Couverture de CPSY_038

Article de revue

La transmission sexuelle du VIH, figure de la transgression ?

Interview Marie-Claire Célérier

Pages 93 à 107

1Au moment où se produit la première condamnation d’un homme qui n’avait pas informé les partenaires hétérosexuelles qu’il a contaminées, qu’il était porteur du virus du sida (VIH), ce qui signe l’ingérence de la loi dans les pratiques sexuelles privées librement consenties entre adultes, nous aimerions que tu nous fasses part de ton expérience à ce sujet. Une réflexion sur la non-prévention nous semble s’intégrer aux questions soulevées dans le numéro de notre Revue consacré aux Transgressions : Qu’en est-il de la transmission potentielle, « volontaire » du virus du sida, du fait d’un refus de la prévention de ce risque ? Comme tu le vois, en présentant les choses ainsi, j’adopte le langage commun sur la prévention. Mais les propos des patients t’en donnent une tout autre vision.

2Je voudrais d’abord survoler rapidement les grandes questions de la prévention. Ce que j’entends de la non prévention est multiple, mais ce qui est souvent évoqué est une contradiction entre la volonté consciente et l’agi. La prévention nécessite d’admettre la réalité de l’épidémie et de prendre en compte cette réalité lors de la relation sexuelle. Est-il possible de se dire « celui ou celle que je désire peut-être marqué de cette fragilité humaine et donc marqué par une sexualité passée », lors de l’émergence du désir et de la mise en acte de la relation ? Est-il possible d’intégrer à ce moment-là le passé de l’autre et le risque VIH, c’est-à-dire de vivre un rappel de la jalousie et de la castration ? Le « Soyez des adultes responsables et gérez votre sexualité » que demande la prévention répond en fait à une censure de ce qui se joue dans la sexualité et à une idéologie où la raison suffirait à modifier le comportement. L’injonction publique de prévention qui est assimilée à un bien et, a contrario, l’absence de prévention tenue pour critiquable, répréhensible, voire criminelle, pousse en plus beaucoup à une position de défi pour s’opposer à l’injonction de maîtrise. Ceci implique que l’incontournable question du désir ne saurait être réglée par des discours médico-éducatifs ou moralisateurs.

3C’est dans ce contexte que se pose la question de la recommandation et de l’usage du préservatif. Comme me disait un patient :

4

« Enfin je peux parler des difficultés pour moi de la prévention sans me sentir dévalorisé. Je vous disais que le préservatif avait craqué, parce que je ne me sentais pas autorisé à dire autre chose, en fait le préservatif n’avait pas craqué. »

5Pour beaucoup, la pose du préservatif réduit tout à coup la sexualité à du pur organique avec toutes les incidences sur la « débandade » :

6

« Madame, (…) Depuis que les médias nous avertissent des dangers du sida, on nous explique qu’il suffit (c’est si simple) de mettre un préservatif pour barrer la route à la propagation du virus. Simple puisqu’aucun des médias, aucune radio, aucune télé, aucun journal, n’évoque une quelconque difficulté à mettre ce fameux préservatif. Et ainsi, il n’est pas pour moi, puisque pour moi c’est justement compliqué. D’abord physiquement : je n’arrive pas à le mettre. Je n’arrive pas à dérouler l’anneau de caoutchouc; ça se coince, ça se bloque, il faut tirer par ci… pour finalement avoir une perte d’érection. Il ne reste plus qu’un petit tas de caoutchouc au bout…; grotesque. Je n’ai plus envie, je le retire et tout est à recommencer. Au mieux, c’est un sketch à la Coluche. Mais avec le temps et la répétition, ça ne fait plus rire. (…) Tenez, la dernière fois, une nouvelle amie (celle bien sûr avec qui je vais tenter de faire ma vie) m’a demandé, elle, de se protéger en utilisant des préservatifs. J’en ai usé sept sans arriver à quoi que ce soit. Alors après quelques heures de sommeil, au matin, au réveil, l’air de rien, nous avons réussi à faire l’amour – sans préservatif. »

7Le préservatif est souvent impossible à utiliser par les éjaculateurs précoces et inefficace dans certaines pratiques, par exemple il est soluble dans les corps gras que beaucoup utilisent encore pour favoriser les pénétrations anales. Parmi les médecins qui connaissent bien la transcriptase inverse du virus, certains ignorent encore les limites de son efficacité, comme ils méconnaissent l’augmentation du risque de contamination quand existe une infection locale génitale …ou gingivale ? Cette méconnaissance n’a-t-elle pas un lien avec une crainte chez eux de cautionner des pratiques sexuelles ?

8La question de la non contamination est une question difficile chez les patients traités, parce que, parfois, le fait d’avoir une charge virale équivalente à zéro est vécu comme une assurance de n’être plus contaminant, alors que les études montrent que le virus peut s’accumuler dans le sperme même avec une charge virale indétectable, sa quantité étant variable dans la journée.

9Dans ce que tu rapportes de la vie sexuelle des patients, émergent des « moments à risque » de non prévention. Peux-tu nous en dire plus ?

10Dans les couples hétérosexuels, quand une relation affective s’installe, il y a très souvent abandon du préservatif après quelques jours d’utilisation. Car il s’établit une « confiance » de l’un en l’autre. Quand aucun des deux ne s’est fait faire de test et a eu plusieurs relations précédentes sans préservatifs, le couple peut vivre sur l’ignorance de la séropositivité. Beaucoup refusent de se faire faire un test pour ne pas se confronter au traumatisme de cette représentation, sentant que ça briserait leur narcissisme vital et peut-être la relation.

11C’est tout le problème de l’imaginaire autour de cette épidémie. Il n’y a pas de vérité en médecine, puisque l’image de la séropositivité et de l’épidémie est très variable selon les individus, les connaissances et les cultures. Ainsi, en Afrique plus particulièrement, mais aussi dans beaucoup d’autres pays, l’annonce d’une séropositivité isole tout à fait la personne. Et l’une des grandes causes évoquées dans la non-informa-tion du partenaire, c’est la peur du rejet, quand ce n’est pas celle de laisser connaître l’existence d’une sexualité avec un autre partenaire ou d’une bisexualité.

12J’entends aussi beaucoup de personnes hétérosexuelles stables dans leur couple, mais qui, au moment d’une difficulté de ce couple, vont chercher dans une autre relation éphémère et sans préservatif une ré-érotisation de leur couple.

13Je suis toujours frappée par le terme de « maladie honteuse ». A mon avis, en plus de culpabilité, lorsque la sexualité aboutit à une atteinte organique, il s’agit de réduction à de l’organique du désir et du rapport à l’autre. Notre corps est à la fois organique et érogène. Quand la sexualité laisse une trace dans l’organique, elle peut se réduire à de l’organique et c’est cela qui est honteux. Le préservatif renvoie à la chair, non pas la chair du poète, mais la chair animale. Le corps érogène est renvoyé au corps anatomique et le préservatif devient un représentant de l’animalité en nous.

14Beaucoup expriment que leur impossibilité de prévention vient de l’impossibilité d’imaginer chez l’autre ou en eux-mêmes une possible atteinte. Les mots employés très souvent à ce moment-là sont sida et mort. Ce qui bloque la prévention, c’est la représentation de la mort lors de la sexualité. L’idée de la mort dans la sexualité peut être fantasmée, mais pas concrétisée. Et là, le fantasme jouxte la réalité. Certaines personnes séropositives, qui ne ressentent rien corporellement de cette atteinte, ont parfois besoin de se prouver dans les rapports sexuels qu’elles ne sont pas contaminantes, car cela leur est insupportable.

15Ailleurs, l’angoisse de castration prédomine. Quand un couple hétérosexuel utilise un préservatif comme contraceptif, le préservatif représente la puissance, puissance procréatrice de l’un et de l’autre à laquelle il est renoncé momentanément, mais qui est en même temps affirmée. Quand un couple hétérosexuel utilise un préservatif pour lutter contre l’épidémie, le préservatif représente la possible atteinte par le VIH et la castration que cela symbolise. C’est un imaginaire de la castration qui va amener un rejet du préservatif.

16Se pose aussi la question de l’identification à l’agresseur, en particulier lorsque l’annonce de la séropositivité a surpris le sujet parce que le dépistage avait été fait à son insu de façon inopinée et non préparée. Souvent c’est là que pendant quelques mois, il ne prévient pas ses partenaires. « J’ai eu très peu de relations. J’ai été contaminé, c’est injuste, donc je ne préviens pas mon partenaire. »

17Je voudrais poser à ce propos la question du secret médical. Il est évident qu’il s’agit plus d’un secret relationnel que médical, puisque en cas de tuberculose nous sommes tenus de prévenir les partenaires. Un moment particulièrement difficile pour moi, c’est quand je vois un bébé séropositif contaminé par sa mère et que je suis tenue au secret médical. Dire au père que son enfant est atteint est une rupture de secret médical vis-à-vis de la mère et ne pas lui dire, c’est l’exclure d’un savoir sur son enfant… entre autres.

18Le préservatif représente aussi une séparation avec l’autre. Cela en facilite l’utilisation pour certains et pour d’autres, ça la rend inadmissible.

19Et que dire aussi de la culpabilité ? Cette épidémie représente pour beaucoup la culpabilité sexuelle; et un des grands problèmes est que le fantasme de culpabilité y est dans une grande proximité avec la réalité possible de l’atteinte. Ce qui va être agi dans la non prévention peut être le fantasme de punition ou une érotisation du risque sollicité au niveau du fantasme dans sa coïncidence avec la réalité.

20Les fantasmes de toute-puissance psychique sont aussi souvent évoqués : « je ne risque rien, parce que je suis fort psychiquement et je ne somatise pas. » Ce fantasme de toute-puissance du psychique sur le somatique coïncide bien avec le mot immunité, un « je suis immunisé » et un discours sur immunité et psychisme devenant support de la non prévention. Dévaloriser la complexité de la prévention renvoie les personnes atteintes, en particulier celles atteintes récemment, à leur faille, à leur faute. Leur dire que la prévention est facile, que chaque individu est responsable, est une formidable blessure narcissique pour elles. Certaines, sans doute, n’ont d’autre solution pour garder une estime d’elles-mêmes que de déplacer sur les autres, par exemple les politiques ou les médecins, la blessure, et donc la responsabilité de l’atteinte. Pour les partenaires des séropositifs, il existe souvent une idée de réparation de l’autre dans la sexualité ou d’identification à l’autre atteint. Souvent aussi lors d’une dépression, d’un deuil d’un amant ou d’une amante décédée du sida, il y a un moment de non prévention.

21Que dire enfin de cette expression « sexualité sans risque » ? Aucune rencontre avec l’autre dans la sexualité n’est sans risque. Et c’est bien sûr la confrontation à ce risque-là que les psychiatres, psychologues et psychanalystes entendent dans le secret de la consultation : l’opposition entre désir conscient et commande du désir. Le désir ne se choisit pas, c’est lui qui nous fait choisir.

22Tu t’es beaucoup investie auprès de patients homosexuels atteints par le VIH à l’hôpital où tu les suis dans un service de médecine générale très orienté vers la prise en charge de malades du sida. Tu es intervenue aussi dès 1987 dans son Centre de dépistage anonyme et gratuit. Et, par le biais de ta participation aux associations créées au début de l’épidémie, tu as rencontré beaucoup d’autres homosexuels, séropositifs ou séronégatifs, et eu l’occasion d’en avoir un certain nombre en analyse. Tu en connais bien la vie psychique. Venons en donc à ce que tu peux entendre dans le secret de la rencontre avec eux.

23La première difficulté a été pour moi d’accepter d’être mise en position de voyeur et de dépasser en partie cette position pour permettre aux patients d’élaborer « la rationalité de leur apparente irrationalité ». A l’évidence, c’est parce que profondément je respecte cette complexité humaine qu’ils ont pu investir aussi une réflexion sur leur non prévention. La question qui me frappait était, d’une façon générale, la censure de la réflexion sur la non prévention. J’ai donc décidé, au bout de quelques années, de proposer aux consultants, en face à face à l’hôpital, d’associer sur certains éléments de leur discours à propos de leurs relations sexuelles. Il s’agissait la plupart du temps d’homosexuels séropositifs ou séronégatifs, tout à fait au courant des risques de contamination, qui m’expliquaient qu’ils ne comprenaient pas pourquoi ils n’utilisaient pas de préservatifs. Ce qui m’a d’emblée frappée, c’est la rapidité de leur découverte de certaines raisons de leur non prévention. Ils la traduisaient sans doute pour moi dans un vocabulaire qui n’est pas tout à fait le leur. Je pense cependant que la coïncidence entre pratiques homosexuelles et contamination peut être aussi une stimulation à la recherche psychique.

24Il est sûr que je me suis sentie parfois prisonnière et mise dans une position de voyeur, ce que je ne voulais pas vivre; mais je crois que c’est inhérent au fait de faire parler de sexualité en face à face; certains utilisent cette position, d’autres pas. Tous m’ont dit que c’était la première fois qu’ils avaient l’occasion de réfléchir au pourquoi de leur non prévention, et en découvraient tous des motifs. Ce qu’ils découvraient très vite d’essentiel, c’est d’abord cette censure de la réflexion… alors que certains d’entre eux s’occupent de prévention dans des associations où ils se mettent en position de maître de l’autre – ce que tout le monde fait – comme l’expriment les termes d’organismes qui « font de la prévention ».

25J’évoquerai d’abord ce qui est dit des rencontres anonymes dans les boîtes gay.

26La première chose qu’ils disent tous vivre, c’est une addiction sexuelle : avoir des relations sexuelles est une nécessité qu’ils décrivent comme addictive. Pulsionnelle, addictive, ce sont leurs termes.

27

« Un besoin quasi obsessionnel de consommer. Pas une envie subite, comme celle d’une belle fille ou d’un garçon. C’est n’importe qui, qui n’a pas forcément un nom, un visage. Comme si on était de la chair. Même si on est en couple, il y a une petite cloche qui sonne et on y va. On échange rarement des mots avec ces gens-là.
On ne dit même pas comment on s’appelle. Si on commence à parler, à dire, ne serait-ce que son prénom, c’est comme une sorte d’engagement et ça, on n’en veut pas. C’est une frénésie de sexe. Même s’il y a du dégoût, on y va quand même. Quand on vit en couple une relation fusionnelle, on sait qu’elle est vouée à l’échec et on a besoin malgré tout de séduire, de se rassurer.
C’est le terrible sort des gays qui sont finis à vingt-cinq ans. »

28Le grand thème qu’ils vont découvrir c’est que l’autre dans la relation sexuelle n’est pas un autre, mais une projection de soi-même. Et l’on n’agit pas une prévention avec soi-même. Beaucoup associent cette sexualité, qui consciemment au début est une recherche de l’autre, à une masturbation, avec toute la question de l’autre en tant qu’eux-mêmes se masturbant, et toutes les associations sur la masturbation.

29Mais je vais résumer les éléments plus inattendus qui mènent à cette découverte, éléments variables pour chacun. C’est d’abord le statut du regard de l’autre, le statut du sexe de l’autre qui est en fait leur propre sexe, et la nécessité du sperme pour une réassurance de leur identité.

30Dans les lieux de drague, ce qu’ils spécifient bien et qu’ils découvrent en parlant, c’est que, même si consciemment ils vont draguer pour rencontrer l’autre, ils vont se rencontrer eux-mêmes à travers l’autre – ce que l’on peut appeler narcissisme secondaire dans certaines théories. Ce qui se passe dans les backrooms est assez spécifique et différent de la drague dans les autres lieux, parce que là, il y a un interdit absolument impératif, celui de la parole. Beaucoup m’ont dit que s’ils parlaient, ils devaient partir. Dans ces lieux, ce qu’ils décrivent est la possibilité de perdre les limites entre l’autre et eux, et de se reconstituer. Plusieurs ont associé sur une auto-création à ce moment-là qui leur permet, comme me disait l’un cette semaine, « de choisir sa propre création plutôt qu’être issu de ses parents » ou une élation « y a plus de limites. Tout est là pour moi. C’est total. Une création complète. Je suis total ». C’est cela que j’appelle « Gaia dans les backrooms ».

31Le fait que l’autre dans la relation sexuelle ne soit pas un autre, mais une projection de soi-même est une constante de leur découverte, constante qui prend plusieurs aspects :
Ce qu’ils vont chercher d’abord, c’est le regard. Quand je les fais associer sur le regard, il s’agit d’un regard qui les construit, qui les unifie et qui leur évoque en premier chef le regard de la mère. Mais rapidement, ils associent également sur le fait que ce regard, c’est aussi le risque d’être absorbé ou détruit. Dans ce regard qui les constitue, il y a en même temps le risque d’être absorbé par l’autre. Et à ce moment, il leur faut absolument le sexe de l’autre qui remplacerait le leur en danger d’être absorbé. C’est-à-dire qu’ils vont chercher à la fois le regard et le sexe de l’autre comme complétude d’identité personnelle.

32

« Quand je me sens vide, je vais draguer. Le foutre me remplit, me crée. C’est le vide et le plein. Le sexe, ça comble le vide sur le moment, c’est très fort. C’est ce vide qui prime… Avec le regard et le sexe, je me sens être… complet… Comme si je ne l’étais pas. Et là, oui, je suis sûr de moi. »

33Pour certains, la deuxième chose qu’ils vont chercher, c’est donc le sperme. Le sperme comme une preuve de leur masculinité, qui – aussi toujours dans leurs associations en face à face – évoque le manque de père, la fragilité de l’identification masculine et l’absence de leur propre père comme séparant de leur mère. Ce sperme nécessaire, que ce soit le leur ou celui de l’autre, est toujours un sperme qui affirme leur masculinité, et non pas un sperme qui pourrait être porteur du virus, puisque l’acte réactualise un manque interne qui va être là transitoirement réparé. C’est la masculinité qui a manqué en leur père et en eux-mêmes non reconnus par leur père – leur père non contaminé – qu’ils vont chercher. Un patient assimilait ainsi son besoin de sperme à un désir du père :

34

« qu’il désire que j’existe, que je vive; qu’il me donne une image mentale qui se concrétise… qui est fausse;
mais c’est comme ça. C’est une métaphore redoutable quand ça s’écrit ainsi profondément, qu’on ne peut pas le gérer. »

35Dans les entretiens, je leur propose de laisser venir leurs pensées à propos de la non prévention et, c’est vrai, je leur demande « le sperme ou le regard, qu’est-ce que ça vous évoque ? » Les réponses viennent en deux, trois entretiens et ils sortent de ces entretiens, tout à fait étonnés, comme je le suis, de ce qu’ils disent. Leurs pensées à propos du statut de l’autre sont donc là, à fleur de pensée, et ils ne leur avaient jamais permis d’advenir. Là encore, ça pose la question de la censure. Il s’agit d’une simple réflexion, l’élaboration ne serait le fait que d’un travail analytique, cependant, même en entretiens en face à face, la coïncidence entre sexualité et contamination possible donne un autre poids au statut de leur parole. La question identitaire revient à travers leur quête du regard et du sexe de l’autre. Ils vont chercher une réassurance pour leur fragilité narcissique. Ils ne le disent pas comme ça, ils disent une réassurance de leur force interne. Mais, dès qu’il y a eu relation, il faut recommencer la relation avec quelqu’un d’autre, parfois cinq, six fois de suite, pour être sûr d’avoir sa propre identité.

36Ce qui frappe dans la sexualité de drague, c’est si l’on peut dire la haine du phallus. Ce qui permet au sujet de se considérer marqué par le manque est absent. Ce qu’ils expriment est une recherche répétitive du regard, du désir de l’autre, comme réassurance de leur propre pénis. Il s’agit littéralement d’un besoin de pénis et non d’un désir de désir : dans cette sexualité en miroir, ils demandent à la réalité anatomique du sexe de démentir la castration.

37La question du sadomasochisme : beaucoup décrivent l’irruption d’une relation sado-maso après la découverte de la séropositivité. Dans ces cas-là, il s’agit souvent, dans leurs associations très rapides là encore, de transformer l’horreur en jouissance. C’est dit facilement en face à face. La relation sado-maso pose la question du sang. Je sais peu de choses de la relation sado-maso parce que je me sens mal quand je fais associer en face à face sur ce sujet; souvent j’arrête les associations. Cependant, en analyse, j’ai pu entendre le passage à des relations sado-masochistes après l’annonce de la séropositivité. Ils sortent alors de la confusion pénis phallus et la relation à l’autre sort du miroir. On passe du double dans la sexualité à l’altérité du même : par identification au masochisme ou au sadisme de l’autre, l’autre peut devenir sujet.

38Ceux qui viennent en analyse découvrent souvent une relation primitive symbiotique avec leur mère qui, pour eux, ne tolérait même pas de se séparer d’eux, et ne tolérait pas leur propre autonomie. Relation symbiotique très mortifère à la mère, qu’ils tentent de répéter dans une relation sans limite avec l’autre et donc sans préservatif, avec une rencontre nécessairement éphémère car destructrice. Ce qui me frappe aussi dans les backrooms, c’est parfois la double attitude active et passive où toutes les positions les renvoient à une position masculine et féminine sans limite et donc à eux-mêmes sans possibilité de préservatifs.

39Quelles sont les répercussions des entretiens à l’hôpital où beaucoup découvrent qu’ils ne vont pas rencontrer un autre mais eux-mêmes, et qu’on ne peut pas faire de prévention avec soi-même ? Le sachant, certains me disent qu’ils peuvent parfois utiliser un préservatif par la suite. Peut-être veulent-ils me rassurer ! Je voudrais insister sur la surprise que j’ai eue de la facilité d’élaboration en face à face à l’hôpital sur ce qui se vit dans les boîtes gay. Il est sûr que cette évocation permet au moins à certains de savoir que la prévention est difficile et liée à tout autre chose que la rationalité consciente.

40Je n’ai pas entendu exprimer devant moi ce qui se passe chez le barebacker où prédomine le défi. Le phénomène dit de relaps (il est à noter que le terme officiellement employé dans les milieux gay à propos de la non prévention est un terme que nous omettrons d’analyser tout en notant son caractère religieux) ou de barebacking pose toute la question : accepter la soumission à l’injonction de prévention ou lui opposer la revendication contraire de se confronter au risque et de ne reconnaître pour seule loi que celle de son désir.

41Je rappelle que j’ai proposé de parler à des gens qui étaient parfaitement au courant des risques et avaient besoin de réfléchir à leur non prévention. Certains me disent que, quand dans une boîte gay, ils voient quelqu’un faire de la prévention, des homos de AIDES par exemple, ils jettent leur préservatif. Je pense que ce qui leur a permis d’y réfléchir avec moi, c’est ma reconnaissance de la complexité de cette non prévention, à la limite comme spécifique de notre humanité, et non pas comme « faute ».

42Je suis allée parler de ce que j’entendais des patients dans des groupes qui s’occupent de prévention et dont la plupart sont homosexuels. Ce qui était émouvant, était que beaucoup m’ont dit reconnaître rapidement comme une pratique personnelle ce que je disais – ce qui est quand même une interprétation sauvage pour eux, c’est aussi pour ça que j’hésitais à l’écrire – mais en même temps, ils me disaient qu’ils ne pourraient pas le dire publiquement, parce qu’il fallait rester dans la rationalité consciente. L’idéal revendiqué actuellement est en effet : un adulte responsable, gérant sa sexualité et maîtrisant ses pulsions.

43J’ai entendu beaucoup de psychiatres et psychanalystes dire que la non prévention était liée à la pulsion de mort ou à la dépression. C’est sûrement parfois vrai. Mais je veux insister sur le fait que je suis un peu étonnée, alors que nous sommes confrontés en permanence à l’énigme du désir dans nos pratiques, de la non-élaboration de la non-prévention dans le discours de la plupart des psychiatres et psychanalystes.

44Quand j’ai entendu de jeunes hommes parler de viols collectifs, avec une ignorance totale du statut de sujet de la jeune fille, j’ai perçu que la femme était aussi réifiée. Dans ce que j’entends de plus en plus en consultation, il ne s’agit pas du tout à mon avis de sado-masochisme. L’autre devient une chose, une machine à jouir, elle est annulée comme personne. La machine ne peut être atteinte par le VIH, c’est-à-dire ni le transmettre ni le recevoir, il n’y a pas de prévention possible.

45Quelle est ta place transférentielle par rapport à l’interdit de parler et de penser que les homosexuels vivent dans leurs rencontres ? Tu es une psy qui n’est manifestement pas naïve par rapport à ce qu’ils vivent, et en plus tu es une femme qui leur demande de parler.

46Je suis une femme, et de mon âge justement. Je ne sais pas qui je suis pour eux. Ils cherchent, peut-être parfois, en moi un regard fasciné et complice. Parfois, ils veulent aussi sans doute se soulager d’une culpabilité ou se présenter comme coupables aux yeux d’un tiers. Parfois, ils expriment un désir de savoir, certes. Mais ils veulent souvent, à mon avis, lier différemment pulsion de vie et pulsion de mort en parlant sexualité et risque de contamination, sortir de la causalité sexuelle pour replacer la coïncidence sexualité/mort. Mais surtout, ils découvrent parfois leur désir de « non savoir ».

47L’interdit de parler existe dans les backrooms, pas forcément dans les lieux de sexualité addictive. Il existe aussi des boîtes gay où se pose une question très importante par rapport à la contamination quand l’architecture, un mur avec des trous où un homme tend les fesses d’un côté et un autre l’enfile de l’autre, coïncide avec une facilité de contamination. Là, le but est que l’autre ne soit absolument pas vu.

48Quant à moi et à mon contre-transfert, il est évident que j’ai besoin de théoriser pour me protéger de la violence qu’ils expriment.

49En dehors de cette question de la prévention, ta fréquentation des homosexuels contaminés/contaminants, t’a-t-elle amenée à modifier ta conception de l’homosexualité masculine ?

50Il y a, à mon avis, « des » homosexualités. Les personnes homosexuelles avec lesquelles j’ai travaillé en psychanalyse étaient le plus souvent des patients séropositifs et la coïncidence mortalité possible par la sexualité et homosexualité était une pousse à la réflexion certainement très particulier. Je pense que c’est pour cela qu’ils ont pu, en analyse, élaborer l’origine de leur homosexualité. Très souvent, j’étais face à ce que j’appelle « des enfants Jésus ». Ils retrouvaient un fantasme, ce fantasme-là : être né de leur mère sans relation sexuelle avec le père ou, en tous cas, sans le sens de cette relation. Ils retrouvaient le souvenir où ils avaient découvert un jour à leur grande surprise que leur père avait un lien avec leur mère. Mais pourquoi tant de détresse ? Pourquoi ne pouvaient-ils pas le supporter ? Je ne le sais pas. Soit ils trouvaient qu’ils étaient auparavant la prunelle des yeux de leur mère, soit ils s’imaginaient que celle-ci les avait abandonnés. De toute façon, ils ont dévalorisé ce père, qu’il soit un père réellement dévalorisé ou dévalorisé aux yeux de la mère, ou qu’ils imaginaient dévalorisé par la mère. Lorsqu’ils retrouvent quelque chose de cet ordre en analyse à un moment donné, c’est très particulier parce que cela a à voir, à mon avis, avec l’origine même de leur sexualité, parfois sadomaso, mais en tout cas très souvent avec l’origine de leur sexualité addictive et aussi la notion qu’ils sont les rois de la sexualité. Comme je l’ai déjà dit, dans une relation sexuelle addictive, l’autre n’est pas un autre, mais un soi-même, et l’on ne peut pas faire de prévention avec soi-même. Dans leurs relations sexuelles actuelles, il s’avérait qu’ils redoutaient une relation vécue comme destructrice en écho à un autre type de relation à une mère beaucoup plus intériorisée, une mère orale ou anale. Ce qui était frappant était la nécessité du jeu comme de la répétition dans leur sexualité. Et il existe le plus souvent une peur fondamentale, presque identitaire, de perdre la maîtrise avec une nécessité de contrôler l’autre. Mais, au-delà, il y a presque toujours un profond vécu dépressif. Cependant la violence de cette épidémie, les deuils si fréquents étaient aussi leur quotidien. Il y a aussi un fantasme chez certains homos d’équivalent virus/procréation. Certains disent qu’ils se rendent compte qu’ils vont chercher dans la contamination possible de l’autre un enfantement, un équivalent symbolique de l’enfantement, de la procréation en l’autre, ou de la procréation venant de l’autre. Le virus comme signifié du gène : il rentre dans le gène, le virus.

51Ce qu’ils découvrent, et que j’ai découvert grâce à eux, c’est le « désir de non savoir ». Je m’explique et écoutons l’un d’entre eux :

52

« J’avais une relation avec ma mère de complicité absolue. Un jour, alors qu’elle dénigrait toujours mon père, j’ai découvert qu’elle couchait avec lui. Une vraie putain… – Silence assez long – Il y avait un problème de logique. Je me suis senti exclu, abandonné. J’avais cinq-six ans et je n’étais plus rien. Rien n’était vrai, c’était trop dur. Tout ça ne voulait rien dire. C’est l’âge de mes premiers émois homosexuels. Je suis devenu un expert, un bon coup. Toujours avec des inconnus. Je suis un expert en érotisme…
C’est pour cela... Silence. C’est pour cela que je ne veux pas penser. Penser autre chose sur le sexe, le sida, la prévention. Si je vois un mec en boîte qui m’oblige à parler, mais c’est rare, je fuis. »

53Ce qui m’est donc apparu progressivement chez les homosexuels que j’entends en psychanalyse, c’est que la découverte de « l’abandon » maternel, du fait que l’enfant n’était pas tout pour sa mère, qu’elle désirait ailleurs, qu’une partie d’elle était exclue, a été une découverte acceptée douloureusement, certes structurante, mais sans sens, « sans logique ». C’est le désaveu même du sens de la différence des sexes et donc du rapport au manque.

54Mais ce désaveu a aussi entraîné une double nécessité, avoir toujours un savoir sur l’érotisme, et annuler par là même la question du manque et de la castration. La mettre répétitivement en scène, ou plutôt en acte dans la répétition de l’acte sexuel, anonyme, castrant et réparant ainsi l’autre et soi-même, ce qui m’a fait comprendre le pourquoi de la non-réflexion sur la non-prévention chez certains homosexuels.

55Ce qui m’apparaît maintenant, c’est que beaucoup de patients en consultation dans les années 1990 parlaient de leur non prévention. Et petit à petit on a vu apparaître le discours politiquement correct, c’est-à-dire une impossibilité narcissique de parler publiquement de sa non prévention, sauf dans le défi. Mais l’élaboration que j’ai proposée à l’hôpital, en reconnaissant la complexité de la non-prévention, a permis aux personnes de parler, parce qu’elles n’étaient pas immédiatement dévalorisées.

56La question est maintenant posée aux psychanalystes : D’où vient leur frilosité à s’interroger sur la non-prévention, étant donné leur familiarité avec la question des liens entre les pratiques sexuelles et la structuration psychique inconsciente ?


Mots-clés éditeurs : Transgression, Homosexualité, Prévention du sida

Mise en ligne 01/04/2008

https://doi.org/10.3917/cpsy.038.0093
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.83

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions