a été décrite par Anzieu concerne aussi cette projection de soi à l’extérieur, constituée inconsciemment au fil du temps. Il n’est pas étonnant que, comme les écorchés, ceux à qui on l’arrache en les déplaçant, en meurent souvent rapidement. En contrepoint de ces images de la vie qui s’effiloche, se profilent les images d’une mort de plus en plus proche, imaginée à partir de celles rencontrées autour de soi ou de celles de ses parents, images devenant d’autant plus prégnantes que l’on arrive à l’âge où ils sont morts. Pour moi qui ai accompagné de longues années des malades atteints de maladies graves, l’existence fréquente chez un même sujet de chassés croisés entre désir de mort, angoisse de mort et déni de la mort, se succédant d’un moment à l’autre, voire coexistants, me paraît une évidence. Si, en l’absence de maladie aiguë, ces sentiments sont moins aigus, l’accumulation des deuils de la vieillesse, deuils des autres, deuil de soi, ne peut que les faire naître.

9L’angoisse de mort nous est bien familière, autant par ce qu’en a dit Freud qui en faisait un analogon de l’angoisse de castration, qu’à travers ce qu’en disent nos patients. On peut considérer qu’elle n’appartient pas seulement en propre à chaque sujet, mais bien à la communauté des vivants qui continue à nous présenter l’allongement de la durée de vie comme un bien suprême… en attendant que des progrès de la science nous conduisent à l’immortalité, comme si la super-position des générations dont les premières ne disparaîtraient pas pour laisser la place aux suivantes constituait un idéal de vie.

10Le déni de la mort qui permet aux malades, aux blessés en danger immédiat de mort, de vivre malgré tout, est un mécanisme de défense dont l’usage apprend que, loin de se cantonner à la psychose et à la perversion, il appartient à tous, lorsque la réalité confronte à une menace inassumable par la psyché comme l’est la menace de mort. Le fonctionnement des sociétés, lui-même, repose sur de tels mécanismes de défense; leurs dénis et leurs clivages semblent les protéger de la menace interne de destruction qu’engendrerait la reconnaissance de la coexistence en elles de visées contradictoires. Comment expliquer autrement que les médecins utilisent tous les moyens en leur pouvoir pour prolonger la vie – ce qui est particulièrement manifeste en unité de soins intensifs, mais existe bien ailleurs – sans se poser la question du pourquoi ? pour combien de temps ? Que signifie d’opérer les coronaires d’un Alzheimer qui depuis longtemps ne reconnaît pas ses proches qui ne peuvent plus espérer partager quelque chose avec la personne qu’il a été ? Pourquoi réanimer celui atteint d’insuffisance respiratoire grave qui n’en peut plus d’en être réduit, au mieux de sa forme, à se déplacer du lit au fauteuil ? La doxa veut que, tant qu’il y a quelque chose à faire, on le fasse, dans un déni de la mort qui va venir à court terme. En fait le moteur de ces conduites semble le refus de la castration que représenterait l’acceptation de l’impuissance devant la mort, toujours repoussée aux limites du possible.

11Si le désir de mort est souvent exprimé au-delà d’un certain âge, le désir de se donner la mort, lui, reste exceptionnel, hors les cas de dépression qu’il faut savoir diagnostiquer. Chez les sujets âgés, il s’agit souvent d’états dépressifs torpides, de dépressions masquées par des troubles physiques mis au premier plan et dont la relation à un facteur déclenchant précis n’est pas toujours aisée à mettre en évidence; ces dépressions réagissent bien aux antidépresseurs, souvent à de faibles doses, qui méritent donc d’être prescrits au moindre doute, puisqu’ils peuvent redonner le goût de vivre.

12Entre désir d’être mort et désir de se donner la mort se glisse la question de l’euthanasie, fausse solution à un faux problème, quand il ne s’agit pas d’abréger de quelques jours les souffrances inutiles de quelqu’un sur le point de mourir, ce qui s’est toujours fait; avant l’ère des soins palliatifs, les médecins n’hésitaient pas à prescrire un “cocktail lytique“, lorsque la maladie dépassait leurs ressources thérapeutiques. Toute autre est l’idée que quelqu’un, en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels, décide que quelqu’un d’autre lui donne la mort lorsqu’il se trouvera dans tel ou tel état. Le droit à une telle exigence, débattu dans nos sociétés, répond à une méconnaissance totale de la distance qui sépare le désir de quelqu’un en bonne santé du vertige des désirs des malades; dans l’imbroglio angoisse/déni/désir de mort, quel moment faudra-t-il choisir pour la lui donner ?

13Reste donc la question du suicide qui reste rare. Après soixante-quinze ans, le taux de suicide est double du taux général en France, lit-on, mais ce nombre serait en baisse depuis dix ans. Sur le million et demi d’individus qui dépassent quatre-vingt-cinq ans, âge où les suicides augmentent nettement, il y en aurait 124 pour 100 000 hommes, 21 pour 100000 femmes, soit un peu plus de 700 par an au total. Moi qui cherchais à démontrer que c’est l’anomie de nos sociétés qui pousse au suicide, j’en dois abandonner en tout cas la preuve par le nombre. Les raisons de se suicider changent, il en existait d’autres, autrefois, qui ont disparu. Plus souvent qu’au suicide, on assiste impuissant à une distension du tissu familial, entre une personne âgée qui s’accroche à la vie malgré sa déchéance physique ou mentale, aussi effrayante soit-elle vue de l’extérieur, et ses enfants, déchirés intérieurement entre leur attachement et leur devoir envers leurs parents d’un côté, et de l’autre leur désir légitime de s’occuper de leurs enfants et d’eux-mêmes dans le peu de temps laissé libre par le travail.

14Mon propos n’est ni l’acharnement thérapeutique, ni l’euthanasie. Je voudrais plutôt interroger le droit que l’on a – mais hélas que l’on perd à certain degré de dépendance – de vivre la vie que l’on trouve mériter d’être vécue. Et, par voie de conséquence, le droit au suicide dans le cas contraire, sans que l’on puisse considérer qu’il s’agit d’un suicide pathologique. Sujet tabou, par excellence !

15Je pense n’avoir connu pendant longtemps, comme forme non pathologique de suicide, que le suicide téléguidé de Socrate. Et j’ai fantasmé dès mon enfance sur les pilules de cyanure, dont on disait que les espions étaient pourvus pour ne pas trahir leurs secrets sous la torture, dans une vie romanesque que les héros pouvaient interrompre à tout moment pour rester des héros. Plus tard j’ai été marquée par le suicide de quelques « grands hommes ». Celui de Montherlant me semblait témoigner d’une certaine grandeur; peut-être avais-je vu récemment La reine morte ou La ville dont le prince est un enfant et avais-je prêté à l’auteur la grandeur de ses personnages. Je lis d’ailleurs que, de longue date, il avait « honoré le suicide » comme étant, « une parcelle de liberté dans la nécessité ». Et c’est en somme ce que je voudrais revendiquer pour d’autres que les grands hommes, une parcelle de liberté dans la nécessité, parcelle que bien peu, je pense, revendiqueraient eux-mêmes et qu’il n’est pas question, bien entendu, que je revendique pour les autres.

16Dans une Encyclopédie sur la mort un texte sur la prévention du suicide chez les personnes âgées [2] dit qu’un bon « aidant » peut « permettre à l’autre de vivre jusqu’au bout son deuil et sa souffrance, sa révolte et son impuissance comme expérience psychique ou spirituelle éprouvante, mais d’autant plus nécessaire qu’elle pourra être libératrice. (Il apporte) un soutien respectueux qui n’envahira pas l’autre de sa vérité, mais qui l’aidera à trouver sa propre voie à travers un labyrinthe de pensées et de sentiments contradictoires. » Ces nobles phrases laissent pourtant perplexe quant à la nécessité de l’expérience éprouvante, libératrice. L’idéologie de la libération par l’acceptation de la souffrance est du domaine du religieux. Mais hélas ! parmi les nombreux malades que j’ai accompagnés en tant que psychanalyste à l’hôpital dans leur expérience pré-mortem, éprouvante physiquement et moralement, accompagnement très éprouvant pour moi-même, que je ne menais que lorsqu’il s’agissait de malades connus de longue date– peu échappaient à la peur de l’au-delà, peur de ce qu’il y a ou plutôt de ce qu’il n’y a pas après la mort. Autant cette peur ramène vers leurs religions respectives ceux qui s’en étaient détournés pendant leur vie active, autant il rare que cette foi retrouvée atténue suffisamment les angoisses de mort pour laisser celle-ci venir en paix.

17L’accompagnement du psychanalyste, plus modestement humain que celui qui promet la béatitude auprès de Dieu après les souffrances terrestres, tend, lui, à apaiser une lutte inutile contre une souffrance inutile. À ce stade ultime de la vie, il ne fait qu’offrir le même soutien proposé jusque là : trouver un équilibre entre les pressions pulsionnelles et le principe de réalité, plutôt que de lui opposer un principe de plaisir obsolète. Le principal pouvoir de cet accompagnement, comme de celui de l’aidant sans la même formation, est sans doute dû à la rencontre de deux êtres dont l’un accepte d’entendre la douleur et la révolte de l’autre, sans avoir d’autre ambition que de les apaiser. Le psychanalyste s’appuie pour ce faire sur sa compréhension de la dimension inconsciente : les culpabilités et les regrets, les frustrations et les abandons dont la mort scellera l’inéluctabilité, peuvent être replacés dans leur contexte. Avait-on vraiment le choix de ses choix ? Et l’autre qui a imposé les siens en était-il plus maître ? Ou bien les uns et les autres étaient-ils pris dans des enchaînements transgénérationnels qui leur ont fait répéter à leur corps défendant quelque chose de trop profondément inscrit en eux pour s’en défaire ? À l’heure des derniers bilans, le psychanalyste peut encore ouvrir un champ de compréhension de ce qu’a été une vie, apporter une lumière intérieure qui doublera avantageusement les effets de transferts positifs sur celui qui écoute. Pour lui, la diversité des modes de traversée des deuils de la vieillesse, ces deuils qui précèdent quelquefois la mort de longues années, l’attitude face à la mort et l’attitude des proches face à cette mort ne sont –à quelques exceptions près– que la continuation, le reflet de ce qu’avaient été les attitudes et les relations entre eux dans la vie passée.

18Le psychanalyste peut aller au-delà de ces constatations et s’interroger sur la façon dont pèse, à la vie, à la mort, la relation première à l’objet perdu. Le mode d’investissement du passé, qui prend d’autant plus de place que le présent se vide, ne traduit-il pas la façon dont cette première perte a été vécue ? La reviviscence des pertes qui ont émaillé la vie est-elle autre chose que la reviviscence de cette première perte qui annonce la dernière ? Soit le premier délaissement a été vécu comme une agression inacceptable et toute la vie s’est tendue vers une quête narcissique de recentrement, de comblement des brèches qu’il a laissées, de demande aux autres de prouver que le sujet méritait mieux; les ruptures, les abandons, les rejets n’étant que des traumatismes réactivant le premier, il faudra jusqu’au bout tenter de protéger sa forteresse contre les agressions qui viennent d’autrui et nier pouvoir être finalement détruit de l’intérieur. Soit, lors de la constitution de l’identité, une partie de soi est restée liée au premier autre et s’est perdue pour toujours dans la détresse initiale, laissant une blessure béante en soi, prompte à se rouvrir; la contingence de la vie et de la mort a été intériorisée depuis toujours et n’est que réactivée par la proximité de la fin.

19L’investissement du futur ne serait alors que la conséquence directe de cet investissement passé. Aux uns, il donne le désir de rester présent, d’organiser point par point ses funérailles, sa dernière demeure, et, pourquoi pas, d’avoir droit à un autel des ancêtres, la place de l’urne d’incinération, au cœur du foyer de ses descendants; s’y joint la volonté de laisser quelque chose dont les générations futures se souviendront, collection de timbres ou œuvre littéraire peuvent continuer ainsi à animer les dernières années; enfin la conviction que Dieu qui s’est occupé de chacun durant sa vie terrestre donnera au ciel une place privilégiée offre une foi dans la perpétuation de la vie à long terme. Aux autres, l’acceptation de l’impermanence chère aux philosophies orientales et à jamais inscrite dans la chair, amène au renoncement au désir; il reste à ceux-là une certaine représentation de ce que la vie a offert et des traces qui en resteront dans les ressemblances, les goûts, les traits de caractère des survivants, et aussi dans les techniques, les idées qu’ils auront contribué à faire évoluer; une certaine satisfaction d’avoir été un maillon d’une chaîne, poussière de vivant mise en forme à un moment donné dans ce qui les a créés et qui poursuivra son destin, dissoute, éparpillée, part possible d’entités à venir.

20Entre ces deux extrêmes, se situe la diversité humaine, y compris la diversité des capacités et des désirs de se connaître soi-même, de connaître la complexité de ce qui nous anime. À ce moment extrême de la vie, le psychanalyste se doit de quitter son point de vue de Sirius, de se départir de son souci de n’analyser que des fantasmes en laissant à l’avenir le soin des répercussions sur la réalité. La réalité de l’ici et maintenant est trop prégnante, l’impact d’une interprétation sauvage ou erronée maintenant irréparable dans le temps qui reste imparti. Cela n’est pourtant pas une raison suffisante, me semble-t-il, pour se laisser entraîner comme Michel de M’Uzan dans le tourbillon du désir de fusionner avec le premier objet perdu pour dénier la perte actuelle, comme il le raconte dans « le travail du trépas » [3].

21Les accompagnants professionnels ne sont pas autre chose que des palliatifs comme les soins du même nom, palliatifs à la douleur de vivre et de mourir. À eux de savoir se cantonner dans ce rôle auprès de ceux qui le demandent. Aucun palliatif ne saurait prévenir l’effet traumatique de la mort prévisible, pas plus d’ailleurs que les effets à long terme du traumatisme imprévu pour lequel un accompagnement psychologique est devenu réglementaire dans toute catastrophe. Ceux dont les liens avec leur vie d’avant ont été coupés les uns après les autres, ceux dont la projection dans l’avenir ne permet guère d’envisager que d’autres pertes, ceux qui redoutent de devenir une charge de plus en plus lourde pour leurs proches en ayant le sentiment qu’ils ne peuvent plus leur apporter grand chose en échange, n’ont-ils pas le droit de mourir ? N’est-il pas légitime que ceux qui ne trouvent plus leur place dans le tissu social tel qu’il est, aient le droit au suicide, sans qu’on les oblige à vivre une vie qui n’en est pas une pour eux. Ceux-là sont comme les Inuits de l’ancien temps, demandant qu’on les laisse sur le bord du chemin avec un peu d’eau et de vivres, quand leur affaiblissement risquait d’entraver la migration saisonnière de leur famille sur la banquise.

22Vis à vis de tous ceux-là, la volonté collective de prévenir le suicide n’entre-t-elle pas dans un déni collectif des deuils, deuils des autres et deuil de soi, que nous avons à faire avant de mourir ? La prévention du suicide de personnes âgées demanderait une action bien en amont, ce qui me ramène à mes points de départ : que les personne âgées gardent une place dans leur famille et dans la société, qu’elles soient quelqu’un pour quelqu’un d’autre… et pas seulement pour des aidants bien intentionnés. Mais pour cela, il faudrait un remaniement complet de la société; pas un retour en arrière, impossible, pas la fabrication de ghettos dorés comme celui de l’Homme de Philip Roth, et pas seulement la multiplication de maisons médicalisées accessibles à tous. Comme l’augmentation du nombre des familles recomposées et l’éclatement des lieux de vie des familles semblent irréversibles, c’est la création d’un tissu urbain, support de liens affectifs où chacun aurait sa place, qui devient une nécessité; les plus vieux au milieu des plus jeunes, proches d’une amie, d’une fille avec qui les liens sont restés plus serrés, puisque l’expérience prouve que ce sont surtout les femmes qui maintiennent les liens avec eux. Vaste sujet inexploré sur la différence de sexes ! Reste la révolution copernicienne qu’il faudrait opérer pour que notre monde abandonne ses excès d’individualisme, son culte de la performance et de l’immédiateté, et se réinscrive, nous réinscrive, dans une continuité et pourquoi pas dans un esprit de progrès vers un avenir socialement meilleur, présenté aujourd’hui comme une vue anachronique des choses. Peut-être alors ceux du dernier âge penseraient moins au suicide, et l’on accorderait cette liberté à ceux qui, pris dans la nécessité, le voudraient malgré tout.


Mots-clés éditeurs : Suicide, Déni de la mort, Vieillissement, Deuil

Mise en ligne 09/12/2008

https://doi.org/10.3917/cpsy.050.0007

Notes

  • [1]
    Gallimard, 2007.
  • [2]
    Culture et mort volontaire, in Encyclopédie sur la mort publiée aux éditions Libre par Eric Volant, professeur associé retraité au département des sciences religieuses de l’Université du Québec.
  • [3]
    M. de M’Uzan, De l’art à la mort, Gallimard, 1977.
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