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Article de revue

D'un corps « à vif » au silicium d'un corps « machine »

Pages 47 à 59

Notes

  • [1]
    Bachelard G., feu, La psychanalyse du Essais, Paris, Folio,1985, p. 23.
  • [2]
    Anzieu D., Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985.
  • [3]
    Etat en manque d’aide.
  • [4]
    Brette F., « Le traumatisme et ses théories », Revue française de Psychanalyse, n° 26, vol. 52,1988, p. 1264.
  • [5]
    André J., « Entre angoisse et détresse », Etats de détresse, Paris, P.U.F., 1999, p. 9-29.
  • [6]
    Winnicott D.W., (1970), « La crainte de l’effondrement », La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000, pp. 285-291.
  • [7]
    Anzieu D., Le moi-peau, Paris, Dunod, 1985, p. 231.
  • [8]
    Freud S., (1905), Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Paris, Gallimard, p. 129.
  • [9]
    Puget J., « Etat de menace et psychanalyse », Violence d’état et psychanalyse, Paris, Dunod, 1981, pp. 1-40.
  • [10]
    Zaltzman N., De la guérison psychanalytique, Paris, P.U.F., Epîtres, 1998, p. 20.
  • [11]
    Cerf de Dudzeele G., « Se maintenir en vie dans l’humaine barbarie », La résistance de l’humain, Paris, P.U.F., 1999, pp. 107-130.
  • [12]
    Laplanche J. et Pontalis J.B., Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, P.U.F., Quadrige, 1997, p. 368.
  • [13]
    Cerf de Dudzeele, op. cit.
  • [14]
    Cerf de Dudzeele, op. cit., p. 21.
  • [15]
    Zaltzman N., « Homo sacer : l’homme tuable », sous sa direction, La résistance de l’humain, Paris, P.U.F., 1999.
  • [16]
    Tustin F., Autisme et protection, Paris, Seuil, 1992.
  • [17]
    Ibid, p. 189.
  • [18]
    Pieters C., La peau rouge, Paris, Lattés J.C., 2005.
  • [19]
    Témoignage recueilli par Garond Y., « L’inquiétante étrangeté ou l’expérience du vacillement des repères chez les grands brûlés » in Brûlures, vol. V, n°3, oct. 2004.
  • [20]
    Mimoun M., L’impossible limite, carnets d’un chirurgien, Paris, Albin Michel, 1996.
« Quand le corps se défait, l’essentiel se montre.
L’homme n’est qu’un nœud de relation.
Les relations comptent seules pour l’homme. »
Saint-Exupéry A. , Pilote de guerre

1Dans son ouvrage Psychanalyse du feu, Gaston Bachelard note que « le feu est intime et universel » puisqu’« il est vraiment le seul qui puisse recevoir aussi nettement les deux valorisations contraires : le bien et le mal. Il brille au paradis. Il brûle à l’enfer. Il est douceur et torture. » [1]

2Cette idée de double polarité inaugure le fil « rouge » de notre réflexion, le support d’un ordre métaphorique nécessaire lorsqu’on touche aux limites du concevable.

3Quand un sujet vient de faire « l’épreuve du feu » par le biais de la brûlure grave et qu’un risque vital est immédiat, il est accueilli dans un service de réanimation spécialisé. Quel va être le devenir psychique de ce sujet dont le corps « à vif » ne tient qu’aux fils des machines et aux soins dispensés dans un univers ultra-technicisé ? Quels bouleversements psychiques induisent ce corps saisi dans sa chair dont la peau désormais « cartonnée » ne pouvant plus être identifiante ni expressive, évoque l’informe écorché et le silicium d’un corps n’étant plus qu’une machine ?

4Le service de réanimation spécialisé pour les grands brûlés est un service fermé. La barrière qui clôt le centre des brûlés a pour fonction d’assurer des conditions d’asepsie très strictes. L’architecture même du service en cercles concentriques, permet de prévenir au mieux toute contamination. L’ensemble du service est stérile, et un système de sas entre chaque zone (les chambres, le bloc opératoire, les vestiaires, les parties communes) prévient des risques d’infection.

5Les chambres sont situées à la périphérie de ce « cercle fermé », elles sont vitrées vers l’extérieur, c’est-à-dire le couloir visiteur, et vers l’intérieur du service, du côté du personnel soignant. Le patient ne pourra avoir un échange verbal avec sa famille qu’au travers d’une vitre et par l’intermédiaire d’un interphone. Quant à l’équipe soignante, elle peut apprécier l’état des patients à chaque passage sans qu’il soit nécessaire d’entrer.

6Une fois passé le code d’ouverture, en raison des précautions aseptiques, l’ensemble du personnel doit enlever sa tenue vestimentaire du jour pour porter un « pyjama » stérile, des sur-chaussures, une charlotte qui recouvre les cheveux et un masque qui ne laisse à découvert que les yeux. En conséquence, tous les signes visuels qui permettent de donner à chacun une singularité sont effacés. Cette uniformité dans l’anonymat marque d’emblée cet environnement particulier d’un caractère « non-humain ».

7Arpentant le couloir où se succèdent les vitres qui délimitent le seuil des chambres, c’est une vision d’un univers ultra-technicisé qui s’impose. Le matériel de réanimation occupe tout l’espace de la chambre par son volume, sa pesanteur, une multitude de bruits de moteurs, les signaux optiques et sonores qui s’affolent. En suivant les multiples tuyauteries reliées aux appareils, ce que l’on perçoit d’abord du malade c’est l’image d’une masse, en apesanteur, inerte sur un lit fluidisé, comme étant le prolongement ou le terminal des machines.

8En franchissant le seuil de la chambre des patients, j’ai été immédiatement saisie par deux polarités sensorielles contradictoires.

9Une première vision s’impose : celle d’un malade gisant immobilisé, figé dans la gangue de ses blessures ou dans les bandelettes de ses pansements, pouvant évoquer l’image d’une momie. Cette immobilité immaculée entourée par l’univers gris et lisse des machines donnait l’impression d’être prise dans une glace éternelle. Par le vecteur de l’identification, ma pensée semblait être comme « congelée ».

10Mais, brusquement, c’est une autre vision qui se dévoile et s’impose : celle des parties du corps non pansées, rouges, à vif, boursouflées, œdémaciées et qui semble, par le même fonctionnement précédent, mettre la pensée en surchauffe.

11Ainsi dans un premier temps, ma pensée prise entre le « gelé » et le « brûlant » semblait être figée, aspirée par ce visible, me plongeant dans la sidération qui interdit toute activité de penser.

12Le regard de l’entourage soignant peut être médusé par cette vision du corps dont la peau, surface d’inscription délimitant le dedans et le dehors, a été détruite par les flammes. Le corps brûlé revêt l’aspect d’un corps à vif, en décomposition, exhibant la réalité de sa mortification à l’œuvre.

13Même si, lors des premiers pansements, le patient est endormi, il a conscience que ce sont des lambeaux de peau qu’on lui arrache, de la nécrose comme morceau de cadavre prélevé sur un corps mort-vivant. L’odeur de putréfaction prégnante des sécrétions corporelles infectées, leur épanchement sur les bandelettes devenues sanguinolentes et purulentes sont autant de signes qui viennent renforcer le sentiment d’incarner sa finitude. Quand les représentations morbides ne sont pas rejetées hors du champ de la conscience, les patients évoquent alors l’horreur du pourrissement de leur corps.

14Ainsi, pour faire une limite à la sidération happée par le cru de l’archaïque, pourrait s’intercaler l’image d’un environnement ultra-technicisé se coulissant devant l’horreur. L’univers glacial des machines pourrait alors être utilisé comme une tentative de mettre un paravent devant ce spectacle insoutenable de la cadavérisation du corps, figure de l’irreprésentable.

15De même, le bandage du corps donnerait l’illusion de mettre en suspens le travail de mortification à travers l’image de la momie, comme embaumement qui conserve le corps pour l’éternité ou comme un linceul qui anticipe et figure la mort à venir.

16Pour le psychologue exerçant dans ce service, la fascination du visuel (et la terreur d’une identification) peut donc potentiellement provoquer un écueil nécessitant de se décoller du voir, du perçu, de l’entendu et donc de dépasser les filtres de cet univers technologique qui introduit une forme d’opacité. Cette opacité qui tient lieu de pare-excitant mais que le psychologue clinicien doit appréhender en tant que porte-parole pour rencontrer le sujet parlant dans un corps souffrant : le vif du sujet.

17Si la peau ne peut être réduite à l’idée d’une simple enveloppe contenante, c’est cependant une des caractéristiques engagée de façon particulière dans la brûlure. En effet, du fait de la perte de l’enveloppe cutanée, le brûlé se répand ; rien ne peut s’opposer à cette déperdition liquidienne qui entraîne une fuite des éléments vitaux de l’organisme.

18Un jeune patient verbalise avec beaucoup d’acuité ce sentiment d’un intérieur qui se vide « mais quand est-ce que cela va-t-il s’arrêter ? »

19De plus, le patient, hospitalisé en réanimation, reçoit des soins qui font sans cesse intrusion, le corps est troué de façon itérative par différentes sondes (oxygène, tube introduit dans l’estomac pour le nourrir, perfusions…). Le sujet peut alors voir dans un drain, un cathéter, une sonde, une seule et même fonction : vider le corps de sa substance, « j’ai l’impression qu’il y a du liquide qui jaillit des tuyaux ».

20Le vécu d’un « moi-peau passoire » (Anzieu) [2] est ici à l’image d’une grille où la limite entre le dedans et le dehors est trouée, ce qui permet ce double mouvement d’entrée et de sortie. La somme de ces effractions vient faire voler en éclats les fonctions de contenance et de différenciation assurées par la peau. Les appareils de réanimation, les perfusions et autres sondes qui collent et entrent dans le corps lient brusquement celui-ci à cet environnement technicisé. Les limites entre l’environnement et le corps sont mises à mal. Est-ce le monde extérieur qui se prolonge et pénètre dans le corps ou le corps qui, par ces appendices, produit des extensions externes par lesquelles il fuit, s’étend ?

21L’image du corps machiné est renforcée par l’image du corps marqué soudainement du sceau de l’étrangeté. En effet, pour restaurer une couverture cutanée et diminuer le risque infectieux, la greffe de peau est indispensable. La peau est un organe dont la structure est complexe, prompte à déterminer une réaction de rejet. L’auto-greffe, c’est-à-dire la transplantation de peau d’un endroit à un autre chez le même individu, est donc la solution la plus utilisée. Ainsi, en parallèle au recouvrement de certaines surfaces, d’autres sont découvertes de leur revêtement ; des parties distinctes du corps se trouvent alors mises en rapport, associés symboliquement. Les soins nécessitent ce « découpage » du corps en petites zones. « La peau de ma tête sur mon corps, c’est bizarre… je n’arrive pas à m’y faire… pour moi ce sera toujours de la peau de tête ». Déjà blessé, marqué par la brûlure, la greffe constitue pour le patient une nouvelle atteinte corporelle qui peut faire émerger des angoisses de morcellement face à ce corps transformé en mosaïque.

22Dans des cas extrêmes, le recours à des allogreffes, issues de donneurs décédés, permet un premier recouvrement. Rejetées au bout d’environ trois semaines, elles permettent de gagner du temps pour recourir à d’autres techniques telles que les cultures de peau. Pendant des semaines, le traumatisme initial va être sans cesse ravivé et renforcé par la répétition de la vision que le patient a de son corps, par l’ébranlement des fondements de son unité corporelle, réactivant, par la même, la trace d’une détresse absolue, le drame de l’Hilflosigkeit. [3]

23Freud relie « l’état de détresse à la prématuration du nouveau-né et à sa totale dépendance à l’égard de l’objet ; si celui-ci vient à manquer, l’enfant se trouve sans recours, dans un état de tension qui s’accroît »[4]. La détresse est une douleur profonde qui s’attache à l’état d’impuissance du tout petit, liée à son état de dépendance totale mais aussi surtout à celle qui accompagne cette attente immense, démesurée, cette attente essentielle de l’autre primordial.

24Quand j’ai frappé à la porte d’une patiente pour prévenir de mon entrée, son corps et en l’occurrence son visage n’a montré aucun mouvement, aucun signe. C’est lorsque je me suis courbée vers elle, qu’elle a tourné la tête entièrement recouverte de bandage où seul le regard injecté de sang pouvait nous servir de support. Son regard que j’avais perçu initialement plutôt du côté du vide, de l’absence, s’est tout à coup imposé à moi avec une grande présence et une détresse insoutenable. Peu à peu, elle a pu verbaliser quelque chose de cette détresse en évoquant les images de la réanimation, où elle était enfermée dans son corps avec les tuyaux qui lui donnaient l’impression d’étouffer mais, surtout, me disant qu’elle se sentait véritablement abandonnée voire persécutée.

25L’état de détresse engagerait « vers des positions originaires de radicale impuissance dans la nécessité d’appeler l’autre pour survivre » [5]. Jacques André précise que la détresse « se vit hors de soi, dans l’ouverture désespérée sur l’autre ».

26Que l’on dise détresse ou agonie, c’est un espace psychique au-delà de l’angoisse. Une véritable clinique de l’effondrement peut s’observer et l’agonie primitive serait alors une première réponse face à l’expérience de cet effondrement. L’article de Winnicott [6] nous éclaire sur le rôle de l’environnement dans la formation ou dans l’issue de catastrophe psychique.

27Ici, dans un service de réanimation de grands brûlés, on retrouve l’actualité d’une catastrophe sous les traits d’une agonie primitive mais, pourrait-on dire, qui s’en différencie par le fait que l’effondrement aurait lieu sous nos yeux.

28Les implications de la brûlure grave associée aux soins incontestables de la technologie médicale convergent vers une angoisse d’anéantissement, une détresse psychique majeure et des troubles de l’identité conduisant le patient aux portes de l’archaïque qui détermine alors une régression psychique importante.

29L’univers de la réanimation, par des impératifs d’asepsie, participe à l’accompagnement de ce processus régressif.

30En effet, le personnel soignant n’apparaît que sous forme anonyme, masqué, ce qui rend difficile la reconnaissance des membres de l’équipe et favorise un sentiment de dépersonnalisation. Le patient est isolé dans une chambre stérile, soumise à une température élevée pour pallier au déficit thermique du corps ; cette ambiance d’« étuve » donne un caractère particulier à ce lieu. Totalement coupé du monde extérieur, le patient perd les repères spatio-temporels en ne faisant plus la différence entre le jour et la nuit car le service est éclairé 24H/24. Le seul lien possible avec la famille se fait à travers une vitre, ce qui introduit une distance, une opacité.

31On peut aussi parler d’une régression au sens propre puisque le patient est oxygéné, nourri, changé, baigné, « emballé », « déballé », totalement dépendant du personnel soignant.

32Par le biais d’une régression importante, des angoisses archaïques de la toute petite enfance font aisément surface et se laissent figurer à travers des images de « situation extrême », telles que l’incarcération, la torture.

33L’environnement technicisé de par son caractère intrusif peut dès lors être vécu sur un mode persécutif. L’équipe soignante peut revêtir un aspect quasiment tyrannique dans les soins qu’elle prodigue quotidiennement. En effet, la douleur provoquée par les soins, infligée par ceux-là mêmes qui sont responsables de guérir et de soulager, amène le patient dans un paradoxe. Le fantasme de persécution s’empare alors facilement de cette réalité.

34Souvent, des images d’un univers carcéral s’imposent : « C’est comme une punition, j’ai l’impression de devenir fou ». Un autre patient qui fût attaché lors de son réveil car il était particulièrement agité, a gardé le souvenir de ce moment : « J’étais attaché, les pieds et les mains, attaché comme un prisonnier, mais quand même, on ne fait pas ça à un être humain ».

35Le service de réanimation peut être perçu comme tout-puissant ; il réanime. Alors, à l’inverse, il peut aussi bien supprimer la vie ou déshumaniser. Confrontés à une menace réelle de mort, de chaos, cela peut déchaîner chez ces patients de véritables catastrophes internes.

36L’angoisse persécutrice est majorée par les soins qui peuvent prendre un aspect sadique : « la marge est fragile, en effet, entre arracher les lambeaux de peau morte à quelqu’un pour son bien et l’écorcher vivant par cruauté ». [7]

37Un patient explique son état de tension extrême lors des soins : « quand l’infirmière ouvre son sachet d’outils, tout mon corps se crispe, elle sort des pinces, arrache la peau, je souffre le martyr, c’est de la torture ». L’image de torture est d’abord associée à l’intensité de la douleur qui comme le présente Freud « nous met en relation avec le primaire, le plus profond ». [8]

38Mais, par ailleurs, la clinique de la torture réelle, étudiée par Janine Puget, dans son ouvrage Etat de menace et Psychanalyse[9], montre que, lorsque la violence s’installe d’une manière permanente par ceux qui sont censés protéger, alors un état de menace apparaît. Il s’agit d’une condition mentale dans laquelle le moi perd la possibilité de reconnaître les indices qui lui permettent de discriminer hiérarchiquement le danger en provenance du monde extérieur, d’effectuer une distinction entre imagination et réalité, entre vie et mort.

39En perdant cette possibilité, l’individu se trouve dans un état de confusion entre réalité intérieure et réalité externe alors qu’il doit repérer si l’attaque est imaginaire ou réelle. Cette confusion semble être vécue par les patients. Par la destruction de la peau, le sujet ne se sent plus protégé par son enveloppe corporelle et se sent menacé. Cette menace réelle, en ce qui concerne le risque infectieux, est transposée au niveau fantasmatique et relationnel. C’est pourquoi bons et mauvais objets doivent être maintenus séparés car leur possible rapprochement induirait une angoisse insoutenable. C’est ainsi que l’environnement va être l’objet de la projection, par le patient, de tout ce qui est mauvais en lui, c’est-à-dire chargé d’agressivité, de potentialités destructrices.

40La régression à un monde archaïque serait le signe qu’une grave altération de la peau induirait un possible retour au narcissisme primaire freudien, là où s’est constitué le moi-peau d’Anzieu. La régression opérée restaurerait ce qui était en jeu dans la constitution du moi-peau, notamment dans ce qui en est le premier mouvement : la métaphore d’une peau commune.

41Au cours des entretiens, se crée une relation que l’on pourrait apparenter à la constitution d’une sorte d’interface. Le cadre de la chambre, envahie par les appareils de réanimation, où règne un fond sonore important, paraît s’effacer au fur et à mesure que se crée l’espace de parole, comme si l’intérieur de celui-ci se tapissait jusqu’à former une bulle dans laquelle la communication se fait sans intermédiaire, au-delà même des mots. Comme le fantasme d’une peau commune, qui s’étaye sur la relation maternelle, permet au bébé de constituer une enveloppe extérieure qui le protège des excitations extérieures, le regard du patient dans lequel s’exprime tout ce qui est vivant en lui, vient prendre appui sur le regard de l’autre.

42Le fantasme d’une peau commune semble être revécu par certains patients ce qui nous ramène à un état indifférencié et de dépendance où le moi psychique n’est pas encore différencié du moi corporel.

43Une autre patiente dira qu’elle se sent humiliée par ses brûlures, qu’elle se sent comme un bébé. Cette situation d’un retour au narcissisme primaire réactualise la relation de dépendance vitale du nourrisson, ce qui nous évoque l’idée que cette patiente puisse être envahie par ce fantasme primitif d’une peau écorchée par la séparation maternelle.

44La régression psychique qui permet au grand brûlé de faire retour au narcissisme primaire nous fait associer sur les modes de protection extrêmes notamment au travers des travaux de Nathalie Zaltzman, dans lesquels elle pointe ce moment extrême où le psychique se corporéise et le corps se psychise : « C’est une forme de libidinisation des besoins corporels, qui ne fonctionnent plus comme un étayage érogène, mais acquièrent une valence libidinale directe ». [10]

45Dans l’ouvrage sous la direction de N. Zaltzman, Géraldine Cerf rend compte dans son article « Se maintenir en vie dans l’humaine barbarie » [11], d’un fonctionnement psychique de survie à partir de l’histoire d’un homme, celle de Robert Antelme, résistant déporté en Allemagne.

46Il ne s’agit évidemment pas de coller à cette clinique mais plutôt d’entendre des vécus de même ordre tels que l’anéantissement, la déshumanisation. Il s’agit donc de pouvoir faire fond sur ce narcissisme primaire, c’est-à-dire tolérer le retour forcé à un mode d’être centré sur la satisfaction des besoins vitaux. Cette satisfaction devient le seul lien d’un maintien des investissements libidinaux à minima.

47C’est parce que les besoins vitaux sont pris en compte par le sujet qu’ils ont une inscription psychique : c’est ce que désigne le concept de pulsion d’auto-conservation. Pulsion d’auto-conservation est « le terme par lequel Freud désigne l’ensemble des besoins liés aux fonctions corporelles nécessaires à la conservation de la vie de l’individu ; la faim en constitue le prototype ». [12]

48Dans le service de réanimation, le corps est évidemment l’objet de toutes les attentions. Dès lors que le malade n’est plus nourri par l’alimentation parentérale, la nourriture prise devient un enjeu central pour la cicatrisation de la peau et donc, de barrage contre les possibles infections.

49De façon très régulière, les soignants distribuent des boissons hyperprotéinées, en plus des repas réguliers. Le patient se saisit alors de ce besoin, ce qui signifie plus profondément une recherche de mobilisation psychique pour la satisfaction des besoins vitaux ou pour le dire autrement en termes freudiens d’avant 1914, un investissement du registre de l’auto-conservation.

50Une autre patiente de vingt-neuf ans va physiquement prendre des allures de nourrisson, notamment dans les mouvements de ses mains. Elle semble redécouvrir son corps, s’observe comme si c’était la première fois qu’elle se regardait vraiment. Elle verbalise également cet état par des expressions comme « faire ses premiers pas ». En évoquant sa sortie, elle conclut par : « je serai comme un bébé qui sort du ventre de sa mère ».

51Il semblerait que cette patiente puisse s’appuyer sur la possibilité de reconvoquer la mère donneuse de vie afin de survivre psychiquement. A partir du noyau de réalité d’une nouvelle peau, de véritables fantasmes de renaissance peuvent surgir de ce temps d’isolement dans une chambre stérile.

52Ainsi, la résistance à la déshumanisation, comme le soutient Géraldine Cerf de Dudzeele [13], se révèlerait pour le patient « grand brûlé » à travers le rapport de l’individu avec l’alimentation, les soins corporels qui lui sont prodigués, puis sur la possibilité de s’appuyer sur la mère donneuse de vie.

53L’image initialement perçue des corps momifiés, pansés dans leur immobilité, s’efface peu à peu pour laisser apparaître une autre image, celle d’un nouveau-né emmailloté dans ses langes.

54Le centre des brûlés devient alors un espace imaginairement vécu comme un lieu d’enfermement, une matrice, l’univers humide du placenta où le fœtus est relié par le cordon ombilical, équivalent aux multiples branchements qui assistent médicalement le fonctionnement des organes du brûlé.

55Le fonctionnement psychique de survie serait la possibilité d’investir positivement cet environnement mère-soignants-machine en étant contenu, limité, supporté, porté, regardé, reconnu de manière sécurisante.

56Aussi Géraldine de Cerf souligne que dans le camp, « l’exigence de la conservation amène les hommes à se saisir d’une référence commune, l’identification à l’espèce humaine »[14]. Le narcissisme primaire dérive du soma et en investissant le fonctionnement de son corps, il s’agirait alors de sauver la plus petite unité partageable qui soit. C’est dans cette perspective que Nathalie Zaltzman propose l’idée d’un capital narcissique initial : « …un capital narcissique initial, celui d’une certitude d’existence minimale pour autrui. Le corps est le lieu et l’outil d’un lieu impersonnel de l’individu à l’ensemble humain. »[15] Ainsi, quand le trauma a écrasé les représentations, la régression narcissique pourrait permettre alors l’inscription du sujet dans le collectif.

57C’est à l’issue de cette hospitalisation que le patient brûlé réalise que la cicatrisation met un terme au risque vital mais qu’elle ne termine pas son périple. Les patients ont sauvé leur peau mais celle-ci garde sa souffrance gravée dans leur chair, ils doivent porter leur « peau de chagrin ».

58Cette nouvelle naissance fantasmée à travers la fin de séjour en service de réanimation semble revêtir la forme d’une naissance « pré-maturée ».

59La réalité d’une peau encore fragile affleure dans les sensations des patients décrivant une nouvelle peau en maturation : « l’eau de la douche me blesse la peau, j’ai peur qu’elle se déchire comme une feuille de papier », « j’ai la peau d’un serpent qui mue ».

60C’est aussi la sensation d’une peau qui dans un processus de maturation trop rapide n’aurait pas recouvré ses complètes fonctions, notamment celles de perméabilité, de plasticité, de mobilité.

61Les séquelles majeures d’une peau brûlée sont des rétractations de la peau, des brides limitant le jeu articulaire, suscitant des positions anormales des membres et des déformations du visage. Les patients sont confrontés à une rigidification de leur peau, une sorte de cuirasse à l’instar d’un corps machine, dévitalisé. Ce bouclier qui empêche d’entrer en résonnance avec l’autre, de communiquer semble être une métaphore d’une résistance nécessaire à une survie psychique mais qui est aujourd’hui invalidante et coûteuse.

62Associé à la réalité d’une peau cartonnée, une patiente utilise la métaphore d’une « armure de fer » pour décrire ce sentiment d’être enfermée dans un corps rigide. Une autre dira : « je ne suis jamais à l’aise avec les gens, j’ai une peau trop étroite qui m’enferme sur moi-même ».

63Cette patiente peut décrire visuellement une « bulle » qu’elle s’est crée depuis l’accident, qui la protège mais aussi l’éloigne des autres, « ça m’a sûrement aidée mais maintenant je sens que cela m’isole ».

64Cette sensation de carapace nous fait associer sur ces enfants autistes qui se protègent d’une vulnérabilité par une coquille autistique. Frances Tustin explique l’autisme par l’hypothèse d’une déception dramatique et précoce, se traduisant par l’autisme à carapace. Elle s’est intéressée « à la façon dont les enfants autistes protègent leur vulnérabilité en engendrant l’illusion d’avoir une enveloppe extérieure à leur corps, comme une coquille dure » et s’est rendue compte que « c’est un emploi idiosyncratique et pervers de leurs sensations corporelles qui produit cette illusion de protection »[16].

65En élargissant ce fonctionnement aux patients névrosés, Frances Tustin note que ce fonctionnement de protection semble concerner essentiellement la vulnérabilité corporelle, et ajoute qu’« il s’agit plutôt d’une réaction protectrice psychophysique que d’un mécanisme de défense psychodynamique »[17].

66Si la surface brûlée est importante, l’allure corporelle conserve une certaine rigidité, tout comme le visage peut paraître inexpressif, figé du fait du manque de souplesse de la peau. Sans mobilité, un visage peut s’apparenter à un portrait robot. Les traits ont fondu sous les flammes, effaçant les signes d’appartenance à une filiation et à une classe d’âge, à l’image d’une masse informe.

67De façon récurrente, les patients verbalisent la sensation de porter un masque impossible à retirer dans lequel ils ne se reconnaissent pas, l’un d’eux relate : « mon identité d’homme est à l’intérieur de moi, je ne suis pas l’image que je donne ». La difficulté qu’a le brûlé à s’éprouver, se sentir lui-même, l’amène à s’étayer davantage sur le regard de l’autre. Or, ce qu’il va rencontrer à l’extérieur, à travers les regards posés sur lui, va venir renforcer l’angoisse d’inquiétante étrangeté qu’il éprouve au regard de son propre corps.

68Néanmoins la peau carbonisée, durcie comme armure de fer, n’est pas accompagnée de l’image commune grise, sans aspérité du métal. Car c’est l’image d’un corps « en charpie après un champ de bataille » qui s’impose. Sa couleur est rouge vive, violacée, la peau épaisse à certains endroits et fine à d’autres, en relief, hypertrophique avec des creux et des bosses.

69Un patient dit ressembler à « un lapin à qui on a enlevé sa fourrure ». Une femme verbalise sa difficulté erratique à incarner ce corps dépecé « c’est terrible cette couleur rouge, c’est comme si je rougissais tout le temps, comme si j’avais constamment honte de mes pensées ».

70L’enveloppe du corps a enlevé son manteau, s’est figée sur l’exhibition de la consistance du corps dévoilé. Tout ce qui devait rester invisible, notamment la matérialité des désirs inavouables, de la sexualité monstrueuse, est ici mis à nue.

71Ce corps hybride, fractal, monstrueux pose la question de l’identité pour celui qui n’a pas de semblable : « on dirait que je suis sans famille, je ne me reconnais chez personne ». Le corps n’est plus perçu comme singulier mais unique : « le privilège des monstres, c’est qu’ils n’ont pas de moule ». [18]

72Pour sortir de la dualité d’un corps monstrueux coincé entre la sensation d’un corps machine faisant interface avec celui de l’animal, il va falloir repasser par le moule de la machine ; un patient dira : « on est un être façonné qui doit renaître sous une autre forme, usiné sous un moule, on ressort « achalandé », traité en tant que masse, il n’y a pas d’enveloppe, comme un boulanger qui pétrit la pâte, mis en vitrine pour être bon pour le service. Une action mécanique, on se sent une chose, ça a quelque chose d’inhumain »[19].

73Dans les couloirs du service de chirurgie plastique et reconstructrice, d’incroyables corps déambulent. Ces corps brûlés, amputés, disloqués sont en métamorphose par des processus techniques qui ne cessent de s’inventer, de dépasser « l’impossible limite » [20], naissant dans la rencontre d’une douleur d’un patient et de la créativité d’un chirurgien.

74Le patient va faire l’épreuve, lors de son parcours de réparation, d’un crâne déformé par des ballons d’expansion afin de recueillir le maximum de peau saine et remplacer la peau brûlée. Les chirurgiens attendent le moment de difformité maximale pour l’opérer. Cette métamorphose transitoire vient redoubler sa défiguration initiale. Le corps monstrueux devenu l’objet d’une « re-création » va parfois être parlé dans un langage que le patient ne peut entendre. Alors que la boîte crânienne est provisoirement mise à découvert en déplaçant la peau qui la recouvre pour permettre la reconstruction d’une partie du visage, l’équipe soignante pourra dire au patient, en vérifiant la vitalité de ce lambeau : « tout va bien, c’est beau ». Ce processus de reconstruction, s’échelonnant dans le temps, sera émaillé par de multiples opérations qui ne manquent pas de déconstruire l’image d’un corps devenu instable et transformable. Ces schémas corporels terrifiants, faisant émerger des ressentis chaotiques, ébranlent à nouveau le sujet, ce qui ne manque pas de faire ressurgir alors des angoisses de déréliction. Le patient aura besoin de créer un espace d’illusion provisoire car la réalité, au départ trop dangereuse, ne peut être appréhendée comme telle qu’à l’issue d’un travail psychique qui a besoin de temps pour s’élaborer. L’espace transitionnel serait celui laissé à la régression narcissique pour le patient, lui laissant cette possibilité de s’inscrire dans la réalité interne et la réalité externe.

75L’idée d’un espace dynamique est tout aussi importante pour le clinicien quand il y a une trop grande sollicitation du côté de la réalité objective. Chaque psychologue n’est pas interpellé de la même façon par le corps régressé au corps de besoin, il n’en reste pas moins que ces patients mobilisent une fonction de contenance, de « holding » ce qui va nécessiter de sa part de parer aussi à cette tendance de contre investir ses affects négatifs, voire parfois même de se désidentifier de toute position omnipotente salvatrice.

76Aussi, l’étayage de l’équipe à travers l’échange relationnel permet de constituer une véritable « peau de mots », un patient me dira après une longue séance de pansement : « l’infirmière m’a bien expliqué au fur et à mesure, maintenant ça va mieux, ça fait du bien, ça met du baume au corps, euh je voulais dire au cœur ».

77Le travail psychique du patient est considérable, il devra repasser de la douleur de la détresse, à la souffrance du représentable. Les interventions chirurgicales, échelonnées dans le temps, s’entrelaceront au processus de subjectivation, permettant alors de s’inscrire dans une histoire ordonnant l’informe.

78Reconstruire un visage, un corps, c’est leur permettre de s’animer, c’est faire passer quelqu’un du statut d’objet à celui de sujet. Toute la douleur est d’accepter pour sien un visage qui n’est pas soi, de faire face à l’inquiétante étrangeté. A un degré infiniment moindre, on a connu cela à l’adolescence, lorsque le corps change mais, pour les personnes brûlées, on est dans la violence de l’imprévisibilité et de l’irréversibilité.

79Ainsi permettre aux patients de retrouver une forme, une figure humaine, une plasticité physique et psychique, c’est comme refaire un chemin à rebours pour atteindre « l’anti-machine ».

80L’incroyable ingéniosité du psychisme humain à donner sens à toutes formes de destin, aussi implacable qu’il paraisse, c’est aussi ce qui nous humanise à notre tour.


Mots-clés éditeurs : Auto-conservation, Forme et informe, Régression, Détresse, Réanimation, Rigidité et plasticité

Mise en ligne 01/09/2007

https://doi.org/10.3917/cpsy.044.0047

Notes

  • [1]
    Bachelard G., feu, La psychanalyse du Essais, Paris, Folio,1985, p. 23.
  • [2]
    Anzieu D., Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985.
  • [3]
    Etat en manque d’aide.
  • [4]
    Brette F., « Le traumatisme et ses théories », Revue française de Psychanalyse, n° 26, vol. 52,1988, p. 1264.
  • [5]
    André J., « Entre angoisse et détresse », Etats de détresse, Paris, P.U.F., 1999, p. 9-29.
  • [6]
    Winnicott D.W., (1970), « La crainte de l’effondrement », La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000, pp. 285-291.
  • [7]
    Anzieu D., Le moi-peau, Paris, Dunod, 1985, p. 231.
  • [8]
    Freud S., (1905), Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Paris, Gallimard, p. 129.
  • [9]
    Puget J., « Etat de menace et psychanalyse », Violence d’état et psychanalyse, Paris, Dunod, 1981, pp. 1-40.
  • [10]
    Zaltzman N., De la guérison psychanalytique, Paris, P.U.F., Epîtres, 1998, p. 20.
  • [11]
    Cerf de Dudzeele G., « Se maintenir en vie dans l’humaine barbarie », La résistance de l’humain, Paris, P.U.F., 1999, pp. 107-130.
  • [12]
    Laplanche J. et Pontalis J.B., Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, P.U.F., Quadrige, 1997, p. 368.
  • [13]
    Cerf de Dudzeele, op. cit.
  • [14]
    Cerf de Dudzeele, op. cit., p. 21.
  • [15]
    Zaltzman N., « Homo sacer : l’homme tuable », sous sa direction, La résistance de l’humain, Paris, P.U.F., 1999.
  • [16]
    Tustin F., Autisme et protection, Paris, Seuil, 1992.
  • [17]
    Ibid, p. 189.
  • [18]
    Pieters C., La peau rouge, Paris, Lattés J.C., 2005.
  • [19]
    Témoignage recueilli par Garond Y., « L’inquiétante étrangeté ou l’expérience du vacillement des repères chez les grands brûlés » in Brûlures, vol. V, n°3, oct. 2004.
  • [20]
    Mimoun M., L’impossible limite, carnets d’un chirurgien, Paris, Albin Michel, 1996.
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