Notes
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[1]
Mary Douglas, How the Institutions Think. Syracuse, Syracuse University Press.
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[2]
Freud S., « La conquête du feu », Imago, 1934 (republié in Psychanalyse à l’Université ), 1976.
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[3]
Françoise Héritier, « Symbolique de l’inceste et de sa prohibition », in La Fonction symbolique. Paris, Gallimard, 1979.
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[4]
R. Pol-Droit. Le Monde, 23 avril 1999, « L’intérieur des anciens grecs. »
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[5]
Gallimard – Le Seuil, 1981.
1Il aurait peut-être été plus juste d’écrire : « le corset du corps ». Mais que l’on choisisse l’une ou l’autre formulation, il reste que dans l’esprit de l’anthropologue sens dans le contemporain il ne peut y avoir de sens sans référence au corps, ni de corps qui ne soit enserré dans des réseaux de sens.
2Je parle d’anthropologue contemporain. En effet, ce n’est que récemment – deux décennies environ – qu’une sorte de consensus s’est établi qui veut qu’il n’est plus possible de considérer les institutions (ces « groupements sociaux légitimes », selon l’expression de Mary Douglas) [1] comme de purs faits raisonnables gouvernant exclusivement des idéalités et des esprits, mais que ces institutions et l’organisation sociale au sens large sont en rapport avec la façon dont les individus se représentent, vivent et ressentent leur corps et leurs affects. Désormais le travail de l’ethnologue sur le terrain est de tenter de rendre compte du tout, paquet très serré qu’il lui faut désenchevêtrer.
3Ce travail de l’observateur, tout comme celui qui a présidé dans chaque groupe humain à la construction et à la mise en place d’un système de pensée et d’un système social reconnaissables tant de l’intérieur que de l’extérieur, est un travail structurant. Si l’on admet cela, la structure se trouve alors absoute du péché d’abstraction purement logique qui lui est généralement accolé : elle est inhérente en effet à l’intégration nécessaire du donné à voir (et plus généralement à ressentir) et de la pensée. Ne serait-ce que pour des raisons sur lesquelles l’accord se fait : 1- la structuration est nécessaire pour qu’il y ait du sens et de la cohérence dans la vie des humains et elle est fortement réclamée comme on peut le voir à travers l’exigence de rituels; 2- les structures indigènes que l’on dévoile sont régies, malgré leur apparente étrangeté pour des observateurs du dehors, par des principes mentaux universels : comparaison, analogie, classification selon les registres-clés de la mêmeté et de la différence, usage de procédés rhétoriques telles la métaphore et la métonymie… tous procédés qui sont mis en œuvre dans l’analyse structurale savante.
4Ces nécessités de structure ne dépendent pas, comme Claude Lévi-Strauss a pu le postuler il y a une trentaine d’années, d’un câblage cérébral pré-ordonné, commun dès la naissance à tout être humain, qui imposerait un système binaire d’enregistrement cérébral des données, hypothèse qui permet d’expliquer l’existence universelle des catégories dualistes qui nous servent à penser. Mais nous savons maintenant que le cerveau du bébé ne ressemble pas à un ordinateur doté de toutes ses capacités et prêt à fonctionner. En fait, c’est en sens inverse que les choses se sont vraisemblablement passées pour le genre Homo en général et pour tout être humain en particulier. C’est à partir du même socle dur de l’expérience vitale commune : le corps sensible et la façon dont il reçoit des impressions et dont il est manipulé, que se crée progressivement le câblage entre neurones et synapses, induisant chez l’individu des réponses tant émotionnelles que sociales. C’est ainsi que le corps et les émotions agissent dans la construction symbolique du réel.
5Chaque groupe humain élabore collectivement des réponses concertées à des expériences communes et les transmet, réponses qui vont à leur tour infléchir par apprentissage précoce les réactions de leurs descendants à de mêmes stimuli, les amenant à percevoir de la même manière des données alors qu’on pourrait penser a priori que chacun a la capacité de les organiser à sa façon. Cette forme d’automaticité individuelle et collective amène à cristalliser les réactions individuelles sur un possible parmi d’autres dans un champ donné sous forme d’institutions et d’émotions qui vont avec. Par exemple, de la réflexion originaire sur la mêmeté et la différence, la nature des substances qui sous-tendent cette opposition princeps et les sentiments qui accompagnent le fait de répartir les autres selon des catégories qui vont du proche au lointain, va naître la conception intellectuelle de l’inceste et sa traduction sociale en un système d’interdits. Quand ce dernier est mis en place, apparaissent chez les individus des émotions en retour, émotions fortes de répulsion ou d’attirance, qui entrent dans la définition même de la personne humaine et qui auront à être réglées dans la vie psychique et sociale de chaque individu.
6Dans un premier temps, je vais tenter d’expliquer en quoi le corps est pour l’anthropologue cet objet premier dont l’observation dès les origines est génératrice du sens qui va le corseter. Dans un deuxième temps, je ferai l’analyse d’un exemple concret où se voit clairement la dépendance mutuelle entre les règles sociales, celles de l’alliance en ce cas précis, et les représentations intimes et savantes touchant au corps, aux fluides et substances et à leur transmission idéale.
7Le corps, humain et animal, a fait certes l’objet de l’observation minutieuse et attentive des hommes en tous temps et en tous lieux. Une connaissance précise de l’anatomie (forme, couleur, membres et organes internes), de la physiologie (production des humeurs : sang, sperme, lait… et des excréta, ingestion des aliments et digestion, sexualité et procréation), des nécessités de la vie et des sensations (faim, soif, sommeil, plaisir, inconfort, maladie, mort…) peut être relevée en effet auprès des membres de chaque culture. Cette connaissance concrète fait, dans chacune, l’objet d’une réflexion qui manipule et ordonne les données d’observation et les transforme en théories locales de l’ordre du monde et de l’ordre social.
8Plus profondément, on peut estimer que le corps a constitué pour l’homme, dès les origines et comme condition de la pensée, la donnée première de l’expérience, en même temps que le monde dans lequel ce corps est plongé. En effet, l’homme en général et celui des origines tout particulièrement, a été contraint de comprendre le monde à partir de l’observation de ce qui lui était donné à voir et à explorer à l’aide de ses sens (c’est-à-dire au premier chef son corps, celui de ses congénères et celui des autres êtres vivants), ses sensations corporelles et ses besoins (Freud écrivait en 1934 : « L’homme des origines fut contraint à comprendre le monde extérieur à l’aide de ses propres sensations corporelles ») [2], ainsi que les régularités observables du monde.
9Un certain nombre d’évidences élémentaires, qui ne peuvent être réduites à des composants autonomes et qui ne peuvent être modifiées, sont ainsi offertes à la trituration de l’esprit humain. Elles sont extrêmement triviales et toujours présentes de nos jours, eu égard à leur caractère non modifiable. Au premier plan, l’irréductible différence anatomique et physiologique : il y a deux sexes qui ne peuvent être confondus, chacun d’eux possède des attributs physiques spécifiques et produit des humeurs spécifiques et seules les femmes enfantent les enfants des deux sexes. Mais aussi : la nécessité de l’acte sexuel pour entamer le processus de la procréation; celle de mourir; le rapport entre la vie, le sang qui coule, la pulsation, la chaleur, l’animation, la mobilité et son contraire : entre la mort, le sang figé, le froid, la rigidité, l’immobilité; les contraintes de l’alimentation, de la digestion et de l’excrétion; celles du repos, etc. mais aussi l’observation des régularités cosmologiques du jour et de la nuit, de la présence alternée du soleil et de la lune, de la chaleur associée au soleil et au feu, du froid associé à la nuit et à la lune, des saisons, etc.
10Tout cela constitue le socle dur de l’expérience, objet d’observation, de classification et de travail analogique, base de modes pratiques de pensée, d’interrogations métaphysiques et ontologiques (pourquoi les choses sont-elles comme elles sont ?), de besoins et d’affects et de rapports sociaux. C’est à partir de ce socle que se fait le travail du symbolique et que s’agence selon des règles générales le graphe mental et social de l’homme au monde.
11On fait ici l’hypothèse que l’observation de la différence des formes, des productions de fluides et des fonctions masculines et féminines est à l’origine de la première grande dichotomie opérée par l’esprit, celle qui sépare le même et le différent. Ceux qui sont faits et qui fonctionnent comme le sujet observant sont de son point de vue identiques à lui, les autres sont différents. À partir de cette classification en forme de catégorie dualiste abstraite, une infinité d’autres peuvent être construites qui font l’armature des champs conceptuels dans les différentes cultures du monde (chaud/froid, clair/sombre, actif/passif, sec/humide, mobile/immobile, droite/gauche, rationnel/irrationnel, etc.). Les entités ainsi construites sont à l’œuvre de façon nécessaire dans tout énoncé, dans le discours scientifique comme dans la structure logique des systèmes de représentation.
12En conséquence, c’est dans l’observation du corps sexué, de ses organes, humeurs et fonctions que prend forme la capacité de se représenter le monde de façon structurée, au moyen d’un système d’oppositions conçues sur le prototype du même vs le différent.
13Au-delà de cette première hypothèse selon laquelle la différence sexuée gouverne les modalités propres à toute pensée, on peut établir également l’incidence de cette constatation primordiale sur la mise en forme des rapports sociaux. La différence sexuée s’exprime non seulement dans la forme anatomique et le fonctionnement physiologique mais aussi dans la capacité exclusive des femmes d’enfanter les deux sexes. Il s’ensuit, – en raison de la nécessité de comprendre comment le même enfante le différent (un corps féminin enfante un corps masculin) et eu égard à la connaissance du fait que le rapport sexuel est nécessaire à la procréation –, la mise au point raisonnée de systèmes d’interprétation qui dépossèdent le sexe féminin d’une capacité non partagée en plaçant l’origine des enfants dans la semence paternelle et en ramenant la part féminine au mieux à une responsabilité partagée, mais plus fréquemment en la réduisant à une simple fonction d’accueil. De cette inégalité observée prend donc origine la valence différentielle des sexes qui s’exprime en premier lieu dans les représentations de la procréation et du système des humeurs, ce dernier impliquant l’alimentation et la digestion. Pour ne prendre qu’un exemple proche de la culture occidentale, le modèle élaboré par Aristote, il apparaît que l’enfant procède de la semence paternelle, qui porte avec elle la forme reconnaissable de l’espèce et la vie, le corps de la femme fournissant une matière qui sans le pneuma de la semence serait amorphe et monstrueuse. L’enfant hérite du sang porté par la semence et en fabrique à partir de son alimentation. En effet, le corps brûle la nourriture par la digestion et c’est de cette cuisson que provient le sang. Une deuxième coction plus intense a lieu sur le sang, que seuls les hommes, plus chauds par nature que les femmes (qui perdent périodiquement sang et chaleur) réussissent parfaitement et qui génère le sperme. Les femmes ne peuvent produire que le lait, avatar semblable en nature au sperme, bien que de qualité inférieure.
14Toutes les sociétés ont une manière bien à elles de se représenter l’alimentation, la digestion, la production des humeurs, la nature, le caractère et le rôle des diverses substances sexuellement marquées dans la procréation et la gestation, bien qu’on puisse estimer que dans leur majorité ces systèmes sont assez proches du modèle aristotélicien. Rares en effet sont ceux qui n’accordent qu’un rôle mineur ou pas de rôle au sexe masculin dans la genèse des enfants. La valence différentielle des sexes est l’élément de liaison entre les divers ordres qui régissent l’organisation sociale en général : système de parenté, prohibition de l’inceste, règles d’alliance, organisation familiale, répartition sexuelle des tâches…, en ce qu’elle explique notamment l’existence de grands systèmes organisationnels comme le principe de l’identité des germains de même sexe, ou pourquoi dans l’échange matrimonial il s’agit moins d’un échange mutuel de représentants des deux sexes entre des groupes humains que d’un échange entre hommes de leurs sœurs et de leurs filles pour obtenir des épouses, c’est-à-dire des capacités d’enfantement. Mais elle n’est jamais coupée de son arrièreplan physiologique, celui des substances corporelles et de leur rôle respectif tel qu’il est représenté et manipulé par l’esprit, ainsi que l’analyse de la notion d’inceste, et particulièrement d’inceste du deuxième type, le montre.
15L’inceste du deuxième type est une notion que j’ai avancée en 1979 [3] dans un article puis en 1994 dans Les deux sœurs et leur mère. Je montre que dans ce cas la liaison incestueuse est bien établie par l’esprit entre consanguins, mais entre consanguins de même sexe qui partagent un partenaire sexuel commun. Cette construction de l’esprit prend des formes variées, notamment selon que l’interdit dure ou non au-delà de l’union qui l’a fait naître. Ainsi, s’il s’arrête après le décès d’un conjoint (ou d’un partenaire régulier), un homme pourra épouser la veuve de son frère, ou la sœur de sa femme décédée, femmes qui lui sont interdites du vivant du frère ou de l’épouse de cet homme. L’extension varie également selon que l’on prend ou non en considération les lignes collatérales (frères et sœurs des parents, certains types de cousins germains…). Le principe de base est toujours l’idée d’une identité substantielle particulièrement forte entre consanguins de même sexe : mère et fille, père et fils, frères, sœurs, mais aussi parfois frère du père/fils du frère, sœur de la mère/fille de la sœur, etc.
16Si ces paires particulières de consanguins se trouvent partager un même partenaire sexuel, celui-ci, homme ou femme, fait passer quelque chose de la substance d’un membre de la paire consanguine à l’autre, réalisant ainsi un court-circuit de substances identiques.
17Tous les groupes humains n’interdisent pas les rapports de ce type. Certains les encouragent pour des raisons symétriques bien que rigoureusement inverses de celles qui président à leur interdiction. Mais qu’on observe l’une ou l’autre de ces deux attitudes à l’égard de l’inceste du deuxième type, la conclusion à en tirer est que le rapprochement et le contact de deux substances de même nature et définition, directs ou médiatisés, n’ont jamais été considérées comme anodins par n’importe quel groupe humain. C’est toujours matière à réflexion.
18La rupture de la prohibition telle qu’elle est spécifiquement définie dans chaque société est censée entraîner le plus souvent des calamités pour les individus qui en sont responsables, mais aussi pour leur entourage proche, les animaux, la terre. La plus fréquente est la stérilité. La régulation des alliances matrimoniales et des rapports sexuels est ainsi la traduction du danger (ou au contraire de l’intérêt) à faire se rencontrer des substances identiques présentes dans des corps différents.
19Car, à côté de la contrainte initiale imprimée aux modes de pensée par les objets mêmes sur lesquels ont porté et portent toujours la réflexion et l’interprétation du réel, et de la traduction de ces contraintes dans le registre de la règle sociale, on peut mettre en évidence une structure logique des systèmes de représentation dont les articulations tiennent compte de l’observation du corps et du cosmos dans un même mouvement, car elles postulent une continuité entre l’ordre biologique, et plus généralement l’ordre de la nature, et l’ordre social.
20Une homologie de nature est postulée entre le corps, le milieu naturel et la règle sociale : un acte dans un registre peut avoir des conséquences dans un autre. Car le fonctionnement du monde apparaît comme l’équilibre fragile d’éléments instables où toute rupture entraîne une compensation dans le même registre ou dans un autre. L’acte social par excellence est celui qui règle les flux de tous ordres, entre des éléments classés selon les pôles conceptuels de l’identique et du différent, et auxquels sont attribués des caractères tirés de qualités de nature concrète qui se présentent sous la forme d’oppositions dualistes fondamentales.
21Dans cette grammaire, selon les domaines d’action ou en fonction du contexte conceptuel, les éléments classés comme identiques ou comme différents s’attirent ou se repoussent, détruisant ou recréant l’équilibre du monde.
22Toujours selon les domaines de l’action, mais aussi selon les occurrences, les personnages, ou même parfois selon une préférence globale dans une même société qui s’observerait de l’alliance matrimoniale à la médecine, on recherche comme bénéfique le cumul d’identique ou on considère à l’inverse que ce même cumul d’identique a des effets dévastateurs. Réciproquement, peut être considérée aussi bien comme maléfique que comme bénéfique la mise en rapport d’objets de caractère différent. On peut donc rencontrer, en comparant deux sociétés entre elles sur le même point, des réponses diamétralement opposées à la même question : il n’empêche que, par hypothèse, elles ont toutes chances d’obéir à la même structure logique interne des enchaînements et articulations.
23On notera la permanence de ces systèmes de représentation pour une raison essentielle qui ne peut donc être supprimée : l’ancrage du fonctionnement de la pensée dans l’observation du corps et du cosmos. Ainsi, nonobstant le développement du savoir scientifique, celui-ci ne peut s’exprimer que dans le langage propre aux conditions particulières de l’émergence de la pensée. La permanence de règles du fonctionnement social fondées sur la parenté, elle-même langage qui sert à formuler l’agencement nécessaire et la coopération des sexes dans un régime de procréation et non de reproduction à l’identique, en est une des preuves. Comme l’est aussi la permanence dans les actes ordinaires de représentations que l’intellect juge étranges (telle celle qui veut que la semence de vie procède du crâne, de la colonne vertébrale ou des genoux) mais dont on a « la perception fugace […] de leur aspect familier, de leur persistance à bas bruit dans nos vies modernes » [4].
24Cette persistance « à bas bruit » qui est en partie à la source du sentiment de familiarité que l’ethnologue et d’autres sans doute éprouvent devant des faits culturels apparemment incongrus observés dans d’autres sociétés – lorsque nous sommes tant soit peu ouverts sur l’inconnu – s’exprime parfois d’une façon qui fait sourire les esprits rationnels que nous sommes. Ainsi de la croyance que la masturbation masculine trop souvent répétée rend débile parce qu’elle épuise et fait dépérir les facultés intellectuelles. Elle implique évidemment qu’un rapport étroit existe entre la masse cérébrale et le sperme. Or cette idée renvoie très exactement à celle exprimée déjà dans des papyrus vétérinaires de la troisième dynastie égyptienne, selon lesquels la semence procède des os longs, est stockée dans le crâne mâle et descend, lorsqu’elle est sollicitée par le coït, par une « douce défluxion », le long de l’épine dorsale, les deux types de moelle (osseuse et épinière) étant confondues dans l’Antiquité. Dans le même registre d’idées, le « tête vide » des femmes renvoie à ce manque essentiel de substance spermatique qui est leur, cet espace vide étant aisément colonisé par un utérus que la pensée grecque se représente mobile, selon les lois de l’hystérie.
25Les créations intellectuelles archaïques autour de l’alchimie digestive du corps, de la création et du stockage des fluides corporels sont non seulement à l’oeuvre par prétérition dans la façon occidentale ordinaire dont chaque individu vit son rapport à lui-même, aux autres et au cosmos, mais elles continuent de gérer des institutions sociales centrales, ainsi des interdits ou prescriptions relatifs au choix du conjoint partout dans le monde, ou des émotions sociales, ainsi des réactions à l’égard des nouvelles techniques de procréation ou de clonage reproductif.
26Je voudrais maintenant présenter un cas d’ethnologie exotique qui montre à merveille l’intime intégration de la règle sociale et de l’idée rationnelle qu’un peuple se fait du fonctionnement du corps et de la transmission de fluides essentiels, idée qu’il a élaborée à partir de constatations concrètes de la physiologie et de l’anatomie.
27Les Samo (Burkina-Faso) disposent d’un système de parenté et d’alliance semi-complexe, qui comporte un grand nombre d’interdictions matrimoniales portant sur des lignages en leur entier, système dont j’ai fait l’analyse dans L’Exercice de la parenté. [5]
28Ego, l’individu de référence, mâle en son principe, ne peut épouser une femme appartenant à son propre lignage patrilinéaire ni à ceux de sa mère et de ses grand-mères. Il ne peut épouser une femme appartenant à un lignage où un « frère » et un « père » ont déjà pris une épouse : or il appelle « frère » tous les hommes de son lignage de sa génération, et « père » tous les hommes de ce même lignage de la génération antérieure. Il ne peut épouser une femme relevant d’un des quatre lignages fondamentaux de ses précédentes épouses. Enfin, il ne peut épouser une femme avec laquelle il partage de mêmes oncles maternels et aussi oncles maternels de la mère ou du père : l’expression utilisée dans ce cas de partage est « qu’on est sur » un même oncle maternel.
29Je me suis intéressée aux raisons qui pouvaient expliquer ce raffinement d’interdits. La réponse donnée en ce qui concerne les lignages d’Ego, de sa mère (M), de la mère de son père (FM) et de la mère de sa mère (MM) est qu’on ne peut pas se marier quand on « descend d’une même souche ». C’est à cette explication que je m’intéresse ici. Les mots utilisés eux-mêmes impliquaient une matérialité derrière l’abstraction des termes de parenté et la logique du système lignager patrilinéaire, qui renvoyait à une perception concrète des corps et de leurs substances. C’est cette intuition qui m’a amenée à travailler sur les représentations de la personne et sur la genèse et la transmission des fluides du corps, et particulièrement en ce cas, du sang. Il m’est apparu in fine que la représentation de la genèse du sang fait intimement corps avec les règles négatives de la pratique du choix du conjoint. Elle correspond à un grand système idéologique qui, dans le cas samo, cultive la différence des sangs, car le cumul de caractères identiques est censé entraîner des conséquences désastreuses (sécheresse, stérilité) pour les humains, les animaux, le corps social, le cosmos.
30Un individu possède huit souches de sang, caractéristiques chacune d’une origine lignagère différente en raison des interdits alimentaires propres à chaque lignage. Ces souches correspondent, énoncées toujours dans le même ordre, 1- au lignage d’Ego (E), 2- de sa mère (M, c’est-à-dire MF), 3- à celui de la mère du père (FM, soit FMF), 4- de la mère de la mère (MM, soit MMF), puis, 5- de la mère du grand-père paternel (FFM), 6- de la mère du grand-père maternel (MFM), 7- de la mère de la mère du père (FMM), et enfin 8- de la mère de la mère de la mère (MMM).
31On observe une double image du sang : l’une concrète, d’un liquide rouge, visqueux; l’autre, abstraite, d’une substance constituée d’un feuilletage où des souches discrètes cohabitent et se tolèrent mutuellement sans jamais se mélanger.
32La dotation initiale vient du père et elle est toujours en premier. Elle est transmise par la semence qui provient du sang du père et qui se transforme à nouveau en sang pour le fœtus dans le corps maternel. Au cours de sa vie, l’individu fabrique lui-même du sang grâce à l’ingestion des nourritures lignagères dont le condensé suprême, après transformation, est stocké dans la moelle des os et dans la moelle épinière, toutes deux à l’origine du sang et, pour les hommes, du sperme.
33L’enfant tient son corps et ses os de sa mère qu’elle a fabriqués à partir du sang lignager qu’elle tient de son propre père, et cette dotation va elle aussi s’accroître par l’alimentation durant la vie de l’individu.
34Ces deux souches agnatiques, celles d’Ego et de sa mère, sont considérées comme les deux souches principales que, dans notre langage, nous appellerions « dominantes ». Le processus étant le même ad infinitum, viennent ensuite deux souches secondes (3 et 4 : FM et MM), que nous appellerions « récessives ». Les quatre souches suivantes, celles des arrière-grand-mères sont considérées comme résiduelles; elles sont là sous forme de traces infimes dans le corps du nouveau-né.
35À la génération suivante, à la naissance d’un nouvel individu, les cartes dont il dispose vont être rebattues. Chacun des deux conjoints ne transmet à ses enfants que ses quatre premières souches, les deux dominantes et les deux récessives, et disparaissent les souches résiduelles de chacun des deux conjoints. Ce sont les lignages des grand-mères des deux parents qui vont devenir les souches résiduelles du nouvel enfant.
36Par l’artifice de ce classement hiérarchiquement ordonné, le sang devient un support combinant des identités lignagères superposées et qui acceptent d’être rapprochées les unes des autres, la stérilité étant expliquée par une incompatibilité des souches due à l’incompatibilité d’humeur des ancêtres agnatiques en leur temps. Cette construction savante conforte l’idéologie patrilinéaire de la filiation. Or c’est bien par rapport à des lignages agnatiques où le sang du père qui vient en premier est le même pour tous les membres que sont énoncées les règles prohibitives qui portent sur quatre lignages et trois générations (celles d’Ego, de ses parents, de ses grands-parents). Les deux séries constituées par les règles sociales de l’alliance et par les représentations d’ordre génétique de la transmission du sang convergent même si – parce que cela va de soi pour les sujets ? – la deuxième série n’est pas proposée immédiatement pour expliquer la raison d’être de la première.
37Ce que dit l’enquête, c’est que ne peuvent se faire des unions entre deux personnes possédant une même marque majeure ou mineure dans l’un des deux registres, paternel ou maternel, ce qui correspond à l’interdiction portant sur les quatre lignages fondamentaux. En revanche, c’est dans les souches résiduelles d’Ego et dans celles des parents abandonnées par l’enfant, qu’il est bon de trouver son conjoint. Ces sangs différents sont quelque peu familiers les uns avec les autres. La recherche de la distance parfaitement équilibrée entre le milieu proche et le monde lointain, entre l’inceste et l’union avec l’étranger, est aussi la recherche de la parfaite harmonie des sangs pour des unions fécondes. L’idée centrale qu’expriment les Samo est qu’apparier des choses de nature trop identique est néfaste comme le serait l’appariement de choses trop différentes. L’idéal est un entre-soi de cohabitation de souches résiduelles où tous ont, peu ou prou, la marque infime de pratiquement tous les autres. Cette idée est à la base tant de la logique des représentations du corps, des substances et des fluides que de la logique du jeu social.
38On pourrait faire une démonstration du même ordre montrant le rapport entre la prohibition de l’inceste du deuxième type et les interdictions portant sur les lignages des épouses des « frères » et des « pères » d’Ego masculin, ou sur les quatre lignages fondamentaux de ses précédentes épouses. Toutes dispositions qui ont pour effet, d’ailleurs, non pas d’ouvrir à l’extrême sur l’extérieur le champ de l’alliance comme on pourrait benoîtement le croire, mais au contraire de le resserrer. J’en ai fait la démonstration dans l’ouvrage cité ci-dessus.
39Notons au passage une rencontre étonnante a priori entre cette vision savante « sauvage » et la vision savante scientifique contemporaine de l’hématopoïèse. Dans les deux cas, cette origine est située dans la moelle osseuse que les Samo comme les anciens Egyptiens et bien d’autres peuples ne distinguent pas de la moelle épinière pour des raisons qui ont leur logique propre. Il ne faut pas s’étonner de cette convergence comme de bien d’autres que l’on repère ici ou là. Nulle prescience cependant. La convergence existe pour la simple raison que les humains appliquent leur intelligence de la même manière à de mêmes données extraites du réel qu’il leur est loisible d’observer de tout temps. Ici, le support de la démonstration est que la moelle des os est rougeâtre ou comporte des filaments rouges sur un fond blanc, comme c’est le cas aussi pour le cerveau et la moelle épinière (observation faite sur les animaux).
40Des rencontres intellectuelles doivent nécessairement se produire, même si dans un cas on procède du pur empirisme, et de l’autre de l’analyse de caractères cachés à nos yeux. Si l’interprétation des Samo rencontre ainsi sans qu’ils s’en doutent et pour des raisons bien entendu non valables scientifiquement la théorie savante de la fonction hématopoïétique de la moelle osseuse, c’est que nous nous trouvons dans le registre des possibilités limitées d’émergence des idées et dans celui de la contrainte que les données du réel (le corps) imposent au sens. Mais si les Samo ne se doutent pas de cette convergence, persuadés cependant d’être dans le vrai, il est bon de faire remarquer qu’en sens inverse nos biologistes ne se doutent pas, eux non plus, de celle-ci et de bien d’autres, qu’ils auraient tendance, si on les leur signalait, à traiter comme une bizarrerie et une pure rencontre de hasard, d’ailleurs erronée dans sa démarche. Ce en quoi ils auraient bien tort. Car même à leur niveau le corps est pris dans le filet du sens et le sens dans le corset du corps.
41À mon idée, il ne peut y avoir de description des institutions sociales, comme ici celle des interdits matrimoniaux réglant l’échange et la procréation, sans y trouver l’inscription du sens que chaque société se forge dans les limites que l’observation du corps impose à l’élaboration du sens.
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Mots-clés éditeurs : Choix du conjoint, Repré- sentations, Inceste, Institutions sociales, Corps, Fluides et substances
Date de mise en ligne : 01/07/2008
https://doi.org/10.3917/cpsy.042.0039Notes
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[1]
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[3]
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[5]
Gallimard – Le Seuil, 1981.