Notes
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[1]
Voir mon livre Le délire des Négations, Paris, Editions de l’Association Lacanienne Internationale, 1993.
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[2]
Czermak M., Patronymies. Considérations cliniques sur les psychoses. Paris, Masson, 1998, p. 81.
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[3]
Lacan J., “D’une Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose”, in Ecrits, Paris, Editions du Seuil, 1966, p. 567.
1 Mon article voudrait se centrer sur ce qui se nommait, dans la clinique allemande, la douleur morale. Question qui mérite notre attention et qui nous permettra éventuellement de déplacer la problématique du Cotard.
2Récemment j’ai reçu un patient cotardien qui présentait un symptôme très particulier à l’intérieur de sa cotardisation. C’est un patient dont la première parole, en me rencontrant, était qu’il « n’avait pas de regard », ce que je n’ai jamais rencontré dans aucune des observations qui fondent la conception cotardienne chez aucun des cliniciens qui s’y sont intéressés. L’intérêt de cette rencontre tient à la manière dont elle commence avec cet embarras dans lequel il met son interlocuteur puisque le patient lui dit d’emblée : « je n’ai pas de regard ». Ce qui a amené l’entretien un peu plus loin, malgré l’impossibilité d’avoir avec ce patient « un dialogue », dialogue toujours presque impossible d’une certaine manière.
3Cette difficulté a été redoublée du fait que le patient n’est pas rentré dans la modalité de l’entretien, c’est-à-dire qu’il n’avait à rendre compte de quoi que ce soit. Mon impression était d’être le témoin d’un déploiement délirant qui se présentait d’une manière désintriquée chez lui. La question qui m’intéressait chez lui était qu’il ait commencé l’entretien par cette formule si curieuse : « je n’ai pas de regard ».
4Nous sommes déjà en face d’un phénomène clinique dont l’intérêt consiste, pour ce qui concerne l’histoire du syndrome et l’histoire de la classification dans la psychiatrie, dans le fait qu’il commence par la négation.
5Mais par la négation de quoi ? La négation d’un objet. Chez ce patient, c’est la négation d’un objet très particulier qui est le regard dont nous savons la fonction qu’il joue dans l’économie libidinale ordinaire. Ce patient m’a amené lui-même à faire une liaison inattendue, puisqu’à un certain moment il m’a dit sans aucun rapport apparent avec ce qui précédait : « vous ne pouvez pas comprendre ».
6Cette incompréhension fondamentale était bénéfique, puisque justement elle m’a délivré de cette paranoïa propre à la structure de la connaissance; lui-même m’ayant dédouané de cette obligation, je me suis laissé guider par ce qui était en vérité incompréhensible et qui faisait l’objet de mon intérêt. Après que je lui aie dit : « je suis sûr que je ne peux pas vous comprendre mais cela ne nous empêche pas de parler », il a pu continuer l’entretien qu’il menait lui-même si l’on peut dire. De toute façon, il était mené par quelque chose qu’il m’avait dit : « vous ne pouvez pas me comprendre parce que vous n’avez pas vu la mort ».
7C’est justement à partir de cette deuxième affirmation, qui évidemment n’était pas sans intérêt chez quelqu’un qui d’emblée s’est présenté comme « n’ayant pas de regard » mais comme « ayant vu la mort », qu’il a pu continuer l’entretien. Il l’avait vue à partir de quoi ? Il distinguait parfaitement ce double registre du voir et du regard, sur lequel Lacan a insisté et il m’a amené un autre phénomène qui est rare dans le Cotard tel que celui-ci l’avait établi : c’est parce qu’il avait vu la mort qu’il avait pu la dépasser. Il me dit qu’il était déjà mort mais chez lui cet énoncé acquiert une connotation paranoïaque, persécutive puisqu’il était mort d’avoir vu la mort que quelqu’un avait commise sur lui. C’était un meurtre.
8Effectivement, on peut se poser beaucoup de questions et j’aurais aimé les lui poser mais le patient ne s’y prêtait pas puisqu’il était déjà au-delà de la mort et donc de la vie. Il n’était plus dans la vie, ni dans la possibilité « d’échanges » avec un semblable.
9J’essaie de rétablir, à ma manière et comme je peux, la logique de l’organisation signifiante de l’entretien avec ce patient. Tout d’un coup il revient sur cette incompréhension dans laquelle j’étais par nécessité, en me disant encore : « vous ne pouvez pas comprendre ». Il a rajouté la raison selon lui de mon incompréhension : « parce que vous n’avez pas vu la mort ». Il a ajouté encore « parce que je suis le créateur d’une religion qui n’est pas celle que vous connaissez ».
10Bref, ce n’était vraiment pas possible de se comprendre. Des phénomènes très curieux chez lui, je ne sais pas comment, sont apparus dans ses associations. A un certain moment, il est revenu sur la question de ne pas avoir de regard mais en rajoutant qu’entre lui et moi il y avait quelqu’un d’autre.
11J’ai essayé de le questionner là-dessus, cela avait sûrement à voir avec un dédoublement autant d’un côté que de l’autre. Il n’a pas expliqué comment je me dédoublais, mais il m’a expliqué comment ça se passait pour lui : à l’intérieur de sa cage thoracique, il y avait un personnage qui sortait et qui était un criminel, chose qui n’était pas très agréable à entendre, surtout en cabinet privé.
12Les modalités constitutives du délire chez ce patient ne correspondent pas à ce que Cotard avait conçu à l’époque, car ce délire des négations était un délire propre à la mélancolie. Pour lui, ces malades étaient des mélancoliques. Il est évident qu’à l’époque de Cotard, dans la clinique française, la paranoïa n’existait pas encore, la schizophrénie non plus. On considérait même les formes persécutives, puisque la tonalité était triste, comme des formes mélancoliques; le délire de persécution de Lassègue était lui-même considéré comme un délire de la mélancolie puisqu’il était partiel et que la tonalité affective était la tristesse.
13Ce syndrome, tel que Cotard l’a établi, se définissait par la forme de l’énoncé qui était négatif : « je n’ai pas de…», avec cette spécificité qui marquait selon lui l’évolution délirante du patient mélancolique parce que la négation concernait d’abord des objets corporels; c’est pourquoi au début il l’appelait délire hypocondriaque [1].
14Il est intéressant de souligner que les négations hypocondriaques – mais de ce corps cotardien, quel est son statut ? – concernaient des objets du corps, en particulier, le tractus digestif, qui va de la bouche à l’anus.
15Il s’agit de patients qui disent : « je n’ai pas de bouche, je n’ai pas d’anus, je n’ai pas d’estomac ». Mais je n’avais jamais rencontré quelqu’un qui aurait dit : « je n’ai pas de regard ». J’avais intitulé une intervention que j’avais faite à l’époque : « je n’ai pas d’oui(e)», laissant entendre que dans le délire de négations, il n’y a pas d’oui, il n’y a pas d’affirmation. Encore que Marcel Czermak considère – c’est un débat intéressant – que c’est un délire d’affirmation [2].
16C’est un point de débat important sur la doctrine freudienne de la Bejahung, de l’affirmation originaire. Il me semble qu’il l’affirme parce qu’il l’articule à la problématique de l’objet. De ce point de vue, on peut à juste titre parler de délire d’affirmation, mais du point de vue de la position du sujet qui est le biais que je veux essayer de développer un peu plus, la question consiste à pouvoir repérer que chez ce « sujet » ce qui manque c’est l’affirmation, l’affirmation freudienne et donc la négation elle-même, telle que Freud l’élabore dans son écrit sur la Verneinung.
17Le délire des négations de Cotard a une évolution curieuse qui commence par la négation qu’il appelle hypocondriaque et qui concerne ce trajet de l’oralité à l’analité, parcours de l’objet. Négation qui d’ailleurs mettait en danger la vie du patient.
18Il y a cette première modalité du délire des négations qui concerne le corps, disons-le comme cela. Nous pouvons faire une remarque encore : la négation porte sur des organes. De quelles façons devons-nous entendre ces organes ? Devons-nous les entendre du point de vue des organes matériels sur lesquels justement semble porter cette négation ?
19Cette négation témoigne-t-elle déjà de ce qui s’annoncera d’une manière crue et dramatique dans ce qu’on appellera la mort du sujet, à entendre comme Lacan l’énonce ? Comment fonctionne cette négation dans le délire ? Nous pouvons dire qu’elle commence à fonctionner sur ce qu’on appelle organes. Organes de quoi ? Nous pouvons essayer d’aller un peu plus loin et supposer que ce sont les organes de la langue. Quels sont ces organes linguistiques sur lesquels porterait la négation ? Et quel type de négation ?
20Je voudrais examiner un deuxième point qui regarde un autre moment dans l’évolution du délire. Cotard l’appelle d’un terme emprunté à son maître Charcot. Cotard tenait quelque chose qui faisait partie de la profession médicale de l’époque, une position éthique qui maintenant a été profondément modifiée par la technique. Mais nous avons toute une série de médecins de l’époque – Falret, Séglas, Magnan qui avaient la passion de l’entretien, c’est-à-dire de ce qui était inouï jusqu’alors.
21Cotard repère un phénomène qu’il nomme de la manière dont son maître l’avait nommé : la perte de la vision mentale. Il va en faire un tableau et c’est cela qui est très intéressant chez ce clinicien. Il reprend les enseignements de ses maîtres et il en fait autre chose. Il approfondit les questions non posées. Il donne ainsi un témoignage clinique sur la perte de la vision mentale qui est le suivant : ce sont des patients qui se plaignent de ce que les objets les plus familiers : la ville où ils vivaient, la maison où ils sont nés, le visage de leurs parents, l’amour de leurs enfants etc., tout cela commence à se dissoudre. Ils n’ont plus la possibilité de se souvenir des images attachées à ces liens.
22Ils ne disposent plus de souvenir des images liées à des liens familiers, des liens originaires. Ce manque de sentiment, cette anesthésie affective, comme on l’appellera par la suite, est la source – voilà le point qui me semble crucial – de ce syndrome sur lequel j’essaierai de faire quelques réflexions quant au désinvestissement de tout ce qui a été constitutif d’un sujet, de ses liens fondamentaux. Cette perte, cette anesthésie affective est la source d’une douleur dont le patient ne trouve ni la cause ni la justification. Cette douleur est nommée par Griesinger douleur morale; elle fait le socle, le foyer, le terrain essentiels du syndrome tel que Cotard l’a établi dans la mélancolie anxieuse en phase chronique; c’en est l’élément fondamental. J’y reviendrai parce qu’il me semble qu’on peut, à partir de cet élément fondamental, ouvrir des pistes de travail. J’évoquerai encore un autre élément de cette perte de la vision mentale qui relève d’un exemple que j’avais eu l’occasion de découvrir, en examinant les documents de cette époque; j’étais tombé par hasard sur un article de Séglas qu’il avait intitulé le « mutisme mélancolique ». Il raconte une histoire inouïe, incompréhensible et probablement impossible actuellement. Dans son service, il y avait une vieille patiente mélancolique qui était là depuis longtemps. Son symptôme principal était qu’elle ne parlait plus depuis très longtemps. Cela avait attiré son attention mais aussi sa passion. Il allait voir cette patiente quatre ou cinq fois par jour, parce qu’il voulait savoir pourquoi elle ne parlait pas. Il ne tenait pas compte de cette insistance qui était gênante même pour la patiente. Cela ne constituait pas un obstacle pour lui mais ce n’était pas non plus de la violence. C’était une autre dimension. La patiente, à un certain moment, signifie sa gêne et il lui dit : « si vous ne voulez pas me parler – parce qu’il ne savait plus comment y parvenir – écrivez ». Et effectivement elle a écrit : « si je ne vous parle pas, c’est parce que j’ai perdu le sens des mots ».
23Un aveu étrange et déroutant. En fait, elle avait perdu la signification des mots, ce qui me semble une illustration très emblématique de la psychose. Mais pourquoi l’avait-elle perdue ? Que pouvons-nous dire de la perte de la signification des mots, alors que nous pensons que nous connaissons la signification des mots. Pouvons-nous vraiment soutenir cette affirmation et au nom de quoi ?
24Nous avons le sentiment que nous connaissons la signification des mots mais en vérité, la connaissons-nous ?
25Je poursuis sur un troisième moment, selon Cotard. Il établissait ainsi des moments successifs, ordonnés d’évolution délirante où la négation ne porte plus sur les objets chers, ni non plus sur la signification des mots comme la malade de Séglas, mais sur le sujet lui-même. C’est-à-dire que dans l’évolution délirante, le patient affirme qu’il est mort. Négation de la vie, de la vie du sujet, mais cette négation qui porte sur ce qui serait un sujet, elle lui permet paradoxalement de continuer à vous parler. C’est un mort vivant.
26Cette expérience d’avoir affaire à des morts vivants, est une expérience qui n’est pas seulement cotardienne. Nous avons souvent l’impression d’avoir à faire à des morts vivants dans d’autres formes de clinique, et non seulement dans la clinique individuelle des patients que nous recevons : ils sont là mais ils sont déjà morts. On peut les amener à savoir pourquoi ils font comme s’ils étaient déjà morts et peut-être qu’ils ont des raisons très précises de se défendre ainsi contre la vie.
27Le fait est que chez les cotardiens, c’est déjà fait une fois pour toutes. Ce n’est pas qu’ils sont à moitié morts. Ils ne sont pas dans le compromis. Ils ne le peuvent pas. Ce n’est pas une question de volonté. Mais le fait que le sujet s’affirme comme déjà mort est une question clinique qui me semble ne pas être spécifique à la clinique de Cotard. Nous avons aussi affaire à des formes d’organisation sociale où le sujet est pratiquement déjà mort. En plus, il ne semble pas en être mécontent; il demande que sa vie soit organisée comme s’il était déjà mort. Comme s’il n’y avait pas à rendre témoignage du fait qu’il était un sujet et qu’il soutenait son existence à partir de cette position effectivement difficile qui est celle du sujet de l’inconscient; un sujet qui désire et qui ne veut pas, qui dit des choses complètement incohérentes alors que ce n’est pas ce qu’il aurait souhaité.
28Quel est le type d’organisation de la vie, quel est le type de relation au semblable qui prédomine dans notre culture ?
29Cotard peut nous inviter à réfléchir sur ce point et à l’articuler autrement qu’on ne le fait d’habitude. Nous pouvons essayer de déplacer la manière dont les questions sont posées à partir des enseignements que ce tableau nous révèle.
30Nous pouvons dire, sans exagérer, que nous assistons dans ce syndrome à une progression envahissante, nécessaire, de la force de destruction, de l’annihilation, de l’annulation qui commence par : « je n’ai pas de bouche, je n’ai pas d’estomac, je n’ai pas de cœur » et qui envahit l’existence du sujet. Dès ce moment, il disparaît de la circulation, et puisque ce délire dans son évolution ne s’arrête pas, à un certain moment, rien n’existe plus pour le sujet, ni le monde extérieur, ni les autres. C’est un processus qui suit une logique imparable.
31Je voudrais essayer de reprendre deux questions : d’abord celle de la douleur morale que j’ai évoquée en parlant de la perte de la vision mentale. Cette question de la douleur morale témoigne d’une sorte de contradiction puisque d’un côté les cliniciens soulignent qu’il y a désaffectivité, « anesthésie affective » comme ils l’appelaient, et de l’autre côté il y a la douleur morale. C’est la traduction donnée au mot Schmerz de Griesinger. On l’a traduit douleur morale. C’est un mot très fort. C’est quelque chose de très radical. C’est un désarroi profond. C’est un thème que j’avais essayé d’évoquer à partir d’une autre perspective. Ce concept de Schmerz me semble très important pour la clinique actuelle de la soi disant dépression.
32Griesinger, qui était psychiatre, avait une conception de la maladie mentale tout à fait organique et pourtant il choisit ce concept pour nommer cette douleur incompréhensible et qui n’a rien à voir avec ce que nous pouvons éprouver de la douleur. Cela fait d’ailleurs notre perplexité. Il y a en même temps anesthésie et douleur morale. Pour ma part, je pense que Griesinger s’est inspiré de la théologie luthérienne. La Schmerz dans la pensée luthérienne est un signifiant qui exprime la position de la créature vis-à-vis de son créateur. L’humiliation d’être créature, la souillure qu’elle représente, les malheurs dont elle est frappée dans son existence, du fait qu’elle s’est trouvée à l’écart de son créateur de par sa position fautive, d’emblée et définitivement. Ce concept, qui a des connotations religieuses si radicales, spécifie la position du sujet luthérien. Je crois que ce n’est pas un hasard si Griesinger l’a employé.
33Pourquoi cette question de la douleur morale m’intéresse-t-elle ? Parce qu’elle permet de nous séparer de la conception de la mélancolie comme trouble de l’humeur. Cela n’a rien à voir avec la tristesse. C’est autre chose dans la mesure où c’est l’absence de tout sentiment qui est la source de cette douleur. Il est évident que nous entendons le signifiant douleur comme les névrosés l’entendent, nous ne pouvons pas l’entendre autrement. C’est-à-dire comme une affectation, comme une souffrance, comme un affect, alors que c’est justement le témoignage que le sujet a été privé de tout affect, qu’il ne peut plus être affecté. Cette non-affectation du sujet, il nous faut l’entendre de manière cohérente avec l’ensemble du tableau, c’est-à-dire comme le fait que quelqu’un n’est pas affecté par le signifiant. C’est justement parce que ce n’est plus un sujet du signifiant que cette douleur est le témoignage de cette carence de la frappe signifiante qui constitue le sujet. Je passe à un autre point pour terminer et permettre un échange sur les questions que nous pouvons nous poser autrement que comme Cotard les posait, mais c’est grâce à lui que nous pouvons nous les poser, grâce à la rigueur de ses observations et à son courage. La question de la douleur morale comme témoignage de ce que le sujet est déjà mort, n’est plus affecté par le signifiant.
34Lacan a été accusé entre autres choses de ne pas avoir été sensible aux affects, de ne pas s’y être intéressé. Or si quelqu’un s’y est intéressé c’est bien lui mais en donnant à cette clinique sa dimension inconsciente et sans réduire les affects à cette sorte de sentiment intime ou moins intime du sujet.
35C’est surtout dans le séminaire sur l’Angoisse qu’il nous dit que, s’il y a un affect, c’est bien l’angoisse et que le destin de tout affect porté à son extrême est de devenir angoisse. C’est pourquoi Lacan, même s’il ne cite pas Freud là-dessus, affirme qu’il n’y a qu’un seul affect véritable, l’angoisse. Dans quel sens ? Il ne le dit pas ainsi; il dit que l’angoisse est le seul affect qui ne trompe pas. Il ne dit pas qu’il dise la vérité. « L’angoisse est le seul affect qui ne trompe pas ». Est-ce parce que qu’il ne trompe pas qu’il dit la vérité ? C’est encore une question.
36La douleur morale chez le cotardien s’accompagne toujours d’une angoisse très particulière qui est une angoisse que nous ne pouvons pas véritablement connaître. Cette angoisse dont les cliniciens post-freudiens ont beaucoup parlé et spécialement Mélanie Klein. Elle avait beaucoup insisté sur cette angoisse d’anéantissement, de morcellement. Ce que nous appelons angoisse chez les psychotiques, nous l’appelons comme cela mais à quoi cela correspond-il ?
37Je crois que c’est ce mot de douleur morale qui rend compte de la complexité de la situation de celui qui est déjà en train de disparaître de la circulation. Nous pourrions entendre la douleur morale du pré-cotardien, c’est-à-dire de celui qui est en train de passer de l’autre côté de la barrière tout en vivant d’une certaine manière, comme ce qui, en même temps, prépare, annonce la logique préliminaire à la mort du sujet. Elle va de pair avec cette expérience qu’ils appellent angoisse, mais une angoisse tout à fait particulière. Cette expérience de la douleur morale qui est accompagnée de cette inquiétude, de cette angoisse, n’est-elle pas le moment de franchissement de ce seuil où le sujet quitte le monde des vivants ?
38Je voudrais terminer par la question de la mort du sujet qui me semble constituer l’intérêt majeur de ce syndrome, puisqu’il témoigne d’une manière si magistrale à qui se laisse enseigner, du fait que le sujet est déjà mort. Mais de quelle mort et de quel sujet s’agit-il ?
39Je voudrais seulement rappeler que ce terme de « mort du sujet » est un énoncé de Lacan. Il ne l’a utilisé qu’une seule fois et il a considéré ce phénomène de la mort du sujet qu’il a ensuite appelé autrement, comme un phénomène fondamental de la psychose.
40Que pouvons-nous faire avec quelqu’un qui se trouve à un tel carrefour ? Lacan a employé ce terme dans la « question préliminaire ». Dans un moment tout à fait singulier, quand il examine l’expérience dans laquelle Schreber apprend dans un journal qu’il était déjà mort. On sait combien Schreber s’était opposé à l’idée « qu’il serait beau d’être une femme en train de subir l’accouplement ». C’est le moment de bascule qui va opérer la transition entre le rejet, le refus de la position à laquelle il était invité. C’est là, dit Lacan, « le vrai ressort du renversement de la position d’indignation » à l’acceptation de cette position, à condition que ce soit un compromis raisonnable, comme l’appellera Freud.
41C’est-à-dire que c’est loin d’être un compromis fou : il est tout à fait raisonnable et cette position qu’il considérait comme une position de « laissé-pour-compte », d’objet méprisable, était quand même la position de « devenir la femme de Dieu ». Lacan dit que cette mort du sujet est le vrai ressort qui permet le renversement d’une position à une autre. Comment se produit cette mort du sujet chez Shreber ? Lacan écrit « c’est du moins l’événement que les voix, toujours renseignées aux bonnes sources toujours égales à elles-mêmes dans leur service d’information lui firent connaître après-coup avec sa date et le nom du journal dans lequel il était passé à la rubrique nécrologique » [3].
42La manière dont Lacan articule ce phénomène est très intéressante puisque c’est un phénomène d’écriture, que le sujet va lire et il va lire non pas qu’il est mort mais qu’il est passé dans la rubrique nécrologique. C’est-à-dire que nous sommes entre deux rubriques. On pourrait aussi l’entendre comme cela. Je me suis dit : est-ce que Lacan dans cette écriture qui est la sienne si précise et si suggestive, ne nous apprend pas que le sujet c’est une écriture ? Mais une écriture de quelle rubrique ?
43Lacan ne parle qu’une seule fois de la mort du sujet juste au moment où il écrit le sujet S sans barre. Mais dès le moment où il va écrire le sujet barré $, il ne parlera plus de la mort du sujet. Pourquoi ? Est-ce parce qu’il est déjà mort du fait de la barre ? Est-ce que l’expression mort du sujet, qui comme telle, disparaît de la théorie dès que l’écriture du sujet va subir une transformation, dès qu’il va être frappé par la barre, nous pouvons la lire à partir de la définition du sujet en tant que représenté par un signifiant auprès d’un autre signifiant ? C’est-à-dire que finalement un sujet c’est cet espace entre S1 et S2, où il témoigne de temps en temps, parfois, de son existence, mais par quoi ? Par ce que Lacan nous a appris à partir des formations de l’inconscient. Autrement dit, par des écritures. Des lettres qui se présentent d’une manière incompréhensible, insensée, absurde, contradictoire etc. Ne pouvons-nous pas dire que cette question de la mort du sujet, c’est une opération de la structure elle-même ? Le sujet, en tant que frappé par le signifiant, on l’invite à la boucler.
44Si nous tirons quelques enseignements de la manière dont se présente la question de la mort du sujet chez le psychotique, chez le cotardien, cette mort du sujet apparaît sous la forme de la négation.
45En quoi le cotardien mélancolique serait-il différent du paranoïaque, où la mort du sujet est aussi annoncée ? Dans le cas du cotardien mélancolique, ce qui me semble une question que nous pouvons nous poser concernant cette expérience de la mort du sujet comme phénomène élémentaire de la psychose, c’est que chez lui ça se manifeste par la négation. Mais quel type de négation ? Puisque ce que nous savons de la négation, à partir de l’enseignement freudien, c’est que la négation c’est justement la marque de la suspension du refoulement.
46Le refoulement ne disparaît pas, comme le dit Freud, mais il y a une suspension, c’est-à-dire la possibilité de reconnaître qu’il y a du refoulé sans pour autant dire : c’est ça. C’est-à-dire qu’il n’y aurait d’autres possibilités de reconnaissance des formations de l’inconscient que par la négation. Le moi ne peut pas dire oui au je. Le moi ne peut dire que non au je. Il y aurait aussi cette manière d’articuler la chose entre cette dialectique oppositionnelle entre le moi et ce que nous appelons dans la doctrine freudienne et lacanienne surtout, parce que c’est Lacan qui a établi cette différence fondamentale entre moi et je, le moi ne peut dire que non à l’inconscient. C’est aussi une manière de rappeler comment pour Lacan le moi était paranoïaque.
47C’est donc un type de négation qui n’est pas du tout celle dont parle Freud. Elle ne suppose aucune affirmation. Ce n’est donc pas la négation de la Verneinung freudienne, qui suppose le oui fondamental sans quoi il n’y a pas d'ex-sistence. On a dit oui à la vie. Par la suite, on dira non très souvent, mais enfin on a dit oui, on a été d’accord pour que cela existe, alors que dans la psychose, c’est parce qu’il n’y a pas eu cette Bejahung originaire que la négation apparaît dans son statut réel, c’est-à-dire comme réel, comme ce qui dit non.
Notes
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[1]
Voir mon livre Le délire des Négations, Paris, Editions de l’Association Lacanienne Internationale, 1993.
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Czermak M., Patronymies. Considérations cliniques sur les psychoses. Paris, Masson, 1998, p. 81.
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Lacan J., “D’une Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose”, in Ecrits, Paris, Editions du Seuil, 1966, p. 567.