Notes
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[1]
Marty P., La psychosomatique de l’adulte, Que sais-je ? N°1850, P.U.F., 1990.
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[2]
Somatisation, psychanalyse et sciences du vivant, ouvrage collectif pluridisciplinaire, commande de la Mission Interministérielle Recherche- Expérimentation (MIRE), publié en 1994 aux éditions Eshel.
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[3]
Dejours C., (1994), « La corporéïté entre psychosomatique et sciences du vivant » in Somatisation, psychanalyse et Sciences du vivant.
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[4]
« Beauté du corps », Champ psychosomatique, N°26, L’Esprit du Temps, 2002.
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[5]
Pragier G. et Faure-Pragier S., (1990), « Psychanalyse et sciences : nouvelles métaphores », Revue Française de Psychanalyse, Tome LIV, P.U.F., 1990.
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[6]
Ibidem
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[7]
Freud S., (1923), « Le moi et le ça », Essais de psychanalyse, Pbp 1984.
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[8]
Freud S., (1895), « Qu’il est justifié de séparer de la neurasthénie un certain complexe symptomatique sous le nom de « névrose d’angoisse », Névrose, Psychose et perversion, P.U.F., 1973.
1En ouverture de cette journée scientifique ayant pour thème « Le corps dans tous ses débats » je tenterai d’inventorier par une approche épistémologique les notions de corps et de psychosomatique. Et tout d’abord interrogeons-nous si, pour un psychanalyste, travailler la psychosomatique est identique à travailler sur le corps ? Après trente ans d’enseignement officiel de la discipline dite psychosomatique, l’envie, présente depuis longtemps, m’est venue de faire le point scientifique et de mettre en parallèle les deux approches.
PSYCHANALYSE ET/OU PSYCHOSOMATIQUE
2I – Tout d’abord, posons-nous une première question : la psychosomatique est-elle partie intégrante de la psychanalyse ? Oui, selon les somaticiens de l’École de Paris (alors que d’autres analystes à l’intérieur de la même école de psychanalyse le nient), non selon certains médecins, thérapeutes comportementalistes ou autres.
3Deuxième question : qu’est-ce qui a présidé à sa création ?
4Les premières générations de psychanalystes (nous en sommes à la quatrième ou la cinquième), dans l’exaltation de la découverte d’une psyché jusque-là peu explorée, ont peut-être perdu de vue le corps. Certes, très tôt, surgissent Groddeck, contemporain de Freud, Reich, Alexander voire même Dunbar puis Spitz mais leurs travaux ne s’inscrivaient pas dans la noblesse de l’inconscient propre à leurs contemporains et petit à petit le corps finit par n’être plus que support de la psyché. Il faudra alors l’arrivée de l’École de Paris, de Pierre Marty, Michel Fain, Michel de M’Uzan pour que la maladie somatique, autrement dit l’objet princeps de la médecine proprement dite, retrouve son statut privilégié. En effet jusqu’à ce moment précis le modèle de l’hystérie était pour beaucoup prévalent et le rapport à la symbolisation peu clair de telle sorte que bon nombre de travaux traitant de maladies lourdes et invalidantes finissaient par être interprétés sur le modèle de la conversion, ce qui entraînait de lourdes confusions. D’où la nécessité éprouvée par ces auteurs de créer une théorie qui emprunte à la fois au psychisme et au biologique.
5Troisième question et non des moindres : comment pourrait-on définir la psychosomatique ? À première vue et compte tenu des conditions de son apparition, comme un domaine hybride qui ne constitue pas une discipline en soi. Il s’agit, dit Marty, « de rapprocher les variations temporelles de la psyché de celles du soma chez les sujets porteurs d’une affection somatique [1] ». Partir des maladies dites psychosomatiques équivaut à mettre à jour des difficultés diagnostiques et en ce cas épistémologiques car quels troubles peuvent être qualifiés de psychosomatique et quels ne le sont pas ? Quel est le statut d’une discipline qui, depuis plus de 50 ans, résiste à toute définition consensuelle ? Entre psychanalyse et médecine, il existe de fait une hétérogénéité fondamentale des champs (et j’emploie ici le mot fondamental dans son acception scientifique de sciences fondamentales), le statut du soin est différent, l’objectif thérapeutique n’a pas la même visée téléonomique. Quand Sami Ali souligne « le modèle multidimensionnel de la somatisation », cette définition n’est-elle pas issue de la multitude d’interrogations sans réponse suscitées par la médecine ? D’évidence et depuis l’Antiquité a été perçue la double nature des causalités avérées de la maladie qu’elles soient médicales ou psychologiques et actuellement nous y ajoutons en outre la greffe du social et du culturel.
6Mon expérience d’enseignante et de formatrice m’a montré que, pour les médecins, c’est toujours à partir de l’incompréhension liée à un trouble que surgit le concept de psychosomatique. Il s’agit là d’une véritable pensée magique sautillant entre psyché et soma et qui crée des notions nouvelles cristallisatrices de l’ignorance médicale : elles sont facilement connotées à l’hystérie comme la tétanie, la spasmophilie, l’algodystrophie, la fibromyalgie. Toute évocation d’un « facteur psychique » est étayée et justifiée par la notion de durée : par exemple, il est communément admis en médecine qu’il faut de quelques mois à deux ans pour « fabriquer un cancer » après un deuil. Une détermination par la causalité psychique à laquelle s’ajoute une durée devient alors nécessaire et suffisante pour justifier une organicité. On parle alors de défection, carence, manque d’épaisseur du préconscient, mentalisation défaillante, incapacité d’élaboration du deuil, du trauma, que sais-je ? Dans ce contexte, souffrances psychiques et souffrances physiques sont juxtaposées sans pertinence explicative valable comme si leurs ressemblances analogiques allaient de soi; c’est le rapprochement même qui devient explicatif, faute d’être véritablement scientifique. Pour aller jusqu’au bout de ce raisonnement se pose alors la question, face à une causalité psychique constamment évoquée tout en étant officiellement niée, existe-t-il un point P. dit point psychosomatique à la jonction des causalités médicales et psychologiques ?
7Quatrième questionnement : qu’est-ce qu’une somatisation ? Quelle définition peut-on en donner ? Est-ce une inscription dans le corps d’un processus psychique n’ayant pas trouvé d’autres issues ? En ce cas qu’est-ce qui différencie un eczéma d’un cancer ou d’une blessure liée, par exemple, à une chute involontaire en apparence mais prenant sens dans l’économie interne du sujet ? Quel est le statut de la maladie physique dans l’inconscient, de l’objet-maladie ? L’approche par une psychopathologie psychanalytique du somatique n’est-elle pas en fait plus claire parce qu’elle énonce une méthodologie, une approche conceptuelle spécifique ? Comme disait Varéla, dans ce qui est à mes yeux, la meilleure référence sur la psychosomatique [2] : « Le problème, c’est le problème des jonctions. Il faut se situer dans les plis de la question ». Se situer dans les plis de la question me renvoie à mon point P, quelle gymnastique ! Dans l’Esquisse, Freud justifie l’impossible rapport entre biologique et psychologique mais à son habitude, il ne ferme pas la porte. D’autres s’y sont engouffrés, chacun connaissant le désir profond de Freud qu’après sa mort l’avancée du savoir en biologie conforte ses positions théoriques.
8Concluons cette première partie avec l’humour britannique de Winnicott : « Le psychosomaticien s’enorgueillit de sa capacité à monter deux chevaux à la fois, un pied sur chacune des deux selles, tenant les deux rênes de ses mains expertes ».
9II – De toute évidence la psychosomatique n’a pas d’indépendance conceptuelle, de terminologie propre, de techniques d’intervention spécifique, de capacité de prédictibilité. Et cependant elle existe et a eu sa période de gloire, aujourd’hui un peu dépassée. Les temps ont changé, l’éthique n’est plus la même, les patients ne sont plus les mêmes. Je pense que le retour au corps, au concept de corps, même s’il n’est pas radicalement novateur, permet une vision plus actuelle. « Le corps humain, siège de la vie organique, par opposition à l’esprit, à l’âme » dit le Robert. Le corps et l’âme, corps et psyché, Freud employait bien les deux termes. Le concept de corps est travaillé, utilisé dans les disciplines les plus variées. Nulle discussion possible sur sa teneur, il est bien « un objet matériel présentant des qualités stables, indépendant de nous et situé dans l’espace » (Robert). Dans toutes les disciplines le corps est support de métaphores, de métonymies fécondes précisément parce qu’il n’appartient à aucun registre scientifique spécifique si ce n’est à tous. Ce sont ses représentations, figurations qui font office de support de l’Inconscient, qui enrichissent associations et interprétations : « Quand je parle avec des gens qui appartiennent à une discipline concurrente, je découvre qu’ils disent des choses structurées sur des questions par rapport auxquelles je me sentais parfaitement fondé à parler : la question du sens, la pensée, les notions d’identité, de crise et de chronicité par exemple [3]. » La métaphore est créatrice de sens et enrichit l’appréhension d’une réalité clinique. Edgar Morin souligne qu’« elle fait naviguer l’esprit à travers les substances, traversant les cloisons qui enferment chaque secteur de la réalité, et elle franchit les frontières entre le réel et l’imaginaire ». Ainsi, parler de la beauté du corps [4] avec des historiens d’art, des plasticiens, des sociologues dont l’apport scientifique engage en nous des chaînes métaphoriques associatives, permet concrètement un approfondissement global par exemple du concept de narcissisme.
PSYCHOSOMATIQUE ET MÉTAPHORE
10En 1990, Sylvie et Georges Pragier, dans le remarquable rapport qu’ils ont écrit pour le Congrès des Langues Romanes [5], envisageaient l’intérêt stratégique de la métaphore qui ne sert ni de modèle, ni de preuve. Elle permet simplement en fait des représentations et décode les déplacements de la pensée par la création d’une variété de processus et de stratégies aux effets surprenants.
11Un travail, des écrits pluridisciplinaires sur le corps peuvent avoir des objectifs théoriques croisés mais ne fondent pas une métapsychologie du corps : nous dirions qu’ils ne permettent que l’émergence de discussions sur d’autres approches possibles du fonctionnement psychique. Ils n’ont même pas non plus besoin de s’appuyer sur la clinique, en tous les cas pas systématiquement, car cela ne pourrait qu’aboutir à donner artificiellement à l’énonciation d’une recherche le statut d’une preuve. Nous pourrions même introduire comme métaphore la notion historique de palimpsestes, équivalent au fond à l’archéologie fantasmatique freudienne, le somatique étant en ce cas en position de l’écriture la plus archaïque, la plus recouverte de sens hétérogènes. « Comment un psychanalyste peut-il proposer une nouvelle métaphore inspirée d’un modèle scientifique ? Comment légitimer le transport ou le transfert du sens d’un mot ou d’une notion qui désigne un objet spécifique, d’une discipline à l’autre ? Inversement, pourquoi refuser à capter dans les sciences des modes efficaces de figuration des processus psychiques ? [6] » La métaphore permet parfois une figurabilité qui eût autrement été impossible. Ainsi dans les sciences physiques, l’incomplétude et l’indétermination s’imposent; si nous utilisons ce modèle pouvons-nous parler de chaos (au sens de René Thom) en décrivant les évolutions psychosomatiques comme un système de transformations imprévisibles ? Autrement dit connaissant l’état de ce système à un moment précis, pouvons-nous prédire ce qu’il sera à un temps ultérieur ou bien fonctionne-t-il par un effet de hasard ? Ce chaos est-il déterministe ou non ?
12III – Pour analyser la psychosomatique, il est nécessaire d’être scientifiquement suffisamment prudent et de respecter la loi fondamentale consistant à différencier métaphore d’une part et modélisation d’autre part. Nous ne pouvons décrire un phénomène scientifique sur le modèle d’une autre discipline. J’ai le souvenir pénible d’un congrès où des collègues avaient « identifié » maladies auto-immunes et pulsion de mort et la réaction outrée des immunologues refusant le transfert du modèle d’une science à l’autre. Vingt ans sont passés et, écrivant ces lignes, je tombe sur un article du Monde disant qu’aujourd’hui les immunologues pensent qu’il existe un rapport entre les deux notions : il est cependant important de souligner que Freud lui-même qualifiait la pulsion de mort de concept spéculatif alors que l’immunologie serait plutôt du côté des sciences dures. Représentations, images, oui, modèles, paradigmes, non.
13En fait les modèles de l’anthropologie, de l’art, de la littérature sont bien métaphores pour l’inconscient. Une représentation de l’oralité archaïque éclairante ne serait-elle pas « Le cri » de Munch ? Le film de Peter Greenaway : « Le cuisinier, sa femme, le voleur, son amant » énumère, sous des couleurs scénariques, la totalité de la gamme orale : du chant à la gourmandise, du cannibalisme à la castration, de la violence intolérable à la douceur la plus extrême. Freud, homme d’une culture incomparable, ouvrait constamment le champ des possibles. Dans toute son œuvre, il a emprunté des concepts pour les modéliser à sa façon : mythes et mythologie sont devenus des paradigmes mêmes du fonctionnement de l’inconscient (Œdipe évidemment ! Narcisse et tant d’autres), le vocabulaire guerrier, métaphorique dans un premier temps, est devenu vocabulaire de la psychanalyse (la résistance, les défenses, la censure), l’art a sa part avec la sublimation, la philosophie avec la métapsychologie.
RETOUR À FREUD, ÉVIDEMMENT
14IV – Pour revenir aux sources, un modeste retour à Freud s’impose afin de vérifier le nombre de concepts ancrés à la fois sur le corps et sur la psyché. Pour mémoire, très rapidement, d’un point de vue topique, le système perception-conscience (PC-CS) avec la sensorialité, la vue, l’écoute, ce sensoriel qu’on a tant mis de côté et qui s’inscrit pourtant dans la topique freudienne en modulant les représentations conscientes et inconscientes. Et également le moi qui « est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface mais il est lui-même la projection d’une surface [7] ». D’un point de vue dynamique, la pulsion qui a sa source dans une excitation corporelle, est un concept limite entre le psychique et le somatique.
15Et enfin l’économique et l’affect, par exemple avec son inscription dans le corps et sa capacité de se transformer sensoriellement ou nerveusement en une conversion.
16Penchons-nous maintenant sur la technique freudienne classique et considérons le rôle essentiel du contre-transfert et de la culture dont il se nourrit inconsciemment. Reprenons l’exemple de l’oralité, concept ancré dans le corps, la psyché, la pensée. Les objets choisis de l’oralité outre qu’ils satisfont les besoins élémentaires, évoluent selon les pressions culturelles comme le laisse penser la montée fulgurante actuelle des troubles des comportements alimentaires : ce sont les objets symptômes de notre époque. La fringale évoquée par Freud dans « Qu’il est justifié [8] …» est-elle de même type que la boulimie actuelle ? L’anorexie aujourd’hui existait-elle sur le même mode à l’époque freudienne où systèmes de valeurs, religions, éthiques avaient des places et rôles radicalement différent ? La pulsion orale est pérenne mais l’écoute que nous en avons évolue selon les cultures. Qu’est-ce que la « sucette », « la totote » si ce n’est un objet ignoré il y a deux générations et dont l’existence révèle une nouvelle perception du corps de bébé ? Sucer le pouce était sévèrement interdit auparavant comme tout ce qui renvoyait à l’auto-érotisme, la sucette est-elle un détournement de cet interdit, une adaptation aux obsessions orthodontiques actuelles ? Que démontre la mastication du chewing-gum de nos jours ? Peut-être que la poussée pulsionnelle est constante…
17La modulation culturelle des concepts est en fait inconsciente à l’analyste dont les chaînes associatives s’ancrent dans des représentations métaphoriques différentes selon ses origines. Elles permettent en fait de moduler les concepts sans les figer en invariants tout en reconnaissant toutefois leur universalité : aujourd’hui travailler le narcissisme d’un patient ne se fait pas seulement selon les critères de l’époque freudienne mais aussi à partir de la dernière mode des magazines et cela à notre insu.
18Pourquoi ne pas travailler dans une pertinence épistémologique avec la technique, les concepts, la méthodologie freudienne ? Les historiens, sous la direction d’Alain Corbin, ont créé une encyclopédie sur le corps, en utilisant les travaux de diverses disciplines; pourquoi ne pas proposer une nouvelle direction de recherches sur le corps dont le référent de base serait la psychanalyse mais dont les connotations culturelles emprunteraient à tous les savoir.
Mots-clés éditeurs : Corps, Métaphore, Modélisation, Psychosomatique
Date de mise en ligne : 01/07/2008
https://doi.org/10.3917/cpsy.042.0007Notes
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[1]
Marty P., La psychosomatique de l’adulte, Que sais-je ? N°1850, P.U.F., 1990.
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[2]
Somatisation, psychanalyse et sciences du vivant, ouvrage collectif pluridisciplinaire, commande de la Mission Interministérielle Recherche- Expérimentation (MIRE), publié en 1994 aux éditions Eshel.
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[3]
Dejours C., (1994), « La corporéïté entre psychosomatique et sciences du vivant » in Somatisation, psychanalyse et Sciences du vivant.
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[4]
« Beauté du corps », Champ psychosomatique, N°26, L’Esprit du Temps, 2002.
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[5]
Pragier G. et Faure-Pragier S., (1990), « Psychanalyse et sciences : nouvelles métaphores », Revue Française de Psychanalyse, Tome LIV, P.U.F., 1990.
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[6]
Ibidem
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[7]
Freud S., (1923), « Le moi et le ça », Essais de psychanalyse, Pbp 1984.
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[8]
Freud S., (1895), « Qu’il est justifié de séparer de la neurasthénie un certain complexe symptomatique sous le nom de « névrose d’angoisse », Névrose, Psychose et perversion, P.U.F., 1973.