Notes
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[1]
Colette (1910), « La Vagabonde », in Œuvres Complètes de Colette, édition du Centenaire, 1973, tome III, p. 226.
-
[2]
Expression employée par les Romains signifiant non seulement sens commun, mais aussi humanité, sensibilité. Ce mot inventé traduisait le fait que rien n’entrait dans l’âme que par les sens.
-
[3]
Le Guen C. (2002), « Ces agirs qui agissent en cure », in Revue française de psychanalyse, 5/2002, Paris, P.U.F., 1581-1589, p. 1586.
-
[4]
Green A., « Réflexions libres sur la représentation de l’affect », in Revue française de psychanalyse, 3/1985, Paris, P.U.F., 773-788, p. 781.
-
[5]
Freud S. (1895), « Considérations théoriques », in Etudes sur l’hystérie, P.U.F., 2000, p. 163.
-
[6]
G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 158, Ibid., p. 154-155.
-
[7]
Michaux H. (1972) « Emergencesrésurgence », édition les sentiers de la création, skira, Paris, 1993, p. 18.
-
[8]
Michaux H. (1929), « Mes propriétés », La nuit remue, édition Gallimard, Paris, 1967, p. 95.
-
[9]
Michaux H. (1938), « Plume précédé de Lointain intérieur », édition Gallimard, Paris, 220 p.
-
[10]
Michaux H., « Passages (1973-1963) », édition Gallimard, Paris, 1963, p. 142.
-
[11]
Michaux H., « Enfants » in Œuvres complètes d’Henri Michaux, édition Gallimard, Paris, 2001, tome II, p. 301.
-
[12]
Soulages P., « Noir lumière : entretien avec Françoise Jaunin », édition Paroles Vives des arts, 2002, p. 13.
-
[13]
Pauli O., « Les couleurs du noir : entretien avec Pierre Soulages », Galerie Alice Pauli, Lausanne, 1990, p. 13.
-
[14]
Givre P. (1996), Le domptage de la pulsion comme enjeu du travail de l’adolescent, in Revue Adolescence, 28/1996, pp. 191-219, p. 204.
-
[15]
Propos rapportés par S. Gablik dans son livre Magritte.
1Ecrire ! pouvoir écrire ! cela signifie la longue rêverie devant la feuille blanche, le griffonnage inconscient, les jeux de la plume qui tourne en rond autour d’une tache d’encre, qui mordille le mot imparfait, le griffe, le hérisse « de fléchettes, l’orne d’antennes, de pattes, jusqu’à ce qu’il perde sa figure lisible de mot, mué en insecte fantastique, en envolée de papillon-fée. » [1]
DES SENS AU SENSUS COMMUNIS [2]
2Cette citation de Colette met bien en relief ce qui fait l’essence même de l’affect. Le corps est ici mouvement, énergie et instaure une communication immédiate des sens. Il se mêle à l’activité pulsionnelle si particulière qu’est l’écriture, et pardelà même à la notion d’affect. Le mot « mordillé », « griffé », « déformé », est dénué de tout sens universel. Le mot semble dénaturé.
3Cette citation illustre en même temps le rapport au corps, au langage et à la parole dans l’autisme; l’impossibilité pour l’adolescent autiste de traduire ses tendances inconscientes par la parole articulée. Le mot ne peut alors exprimer l’affect. Il faut donc s’intéresser à ce qui se trouve en périphérie et source du mot : les silences, les stéréotypies, les cris, permettant ainsi que le mot médiateur de la pensée, ne s’alimente pas en creux de son incapacité à traduire le vécu.
4Ma recherche n’a pas pour fin d’attribuer des traits autistiques à certains artistes, mais d’utiliser l’art comme modèle et comme fil conducteur pour penser la corporéité de l’affect dans la clinique autistique. Elle permet de penser l’activité créatrice avec ces adolescents autistes qui bien souvent la mettent à mal.
5Envisager l’affect comme s’enracinant dans le corps, c’est tenir compte du fait que le corps n’est pas que physique, mais fait de mots, de paroles, d’imaginaire. Il est fait de signifiants importants à relever dans notre pratique auprès d’adolescents autistes. Dans cette perspective, je souhaiterais réinterroger une manifestation particulière chez l’adolescent autiste : la stéréotypie. Reconnaître celle-ci comme lieu possible d’enracinement de l’affect, c’est permettre à ce mouvement du corps de devenir vecteur de sens par le fait même de le penser comme parole, adresse à l’autre. Ecrivains et artistes présentent un grand intérêt ici : cette capacité créatrice à accueillir l’improbable, à ne pas rejeter l’incohérent, le singulier, ni même l’insignifiant.
6De la plume à la main créatrice de mots, il n’y a pas d’écart, mais une continuité essentielle, corporelle. L’écrivain vit de ce corps à corps avec les mots. L’affect peut donc être entendu comme, à la fois, affection de l’état mental mais également dans un même temps mouvement, affection du corps.
7Tenir compte du corps, de l’acte d’écrire, c’est se rapprocher de l’idée freudienne selon laquelle le corps exerce une fonction liante dans son rapport aux affects, qui, par conséquent, demeurent actifs et présents dans tout fonctionnement psychique. « Les représentations motrices étant ce qui vient tout à la fois animer les représentations de mots et les lier aux affects. » [3] De même la peinture, plus particulièrement celle de Soulages fait taire le mot. Sa peinture n’est pas figurative, bien au contraire : l’utilisation massive du noir écarte l’orbite familière du discours. Face à ses toiles, face à l’autisme, nous perdons la sécurité du monde verbal et entrons dans le domaine du non verbal, du silence.
8Qu’en est-il de la nature de l’affect ? Il serait intéressant de retenir la proposition d’André Green selon laquelle : « la nature profonde de l’affect est d’être un événement psychique lié à un mouvement en attente d’une forme. » [4]
9Proposition qui pourrait s’illustrer dans certaines œuvres majeures du X Xe siècle évoquées précédemment, tel Henri Michaux écrivain, Soulages artiste peintre, qui déforment les figures héritées de l’art, de l’écriture, du sens. Du noir particulier présent dans l’œuvre de Soulages aux multiples mouvements physiques de Michaux. Comment les affects sont-ils traduits dans la création artistique ?
10L’utilisation que fait Soulages du Noir pourrait croiser l’écriture de Michaux cherchant à exprimer ce qu’il appelait « l’espace du dedans » avec ses tâches d’encre. Car, lorsque Soulages fait naître la lumière de ses tableaux, il arrache quelques bribes précises au vide qui se creuse, et laisse un sillon, une marque.
11L’importance du corps comme support de tout affect avait été déjà mis en évidence par Freud au début de son œuvre, à propos de l’hystérie. « Les actions motrices grâce auxquelles se produit la décharge des affects sont bien ordonnées et coordonnées, encore que souvent sans but » [5]. Se dessine alors un lien indéniable entre sens et affect. En quoi penser la notion d’affect à travers l’art, pourrait-il nous aider à saisir la question de l’affect dans la clinique autistique ?
12Deleuze affirmait que le but de l’art consiste précisément à « arracher le percept aux perceptions de l’objet et aux états d’un sujet percevant [et à] arracher l’affect aux affections comme passage d’un état à un autre » [6].
13L’affect renvoie au sensoriel tel que le regard, le toucher, l’odorat, l’ouie…, et se trouve ainsi que la pulsion, du côté du corps. Cela nous ramène à la technique employée par Soulages : travail dans l’épaisseur, la superposition, et la profondeur. Il réalise une peinture très tactile et haptique, presque gustative.
14Cela pourrait être rapproché de certains adolescents autistes portant à la bouche certains objets, et donnant ainsi l’impression que l’objet doit être goûté. Goûter signifie renouer avec le sens de la saveur inaugurale et non pas seulement prendre goût à une activité.
15La psychanalyse n’est pas seulement une affaire de mots, mais aussi une affaire de corps. Elle doit suivre le parcours de l’affect, laisser s’exprimer celui-ci par les « langues » qui lui conviennent.
16Penser l’affect c’est penser également la notion de représentation. Il serait extrêmement intéressant de s’interroger quant à une rejonction possible de l’affect et de la représentation appropriée se faisant par le détour d’une activation corporelle. Cela permettrait à des affects présents mais « gelés » de faire retour.
TRACE ET « AFFECT D’EXISTENCE »
17Venons en à l’écriture et à l’univers pictural d’Henri Michaux qui semblent être animés par la notion même d’affect :
18 Son écriture est poétique, et met à l’épreuve le langage. Ce qu’il souhaite avant tout c’est de donner à voir et à éprouver. Il met en exergue le sensoriel. Ce qu’il peint est abstrait et en même temps à la limite de la figuration, renvoie au langage du corps, où intérieur et extérieur sont englobés et confondus. Dans son œuvre il transmet l’affect dans son intensité et n’a pas pour fin le même mais bien au contraire la métamorphose, tout comme dans la pathologie autistique où il s’agit de la déformation de ce qui lie la forme à l’être. Son écriture est une écriture de l’affect. Je souhaiterais tout d’abord illustrer ce que je nommerais ce « corps-affect » présent chez Michaux.
19« Si je tiens à aller par des traits plutôt que par des mots, c’est toujours pour entrer en relation avec ce que j’ai de plus précieux, de plus vrai, de plus replié, de plus mien » [7]. Par cette citation, pourrait être rapprochée l’attitude bouleversante de l’adolescent autiste, fuyant les mots, se repliant dans sa bulle, mais plus près de lui-même.
20L’œuvre d’Henri Michaux présente un intérêt particulier : la présence d’une multiplication de mouvements. Tout d’abord physiques, par ses nombreux voyages assimilables à une mise à l’épreuve du corps mais également mentaux, par le travail de l’imaginaire, du rêve. Henri Michaux cultive la forme par l’invention verbale et la création picturale. Son goût pour les « gestes mouvements », « gestes plutôt que signe » illustre ce que met en jeu l’adolescent autiste : sa sensori-motricité, et ceci bien plus qu’il ne cherche à peindre des contenus représentatifs. Sensori-motricité qui pourrait s’illustrer par cette phrase d’Henri Michaux : « Parfois quand j’ai le temps, j’observe, retenant ma respiration; à l’affût; et si je vois quelque chose émerger, je pars comme une balle et saute sur les lieux, mais la tête, car c’est le plus souvent une tête, rentre dans le marais; je puise vivement, c’est de la boue, de la boue tout à fait ordinaire ou du sable, du sable. » [8] Et en même temps contraste avec ce besoin d’immuabilité présent chez l’adolescent autiste : « Dans mes propriétés tout est plat, rien ne bouge; et s’il y a une forme ici ou là, d’où vient la lumière ? Nulle ombre. »
21Comme l’adolescent autiste, les déplacements multiformes mis à l’œuvre par Henri Michaux résultent de sa difficulté à être « Henri Michaux ». En cela je fais allusion aux déplacements, à ces allées et venues dans l’espace géographique ou dans l’imaginaire que constituent les voyages, décrits par Henri Michaux réels ou fictifs. Ils se retrouvent également entre peinture et écriture. Ils correspondent aux différents élans désordonnés de la folie, des couleurs, du sens. Plus fondamentalement, c’est d’un déplacement dans “l’espace du dedans” qu’il s’agit toujours, vers le plus intime, le plus secret, en direction de ce que Michaux appelle les « lointains intérieurs ». [9]
22Ces déplacements correspondent chez l’adolescent autiste à une incessante remise en route du « sujet » qui ne craint rien tant que sa fatale inertie, et qui pourtant recherche, au-delà de ces incessants déplacements, quelque dégagement inouï qui l’installerait comme de plain-pied dans l’éloignement. Ces déplacements utilisés par l’adolescent autiste n’apportent aucune solution définitive.
23Par le biais de la stéréotypie, l’adolescent autiste tout comme Michaux à la fin de sa vie, aspire à un immense détachement qui pourrait le dégager de lui-même, ainsi mettant fin à sa séparation d’avec le monde.
24L’anti-héros Plume inventé par Michaux, semble être comme l’adolescent autiste un être « déplacé » : il n’est pas à sa place dans le monde réel, ne coïncide pas, s’avère inapproprié, il se situe sans cesse, comme Michaux, « entre centre et absence. »
25Cela nous ramène à la notion d’affect d’existence chez André Green qui permet de décrire l’écrivain comme pris entre le double et l’absent. Les déplacements et les dégagements sont pour l’adolescent autiste assimilable à une fatalité, une façon de subir, et une réponse insoumise à la persécution du moi. Complémentaires autant que paradoxaux, ces deux termes évoquent la confusion chez l’adolescent autiste entre dehors et dedans, se traduisant aussi bien par le mouvement de l’être dans l’espace que le mouvement de l’espace dans l’être. Le voyage transforme et c’est le corps qui le premier en reçoit les premiers indices. La bulle autistique est alors entaillée : cela commence par l’atteinte des émotions et du corps qui est assailli par des odeurs, des gestes, des goûts, des rythmes, qui paraissent inédits. Cette chute dans l’inconnu conduit à la peur et à la dépendance à l’égard d’autrui. L’affect peut alors s’écouler par l’acte, la parole, les cris, les pleurs.
26En termes freudiens, la problématique de l’affect dans la clinique autistique, pourrait être envisagée comme un détournement pathogène d’une partie de la grandeur d’excitation propre à l’affect, qui, au lieu de s’écouler dans les « signes d’affects » appropriés, s’innerve dans la direction du corps. Cela provoque une désarticulation de ce corps, le reste causant l’aspect du symptôme décrit comme « expression des mouvements émotifs », bien souvent en inadéquation.
27Comment faire pour que l’adolescent autiste soit le témoin des coups de théâtre de son intériorité autant que l’acteur de sa révolte ? Car il est vrai qu’il paraît souvent immobile, passif et se rend stupéfiant dans sa façon de distendre la temporalité ou l’espace; les limites s’estompent. Pour se dégager, l’adolescent autiste a recours à des objets autistiques, il se déplace lui-même dans toutes sortes d’objets inanimés : une voiture, un ballon, une bille, une feuille. Il semble se mettre partout.
28Cette recherche de limites se retrouve dans l’écriture d’Henri Michaux qui vise à intervenir dans l’être.
29Une phrase de Henri Michaux résume cela : « j’écris pour me parcourir, peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie. » [10] Contrairement à d’autres notions psychanalytiques, la notion d’affect est immédiatement parlante d’un point de vue clinique.
30Prenons le cas d’Oko que j’ai rencontré à plusieurs reprises à l’occasion d’un groupe de parole. Celui-ci nous permet d’observer quelles peuvent être les conditions nécessaires à l’émergence de l’affect participant donc à la naissance possible d’un Sens. La première fois que je me suis trouvée en sa présence, il était intéressé par le stylo que je tenais en main. J’ai pu constater que le réflexe de certaines personnes les conduisent à leur ôter tout objet pour une raison précise, la difficulté à laquelle ils nous confrontent : celle d’être absorbé littéralement par l’objet en question. J’ai ac cepté de lui laisser, non pour qu’il utilise dans un sens premier (celui de dessiner, gribouiller, écrire…) mais qu’il le découvre à sa manière.
31Il semblait surpris que je ne lui arrache pas des mains, je mettais en mots ce qui l’intéressait : je lui disais que cet objet de par sa transparence et sa forme était très « joli », tout en soulignant sa couleur bleu « océan » qu’il observait avec une certaine attention. Alors il me regardait et me montrait le stylo. Je lui ai proposé, s’il voulait, une autre utilisation de ce stylo, tout en lui désignant une feuille blanche. Beaucoup plus présent qu’à l’habitude, il le prit pour réaliser une trace sur la feuille, laissant paraître une forme de tourbillon allongé, naissance d’un trait. Parmi ces mouvements, il en est un qui est d’un grand intérêt pour mon propos : il prend son crayon et se met à laisser une trace.
32Cette vignette clinique illustre bien la notion d’affect d’existence proposée par André Green dans le chapitre « Un Autre, Neutre : valeurs narcissiques du Même » in Narcissisme de vie, Narcissisme de Mort où il lie « les objets transnarcissiques » à « l’affect d’existence ». Je le cite : « Winnicott, nous fournissant le concept de l’aire intermédiaire, nous fait comprendre le rôle de l’intersection dans le champ de partage des relations mère-enfant.
33La séparation des sphères en état de réunion donne naissance à l’espace potentiel où a lieu l’expérience culturelle. Forme primaire de la créativité sublimatoire, la sublimation et la création constituant les objets trans-narcissiques. L’intersection optimale a pour but de créer l’affect d’existence. Sentiment de cohérence et de consistance, support du plaisir d’exister, qui ne va pas de soi, doit être infusé par l’objet et qui se montre capable de tolérer l’admission de l’Autre et la séparation d’avec lui. Le destin de l’Un étant de vivre en conjonction et/ou séparation (d’) avec l’Autre : la capacité à être seul en présence de quelqu’un signe cette évolution favorable. Le Je se perd et se retrouve dans le Jeu. »
34Le jeu du dessin n’est pas d’abord pour lui l’histoire de reproduire une forme, mais un « faire ». Par cette décharge motrice, il semble mettre en scène ce détachement d’avec l’objet qui est l’avènement du corps propre. Le geste de dessiner devient le but du jeu, il lui permet peu à peu d’intégrer ce corps dont les mouvements, qui pour nous sont devenus naturels, restent encore pour lui marqués d’étrangeté. L’affect ainsi nommé permet de désigner le but pulsionnel. L’enfant ne copie pas l’homme, il le campe [11], selon Henri Michaux, il se dresse lui-même sur le papier.
35Par là même, la notion d’affect est à entendre ici comme qualité de l’expérience psychique au-delà de la représentation même. L’affect est corporel. Pour devenir affect, être éprouvé comme tel, une décharge pulsionnelle doit « être perçue par le moi », de ce moment où le Moi se l’approprie, le fonde et s’y représente. C’est seulement à partir de ce moment-là que le terme d’affect peut être utilisé. Revenons en à Freud pour qui le Moi est avant tout corporel. En 1915, dans son œuvre « Pulsions et destin des Pulsions » Freud désigne l’enfant comme s’emparant de son Moi par la musculature. Le corps entier est alors concerné par les autoérotismes, support des assises narcissiques.
L’AFFECT SANS L’ÉNONCIATION DES MOTS
36De ce corps entier qui parle, nous prendrons comme exemple la peinture de Soulages, plus précisément celle de ses toiles de l’Outre Noir, où c’est le geste qui inscrit la lumière : des stries laissées volontairement par la brosse, des aplats venus de la lame de ses outils, naît la lumière.
37L’organisation de la toile dépend de l’orientation des stries, des inégalités de matières, et de la position du spectateur. Sa peinture n’imite en rien la lumière, mais bien au contraire la crée. La peinture de Soulages se donne expressément pour une peinture sans langage et sans image. Rien à dire, rien à voir : sauf précisément la peinture elle-même, somptueusement étalée, lissée, striée, rythmée, comme repliée ou dépliée dans son propre espace, vide certes de toute représentation, peinture nue sans préparation, sans histoire, mais pleine et saturée d’elle-même. Soulages est indépendant des mots. Sur le papier ou sur la toile, son plaisir est de « faire venir, de faire apparaître, puis de faire disparaître » en empruntant « la voie des rythmes », les derniers poèmes de Michaux en témoignent : venus en marge des tableaux, comme l’adolescent autiste, ils articulent et désarticulent eux aussi « la conscience d’exister et l’écoulement du temps ». Ils font entendre « le gong fidèle d’un mot ». Ils esquissent et ils dérobent les figures du sujet. Les adolescents autistes appréhendent l’être fluidique et fantomatique du dedans; par la stéréotypie ils autorisent, au sein de leur propre espace-temps, des abandons ou des étourdissements proches de ceux que permet la rêverie.
38Pierre Soulages évoque la limite des mots, permettant ainsi de saisir l’importance de la notion de quantité et de qualité de l’affect. Le mot est réducteur selon lui : “Je prends l’exemple le plus élémentaire qui soit : quand vous dites “noir”, ou n’importe quel nom de couleur, vous ne dites pas si c’est grand ou petit. Il manque la dimension. Or lorsqu’on se trouve devant une immense étendue de couleur, on n’est pas du tout touché de la même manière que devant un confetti de la même couleur. Donc la quantité a déjà une incidence, non seulement sur sa perception, mais aussi sur la qualité de ce que l’on peut ressentir devant elle.
39“La quantité modifie la qualité.” [12] Comme Freud dans son œuvre, “Esquisse d’une Psychologie Scientifique”, il ne s’appuie pas seulement sur la notion de quantité de l’affect, mais aussi sur celle de qualité. La peinture est une façon de courtcircuiter l’héritage du verbal. Elle n’est pas l’intermédiaire entre le sujet et une manière d’agir ou de penser relative au sens dit universel, mais entre l’adolescent autiste et le sujet qui pourrait advenir.
40Cependant comment considérer l’affect en dehors de toute forme verbale, si ce n’est par le corps qui en est le support ? Soulages décrit une forme de chaos auquel est confronté l’artiste, dans un rappel au vide mais qui touche également à la question des limites, si présente chez l’adolescent autiste. Celui-ci a recours à la stéréotypie, comme Soulages a recours au noir. Plus précisément l’espace à remplir avant que le projet ne commence, ou le blanc de la toile, la solitude dans l’atelier, le trop plein à vouloir exprimer et à ne pouvoir d’un seul trait le retranscrire, le vide relationnel que cela nous impose pour être en bonne condition de création me fait mettre en parallèle ce même dépassement des limites chez l’enfant autiste que l’on doit contenir pour qu’il ne se laisse de trop déborder par une angoisse, faisant apparaître des gestes stéréotypés et un comportement atypique qui crée également le vide autour de lui.
41L’acte de peindre chez Soulages est intrinsèquement lié à la notion d’affect. « Un jour de 1979, je peignais et la couleur noire avait envahi la toile. Cela me paraissait sans issue, sans espoir. Depuis des heures je peignais, je déposais une sorte de pâte noire, je la retirais, j’en ajoutais encore et je la retirais. J’étais perdu dans un marécage, j’y pataugeais. Cela s’organisait par moments et aussitôt m’échappait. Cela a duré des heures, mais puisque je continuais je me suis dit qu’il devait y avoir là quelque chose de particulier qui se produisait, dont je n’étais pas conscient, étant trop habitué par ce qu’était jusque-là le noir dans mes peintures précédentes. Cette chose nouvelle allait loin en moi pour que je continue ainsi jusqu’à l’épuisement. Je suis allé dormir. Et quand, deux heures plus tard je suis allé interroger ce que j’avais fait, j’ai vu un autre fonctionnement de la peinture : elle ne reposait plus sur des accords ou des contrastes fixes de couleurs, de clair et de foncé, de noir et de couleur, ou de noir et de blanc. Mais plus que ce sentiment de nouveauté, ce que j’éprouvais touchait en moi des régions secrètes et essentielles. [13] » Ce passage permet de penser l’affect à la manière de Bion comme premier mode d’appréhension et de connaissance de l’objet. L’affect est une manière de penser l’objet.
42Ce que découvre Soulages, ce sont les possibilités étranges du noir sur noir, de la lumière noire. Car pour lui, il n’est plus uniquement question de la couleur noire, mais d’une autre chose, qui aurait à voir avec la lumière. La matière picturale même, noire, épaisse, striée est productrice de lumière, de gris spécifiques, de noirs profonds. Soulages s’oppose à toute comparaison avec la peinture monochrome. La stéréotypie de l’adolescent autiste comme le noir de Soulages ne fait pas état d’un refus ou d’une absence d’intérêt pour un objet, mais elle affirme, au contraire, un engouement passionné pour ses propriétés perceptives et son caractère extrême. La stéréotypie identifiée à l’emploi de la couleur noire par Soulages aurait la propriété de pouvoir être en accord avec la lumière, de pouvoir donner un accès au « j’ouie-sens ». Ici le « moins » pourrait être le « plus », Soulages l’évoque d’une autre façon en disant « Plus les moyens sont limités, plus l’expression est forte ». La stéréotypie définie comme une décharge motrice semble se déverser comme le noir de Soulages sur d’immenses panneaux, avec profusion, sans souci d’économie. La stéréotypie serait alors à définir comme une défense utilisée lors d’un trop plein d’émotions. Donner un sens à celle-ci c’est ouvrir un espace à la sensibilisation possible de l’affect. Sens et affect se retrouvent intimement liés.
43Or comment amener l’adolescent autiste à créer sa propre lumière, à dépasser l’imitation, et donc comment l’amener à quelque chose qui puisse prendre sens ? La façon la plus simple d’attirer l’attention de l’adolescent autiste est de répéter l’acte qu’il accomplit, sa stéréotypie. C’est souvent ce que nous pouvons faire, répéter le geste ou l’interjection que l’adolescent vient d’émettre pour lui manifester l’intérêt qu’on lui porte. Mais bien souvent l’adolescent autiste a des difficultés pour dépasser l’imitation, il reste fixé, et ne parvient pas à créer en dehors de tout support imitatif. Le tout serait de pouvoir amener l’acte, chez l’adolescent autiste, à devenir geste au sens d’une adresse à l’autre. Car l’acte et le geste se mêlent, et procèdent tous deux de ce qui est agi. Mais la différence réside dans leur devenir psychique. Le geste est un mouvement psychique qui intègre l’affect, il est la forme même de ce qui est intériorisé, alors que l’acte correspond à une expulsion, une mise au-dehors.
44Le décoinçage de l’affect peut s’écouler de façon expressive par l’acte, nous l’avons vu avec le cas d’Oko. L’affect est avant tout support de sens. Le thérapeute doit anticiper sur le sujet à venir en interprétant toute production verbale, corporelle, comme un acte posé par l’enfant ayant du sens, lui permettant ainsi d’advenir à un ordre symbolique qui lui préexiste. L’acte de la stéréotypie correspondrait à un certain nombre de vécus affectifs, lesquels, faute de n’avoir jamais été liés à des représentations de mots, ont pour conséquence la décharge motrice. Si l’on s’en tient comme perspective à donner un sens à l’acte, le phénomène corporel que constitue le geste, figure l’événement psychique.
45Or la stéréotypie est un acte tourné vers l’extérieur cherchant à évacuer l’émotion, signe d’une angoisse importante. Freud s’est particulièrement penché sur l’affect angoissant qu’il différencie des autres types d’affects. L’affect d’angoisse est d’abord déclenché par une situation traumatique. Ensuite le Moi de l’adolescent autiste par un mécanisme de défense, en occurrence la stéréotypie, crée un signal d’angoisse lorsqu’il la rencontre à nouveau. L’utilisation pourrait être rapprochée de certaines conduites adolescentes pour qui comme le souligne Philippe Givre, « l’accès au « plaisir de penser » semble lui-même absent, où la sectorisation des processus psychiques s’accompagne le plus souvent d’une désensibilisation d’affects » [14]. Ainsi en formulant l’hypothèse qu’au préalable il y a un acte, une mise au-dehors, et que c’est parce qu’un autre peut avoir un geste d’accueil de ce qui est expulsé, alors l’acte pourra en retour devenir geste pour l’adolescent autiste. Comment peut alors s’opérer le passage de la trace inscrite dans le corps à un tracé sur la toile ou la feuille ? La stéréotypie comparée au signe peint peut ainsi devenir le modèle du signe verbal. Les signes présents en peinture, tout comme dans l’écriture prennent la place de celui qui les produit. Entrer plus profondément dans le réseau des signes, s’approcher au plus près de la stéréotypie, permettrait de mieux s’en échapper. Elle pourrait être décrite pour l’adolescent autiste comme une accélération ou un ralentissement de ses pulsations mentales, dont la pensée s’étendrait à l’infini. Tout comme Soulages empruntant pour son salut « la voie des rythmes. Dans ce cas l’affect renvoie aussi bien à des états diffus qu’à des secousses soudaines.
46Ces pulsations, ces rythmes se retrouvent dans l’écriture car « La ligne, c’est la phrase, mais sans les mots ». De façon inévitable la ligne va donner à voir, mieux que le langage articulé, « le phrasé même de la vie, mais souple, mais déformable, sinueux ».
47Michaux n’écrit pas seulement, il dessine « comme on se tâte le pouls », à l’écoute de ce bruit, de cette pulsation qu’il est, de ses rythmes qui le constituent. La ligne dessinée, tremblée, aventureuse, correspondrait au plus haut degré du déplacement, car elle est elle-même inconstante et son propre sujet. Elle n’est plus nouée à la parole; elle n’a presque plus d’épaisseur ni de substance; elle va, indépendante, délivrée du sens. Les lignes, les traits, les taches, sont donc préférés aux mots à cause de leur absence de syntaxe, de coordination; à cause aussi de leur peu de masse, de leur pauvreté. Les mots en disent trop, car ils en savent trop. Ces « mots de trop » sont une difficulté à laquelle nous sommes souvent confrontés.
48Une autre adolescente autiste nommée Aawiya, nous montre comment les mots collent, gênent, alourdissent. J’ai essayé de travailler avec elle autour de la pâte à modeler. Elle m’a fait vite comprendre que le langage ne tenait pas une place favorite. Les mots faisaient violence. Pour l’adolescent autiste utiliser les mots c’est s’éloigner de ce qu’il souhaite nous communiquer, entraînant une perte, une séparation impossible.
49J’ai alors choisi de changer d’approche en m’appuyant sur un tiers, la pâte à modeler. Son regard interrogeait ce que je produisais : des serpentins et une boule. Reprenant les mêmes gestes, elle fabriqua des serpentins en miroir et pris la boule que j’avais faite pour ensuite me la donner. Ma rencontre avec elle avait eu lieu. Par ce mimétisme j’essayais de percevoir les sensations que cela lui procurait, sur quoi son attention pouvait se porter : s’agissait-il de la couleur, de la matière, de la forme, de la texture ?
50En aucune manière je n’avais essayé d’aller au devant d’elle. J’étais là sans l’être. Je faisais de nombreuses petites boules de pâte à modeler que je posais sur la table à sa portée. Les seuls mots que je prononçais, étaient pour nommer ce qui pouvait attirer son attention.
51Nous étions au bord de ce qui pouvait être du non-sens pour moi, mais d’un début de sens pour elle. Le lendemain je la saluai, elle me répondit « Bonjour ». Une des conditions importantes avec ce type de pathologies pour signifier la fonction symbolisante est la possibilité offerte de développer une forme de jeu libre, sans règles préétablies, préalables. L’effet en est ici l’écoulement de l’affect coincé dans l’expression par des signes gestuels puis verbaux, véritablement représentatifs de cet affect qui ne s’exprime plus, dès lors, de façon déguisée. Comme cette adolescente autiste s’allège de la glu du langage, Soulages s’allège dans les gestes de la peinture. Ce n’est que dans un second temps qu’Aawiya présente un intérêt particulier pour les ballons. Quand elle s’adresse à nous par le biais de mots c’est souvent pour dire « ballon ». Alors son regard s’illumine, donnant l’impression d’être plus présente, comme si un voile avait été levé. La représentation qui constitue le corrélat de cet éprouvé psychique a pu être caractérisée : le terme est alors cédé pour celui d’affect.
POUR CONCLURE
52Pour qu’il y ait affect et que cela soit différencié de la notion même d’éprouvé, il faut que puisse être définie la représentation fixée à laquelle il est associé. Ainsi ce qui sera ressenti par l’adolescent autiste pourra être envisagé comme en attente de représentation, et par le fait même de pouvoir s’y attacher sera considéré comme affect. Une des difficultés pour le thérapeute face à certains adolescents autistes tel que Aawiya est : de reconnaître les émotions et affects en dehors de tout support verbal, code universel du lien à l’autre.
53En utilisant l’art comme fil conducteur pour penser la corporéité de l’affect, j’ai souhaité également réinterrogé la stéréotypie. La stéréotypie prise dans son rapport au corps nous montre que le corps comme phénomène étrangement inquiétant semble être animé par des processus internes dont on ne connaît pas la logique, celle-ci paraissant être dans le non-sens. Croire à ce geste comme parole permettrait la transformation. Lacan disait qu’une « parole n’est parole que dans la mesure exacte où quelqu’un y croit ». A travers l’affect c’est la question du sens qui est posée.
54Envisagée comme lieu possible d’un début d’affect, la stéréotypie pourrait être détournée de son non-sens premier, et devenir le lieu d’une possible pensée naissante, un lieu pour produire des images qui donnent à penser. Comment ? précisément en arrachant les objets quotidiens à leur signification habituelle et en posant la question du sens, en la maintenant ouverte sans la rabattre sur une explication facile qui nous rassurerait à bon compte car comme le souligne Magritte : « L’esprit aime l’inconnu. Il aime des images dont le sens est inconnu, étant donné que le sens de l’esprit lui-même est inconnu. L’esprit ne comprend pas sa propre raison d’être et sans comprendre cela les problèmes qu’il pose n’ont pas non plus de raison d’être. » [15]
Mots-clés éditeurs : Stéréotypie, Acte, Geste, Sens, Affect, Autisme, Art
Mise en ligne 01/08/2008
https://doi.org/10.3917/cpsy.041.0175Notes
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[1]
Colette (1910), « La Vagabonde », in Œuvres Complètes de Colette, édition du Centenaire, 1973, tome III, p. 226.
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[2]
Expression employée par les Romains signifiant non seulement sens commun, mais aussi humanité, sensibilité. Ce mot inventé traduisait le fait que rien n’entrait dans l’âme que par les sens.
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[3]
Le Guen C. (2002), « Ces agirs qui agissent en cure », in Revue française de psychanalyse, 5/2002, Paris, P.U.F., 1581-1589, p. 1586.
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[4]
Green A., « Réflexions libres sur la représentation de l’affect », in Revue française de psychanalyse, 3/1985, Paris, P.U.F., 773-788, p. 781.
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[5]
Freud S. (1895), « Considérations théoriques », in Etudes sur l’hystérie, P.U.F., 2000, p. 163.
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[6]
G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 158, Ibid., p. 154-155.
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[7]
Michaux H. (1972) « Emergencesrésurgence », édition les sentiers de la création, skira, Paris, 1993, p. 18.
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[8]
Michaux H. (1929), « Mes propriétés », La nuit remue, édition Gallimard, Paris, 1967, p. 95.
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[9]
Michaux H. (1938), « Plume précédé de Lointain intérieur », édition Gallimard, Paris, 220 p.
-
[10]
Michaux H., « Passages (1973-1963) », édition Gallimard, Paris, 1963, p. 142.
-
[11]
Michaux H., « Enfants » in Œuvres complètes d’Henri Michaux, édition Gallimard, Paris, 2001, tome II, p. 301.
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[12]
Soulages P., « Noir lumière : entretien avec Françoise Jaunin », édition Paroles Vives des arts, 2002, p. 13.
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[13]
Pauli O., « Les couleurs du noir : entretien avec Pierre Soulages », Galerie Alice Pauli, Lausanne, 1990, p. 13.
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[14]
Givre P. (1996), Le domptage de la pulsion comme enjeu du travail de l’adolescent, in Revue Adolescence, 28/1996, pp. 191-219, p. 204.
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[15]
Propos rapportés par S. Gablik dans son livre Magritte.