Vu sur la pierre tombale d’un hypocondriaque : « Je vous l’avais bien dit »
à Pierre Fédida
Deux juifs se rencontrent dans la rue :
– Comment ça va ? Vous n’avez pas bonne mine !, demande Moshé.
– Ah ! si vous saviez ce qui m’arrive !, répond Chaïm Yankl.
– Quoi donc ?
– J’ai mal aux reins, ma gorge est enflammée, mon pouls bat de plus en plus lentement, mes jambes sont enflées, et moi-même…
je ne me sens pas très bien !
1Elle me demandait de la laisser être rien. Soi grandiose, fantasme de renaissance ou d’auto-engendrement, roman familial fantasmé, évitement phobique narcis sique des conflits de filiation, mais aussi donner forme « 0 » au féminin. Encore aurait-il fallu que Valérie Z. puisse jouer avec la mobilité psychique de parents mimant la scène primitive dans une quête de normativité et avec un analyste lui-même confronté à ses idéaux — dépressifs-analytiques, paternels et féminins. Ses plaintes concernent ses parents, sa sœur, ses amours platoniques pour ses Professeurs; les stigmates, sur son visage, de la douleur, de la privation, m’avaient touché, plaintes qui, lorsque les conflits externes puis internes sembleront s’effacer, concerneront plus tard son corps — jambes, dos, doigt, cœur, etc…
2L’analyste se trouvait ainsi englobé dans un transfert de transferts paternels dont l’homologisation homosexuelle d’un côté, et l’absence de transitionnalité liée à l’a-structuration féminine-maternelle, de l’autre, effaçaient la patiente ou la rejetaient analement en bâton fécal – plutôt que de la faire exister entre deux hommes. La réactualisation d’un aspect du complexe paternel et son fantasme inconscient de gémellité contribuaient à un impressionnisme psychologique, une photosensibilité réciproque, fine et intelligente, une belle analyse, perdurant au-delà d’un moment hypnotique et empathique probablement nécessaire dans la construction (d’un contenant) et qui reproduirait cette galerie de miroirs incestuelle dans laquelle père et fille, dans une inclusion réciproque, sont constamment dans le regard l’un de l’autre, inceste sans inceste, sexualité sans sexualité; les points de fascination et les reflets renvoyés à l’infini annulent la temporalité fondatrice de « l’accident de l’altérité » qu’« est l’autre » (P. Fédida) : l’autre, « hôte et otage » (Lévinas).
3Ainsi des parents modernes, flous et fragiles dans leur identité, mimétiques, dans l’« emprunt »; pantomimes gelés dans leur dépressivité narcissique, une mère pour qui tout est trop lourd, inquiétant, en carence de holding, à qui elle ne peut rien prendre ni arracher sans menacer de la détruire, de la vider, un père anorexogène par échec mélancolique, qui lui pompe sa féminité dont il se revêt, qui joue « à » plutôt qu’« avec », s’incarnant primitivement en double maternel omniprésent, puis dans le prince éternel, bouchant ainsi les entrées et les sorties chez sa fille, écrasant toute réserve fantasmatique, un père qui, dans la dépression somatique érotisée dont elle est l’agent conservateur et l’organe hypocondriaque, épouse ses formes dans les plis d’un fauteuil qu’elle vient à peine de quitter, parcourt les pages d’un livre qu’elle a déposé ou lisant simultanément le même Quotidien du Médecin à leur petit-déjeuner.
4En l’absence de possibilités d’élaboration de l’homosexualité primaire et d’identifications secondaires, objet de projection des angoisses persécutives orales maternelles, l’envie du pénis ne peut jouer son rôle de dégagement de l’emprise maternelle primitive (archaïque indifférenciée), ni engager une rivalité identifiante et gratifiante. Valérie Z. est fixée à l’identification cannibalique lui renvoyant une image dévorante et monstrueuse. L’identification narcissique primitive est telle que l’angoisse de la perte de l’objet d’amour se laisse interpréter comme l’angoisse du moi de ne pouvoir se survivre audelà de la disparition de l’objet : la mélancolie est alors moins la réaction régressive à la perte de l’objet que la capacité fantasmatique – ou hallucinatoire – de le maintenir vivant comme objet perdu. L’angoisse ambivalente du cannibalisme concerne en effet la dépendance du moi à la menace de la perte de son objet. Valérie Z. s’arc-boute devant des miroirs brisés en une nostalgie enkystée; elle n’aura jamais fini de se consumer pour ne pas consommer, l’introjection empêchant toute intériorisation, les parents étant dans la sécrétion et non dans la transmission, l’infantilisation faisant écran à l’infantile.
5Valérie Z. s’entorsade autour d’elle-même. Elle s’est constituée un pare-traumatisme, une psychisation pour éviter de vivre l’angoisse de l’effondrement. Le mouvement amoureux de passion transférentielle serait tel qu’au fond jamais rien ne commencera et donc ne finira. Le père la harcèle, ne la voyant que pure, transparente et non pulsionnelle, révélant l’omniprésence de fantasmes de prostitution et d’identification homosexuelle à un gigolo qui lui serait destinée, et la laisse fixée à une auto-consumation pulsionnelle : dire non à l’objet plutôt que oui à soi pour ne pas être engloutie dans le désir de l’autre. La féminité n’exerce pas sa valeur nourrissante, la transparence annihile la différence. Ce qui reste réel et vrai, c’est l’objet de sa plainte, les défauts des parents, les symptômes physiques, la douleur, l’inquiétude, la réalité non reconnue par les autres de ce qu’elle a dû vivre. Le père « étouffe la mort pour dévitaliser la vie » (Fédida), la harcèle dans un but hygiénique, à partir des bons sentiments paternels, stérilisants, avec sa possessivité sans jalousie. La mémoire est ici « une rumination du récit privée de l’animation du présent et empêche l’intériorisation – du souvenir – en remontant » : elle « met en tombeau ce qu’elle chercherait à ranimer ».
6L’analyste est alors l’otage d’une captation spéculaire réciproque, le spectateur impuissant et/ou jouissant de ce huisclos mortifère incestuel. Seule la temporalité constituée dans la pensée de la mort du père lui permettra de s’en former une représentation, l’ambivalence ayant la capacité de constituer l’espace-temps. Comment l’image peut-elle se concevoir depuis sa désimagination ? Et comment le figurable doit-il être seulement produit dans et par le langage qui voit ? Valérie intériorisera une dimension généalogique du transfert et un mouvement généalogique transférentiel de la pensée au travers l’angoisse qui acquiert une capacité de résonance, de contenance, de métabolisation et de métaphorisation des affects. Et elle me demandait de la lâcher, la laisser être rien. Impossible représentation engageant la disparition, l’image fixe dans le regard anachronique maternel, l’ailleurs d’un monde englouti en son père. L’élaboration lui restituera un héritage de la mère dans l’incapacité d’avoir constitué un lieu psychique pour ses angoisses d’effondrement, avec des mouvements d’identificationdésidentification alors possibles. L’obsessionnalité ruminative du père qui, au lieu d’être fier d’être dépassé, exprime et impose son angoisse dépressive par le forcing, l’homologisation, l’identification projective, amenant sa fille à introjecter sans pouvoir intérioriser, à se dépersonnaliser dès qu’elle agit, avance, consomme, s’incestualisant.
7L’analyse mutuelle répète le délire à deux avec le père informe, indifférencié, double maternel, polymorphe. L’enjeu de rendre fou participerait de cet assignement de l’autre dans un commentaire et d’une passion amoureuse pouvant nourrir l’attention au moindre détail, et susciter cette compréhension psychologique aussi intime – ou plutôt interne – de la vie émotionnelle et sexuelle de Valérie dans l’interprétation du père : chacun des actes de sa fille, de ses façons de se conduire, lui donne « raison », à lui dont la pensée toute-puissante de comprendre prend pour Valérie figure de destin. Valérie est captée dans la dépression mélancolique et perverse du père, « séducteur-violeur » protégé dans le gel incestuel, une glaciation psychique, une momification du vivant de la réminiscence de la mémoire infantile. La fille est rejetée sur un mode régressif anal afin de tuer la cause d’un désir insupportable. Le père est l’analyste invisible incestueux de sa fille.
8Plus tard, elle rêvera d’un homme invisible lui laissant une empreinte sexuelle avec ses mains sur son corps, ses fesses, ses seins, ceci devant tout le monde. L’animation psychique passera, dans le cours de l’analyse, par la pénétration intériorisée d’une représentation rêvée d’un homme qui la prend, la tient, lui fait faire le grand écart, lever la jambe, accompagnant et ferme, puis l’embrassant d’un baiser doux, tendre et sensuel, la plaçant dans le rang, parmi les autres appartenant à un même groupe, symbolisant une tiercéité, d’âge, de sexe et de désir, désirée et désirante, fière et pudique. Le style des interprétations se modifiait, plus directes, moins allusives, moins ambiguës, moins analisantes et compréhensives, moins anorexogènes, rentrant dans la fonction onirique plutôt que d’entretenir sur un mode hypocondriaque. Les plaintes hypocondriaques trouvent alors transitoirement à se concrétiser avant de s’élaborer.
9Valérie Z. ne trouvait pas dans le télescopage de la filiation maternelle une arrière-mère, en double de la mère féminine, une filiation d’identité et narcissique, triangularisée. Le rapport au rêve – corps mort sans transitionnalité – n’est pas sans évoquer la structure dépressive archaïque d’un vide qui fait immédiatement percevoir la forme d’un traumatisme extrêmement précoce intervenu dans le lien à la mère. « L’organisation anorexique de ce vide est l’envahissement de la mère par l’arrière-mère », écrit Fédida dans Temps et négation, évoquant cette « figure de la mère frigide, incapable de constituer un espace de jeu entre elle et ses enfants », portant la question du rôle de l’enfant en miroir de la mère (G. Rosolato, in L’axe narcissique des dépressions ); et corrélativement sur la fonction dédoublante du Moi Idéal et des processus de clivage, et de constitution d’as if. Le vide pourrait être nommé le négatif de l’organe, pouvant être appelé pour tenter de le substantialiser, de se donner une représentation de l’absent, de l’objet interne, de soi; la maladie somatique, la plainte, la douleur, redonnent l’objet d’un corps à la dépression – anaclitique –, annulant la négativité. Cette dépressivité du vide pose la question du miroir de la reconnaissance de soi; Winnicott considérait la mère – son visage – comme miroir ne pouvant rien refléter, marqué par l’absence en lui de toute image, ne reflétant qu’une douleur énigmatique, inaccessible, chose à soigner mais aussi à constituer en objet inaltérable, seul représentant d’une présence de la mère, et se donnant ainsi lui-même pour objet ( Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant ), ou encore le vide comme hallucination négative d’une terreur.
10C’est bien à cette découverte et construction du vide comme espace « entre » que tentera de procéder chez l’analyste et la patiente une commune perception de l’intervalle nécessaire entre deux corps pour la parole et son écoute et qui peut s’avérer dans la problématique présente, si compliquée, lorsque les processus d’identification projective ont pris ainsi une valeur supplétive et se maintiennent de la seule instantanéité temporelle répétitive, sans historicité subjective. La dépression ne serait-elle donc pas, se définissant par une position économique qui concerne une organisation narcissique du vide, l’expérience vitale de la mort impossible ? Ceci lorsque l’absence de la mère n’est autre que la répétition omniprésente de l’arrière-mère dans la mère.
11L’écrasement psychique de la mère, la vacance du père, engendrant une filiation narcissique plutôt qu’instituée, et donc la forclusion d’une répétition de la transgression et aussi de la pensée, ont placé les deux sœurs en doubles vampiriques polymorphes, alternativement sur les modes de l’addiction boulimique ou négative. Valérie Z. a pu se débarrasser de l’idéalisation de l’analyste par l’angoisse. Se déprécier constitue une fixation, par la douleur, à l’objet dépressif narcissique ne pouvant se transformer en objet érotique. On lui « a rogné les griffes ». Elle était prisonnière du globe oculaire de son père qui la voyait partout et tout le temps, en double homosexué persécutif. L’angoisse mélancolique des parents, mal assurés dans leur identité, la met dans une position de parentification masquée, annulant toute différenciation dans un télescopage des générations, avec des parents cachés pendant la guerre, échappant à l’extermination, honteux et se sentant exclus alors de toute appartenance, happés dans une pathologie du conformisme, d’une modernité pantomimique. « Lorsque le deuil a renoncé à tout ce qui est perdu, il s’est également consumé lui-même », écrit Freud, et son activité est comme un auto-érotisme inversé, comme une auto-dévoration, une autophagie. Dans l’état amoureux, tout se passe comme si la mélancolie était impossible : complètement assujetti à l’objet, le moi semble garantir de la sorte son autoconservation. Il y est mis à la place de l’Idéal du Moi, substitution par captation.
12Valérie se sent monstrueuse de se défaire de ce père qui la harcèle mais ne laisse pas de traces, père informe dans les bras de qui tout le monde la pousse et qui a été la seule joie, la seule constance dans sa vie. Bela Grunberger dirait qu’elle a un Surmoi anti-œdipien terrifiant. D’ailleurs, la fidélité mimétique de l’analyste-disciple pourrait être une version du père pédophile : « ta vie m’appartiens ! »
13Pierre Fédida, dans Un organe psychique hypocondriaque, désigne l’intrication de la culpabilité inconsciente à l’« angoisse de dépendance ou d’annihilation par le transfert », ainsi que la « fonction économique de la souffrance » : « C’est l’existence psychique de la pensée qui est souffrance », mais grâce à laquelle la patiente « ne s’oublie jamais », le fonctionnement obsessionnel s’apparentant à la réaction thérapeutique négative, étant « une tentative pour se constituer un appareil psychique dans une « auto-théorisation de soi ». Fédida pose un « Surmoi sadique-anal, initialement de nature maternelle (mère dépressive obsessionnelle), mais devenu très tôt le père distant séducteur, représentant lui-même une image d’autarcie formée à sa propre impuissance sur la mère », « mixte parental archaïque », « équivalant alors à un « autre » constituant un objet transférentiel intra-psychique ». L’intégration du pénis anal paternel abîmé, peureux, n’a pu être conflictualisée. Le contre-investissement était insuffisant à contrer l’excitation, rendant le sujet trop dépendant de l’objet. Les deux temps du féminin ont été altérés, l’identification primaire à la féminité maternelle et l’identification génitale à la mère qui passe par le deuil de l’objet maternel. La pulsion ne trouve pas à se lier à une représentation d’objet suscitant un espoir de satisfaction se rapprochant de la douleur. La détresse remplace l’hallucination du désir; il y a une fixation à une douleur qui représente l’objet manquant insatisfaisant, le masochisme étant encore le reflet du refus de la séparation et du deuil de l’objet primaire idéalisé.
14Repoussant les contraintes du temps, du moi et de l’imaginaire, Valérie Z. n’entendait plus le battement de son cœur et même celui de ses paupières; plus tard, jamais elle n’aurait pensé que son corps possédait tant de voix, qu’être n’était pas être celle qui sait mais celle qui brûle de savoir, pas celle qui s’arrête mais celle qui marche, que la vérité n’était pas dans le but mais dans le chemin et ses entrecroisements, qu’être entière peut passer par se sentir folle, car c’est le déchirement de son être même qui rend folle. Valérie rêvera d’un homme à poils : un aspect de l’analyste sexué derrière l’homme sans fioritures, sans gadgets – qu’elle était jusque-là chargée d’animer et dont elle devait être l’éternelle infirmière. Alors, comment résoudre ses symptômes sans objectiver son effacement ? Comment nécessairement le penser en points psycho-pathologiques fondamentaux sans l’incarner en cette « fille sous influence » ?. Le mouvement en cette cure aura été : « D’une belle analyse » au Père Fiction !
15Madame Fink se réveille ce matin en criant : – « Je suis morte, je suis morte !». Son mari accourt, angoissé : – « Que se passe-t-il, Rachelé ?» – « Je suis morte !» – « Mais non, tu n’es pas morte, tu respires parfaitement !» – « Si, je te dis que je suis morte, je n’ai mal nulle part !».
16L’obsessionnalisation de l’objet chez l’hypocondriaque serait en homologie au souvenir-écran qui contient tout l’essentiel de la vie infantile, mais en l’absence du rêve qui est mémoire de l’infantile, ce temps de constitution du souvenir pour l’écriture du devenir.
17« Les rêves se souviennent », dit Freud, et c’est bien la raison pour laquelle l’hypocondriaque est fixé – immobile – sur un objet « actuel », comme est figé et rendu impossible tout travail d’après-coup dans son double déplacement d’une passivité de l’écoute vers une activité de reproduction, de l’expérience immédiate du transfert vers sa mémoire, figé le mouvement d’appropriation subjective du désir inconscient par les figures contingentes de l’histoire, l’histoire comme invention de l’être. L’hypocondriaque-analyste ne peut se défaire d’un trop de perception pour un dessaisissement qui ouvrirait sur une mémoire, ne pouvant lier les traces mnésiques en représentations langagières, l’acte de se souvenir étant essentiellement une opération de recensement par laquelle des formations psychiques, hétérogènes quant à leur rapport à la source pulsionnelle et à leur position dans la spatialité psychique, trouvent à s’articuler, ainsi bouleversé qu’au moment précis où il se souvient, « il devient autre ». Il n’y a pas en effet d’émergence authentiquement analytique du souvenir sans cette transformation concomitante du moi, et c’est parce qu’elle donne lieu à cette opération complexe que la levée de l’amnésie infantile reste la condition nécessaire et suffisante du progrès analytique.
18L’hypocondriaque évacue la dimension fantasmatique de la cure analytique à la faveur d’une survalorisation de la communication intersubjective qui ne pourra être rompue que par l’hallucination négative de la régression et du transfert. Cette survalorisation de l’intersubjectivité renforce la conscience mélancolique du déprimé. L’intériorisation de la mémoire du père mort ne peut se faire et participer d’une dimension primordiale de la subjectivité dépressive, tant est que la réanimation du vivant passe par cette réappropriation subjective de l’expérience fondamentale de la perte, de la séparation, et du deuil, et que c’est seulement le rêve dans le transfert, par la mise en mouvement et la réanimation de la vie psychique, qui ouvre à une perception interne de ce qui a été une « mort négligée », dont l’affect définit la mélancolisation. La parole du ressouvenir ne remonte-t-elle pas de ces rêves qui portent en eux la survivance ou les affects et les tonalités d’images qui font voir un geste, un visage; entendre une voix ? L’intériorisation de ces affects de rêve est, sans doute, ce processus qui met en œuvre la « sépulture du rêve ».
19Se souvenir, se plaindre, pourrait, par le rituel du culte privé que l’acte instaure, défier, dans le travail de deuil, les apparences de la mort. Sur le modèle du cannibalisme, le ressassement mélancolique du ressouvenir concerne une logique de la filiation et de l’identité, selon cette conservation paradoxale de l’auto-consumation ou de l’auto-dévoration. Il révèle le désir d’annuler ce qui sépare, ou distingue, en même temps qu’il fait apparaître, l’angoisse cannibalique d’être annihilé par la fascination exercée par l’objet. L’incorporation cannibalique correspond plutôt à la satisfaction imaginaire de l’angoisse de se nourrir de l’objet perdu, objet dont la perte a été en quelque sorte nécessaire pour qu’il reste vivant et présent dans sa réalité primitive hallucinatoirement conservée : une « simulation » – défensive – de la mort. L’endeuillé est brusquement rappelé, dans la mélancolie du souvenir ou l’insomnie hypocondriaque, à l’existence conservée de soi par la présence des pensées et des souvenirs qui, au nom de ce qui a été perdu, donnent poids à l’histoire personnelle et approfondissent la subjectivité.
20L’organe malade ne serait qu’empreinte inerte, à moins qu’un processus de dépressivité rende possible la constitution d’un reste diurne en tant qu’impression de vie avant le langage, condition d’une mise en « discours intérieur » du fantasme, de cette tension que les mots entretiennent avec le visuel.
Moïshe croise son ami Yankl : – « Comment tu vas mal ?»
22L’hypocondriaque souhaite-t-il que son médecin en revienne à la théorie des humeurs qui, à l’image de la vie, sans cesse se modifie, s’arrête puis s’écoule ? La positivité du transfert privilégie la compulsion de répétition, et entrave la régression dans la cure sous couvert d’évocation de l’inquiétante étrangeté du dit-transfert, et le passage par la réaction thérapeutique négative majore la fixation des pulsions sexuelles sur le moi, et alors la variante mélancolique du transfert confère au but pulsionnel les caractères de la haine (l’aller mieux risquant bien de déclencher une maladie mortelle). Freud écrit ainsi : « chez ces personnes, quelque chose s’oppose à la guérison, son approche est redoutée comme un danger. Chaque résolution partielle qui devrait avoir pour conséquence une amélioration ou une rémission temporaire des symptômes suscite chez elles un renforcement momentané de leur souffrance, elles vont plus mal pendant le traitement au lieu d’aller mieux ». La relation transférentielle négative prend la forme d’un investissement transférentiel hypocondriaque, l’agressivité et l’expression de la haine se focalisant sur la personne de l’analyste, évitant ainsi le retournement sur le moi ou en en étant à ce moment fécond, une variante; il n’intériorise pas la perte, l’objet est maintenu – à la différence du mélancolique chez lequel le moi est devenu l’objet a.
23La « solution hypocondriaque » est ainsi une alternative à la maladie permettant à la libido du moi de se placer non dans le moi lui-même, mais sur un organe, ou ce qui fonctionne comme organe dans la cure, l’espace du transfert, représentant du moi. Pour Pierre Fédida, si « la relique est ce qui, du mort, est conservée pour garantir, au nom de la réalité, qu’il ne reviendra pas », elle est aussi ce qui, dans sa visibilité, donne corps à l’envers du monde, à son invisibilité, à sa part cachée, soustraite à tout jamais, faisant jouer le rôle de la croyance dans l’immortalité de quelque chose contre l’anéantissement. L’incroyable et l’impuissance, que porte et nous apporte la plainte hypocondriaque, ont bien comme fonction de garder intactes, et la douleur et le lien à la douleur, celle-ci accompagnant éternellement, indéfectiblement, le deuil de l’objet aimé ou bien le deuil du souvenir lui-même.
24Masud Khan rapportant avoir posé la question toute winnicottienne à une patiente de ce qui l’avait poussé à « vouloir vraiment vivre » plutôt que « simplement exister », distingue le story de l’history; le détour par l’invention d’une histoire, d’un récit imaginaire, qui ainsi chercherait un accès à la douleur, ouvrirait alors la voie à l’history, à la constitution de l’énigme, la construction de la relation transférentielle y participant singulièrement.
25Selon Jean Laplanche, il s’agit d’un retournement de l’auto-érotisme sur l’auto-conservation qui consiste tant en une resensualisation de celle-ci que de viser à en engendrer la possibilité. Comme on le voit aussi dans les conduites addictives, c’est à la « substance » qu’est conférée « la capacité d’un véritable néo-psychisme » et ainsi d’une nouvelle identité générationnelle. La fonction des rêves traumatiques répétitifs nous fait admettre que le ressassement de la plainte hypocondriaque viserait transférentiellement à cette « transsubstantiation » de son corps par la production du corps miroir devant se faire pour elle peu à peu le corps mauvais de la souillure et de la saleté. L’auto-érotisme est à la fois défait et reconstitué comme tentative d’auto-guérison, dans le cadre de cette fonction de retournement du corps et d’invagination de son reflet dans la conscience, qui est pourtant l’opération majeure de la contrainte de pensée. La folie obsessionnelle du doute, qui éclaire en négatif la conviction hypocondriaque, ne vise-t-elle pas, notamment, à garantir contre la terreur d’une négligence qui équivaudrait à la perte de la mémoire immédiate du comportement et de la confiance aveugle dans les schèmes d’image de soi-même ? L’une des fonctions du ressassement répétitif du discours du patient dans la séance est d’imprimer chez l’analyste la projection d’une identité devant rester, de façon indélébile, en mémoire consciente. La pensée peut ainsi se traiter elle-même comme un organe hypocondriaque qui vaudrait pour corps nourricier avec lequel la pensée entretiendrait un rapport hallucinatoire de contact par frottement. L’hypocondrie conçoit l’appareil psychique obsessionnel comme une théorisation solipsiste de la toute-puissante pensée, compulsion engendrant, sous cette forme que Fédida a nommée cycle d’auto-érotisme négatif, le contact par isolation et par évitement des liaisons. L’excès de présence d’une personne et son attention intrusive ou inquiétante sont précisément des conditions favorables au développement de cette auto-référenciation de la pensée à elle-même – support de ses propres projections intrapsychiques.
26Avançons cette hypothèse que l’hypocondriaque métonymise un lieu d’hébergement psychique pour un deuil, ou un traumatisme qui n’a pu être éprouvé et trouvé de localisation topique pour l’élaborer. L’angoisse associée à l’ambivalence des pulsions érotiques-agressives à l’égard d’un autre, dont l’existence extérieure à l’intrapsychique est source d’une menace de dépersonnalisation de l’identité, n’est pas sans faire penser au Surmoi sadique-anal, initialement de nature maternelle (mère dépressive-obsessionnelle), mais devenu très tôt le père distant séducteur, représentant lui-même une image d’autarcie formée à sa propre impuissance sur la mère. La vision freudienne que le rêve est hypocondriaque dans sa nature propre rejoindrait ici l’idée de la puissante métaphoricité du psychique. L’hallucination négative, constitutive du transfert achoppe ici précisément sur l’incapacité d’absentisation de la personne en présence quasiment incorporée. Alors que le souvenir est donc cette pensée d’image conservant les traits d’une forme disparue et pouvant ainsi les dessiner sur une forme nouvelle, certains de nos patients affectés par le deuil d’un proche ne tentent-ils pas désespérément de mouler à l’identique par crainte d’une destruction, de perdre le pouvoir de garder intact ce qui est mort. L’obsessionnalisation des plaintes ritualisées hypocondriaques a exactement cette signification : « produire au moyen de gestes de la pensée un moulage du temps » afin que celui-ci ne soit ni générateur de destruction, ni lui-même destructible. Pierre Fédida a développé à propos de l’hypocondrie un certain nombre de considérations sur l’incidence de l’organe sur le psychique et sur le mot – au point que celui-ci devienne dans la schizophrénie l’organe lui-même.
27Dans L’hypocondrie du rêve, Fédida développe la théorie freudienne selon laquelle le rêve produit une connaissance du somatique plus « réelle » que celle à laquelle nous donne accès la conscience ». « Ce qui vient à réalité dans et par la « satisfaction hallucinatoire du désir » trouve son écran de projection au ras du corps, soit là où le somatique peut recouvrer tout son sens de lieu sans surface du désir ou encore d’érogénéité première. Toute modification du moi est en fait une altération et est attestée dans le rêve par la projection de la personnepropre du dormeur mise en scène se dissimulant à elle-même les traits qui permettent sa propre reconnaissance. L’état somatique caractéristique de cet égoïsme dans son sommeil devrait pouvoir faire du rêve la transparence des organes ou, dans le langage de celui-ci, la vue la plus juste sur leur état. Après tout, l’organe occupe la place d’un rêve dans cette insomnie du somatique. Une métapsychologie du rêve n’est-elle pas alors et avant tout la seule compréhension possible du somatique ?
Haïm rencontre Yitzkhak : – « En un mot, comment tu vas ? – Bien ! – Et en deux ? – Pas bien !»
29Tant l’hypocondrie, qui concernerait la mise en échec du rapport de la pensée au cadavre, tente de rappeler la mort et de l’étouffer dans le même temps, l’anime, l’inanime et l’objective, l’hypocondriaque fait en quelque sorte l’hypothèse d’un déni portant sur l’amnésie infantile, qui serait au fondement à la fois des angoisses de décompositon dont la passion d’un deuil le protègerait, d’un objet transférentiel intra-psychique idéalisé et monstrueux, et de formations néo-plastiques, ces doubles parthénogénétiques auto-cratiques confirmant la croyance inconsciente en l’immortalité reposant sur cette conservation de l’image de soi dans une transparence de celui-ci à la conscience, à l’image de certaines mères vis-à-vis du psychique de leur enfant.
30En effet, tandis que le ressouvenir découvre la perception du temps, la mémoire pourrait faire courir à la parole le risque de sa pure répétition, et en même temps de son impuissance et de ses effets d’épuisement, l’hypocondriaque luttant contre la puissante réminiscence d’un transfert dont il craint qu’il l’anéantisse par la violence qu’il porte :
« c’est (alors), comme l’écrivait Wladimir Granoff, la mémoire que l’on oublie. »
Deux amis discutent : – « À ton avis, existe-t-il une vie après la mort ?»; après un long silence de réflexion : – « Et à ton avis, existe-t-il une vie avant la mort ?» (Woody Allen).