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Article de revue

Le sang menstruel

Pages 25 à 37

Notes

  • [1]
    La plupart des informations contenues dans ce texte sont de seconde main. Pour les vérifier on se reportera à : - André Pecker Hygiène et maladies de la femme au cours des siècles. 1961, ed. Roger Dacosta, Paris. - Alain Tamborini, 28 jours de la vie d’une femme, 1987, Robert Laffont, Paris. - Michael J. O’Dowd and Elliot E. Philipp, The history of obstetrics and gynecology, 1994, The Parthenon Publishing Group, New York, London.

1De multiples expressions désignent le saignement qui survient régulièrement chez la femme entre la puberté et la ménopause. Le terme savant classique était menstrues ou menstruations, mais l’usage populaire parlait de règles, de mois, d’ordinaires, de fleurs, de purgations, de lunes, d’affaires…, tout ce qui renvoie à la régularité du saignement, au rôle qui lui est attribué, ou simplement à ce qui reste affaire de femmes. [1]

LA PÉRIODICITÉ DES RÈGLES

2« La survenue cyclique des menstruations a été notée depuis les temps les plus anciens. Comme les peuples primitifs avaient compris qu’elles revenaient à un intervalle semblable au mois lunaire, ils ont cherché à donner à la périodicité des règles des causes astrologiques. Aristote lui-même faisait intervenir la lune dans le phénomène menstruel, en intégrant le phénomène à une ancienne systématisation dualiste beaucoup plus globale : à la lune revenait l’empire sur les eaux et au soleil la domination sur le feu; comme la femme a le corps humide, il était normal qu’elle fût soumise à l’influence de la lune. Selon Aristote, « la lune est un astre femelle, parce que c’est à la même époque que les femmes ont leurs évacuations épuratives et que la lune a son décours, et qu’après l’écoulement et le déclin, les femmes et la lune deviennent pleines de nouveau. »

3Au XVIe siècle, le grand médecin Ambroise Paré soutenait aussi l’influence de la lune : Les jeunes femmes, dit-il, ont leurs mois en la nouvelle lune, et les vieilles, au contraire en lune pleine, ou décroissante. « La raison est telle : la lune est une planète qui seigneurie et esmeut les corps : de là vient que pour la diversité du cours d’icelle, la mer s’enfle, flue et reflue, les os s’emplissent de moelle, et les plantes d’humidité; parquoi les jeunes, qui ont beaucoup de sang et sont plus fortes et gaillardes, sont aisément esmeües, voire au premier quartier et croissant de la lune nouvelle; mais les vieilles, de tant qu’elles ont moins de sang, requièrent une lune plus forte et vigoureuse : parquoi ne sont esmuës à avoir leurs mois, sinon en pleine lune ou décroissante, en laquelle le sang amassé par la plénitude et vigueur de la lune passée, est aisément incité à couler et fluer; raison que j’ai tirée du texte d’Aristote, au livre quatrième De la génération des animaux. »

4Au XVIIe siècle, un médecin anglais Stepney défend de même une théorie des marées atmosphériques qui expliquerait la périodicité des pertes menstruelles comme nombre de maladies qui paraissent se régler sur le cours de la lune. Et si au XVIIIe, on devient plus sceptique, en 1933, la Société Astrologique de France lance encore un appel à la découverte d’une influence astrale : « dans le but de compléter l’étude de la physiologie féminine, le Bulletin sollicite des lectrices bien portantes, et habituellement réglées très régulièrement, l’envoi de leur date, heure et lieu de naissance, avec la date des dernières règles et de toutes celles dont elles pourraient se souvenir. »

5En 1961 le docteur A. Pecker qui a collationné ces informations, affirme lui-même que « les toutes dernières découvertes scientifiques sur le mécanisme de la menstruation n’ayant pas encore élucidé le pourquoi du déclenchement hormonal hypophysaire et de son action sur les ovaires et l’utérus, on conçoit que certains continuent à s’interroger sur une possible influence lunaire. »

6On peut s’étonner de nos jours d’une telle croyance en la fixité de la date des règles par rapport aux phases de la lune. Mais l’on a pu observer récemment que, dans les communautés de femmes, les dates des règles de chacune tendaient à se synchroniser. Peut-être la conviction partagée qu’elles devaient survenir à une certaine phase de la lune avait un effet mimétique ! On peut cependant remarquer qu’il y a une trentaine d’années on croyait encore dans les maternités parisiennes que beaucoup plus d’accouchements se déclenchaient au moment de la pleine lune que le reste du temps. Il a fallu la facilitation des études statistiques par l’informatique pour s’apercevoir qu’il n’en était rien. La croyance en l’influence de la lune sur le corps des femmes a la vie dure !

7Les anciens Hindous avaient déjà conscience du fait que le flux menstruel prenait son origine dans l’utérus et que des lésions de cet organe pouvaient entraîner aménorrhée et stérilité. L’histoire de la médecine prétend que ceci aurait été admis en Europe seulement à partir des déclarations de Vésale au XVIe siècle. Au XVIIe, pour convaincre, Mauriceau le fait constater par plusieurs de ses confrères sur une femme pendue pendant ses règles, et de même Morgagni le vérifie sur des femmes mortes pendant ou peu après leurs règles.

8Le cycle menstruel a été étudié par les Grecs et Aristote dit que la ménopause survient à 40 ans, parfois à 50. Ce n’est qu’au Moyen Age qu’on admit qu’elle se produit à 50 ans. Il faut dire que, dans l’Antiquité, peu de femmes parvenaient à l’âge de la ménopause. En Grèce ou à Rome, l’âge moyen du décès des femmes se situait autour de 35 ans, celui de leurs maris autour de 45, (la différence venant probablement du fait de la mortalité en couches et suites de couches). Au XVIIIe, 28 % des femmes seulement vivaient jusqu’à la ménopause, quand, maintenant, 95 % d’entre elles l’atteignent, celles qui n’ont pas eu d’enfants ayant statistiquement une ménopause plus précoce.

9L’âge de la puberté, lui, reste très variable selon les races et les climats. D’une étude datant des années soixante il ressort que la date d’apparition des premières règles varierait de dix ans en Egypte à dix-huit en Laponie (J.F. Audit).

10Depuis la découverte de la sécrétion d’hormone par les glandes endocrines, les mécanismes du cycle menstruel sont beaucoup mieux connus. On sait que, si le sang menstruel provient de l’utérus, son émission est sous la dépendance des ovaires, eux-mêmes stimulés par l’hypophyse. L’hypophyse contrôle l’action de toutes les glandes par des mécanismes en feed-back qui l’informent de l’état des sécrétions périphériques et lui permettent de les freiner ou de les stimuler. Les bouffées de chaleur de la ménopause sont ainsi directement liées à la surstimulation de l’ovaire par l’hypophyse qui ne rencontre plus d’hormones sexuelles circulantes, d’où la possibilité de les réduire en continuant à introduire ces hormones dans l’organisme. Mais, outre ce contrôle périphérique, l’hypophyse est soumise à l’action de neuro-transmetteurs par l’intermédiaire de l’hypothalamus, la région voisine, en connexion elle-même avec le système limbique qui gère les émotions et les affects dans le système nerveux central. La stimulation ou l’inhibition due aux neuro-transmetteurs explique donc le mécanisme par lequel émotions et affects inconscients peuvent interférer sur le cycle menstruel. Emotions qui « coupent » les règles ou les provoquent à une date inhabituelle. Ou états affectifs plus durables liés à de multiples causes psychiques, qui retardent leur apparition à la puberté comme dans l’anorexie mentale, les interrompent pendant de longues périodes, ou provoquent une ménopause précoce. Mais on peut remarquer aussi que les femmes qui « sont toujours dans le sang » avec des règles trop prolongées ou trop abondantes, ne le sont pas toujours pour des raisons organiques telles le développement fréquent d’un fibrome à la quarantaine. Parfois l’abord de la problématique psychique suffit à enrayer le saignement comme l’a si bien montré Marie Cardinal dans Les mots pour le dire. Bien entendu les deux causes physiques et psychiques peuvent s’associer, des perturbations de la vie sexuelle et sociale liées à la multiplication des hémorragies n’étant pas sans entraîner des affects de déplaisir et d’angoisse qui ne font que les augmenter. Il en est de même des douleurs de l’endométriose liées au saignement de fragments de muqueuse utérine que le développement embryonnaire a situé dans une localisation aberrante, le péritoine ou l’intestin par exemple, sous l’effet des hormones ovariennes. Si la muqueuse reste bien dans cette situation anormale, l’amplitude de la gène que la femme ressent peut être directement en rapport avec les aléas, heureux ou malheureux, de sa vie affective.

11Pendant la période dite par les médecins d’activité génitale, ce sont les œstrogènes qui commandent le développement par l’ovaire de l’ovule. Celui-ci tombe dans la trompe de Faloppe qui le conduit jusqu’à l’utérus. A ce moment, la progestérone prépare la muqueuse utérine à la nidification en la rendant plus épaisse et bloque la production d’autres ovules. Mais, si l’ovule n’est pas fertilisé par un spermatozoïde, l’organisme cesse de produire de la progestérone et, dans un délai d’environ quatorze jours après l’ovulation, la muqueuse modifiée tombe : c’est la menstruation.

12La connaissance de ce cycle hormonal a permis de concevoir et d’utiliser les pilules contraceptives. Les premières, constituées d’œstrogènes et de progestérone, bloquaient la maturation de l’ovule et la transformation de la paroi utérine. L’hémorragie se produisait au moment de l’arrêt de la prise d’hormones. L’affinement de la maîtrise hormonale a permis depuis le contrôle de la fertilité en utilisant seulement de faibles doses de progestérone, tandis qu’une forte dose, dite « pilule du lendemain », peut empêcher la fécondation d’un ovule déjà produit et permet la reprise du cycle menstruel.

13Pourtant si la connaissance des mécanismes de la menstruation a permis d’en contrôler bien des aspects, le désir inconscient ne se plie pas toujours aux volontés conscientes de la femme appuyées sur les certitudes – variables d’une époque à l’autre – du corps médical. La persistance des fantasmes qui portent sur la sexualité et la fertilité des femmes, laissent toujours place à leur intervention sur le cours du cycle… et probablement sur les théories médicales actuelles. En dehors des cas de stérilité – traditionnellement attribuée à la femme – l’angoisse répétitive des femmes jusqu’à une époque récente était de ne pas « voir » leurs règles venir. Ces dernières années, avec l’usage répandu de la contraception en Europe, l’angoisse la plus fréquente pour les femmes est de les voir alors qu’elles avaient décidé un peu tardivement – puisque la fertilité des femmes est beaucoup plus grande à vingt ans qu’à trente – de concevoir un enfant. Tout un marché du traitement de la stérilité s’est donc développé, depuis les prescriptions de rapports sexuels aux jours de plus grande fécondité, assistés de traitements hormonaux, jusqu’aux procréations médicalement assistées (PMA) qui visent à optimiser l’impact des hormones sur l’utérus, ou à y suppléer pour créer ce qu’on a appelé des « bébés-éprouvettes » avant que de telles méthodes conceptives ne se généralisent.

14Las ! Dans ces infertilités, maintenant beaucoup plus souvent liées à des perturbations fonctionnelles qu’à des lésions organiques, où donc la part psychosomatique est au premier plan, malgré les traitements, les règles viennent plus souvent que les signes de grossesse. De mois en mois, l’attente, l’angoisse des femmes monte… jusqu’à la dépression parfois, ou l’adoption qui suffit ailleurs à modifier le cycle hormonal et à provoquer la grossesse. Si nos savants ne cherchent plus le rôle de la lune sur les menstrues et n’attribuent plus à celles-ci des effets délétères, on peut percevoir dans leur acharnement à forcer la nature la même volonté de rendre à la raison ce qui lui échappe. L’impact de l’inconscient, l’ambivalence du désir d’enfant, l’angoisse de la grossesse avec sa déformation corporelle, les récits terrifiants d’accouchement, l’insécurité à l’intérieur du couple, ou celle à l’égard des enfants à venir qui renvoie aux difficultés de la propre enfance, peuvent faire venir les règles au lieu de l’enfant désiré, à l’insu de l’équipe médicale qui parfois ne sait pas que l’enfant ne vient pas, pour la bonne raison qu’il n’y a pas eu de rapport sexuel.

15La régulation des règles était déjà pratiquée par les anciens Egyptiens qui se servaient de douches de miel, de bière légère, d’ail, de vin, de phénol ou de fruits miraculeux pour réguler le flux. Traditionnellement, les règles signaient un état de la physiologie assignant à la femme une place dans la famille et la société. La jeune fille pubère avait des droits et des devoirs que n’avait pas la petite fille et la ménopause était censée mettre un terme non seulement à la fécondité mais à la séduction et apposer un terme assez brutal à la vie sexuelle. On voit maintenant la demande de maîtrise des règles se déplacer. Certaines jeunes femmes ne veulent plus s’embarrasser de règles, cet inconvénient que les temps anciens ont pu attribuer au péché d’Eve et s’arrangent pour ne plus en avoir grâce à la pilule prise sans discontinuité. A l’inverse, d’autres, sous prétexte de traitement substitutif de la ménopause, font en sorte de les garder indéfiniment, comme si elles allaient garder ainsi la séduction de la jeunesse et une vie sexuelle mouvementée.

LE SANG IMPUR

16Dans beaucoup de cultures, les femmes étaient jugées « impures » pendant leurs règles. Elles étaient séparées du reste de la tribu, et quelquefois soumises à certains rituels. Mais parallèlement on attribuait au sang menstruel des propriétés magiques; il pouvait être craint à moins qu’on ne cherche à s’approprier son pouvoir et l’on s’en servait comme ingrédient dans certaines médications.

17Les Babyloniens – chez qui on peut signaler la première mention de l’usage des protections hygiéniques internes, réapparues si récemment dans nos cultures – croyaient que la femme qui avait ses règles contaminait et détruisait tout ce qu’elle touchait. (D’où peut-être l’impératif de trouver un moyen d’empêcher son sang de sortir du corps pour qu’il ne puisse rien contaminer). Dans la loi d’Hammourabi, les rapports sexuels avec une femme indisposée étaient punis de mort.

18En Perse, le Zend-Avesta, livre sacré des adorateurs du feu dont Zarathoustra fut ultérieurement le prophète, recommandait que la femme menstruée « reste éloignée de plus de trois pas de toute personne et de plus de quinze pas du feu, de l’eau et des accessoires du culte ». En cas de rapports sexuels durant les règles, la femme risquait vingt coups de fouet et l’homme deux cents. Quant au code des manichéens, les adeptes de Manou, il interdisait de monter sur un éléphant – passe encore ! – mais aussi de s’approcher des enfants pendant cette période.

19C’est l’extension à l’homme de l’impureté menstruelle qui devait conduire à l’isolement de la femme pendant ses règles. Les Chaldéens qui semblent avoir été les plus stricts à ce sujet, ordonnaient la claustration de la femme pendant sa période critique.

20Dans l’Egypte ancienne et chez les Hébreux, on prescrivait des bains rituels à la fin des règles. Les femmes devaient aller au mikveh, les bains utilisés pour purifier ceux qui étaient devenus impurs du fait de leurs écoulements corporels ou parce qu’ils avaient été en contact avec les morts.

21Les anciens Chinois se référaient au Tsang qui définissait les tabous religieux de contamination. Ce code disait que le sang menstruel ne devait pas toucher la terre de crainte d’offenser l’esprit de la Terre et l’on rejetait souvent la responsabilité du malheur qui survenait sur une contamination par l’essence féminine.

22Il faut noter qu’en Arabie, les mots « pur » et « impur » se référaient originellement aux menstruations, et que, de même, le terme « tabou » vient du mot polynésien désignant les menstruations.

23Dans la Bible, il est écrit « Lorsqu’une femme a un écoulement de sang et que du sang s’écoule de son corps, elle restera pendant sept jours dans la souillure de ses règles. Qui la touchera sera impur jusqu’au soir. Toute couche sur laquelle elle s’étendra ainsi souillée, sera impure; tout meuble sur lequel elle s’assiéra sera impur. Quiconque touchera son lit devra nettoyer ses vêtements, se laver à l’eau, et il sera impur jusqu’au soir …Si un homme couche avec elle, la souillure de ses règles l’atteindra. Il sera impur pendant sept jours…» (Lévitique). « La quantité de sang importait peu puisque les filles d’Israël ont coutume de compter sept jours même après l’apparition d’une seule goutte de sang, grosse comme un grain de safran. Cette rigueur conduisait les femmes pieuses à procéder à leur examen génital avant tout rapport sexuel. Elles utilisaient à cet usage des tampons de coton, laine pure ou charpie, qui ne devait être colorés ni en rouge ni en noir, de façon que la moindre trace de sang y fut nettement visible. Dans certains cas d’hémorragie douteuse, elles s’introduisaient un tube dans le vagin et faisaient passer dans sa lumière une tige munie à son extrémité d’un tampon. L’examen devait avoir lieu aussi bien post-coïtum qu’anté-coïtum, le mari ayant pu être souillé par une hémorragie qui n’aurait débuté qu’au cours du rapport » (A. Pecker)

24Dans la même culture, « les anciens enseignaient qu’une femme, pendant sa menstruation, ne devait, en aucune circonstance se permettre de se peindre les cils, ni de se mettre du carmin, ni de se parer de vêtements de couleur. Mais un certain Akiba a trouvé que ce rigorisme « pourrait contribuer, par suite de la laideur imposée, à détacher trop le mari de sa femme » (Talmud, Traité Sabbat).

25Au Moyen Age, les hommes d’église craignaient la souillure des menstruations, on déclarait péché pour une femme d’entrer dans une église pendant ses règles et, dans l’Eglise orthodoxe grecque encore au XXe siècle, elle ne devait pas communier. L’Eglise interdisait aussi les rapports sexuels pendant les règles, jugés crimes odieux. Au XIIe siècle Sainte Hildegarde, abbesse du couvent de Rupertsberg, écrivait sur la différence de qualité entre le sang des vierges et celui des femmes déflorées; les vierges étaient censées avoir un sang plus léger et de couleur différente. Elle déclarait que les règles étaient une punition pour la chute d’Eve du jardin d’Eden.

26A Bali, l’entrée dans les temples hindouistes est interdite aux femmes en période de règles et, en certains endroits, une pancarte rédigée en anglais rappellerait cette interdiction aux étrangères.

27Dans la religion musulmane, il peut être interdit aux femmes d’entrer dans la mosquée en période de règles mais, par contre, elles peuvent pendant cette période être dispensées du jeûne du Ramadan (Tamborini).

28C’est Frazer qui mit en lumière dans Le Rameau d’or (1915, cité par Tamborini) la similarité des interdits portant sur le sang menstruel, et notamment le premier sang s’extériorisant à la puberté, dans de nombreuses sociétés. En Nouvelle-Guinée, chez les Yabims et les Bukauas, on enfermait les jeunes filles pubères pendant cinq à six semaines; elles n’avaient pas le droit de s’asseoir sur le sol auquel elles auraient communiqué leur impureté; elles devaient se tenir recroquevillées sur une poutre de bois. De même chez les Ot Danoms de Bornéo, les jeunes filles attendaient la puberté dans une cellule sombre et isolée, sur pilotis, dans l’obscurité. Chez les Indiens Nutkas de l’Ile de Vancouver, on isolait la jeune fille pubère à l’intérieur de la maison, et elle n’avait le droit de regarder ni le soleil, ni le feu. Dans la tribu Tsetaut, en Colombie britanique, les jeunes filles devaient pendant leurs règles se couvrir d’un grand chapeau de cuir qui les empêchait de voir le soleil. En Bolivie orientale, on aurait eu coutume d’enfermer la jeune fille pubère dans un hamac ou dans une hutte de feuilles pendant des jours pour qu’elle ne puisse voir le soleil. (Ces interdictions font évoquer les croyances antiques citées plus haut, où la femme serait liée à la lune et l’homme au soleil. On comprendrait ainsi qu’on interdise à la jeune fille un contact trop précoce avec les hommes via le soleil !)

29L’isolement de la jeune menstruée et le port de signes distinctifs se sont perpétués jusqu’à nos jours, en particulier dans certaines régions d’Australie et d’Afrique (1961, Pecker). C’est ainsi qu’au Ghana, les femmes, durant leurs règles, se retirent dans des cases spéciales. Il en est de même au Loango où en plus elles se signalent par une peinture vermeille sur le corps. Chez les Woloff, elles se contentent du port d’un mouchoir rouge et au Queensland, de coquillages vides.

LA FEMME TOUTE-PUISSANTE ET DANGEREUSE

30L’ambivalence concernant les pouvoirs de la femme qui porte, allaite les enfants et, dans la grande majorité des cultures, en est responsable pendant ses jeunes années, explique sans doute l’ambivalence à l’égard de cette preuve indirecte de leur fécondité, les règles.

31En Grèce, bien qu’on pense le sang menstruel toxique, on s’en servait pour soigner différents désordres comme la rage. Cela faisait aussi partie des ingrédients abortifs. Les anciens Grecs et les Romains vénéraient nombre de déités qui protégeaient les femmes pendant toute leur vie et particulièrement pendant les règles et les grossesses. Junon était la déesse responsable des règles et elle protégeait contre les avortements précoces.

32C’est certainement Pline l’Ancien qui, dans son Histoire Naturelle (au Ier siècle après J.-C.), s’est montré le plus virulent à l’égard des règles, disant qu’il n’y a rien de plus monstrueux que ce sang. Il considérait la perte menstruelle comme un poison fatal corrompant et décomposant l’urine. Par sa vapeur ou son seul attouchement « les vins nouveaux s’aigrissent, les semences deviennes stériles, les greffes des arbres meurent, et les fruits en tombent tout desséchés, les jeunes plantes en sont brûlées, la glace des miroirs se ternit à leur seul aspect, la pointe du fer est émoussée, la beauté de l’ivoire effacée, les abeilles en meurent, le cuivre et le fer s’enrouillent aussitôt, l’air en est infecté, et les chiens qui en goûtent enragent. (…) Même une minuscule créature comme la fourmi y est sensible et s’écarte des graines qui l’ont touchée. (…) Enfin il n’y a pas de limite au pouvoir de la femme. Les averses de grêle, les tornades de vent s’écartent si le fluide menstruel est exposé à un éclair et les tempêtes ne s’approchent pas. Si la menstruation coïncide avec une éclipse de lune ou de soleil, les dégâts son irrémédiables. (…) Par contre, ce sang peut être un liniment pour la goutte et par attouchement, une femme peut guérir les écrouelles, les tumeurs de la parotide, des abcès, des furoncles, l’érysipèle et des inflammations oculaires. »

33Au XVIe siècle, Paracelse, alchimiste et médecin, regardait encore le sang menstruel comme le plus puissant des poisons et assurait que « le diable en produit les araignées, les puces, les chenilles et tous les autres insectes dont l’air et la terre sont peuplés ». Cet enthousiaste, dit M. Jamès, qui ne manquait pas d’imagination et qui aurait perdu par accident dans sa plus tendre jeunesse toutes les marques de virilité, n’échappait aucune occasion de décrier un sexe qui lui rappelait continuellement son état, auquel il ne pouvait procurer du plaisir et dont il ne pouvait en recevoir. (cité par Pecker)

34Au XVIIIe, on continuait à penser que le sang des règles pouvait gâter le vin et autres choses semblables. Mais un certain Roussel glisse que le jugement sur les qualités malfaisantes du sang menstruel tiendrait à une sorte de révolte masculine due à « une crise passagère où les charmes de la femme sont obscurcis d’un léger nuage » et que les hommes auraient « voulu profiter de l’interrègne qu’elles leur laissaient, pour se révolter et outrager ce qu’ils sont forcés d’adorer en d’autres temps. » Le même Roussel pense par ailleurs que les femmes n’ont pas toujours été sujettes à ce tribut incommode qui « bien loin d’être une institution naturelle est au contraire un besoin factice contracté dans l’état social. » L’accoucheur, Venette qui croit à la nocivité des règles, à leur puissance corrosive et maligne, pense même qu’elles peuvent déclencher des avortements. (Serait-ce un effet de la jalousie redoutée des femmes stériles ?)

35Selon Frazer, dans l’île grecque de Calydnes, on interdisait aux femmes, durant leurs règles, de tirer l’eau du puits, de traverser un cours d’eau, de se baigner ou encore de monter en bateau, leur présence à bord risquant de déclencher des tempêtes.

36De même les Lapons, pour préserver la pêche, interdisaient aux femmes pendant leurs règles de marcher sur le côté de la plage où les pêcheurs déchargeaient les poissons.

37En Ouganda et chez les Indiens d’Amérique, elles ne doivent pas toucher aux armes du mari. Chez les Hottentos, tribu pastorale, elles doivent, comme les Ewès du Togo, emprunter des chemins différents de ceux utilisés par le bétail et ne pas pénétrer dans l’enclos qui lui est réservé, ni consommer du lait. Elles doivent prendre les dispositions nécessaires pour que du sang menstruel ne puisse souiller la terre sur laquelle le bétail est susceptible de marcher. »

38Passée la croyance en l’influence de la lune, du pouvoir maléfique ou bénéfique du sang des femmes, bien d’autres hypothèses ont été avancées sur les causes et utilités de la menstruation. Le Dictionnaire encyclopédique des Sciences médicales de la fin du XIXe siècle l’attribue toujours à l’une des théories les plus répandues, la pléthore, une théorie qui remonte à Galien : « La femme, pour alimenter son fruit et satisfaire à son rôle de mère, se trouve douée par la nature d’une sanguification exagérée; l’enfant se développe et se nourrit du sang maternel qui va directement constituer ses organes. Mais en-dehors du temps de grossesse, l’excédent de liquide nourricier, n’ayant d’emploi déterminé, ne pourrait qu’être nuisible à la femme, si la nature n’avait sagement pourvu à cette éventualité en préparant une voie de décharge qui, chaque mois, débarrasse l’organisme du superflu. »

39L’Encyclopédie rapporte alors aux croyances populaires d’autres théories qui eurent également cours : « celle des ferments fut en un temps l’une des plus accréditées, et aujourd’hui encore le peuple conserve de ces idées sur les menstruations, le préjugé que le sang des règles est vénéneux, malfaisant comme un poison. »

40En 1920, Schick pense encore que « une rose épanouie se fanerait au bout de dix minutes si elle était tenue entre les mains d’une femme ayant ses règles », ce qui expliquerait que des cuisinières manquent certains plats quand elles sont indisposées… comme les mayonnaises, disait-on encore avant l’apparition des fouets électriques qui empêchaient de les rater. On pourrait sans doute retrouver au hasard des associations libres sur le divan du psychanalyste bien des fantasmes ayant appartenu aux mythologies des sociétés primitives et moins primitives. Leurs rituels, sans doute promulgués par des hommes, ont en tout cas été acceptés par les femmes pour qu’elles puissent prendre leur place dans le système social. Mais notre société, notre médecine qui se veut scientifique sont-elles vraiment à l’abri de telles reprises fantasmaticomythiques ? Il me suffit de me rapporter à ma jeunesse pour m’étonner de la facilité avec laquelle les chirurgiens, des mâles à l’époque, « faisaient sauter l’utérus » – pour employer leur jargon daté que le politiquement correct interdirait de nos jours – de jeunes femmes dont les règles étaient trop hémorragiques. Ils ne mesuraient pas les risques hypothétiques des hémorragies à l’aune de ce que représentait pour une femme la certitude de stérilité définitive que leur geste comportait. Peut-être maintenant est-ce la société plus que la médecine qui agit l’ambivalence de ses croyances, à travers le recul du droit à la contraception et à l’avortement dans les pays évolués. Ainsi revient-on à la malédiction qui pèse sur les femmes depuis la faute d’Eve, leur dépendance du sang, honni et désiré, dont la présence signe en tout cas l’absence immédiate de maternité.


Mots-clés éditeurs : Menstruation, Mytholo- gies, Histoire de la médecine, Règles

https://doi.org/10.3917/cpsy.040.0025

Notes

  • [1]
    La plupart des informations contenues dans ce texte sont de seconde main. Pour les vérifier on se reportera à : - André Pecker Hygiène et maladies de la femme au cours des siècles. 1961, ed. Roger Dacosta, Paris. - Alain Tamborini, 28 jours de la vie d’une femme, 1987, Robert Laffont, Paris. - Michael J. O’Dowd and Elliot E. Philipp, The history of obstetrics and gynecology, 1994, The Parthenon Publishing Group, New York, London.

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