Notes
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[1]
Cf. ce qu’Annie Birraux évoque à propos de l’analogie entre les transformations du corps à l’adolescence et la Métamorphose de Kafka, in L’adolescent face à son corps, Paris, Editions Universitaires, 1990, pp. 26-32.
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[2]
Cf. à ce sujet l’article de Vallet O., Le poil et la loi, Adolescence, 1993, 11, 1, pp. 173-176
-
[3]
On peut se reporter sur ce thème à l’article de Vallancien B., Dysphonie fonctionnelle de l’enfance, in Launay Cl. et Borel-Maisonny S., Les troubles du langage, de la parole et de la voix chez l’enfant, Paris, Masson, 1972, pp. 389-401, ou encore à l’article de Cornut G., Richaud M.C. et Gaillard M.P., Les troubles fonctionnels de la mue et leur rééducation, J. Fr. ORL, 1960,2, pp. 174-176.
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[4]
Toublanc J.E., (en collaboration avec Gutton P. et Mialot J.P.) La puberté, Paris, PUF, 1993
-
[5]
Marcelli D. et Braconnier A., Psychopathologie de l’adolescent, Paris, Masson, 1988,
-
[6]
Mazet P., Houzel D., Psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Paris, Maloine, 1993
-
[7]
Mousset M. R., L’examen du langage, in Nouveau Traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, T.I., Lebovici S., Diatkine R., Soulé M., Paris, PUF, 1995, pp. 633-651
-
[8]
Cet article emprunte largement à deux de mes précédentes publications sur le sujet : Marty F., Le travail de la mue, Adolescence, 1996,14, 2, pp. 169-190, et Le travail de la mue : additif, Adolescence, 1997,15, 1, pp. 283-286
-
[9]
Cf. Dinville C., Les transformations et les perturbations de la voix de l’enfance à la sénescence, in Les troubles de la voix et leur rééducation, op. cit., p.27
-
[10]
Ibid., p. 28.
-
[11]
C’est ce que P. Gutton appelle le « pubertaire de fratrie », Adolescens, Paris, PUF, 1996, pp. 246-261.
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[12]
Cf. à ce sujet Marty F., Identité et identification à l’adolescence, in Identité et Psychologie, Bulletin de psychologie, 50, n° 428,1997, pp. 164-169 et F. Marty, J.-Y. Chagnon, Identité et identification à l’adolescence, EMC, section psychiatrie, 2006,37-213-A-30
-
[13]
Cahn R., L’adolescent dans la psychanalyse. L’aventure de la subjectivation, Paris, PUF, 1998
-
[14]
À ce sujet, on peut se référer à l’article de Ducasse J., Le miroir sonore, Adolescence, 1987,5,1, pp. 203-213.
-
[15]
Cf. à ce sujet Rondeleux L.J., La mécanique vocale, La recherche, 1974,48, p.743
-
[16]
Gutton P., Idéal du Mi et processus d’adolescence, Adolescence, 1993,11,1, pp. 137-171
-
[17]
J.J. Rousseau note « Il (l’adolescent) devient sourd à la voix qui le rendait docile », in Emile ou de l’éducation 1762, Paris, Flammarion, Livre IV, p. 272.
-
[18]
« Sa voix mue, ou plutôt il la perd : il n’est ni enfant ni homme et ne peut prendre le ton d’aucun des deux », Rousseau J.J., Émile ou de l’éducation, op. cit.., p. 272.
-
[19]
« Immuable » appartient à la même famille que le mot « mue », de même, « remueménage ». Si l’on prête l’oreille à ces mots, leur sens ancien et toujours présent nous éclaire sur ce que la mue suscite dans ses effets de transformation : littéralement, elle remue le garçon.
-
[20]
À propos de la honte et des perturbations qu’occasionne la puberté chez l’entant, on peut se référer à l’article d’A. Birraux, Honte du corps, Adolescence, 1993,11, 1, pp. 69-79, dans lequel l’auteur évoque la nécessité d’un travail psychique accompagnant les transformations pubertaires, notamment sur le mode de l’élaboration phobique, le corps pouvant à certains égards se transformer en objet persécuteur, entravant le processus de subjectivation.
-
[21]
Ferenczi S., 1915, Anomalies psychogènes de la phonation, in Œuvres complètes, Paris, Payot, 1978, T. II, pp. 167-170.
-
[22]
Je propose de considérer l’objet adéquat comme l’objet amoureux, non incestueux, antinarcissique, extrafamilial, et hétérosexuel. C’est lui qui est perçu dans sa dimension de complémentarité des sexes, avec la promesse d’une adéquation à la nouvelle donne d’un corps (et d’une sexualité) génital.
-
[23]
R. Gori, Les murailles sonores, L’Evolution psychiatrique, 1975,4, pp. 779-803
-
[24]
Cf. à ce sujet F. Marty, La violence de l’adolescence : de l’événement traumatique à la névrose de l’adolescence, in F. Marty, Figures et traitements du traumatisme, Paris, Dunod, 2001, pp. 41-57
-
[25]
Marcelli D., Braconnier A., Psychopathologie des processus de mentalisation, in Psychopathologie de l’adolescent, Paris, Masson, 1988, pp. 149-179
1La puberté appelle fréquemment la métaphore de la métamorphose, tant les changements qui interviennent sollicitent le regard et l’imagination [1]. Je voudrais m’arrêter à l’un des signes de la mutation pubertaire, celui fort banal de la mue, qui modifie de manière radicale l’un des paramètres de l’identité personnelle au moment de la puberté chez le garçon La mue ne constitue bien sûr qu’un des signes de l’apparition de la puberté. Mais, à la différence de presque tous les autres, qui eux sont de l’ordre du visible (on peut prendre l’exemple de la pilosité comme signe de l’entrée dans la vie publique dans l’antiquité [2] ), celui de la mue se situe dans le registre de l’audible et du vocal. C’est cette différence de registre qui me paraît particulièrement intéressante : la mue donne à entendre le chemin parcouru ou restant à accomplir pour conduire à la génitalisation du corps et de la psyché de l’enfant devenant adolescent.
2La puissance évocatrice et symbolique de cet aspect, modalité du travail pubertaire, ne semble pas avoir fait jusqu’à aujourd’hui l’objet de toutes les recherches que pourtant elle mérite. La mue a fait l’objet de descriptions dans le cadre des études consacrées à la morphologie des organes de la phonation et des dysphonies qu’occasionne la puberté [3]. Mais la mue ne figure pas dans les différents stades pubertaires du garçon définis par Tanner, ni dans les anomalies pubertaires du garçon. Elle n’est pas mentionnée non plus comme étant un des signes évidents de la puberté par Toublanc J.E. [4]. En outre, la mue n’apparaît dans aucune des bibliographies de cet ouvrage consacré à la puberté. On notera enfin que si Marcelli D. et Braconnier A. consacrent quelques lignes à ce sujet dans leur Psychopathologie de l’adolescent [5], (ils mentionnent les troubles de la mue dans les dysmorphophobies), Mazet P. et Houzel D. n’en font rien dans leur Psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent [6]. Mousset M.R. évoque en moins d’une ligne la question de la mue (et plus particulièrement la mue faussée) dans son article « L’examen du langage » [7]. À ce rapide survol de la littérature, on s’aperçoit que seuls, ou presque, les spécialistes du langage semblent s’intéresser à la mue, dans le cadre des dysphonies et des problèmes spécifiques qu’entraîne le travail de rééducation de ces troubles. Comment rendre compte d’une telle discrétion des auteurs sur ce sujet ? S. Freud ne s’est jamais vraiment occupé du sonore. La métapsychologie psychanalytique ne serait-elle basée que sur des formes de pensée qui reposent sur du visuel, sur des représentations topographiques ? Le fantasme serait-il, comme le rêve, essentiellement fondé sur des images ?
3Il s’agira dans ce court article [8] de prendre en considération les achoppements du processus d’adolescence – travail psychique et corporel entre violence pulsionnelle et créativité élaboratrice– achoppements audibles dans les troubles et le retard de la mue chez le garçon.
LES TROUBLES DE LA MUE
4Il arrive parfois que la mue soit l’occasion de troubles de la voix plus ou moins importants, provenant du fait que le garçon ne parvient qu’imparfaitement à s’adapter aux exigences physiologiques (les cordes vocales s’allongent) et culturelles (il faut renoncer à la voix de tête) de ce changement. Lorsque l’allongement des cordes vocales se produit rapidement, comme l’allongement des bras, l’enfant essaie de contrefaire la voix de poitrine, sans véritablement y parvenir. Cela donnera une voix de fausset. La voix est parfois trop aiguë pendant cette période de mue, voilée ou bitonale (comme si une corde vocale était haute et l’autre basse). Si ces caractéristiques se prolongent ce sera une mue faussée. Il peut se trouver des cas pour lesquels l’adolescent tente de garder sa voix d’enfant, en réaction aux moqueries dont il est l’objet au moment où sa voix commence à muer. Mais le larynx n’est plus adapté à cette voix d’enfant, et dans ces cas, il se produit également une « mue faussée » [9]. Dans d’autres cas, on assistera à des « mues retardées » chaque fois que persistent les tendances infantiles, produisant sur le plan vocal une sorte de latence artificielle qui retarde la survenue de ce signe vocal de la puberté. Peut-on considérer qu’il se produit sur le plan vocal les mêmes dysfonctionnements (ici les dysphonies) que dans d’autres registres somatiques impliquant la croissance, comme dans le nanisme psychogène par exemple ?
5On rencontre parfois des cas où la mue ne s’est pas produite à l’âge normal. L’adulte de vingt ou même de trente ans a conservé une voix infantile. Il s’agit, dans ce cas, d’une «mue incomplète et prolongée » [10].
6Alexandre a seize ans. Il est fils unique, bien que ses parents aient eu un grand désir d’avoir d’autres enfants. Garçon sociable et sportif, il participe à beaucoup d’activités avec ses copains. Malgré cette appétence pour l’action, il entretient avec sa mère une relation très intime. Ils se racontent tout, comme un couple. C’est toujours sa mère qui range sa chambre, qui organise son bureau, comme si elle avait une douce emprise sur la vie de son fils. C’est d’ailleurs un garçon que l’on remarque par le plaisir qu’il a à être avec les adultes. Il vient s’asseoir à côté de sa mère, contre elle, tandis qu’elle parle avec ses amis à elle. Elle appelle Alexandre « ma puce » depuis toujours.
7Contrairement aux autres garçons de son âge, Alexandre n’a pas encore mué. Sa mue ne s’est ni annoncée ni produite, ce qui inquiète beaucoup sa mère. Il garde sa voix, particulièrement aiguë, de petit garçon. Alexandre n’a pas d’amie. Les filles ne l’intéressent pas. Enfant, il a sucé son pouce jusqu’à un âge très avancé, et les multiples rééducations qui ont été entreprises se sont avérées inutiles. Il a gardé une dentition d’enfant, de « garçounet » comme dit parfois sa mère. Le père a changé de travail quand Alexandre avait douze ans. Il travaille loin de la maison et s’absente toute la semaine. La mue de cet adolescent ne semble pas pouvoir se produire, tant que prévaut la relation « incestuelle » de celui-ci à sa mère, comme si l’enfant ne pouvait changer de voix que lorsqu’il peut se dégager de l’objet incestueux. Le passage d’une voix à l’autre accompagnerait-il le passage de l’objet incestueux infantile à l’objet adolescent, génital ? Ne peut-on pas voir à l’œuvre dans la mue, l’événement pubertaire, la manifestation des transformations qui annoncent l’entrée en puberté, dans la mesure où la transformation de la voix annonce la resexualisation des relations œdipiennes, la génitalisation du corps et de la psyché ? Mais la mue ne serait-elle pas aussi l’occasion d’un travail psychique, d’une élaboration de cette transformation ? Ne nécessiterait-elle pas, en tous cas, un accompagnement psychique de cette transformation physique ? Si l’apparition de la mue correspond à l’entrée en puberté, poser sa voix, la trouver, correspondrait à la sortie du pubertaire, à un autre temps du processus d’adolescence.
8Jean, dix-sept ans, est l’aîné d’une fratrie de deux enfants. Depuis toujours, sa petite sœur Camille, âgée de neuf ans, dort dans la même chambre que lui. C’est elle qui vient consulter pour des problèmes d’inhibition dans les apprentissages scolaires et les relations, associés à des troubles du sommeil. Jean accompagne de temps en temps sa sœur à la consultation. Il est obèse, efféminé. Il s’oriente vers une formation de boulanger-pâtissier. Au moment de l’apparition de la puberté, la mue semble avoir commencé son processus, puis, peu après, s’être arrêtée. Jean souffre de ne pouvoir contrôler le registre de sa voix. Il passe du grave à l’aigu de façon répétée au cours d’une même phrase. L’aigu chez lui est une voix de fausset et cette façon de poser sa voix n’évolue pas au fil des ans. Il est surpris de ce qui se produit. Non seulement il ne contrôle pas les sons qu’il émet, mais il en manifeste de la surprise et de la gêne, il en est complexé. Jean rougit, détourne le regard lorsque se produisent ces dérapages vocaux. Philippe Gutton m’a signalé le cas d’un adolescent qui avait été en psychothérapie avec lui et qui prenait une voix de fausset dès qu’il était angoissé dans une relation père (ou substitut)/fils, fortement teintée de sadomasochisme. Pour ma part, j’ai reçu en psycho-thérapie un grand adolescent psychotique qui se mettait soudainement à utiliser un registre de voix aiguë lorsqu’il évoquait des problématiques sexuelles qui suscitaient chez lui une très vive angoisse. Il se mettait alors à chanter avec une voix d’enfant en s’agitant dans des mouvements masturbatoires.
9À partir du moment où Camille a fait en sorte de ne plus dormir dans la chambre de son frère et où elle a pu dire qu’elle avait peur de ses gestes (il entretenait avec elle une relation fraternellement incestueuse), la voix de Jean a mué. Camille pleurait à chaque départ de son frère en formation, ne supportant pas leur séparation. À partir du moment où elle est parvenue à se situer comme sœur et non comme petite amie de son frère et où elle a pu accepter leur séparation, Jean a pu à son tour se séparer d’elle et la mue a repris son cours.
10La voix de fausset de Jean semble avoir été l’expression de la place fausse que lui et sa sœur occupaient l’un pour l’autre. Sa voix a pu se transformer lorsque Camille a réussi, avec l’aide de sa thérapeute, à révéler la nature incestueuse de leur relation. Pour mettre un terme à cette relation, leurs parents étaient embarrassés. En effet, travaillant tous deux la nuit, ils avaient donné pour mission au frère de garder la sœur. Ainsi, non seulement ils ne pouvaient rien dire, mais de plus, en s’en allant, ils laissaient leurs enfants sans autre sécurité que ce gardiennage mutuel. La mue de Jean était entravée dans la mesure où il était figé dans un rôle faussé de gardien et de compagnon sexuel de sa sœur. La mue s’était arrêtée lorsque ses parents l’avaient chargé de garder sa sœur, le mettant ainsi en équilibre instable entre deux positions, celle de grand frère devenant homme et celle d’homme (faussement) advenu. Le passage d’un monde à l’autre s’est produit lorsque Camille a pu agir un décollement, une ébauche de séparation. Quelques années auparavant, avant la naissance de Camille, une petite fille, sœur cadette de Jean, était morte accidentellement, alors qu’elle n’avait que quelques mois. Jean s’était-il senti dans l’obligation de serrer de près Camille pour éviter qu’un nouveau drame ne se produise ?
11Dans cette courte observation, Jean et Camille développent une relation de fratrie d’allure incestueuse, dans laquelle la sœur remplace pour Jean l’objet œdipien maternel [11]. Cette étape a constitué un obstacle qu’il a pu franchir parce que sa sœur a cherché à s’y soustraire. Sa masculinité ne pouvait pas apparaître. Son corps présentait une obésité qui le féminisait, tout comme sa voix donnait de lui une image sexuelle et vocale ambiguë. Garder sa sœur en restant en deçà du génital pubère, comme on confiait aux castrats au Moyen Orient la garde du gynécée. Par ailleurs, la « facilité » du choix incestueux fraternel, en faisant faire l’économie de l’angoisse liée à la rencontre pubertaire de l’objet maternel, écarte pour un temps l’enfant pubère de son entrée dans un processus élaboratif. Il l’entraîne dans une position perverse vraisemblablement transitoire, un aménagement pervers. Peut-être est-ce une façon pour le garçon d’espérer ne rien perdre, ni l’objet incestueux maternel, ni sa voix d’enfant.
DU PUBERTAIRE À L’ADOLESCENS
12La puberté amène avec elle le changement, la nouveauté et même la rupture, la discontinuité. Le travail psychique qui accompagne la puberté introduit l’idée de la permanence de l’identité, du sentiment de la continuité d’existence, malgré ces transformations dépersonnalisantes. Au moment de la puberté, l’identité personnelle est plus que jamais l’identité corporelle [12]. Elle se conquiert dans un travail du second temps de l’adolescence qui s’apparente profondément à ce que R. Cahn a appelé la subjectivation [13]. Elle se caractérise par le travail de deuil des objets infantiles, travail de séparation d’avec les imagos parentales, au moment où l’enfant pubère doit faire face à un véritable sentiment de perte. Face à ce nouveau monde, l’enfant met en place des défenses spécifiques destinées à lutter contre le risque de la perte de l’objet interne. Si l’on observe parfois des régressions dans cette passe délicate, comme pour rebrousser chemin face à un danger redoutable, d’autres parades se mettent en place pour permettre à l’enfant de résister à ces angoisses, souvent persécutives. La passe adolescente est une épreuve qui heurte le narcissisme de l’enfant pubère, suscitant chez lui un mouvement de rétractation et de réinvestissement du corps propre comme objet de réassurance narcissique. L’enfant devenant adolescent revient sur lui, en quelque sorte, il se reprend dans un mouvement de réappropriation subjective, avant de pouvoir se déployer vers les autres.
13La mue est, comme l’éjaculation, un élément du pubertaire qui doit s’élaborer dans le processus d’adolescence. C’est dans ce mouvement complexe que le travail de la voix s’effectue. Dans cet univers de chrysalide, l’enfant naît à la puberté par le chemin de sa voix nouvelle, par un véritable « feed-back audio phonique ». Ce feed-back permet à l’adolescent de s’entendre dans cette voix nouvelle qu’il va faire sienne. C’est parce qu’il se perçoit auditivement que l’adolescent va s’ajuster à lui-même, c’est parce qu’il a de l’oreille qu’il va pouvoir donner de la voix. Le rôle de ce feed-back sonore a été étudié dans certains troubles du langage, comme le bégaiement par exemple [14]. La perception auditive joue en effet un rôle important dans l’émission vocale [15]. C’est à cette condition qu’il peut accepter de changer de voix. La mue de la voix du garçon se donne comme élément du pubertaire et permet à l’enfant de passer du registre du Moi Idéal, vestige de la toute-puissance infantile, fortement teintée de narcissisme, à l’Idéal du Moi, forme sublimée, subjectivée et assumée du modèle de soi, projeté dans son devenir. Les idéaux du Moi comprennent deux aspects essentiels qu’a bien décrits P. Gutton dans son article Idéal du Moi et processus d’adolescence [16]. Pour cet auteur, « le premier aspect se définit comme un processus par lequel le Moi se construit, face à la symbiose initiale, par investissement de l’objet », alors que l’autre aspect concerne l’ensemble des « représentations asymptotiques de soi selon les modèles œdipiens parentaux ». C’est le travail psychique d’adolescence qui vise à reconstruire les idéaux du Moi, sévèrement attaqués par les phénomènes pubertaires.
14Comment s’effectue ce travail secret de la mue ? Comment la perte de la voix peut-elle être d’abord blessure avant de devenir objet narcissique ?
15La mue précipite l’enfant dans un monde différent, un monde où, avec la sonorité de sa propre voix, les repères personnels changent. Le garçon passe d’un registre soprano, voix haute, angélique, féminine, ou encore sans sexe, pré génitale, à une voix d’homme, grave, basse comme le lieu du corps où se produit le changement essentiel. La voix de tête ne permet pas de distinguer le garçon de la fille. C’est le règne de l’indifférenciation, moment suspendu dans une sorte d’atemporalité où le temps ne peut rien, où les marques du temps ne semblent pas encore pouvoir s’inscrire sur le corps de l’enfant. Avec l’apparition de la mue, cette période va devenir paradis perdu. Si, au moins, le changement s’opérait dans l’harmonie en autorisant de nouvelles capacités ! Mais il n’en est rien. L’enfant grandit malgré lui et perd cette faculté à rejoindre la voix de sa mère [17], à y rivaliser ou à y fusionner pour entonner ces chants à deux voix qu’écoutent avec émotion, nostalgie ou ironie défensive les hommes d’âge mûr. En effet l’homme mûr est déchu de ce registre de l’aigu, il est chassé de cette aire maternelle où il a été admis depuis sa naissance. La perte qu’occasionne la mue apporte la confirmation définitive de l’impossible fusion avec le corps maternel. L’enfant pubère n’a d’autre issue que d’errer à la recherche d’un nouveau timbre [18], d’une nouvelle sonorité pour conquérir dans la cour des grands une place difficile. Dans les chœurs, l’enfant soprano qui domine l’ensemble de l’orchestre par la pureté du grain de sa voix perchée, est déchu de son rang de soliste le jour où, dans les trémolos difficilement contrôlables, il ne peut plus gravir les octaves du registre et parsème de couacs ses envolées sonores. La mue s’annonce comme une catastrophe qui relègue l’enfant au second rôle des voix qu’on dit « alto », manière de ne pas dire aux divas qu’elles ne le sont plus. Cette blessure narcissique aggrave le sentiment de chute que vit l’enfant pubère.
16La mue de la voix annonce pour le garçon le deuil des objets de l’enfance. Deuil de l’objet maternel incestueux, de l’indifférenciation, voire de la bisexualité comme figure de la toute-puissance infantile. Nous y sommes. La mue du garçon est le signe indéfectible de la castration. Il n’est pour s’en convaincre que de rappeler ici les castrats et le maintien forcé, malgré l’âge, de cette voix d’enfance, maintien magique si l’on veut, qui s’obtient au prix d’une castration réelle. (Les effets endocriniens de la castration sont entièrement compensés par la testostérone, hormone génitale, qui assure le développement des organes génitaux externes et des caractéristiques sexuelles secondaires.) La mue est l’expression de la castration pour l’enfant dans la mesure où elle a une valeur séparatrice d’avec la mère, elle « coupe » l’enfant du monde maternel. N’est-il pas remarquable que cette castration symbolique produise des effets inverses de la castration réelle qui, elle, perpétue la voie d’enfance ?
17Il n’est plus garçon et fille, indifféremment, il n’est plus l’éternel, l’immuable [19] amoureux de sa mère, il n’est plus cet ange, voix des dieux, il est un garçon en train de devenir un homme. Par le bas. Il devient un homme par le bas de sa voix et de son sexe. La mue lui tombe dessus, comme les génitoires pendent vers le bas. La voix tombe quand les testicules descendent. Cette orientation de l’axe du corps donne à l’enfant le sentiment de la honte [20] d’avoir à porter ces breloques pendantes alors qu’il y a peu il volait dans les airs. Il n’a pas encore la fierté de son sexe. L’enfant tombe de haut, tel Icare, à s’être tant approché des sommets de l’amour incestueux maternel.
FERENCZI ET LA MUE
18Dans son article Anomalies psychogènes de la phonation [21], S. Ferenczi évoque deux cas de troubles de la phonation en rapport avec la mue, chez deux jeunes hommes.
19À l’âge de vingt-quatre ans, le premier vint consulter avec sa mère pour guérir d’une impuissance. S. Ferenczi mit en évidence l’importance des troubles narcissique et homosexuel dont les premières manifestations remontaient à l’adolescence. Au collège, ses camarades et professeurs avaient attribué à ce jeune homme des rôles et un prénom féminins, s’amusant de sa voix aiguë de fille. Il présentait une homosexualité dont il croyait être débarrassé et une peur d’être observé conjuguée à un délire de toute-puissance. Mais la caractéristique essentielle qui retint l’attention de S. Ferenczi fut un curieux symptôme : le patient « avait deux voix : un soprano aigu et un baryton relativement normal ». Il n’utilisait sa voix aiguë que lorsqu’il voulait séduire l’analyste. Et comme il était surtout préoccupé de plaire, c’était la voix aiguë qu’il utilisait le plus souvent. Ce n’était pas une voix réelle de soprano, mais plutôt une voix de fausset, et le patient pouvait utiliser les deux registres avec une relative aisance, sans les couacs caractéristiques de l’adolescence, lorsque la maîtrise du larynx n’est pas encore acquise. Contrairement à ces adolescents, ce jeune homme avait bien achevé sa formation.
20Le deuxième patient, âgé de dix-sept ans, était également amené par sa mère et se plaignait d’avoir une voix insupportable et de souffrir d’une relative impuissance sexuelle. « Ce patient aussi avait deux timbres de voix ». Il parlait avec une voix de fausset mais, à la demande de S. Ferenczi, il était capable de parler avec une voix de basse profonde. Dans ses fantasmes, il tenait volontiers un rôle sexuel passif. S. Ferenczi propose l’hypothèse d’une fixation incestueuse inconsciente à sa mère, renforcée, en quelque sorte, par l’attitude maternelle. « C’est elle qui souvent rappelait à l’ordre son fils lorsqu’il se servait de sa voix de basse : “Je ne peux pas supporter cette voix, tu dois en perdre l’habitude !” disait-elle fréquemment ». S. Ferenczi commente ces cas en mettant en évidence le rôle du narcissisme et de l’homosexualité, utilisés ici comme des investissements régressifs défensifs contre le risque de la réalisation des fantasmes incestueux. C’est comme si ces deux garçons avaient recours à leur voix aiguë et à leurs symptômes hypocondriaques d’impuissance pour lutter contre la réalisation incestueuse, comme s’ils avaient renoncé à leur hétérosexualité. Pour S. Ferenczi, ces cas illustrent ce qu’il a appelé « l’homoérotisme compulsif » (qu’il distingue des inversions véritables), semblant indiquer par là le caractère transitoire de ces fixations homosexuelles de l’adolescence. C’est également ce type de garçons qui parvient le mieux à imiter la voix des femmes (les « imitateurs de dames »).
21Les deux exemples de S. Ferenczi confirment le rôle joué par la voix comme signal d’une difficulté identificatoire, mettant particulièrement en avant l’investissement homosexuel comme défense face à la violence des éprouvés incestueux. Le collage à l’objet maternel incestueux montre, dans ces cas, la difficulté à élaborer le passage de l’objet maternel à l’objet adéquat [22]. Ce trajet nécessite le soutien narcissique parental qui exige des parents qu’ils désinvestissent l’enfant comme objet potentiel de satisfaction, afin de lui ouvrir la voie de la maturité génitale. Le texte de S. Ferenczi rappelle également la complexité des liens inconscients qui unissent l’enfant et l’un ou l’autre de ses parents, sans que la participation de la conscience des intéressés soit nécessaire, ce que S. Ferenczi appelle le « dialogue des inconscients ». S’il engage l’adolescent dans une élaboration de la violence pubertaire et dans le deuil des objets de l’enfance, le travail d’adolescence met en jeu l’inconscient parental. Il est possible alors de concevoir le travail psychique comme une tâche qui implique, dans ce moment de passage de l’objet incestueux à l’objet dit adéquat, les uns (les adolescents) autant que les autres (les parents). En mettant ainsi en évidence l’importance des liens de nature incestueuse qui lient l’adolescent à l’objet parental au moment de ce que nous appelons, à la suite de P. Gutton, l’œdipe pubertaire, S. Ferenczi nous aide à mieux comprendre la nécessité dans laquelle se trouvent les adolescents d’aujourd’hui à créer des barrières contre l’inceste, à se séparer psychiquement et parfois spatialement de leurs parents pour échapper au risque de la réalisation des fantasmes incestueux et parricides qui les travaillent alors intensément. La violence de la musique adolescente, par exemple, acquiert la valeur d’une protection contre la tentation de la régression vers les objets incestueux parentaux de l’enfance. Les adolescents sont immergés dans leur musique, comme dans un bain sonore, ils la préfèrent souvent à une rencontre avec les parents. L’adolescent édifie une muraille protectrice par le sonore (on pense ici par association au texte de R. Gori, Les murailles sonores [23] ), qui tient à distance les parents, créant un effet de génération, une différence, voire une coupure.
22En insistant, dans les deux exemples au moins, sur les rapports entre troubles de la phonation à la puberté et problèmes d’identification par attachement excessif à l’objet maternel, le texte de S. Ferenczi contribue à éclairer le travail de puberté et surtout ses aléas, à partir d’un signe clinique ténu et pourtant tellement investi, comme peut l’être la mue.
23L’étude des anomalies de la mue du garçon et plus particulièrement son retard, met en rapport cette transformation de la voix au moment de la puberté avec le caractère diphasé de la sexualité humaine. Les deux registres de voix (l’un soprano, ou voix de lait, ou encore voix de tête, et l’autre, voix (de) basse, qui signe de l’entrée dans la virilité génitale) illustrent ces deux temps de la sexualité. Leur coexistence éventuelle ou le maintien du registre aigu, peut traduire des difficultés liées à l’apparition même de la puberté vécue comme une authentique menace narcissique, pour ne pas dire comme un véritable traumatisme [24]. Les troubles de la mue peuvent ainsi être rangées dans les dysmorphophobies [25], comme le proposent certains auteurs qui mettent en évidence le caractère traumatique du réel pubertaire et le risque d’un vécu de dépersonnalisation qui lui est parfois lié. Ces troubles de la phonation (qui pourraient s’appeler des dysmorphophonies) traduisent le sentiment de honte lié aux transformations pubertaires qui laisse paraître (entendre), pour les autres, le secret travail de sexualisation du corps qui est en train de s’opérer.
24Véritable signature vocale, marque, trace et empreinte du travail du génital sur le corps d’enfance, signe de la conquête d’un style adolescent (une façon d’être au monde), la mue de la voix chez le garçon traduit le renoncement à la bisexualité; elle indique une forme d’engagement dans la génitalisation du corps et de la psyché qui donne à l’enfant devenant adolescent le sexe qu’il est en train de conquérir et sa nouvelle identité (corporelle). Le retard dans cette transformation vocale constitue une sorte de latence exagérément longue, comme si l’enfant ne se résolvait pas à quitter l’enfance et ses objets d’attachement pour devenir adolescent. Indices du degré d’avancement dans le processus d’adolescence, les troubles de la mue et en particulier son retard traduisent la difficulté qu’éprouve l’adolescent à faire le deuil de l’objet maternel incestueux, comme ils traduisent sa difficulté identificatoire. Le retard de la mue chez le garçon est bien un trouble de la subjectivation dans le processus d’adolescence.
Mots-clés éditeurs : voix, génital, honte, investissement incestueux, sexualité biphasée
Mise en ligne 01/12/2008
https://doi.org/10.3917/cpsy.048.0125Notes
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[1]
Cf. ce qu’Annie Birraux évoque à propos de l’analogie entre les transformations du corps à l’adolescence et la Métamorphose de Kafka, in L’adolescent face à son corps, Paris, Editions Universitaires, 1990, pp. 26-32.
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[2]
Cf. à ce sujet l’article de Vallet O., Le poil et la loi, Adolescence, 1993, 11, 1, pp. 173-176
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[3]
On peut se reporter sur ce thème à l’article de Vallancien B., Dysphonie fonctionnelle de l’enfance, in Launay Cl. et Borel-Maisonny S., Les troubles du langage, de la parole et de la voix chez l’enfant, Paris, Masson, 1972, pp. 389-401, ou encore à l’article de Cornut G., Richaud M.C. et Gaillard M.P., Les troubles fonctionnels de la mue et leur rééducation, J. Fr. ORL, 1960,2, pp. 174-176.
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[4]
Toublanc J.E., (en collaboration avec Gutton P. et Mialot J.P.) La puberté, Paris, PUF, 1993
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[5]
Marcelli D. et Braconnier A., Psychopathologie de l’adolescent, Paris, Masson, 1988,
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[6]
Mazet P., Houzel D., Psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Paris, Maloine, 1993
-
[7]
Mousset M. R., L’examen du langage, in Nouveau Traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, T.I., Lebovici S., Diatkine R., Soulé M., Paris, PUF, 1995, pp. 633-651
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[8]
Cet article emprunte largement à deux de mes précédentes publications sur le sujet : Marty F., Le travail de la mue, Adolescence, 1996,14, 2, pp. 169-190, et Le travail de la mue : additif, Adolescence, 1997,15, 1, pp. 283-286
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[9]
Cf. Dinville C., Les transformations et les perturbations de la voix de l’enfance à la sénescence, in Les troubles de la voix et leur rééducation, op. cit., p.27
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[10]
Ibid., p. 28.
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[11]
C’est ce que P. Gutton appelle le « pubertaire de fratrie », Adolescens, Paris, PUF, 1996, pp. 246-261.
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[12]
Cf. à ce sujet Marty F., Identité et identification à l’adolescence, in Identité et Psychologie, Bulletin de psychologie, 50, n° 428,1997, pp. 164-169 et F. Marty, J.-Y. Chagnon, Identité et identification à l’adolescence, EMC, section psychiatrie, 2006,37-213-A-30
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[13]
Cahn R., L’adolescent dans la psychanalyse. L’aventure de la subjectivation, Paris, PUF, 1998
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[14]
À ce sujet, on peut se référer à l’article de Ducasse J., Le miroir sonore, Adolescence, 1987,5,1, pp. 203-213.
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[15]
Cf. à ce sujet Rondeleux L.J., La mécanique vocale, La recherche, 1974,48, p.743
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[16]
Gutton P., Idéal du Mi et processus d’adolescence, Adolescence, 1993,11,1, pp. 137-171
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[17]
J.J. Rousseau note « Il (l’adolescent) devient sourd à la voix qui le rendait docile », in Emile ou de l’éducation 1762, Paris, Flammarion, Livre IV, p. 272.
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[18]
« Sa voix mue, ou plutôt il la perd : il n’est ni enfant ni homme et ne peut prendre le ton d’aucun des deux », Rousseau J.J., Émile ou de l’éducation, op. cit.., p. 272.
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[19]
« Immuable » appartient à la même famille que le mot « mue », de même, « remueménage ». Si l’on prête l’oreille à ces mots, leur sens ancien et toujours présent nous éclaire sur ce que la mue suscite dans ses effets de transformation : littéralement, elle remue le garçon.
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[20]
À propos de la honte et des perturbations qu’occasionne la puberté chez l’entant, on peut se référer à l’article d’A. Birraux, Honte du corps, Adolescence, 1993,11, 1, pp. 69-79, dans lequel l’auteur évoque la nécessité d’un travail psychique accompagnant les transformations pubertaires, notamment sur le mode de l’élaboration phobique, le corps pouvant à certains égards se transformer en objet persécuteur, entravant le processus de subjectivation.
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[21]
Ferenczi S., 1915, Anomalies psychogènes de la phonation, in Œuvres complètes, Paris, Payot, 1978, T. II, pp. 167-170.
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[22]
Je propose de considérer l’objet adéquat comme l’objet amoureux, non incestueux, antinarcissique, extrafamilial, et hétérosexuel. C’est lui qui est perçu dans sa dimension de complémentarité des sexes, avec la promesse d’une adéquation à la nouvelle donne d’un corps (et d’une sexualité) génital.
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[23]
R. Gori, Les murailles sonores, L’Evolution psychiatrique, 1975,4, pp. 779-803
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[24]
Cf. à ce sujet F. Marty, La violence de l’adolescence : de l’événement traumatique à la névrose de l’adolescence, in F. Marty, Figures et traitements du traumatisme, Paris, Dunod, 2001, pp. 41-57
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[25]
Marcelli D., Braconnier A., Psychopathologie des processus de mentalisation, in Psychopathologie de l’adolescent, Paris, Masson, 1988, pp. 149-179