1Si la notion de transgression nous est familière, sa définition en revanche est plus incertaine, sauf à la cantonner dans un champ psychopathologique étroit. (On pense dans ce cas à la perversion) Nous avons souhaité l’interroger, dans une perspective élargie qui inclut champ individuel et social, et questionne la norme : il est en effet patent que les sociétés témoignent de transformations reflétant un rapport évolutif aux normes. Mais d’autre part, il semblait nécessaire de préciser ce qu’on peut aujourd’hui subsumer sous cette notion, tant l’actualité sociale et politique nous invite à en constater la troublante permanence, comme l’extension. Les barbaries n’ont-elles pas apporté la preuve de la fragilité en l’homme des interdits les plus élémentaires ?
2Pour le commun, la signification de la transgression paraît univoque, il s’agit toujours d’outrepasser une loi ou un ordre. Une autre acception valorise le franchissement de la limite, et quand ce n’est pas celle du cadre social, c’est qu’il est question d’un dispositif interne qui fait jouer la distinction de soi et de l’autre dans un trouble identitaire. La crise d’adolescence en est une figure paradigmatique.
3C’est autant la définition de la transgression qui nous intéresse que l’étendue de son déploiement dans le monde actuel.
4Nous avons étudié avec curiosité, non sans perplexité ou inquiétude ce qu’aujourd’hui, on pourrait qualifier de tel. Notre monde donne raison au pessimisme de Freud quand il dit dans “Malaise dans la culture”, en 1930 : « La question décisive pour le destin de l’espèce humaine me semble être de savoir si et dans quelle mesure son développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement ». L’accent mis par Freud sur l’agressivité et sa liaison plus ou moins aboutie avec les pulsions de vie est la toile de fond de notre réflexion. Quelle que soit la manière d’aborder le thème de la transgression, on se trouve en dernier ressort face à la question de la mort, mort réelle ou symbolique, risque d’anomie ou perte des repères. Comment construire la vie quand la destruction guette, qui répond à un instinct profond de l’homme ?
5Les lois, dans leur corpus comme dans leur principe, posent des interdits et organisent les modes relationnels, individuels et collectifs. « Le prix à payer pour le progrès de la culture est une perte de bonheur, de par l’élévation du sentiment de culpabilité », énonce encore Freud. C’est bien dans la négation ou le déni de la culpabilité que la transgression, qui est acte plutôt que pensée, trouve à s’exercer.
6Du reste, si la transgression est présente dans tous les articles, abordant pourtant des thèmes très différents, on remarquera l’absence éloquente des expressions de culpabilité directe : en effet, quand la transgression règne, elle courtcircuite ou fait taire la souffrance morale, le remords. Elle se donne une justification parfois par un contexte, notamment lors de la guerre quand les interdits sociaux habituels sont explicitement levés, quand la consigne est de tuer l’ennemi. Alors la loi morale n’a plus cours. Les débordements et la barbarie auxquels on a assisté au cours du dernier siècle ont rendu nécessaire l’instauration d’une justice internationale et des déclarations de principe sur les droits fondamentaux des êtres humains. Tentative désespérée de mettre une limite légale à une violence déchaînée. C’est désigner la perplexité et l’horreur que la capacité de destructivité de l’homme ont fait surgir dans l’après coup, au point qu’il apparaisse comme indispensable d’établir une déclaration des droits inaliénables de l’individu.
7Une autre perspective sur la question est envisagée, quand on met l’accent sur l’idée de limite. Elle concerne plus les actes individuels que collectifs. La transgression réalise alors un franchissement de l’interdit. Ce point de vue privilégie le mouvement dynamique de la pulsion, il ne s’inscrit pas dans la méconnaissance du désir mais dans la recherche du plaisir. La satisfaction libidinale y trouve son compte. L’interdit œdipien l’organise et fonctionne comme un universel. C’est la conception la plus usuelle de la notion.
8Le désir se heurte à un interdit externe ou interne. L’interdit est connu et non respecté ou refusé. Car la loi peut être méconnue mais elle n’est pas ignorée, et c’est en acte qu’elle est contournée ou abolie, quand il s’agit de transgression. La pensée seule ne suffirait pas à la produire comme telle. On sait la puissance des vœux de mort ou des vœux incestueux, il y faut ajouter la toute-puissance de la pensée pour croire à l’efficace de leur réalisation. Le théâtre grec classique, quand il met en scène parricide, matricide, infanticide et inceste nous donne à voir nos vœux réalisés, mais c’est par le détour de la représentation.
9La loi, même si elle est le produit d’une situation historique donnée, est faite par l’homme, elle définit un mouvement, un projet, elle anticipe sur le futur. Elle vient en réponse à la violence qui est en l’homme, elle s’efforce d’y mettre de la raison. Platon enseignait que le dialogue, le discours, est à la fois le surgissement de la violence (quand deux individus discutent, ils sont en lutte) et le moyen de la dépasser.
10La loi ne met pas seulement un terme au régime du « bon plaisir », elle affranchit de la soumission à une volonté humaine extérieure en assurant l’impersonnalité de l’autorité. Le principe de la loi, c’est de s’adresser à l’anonymat de la nature humaine.
11« Toute loi inclut en elle les préceptes d’une morale sociale. On chercherait en vain de telles certitudes dans nos sociétés qui se font un dogme du changement et pour qui c’est péché que de ne pas vivre à l’heure de demain. » dit Georges Burdeau. La loi est variable dans ses contenus, les législations changent d’une société à l’autre, d’une époque à l’autre. Mais elle reste intangible dans son principe. C’est ce qui permet notamment de repérer comment des déviations s’organisent en s’y référant et en la contestant. Les manifestations peuvent être différentes mais leur ressort reste celui du détournement.
12A cet égard, le rapport du pervers à la Loi est significatif, qui la provoque et la défie, tout en s’assurant qu’un tiers est là qui la lui rappelle : c’est par son intermédiaire qu’il peut se faire éventuellement soutien d’une loi qui n’est pas intériorisée en s’articulant à la différence des sexes et à l’interdit de l’inceste. Il faut y ajouter la différence des générations qui en est une conséquence incontournable. La question de la perversion comme structure est ouverte par la psychanalyse. Freud privilégie la perspective génétique en mettant l’accent sur la primauté de la génitalité avec la synthèse des pulsions partielles. Cette interprétation peut aboutir à une vision normalisante et moralisatrice de l’homme. C’est du moins le parti que prendront certains des détracteurs de Freud. Mais elle a l’avantage d’éclairer la relation intime de l’homme avec les injonctions surmoïques, en précisant que la constitution du surmoi comme instance intérieure stable fait suite au désinvestissement libidinal des figures parentales pour les remplacer par des identifications. Ces dernières sont garantes du sentiment d’identité. Identité individuelle inséparable de l’identité collective, l’homme appartient à un monde étroitement défini par son histoire, sa culture : nul ne peut se reconnaître lui-même en dehors de la définition d’une appartenance.
13Ce numéro ne s’est pas construit à partir d’une préconception, nous avons fait le choix de recueillir des témoignages et des réflexions en provenance d’horizons divers. Ainsi, un développement voit le jour qui part du plus individuel pour aller à l’universel en l’homme.
14Le débat actuellement ouvert à propos de l’homoparenta-lité articule les champs de l’individuel et du social, et engage la discussion sur ce qui règle les relations de filiation. Question cruciale à l’aube de la fabrication des enfants en éprouvettes ! Les nouveaux désordres amoureux, avec l’amplification des addictions sexuelles, sont-ils ou non à mettre au compte des pratiques perverses ? Ne témoignent-ils pas d’une impasse développementale, parfois surmontable ?
15Autre figure transgressive, celle de la contamination parfois délibérée par le VIH, qui nous interpelle dans notre dénégation du risque encouru par refus de la prévention.
16La violence habituelle, celle des faits divers, dit de l’humain les faillites de son organisation interne, la carence des représentations qui conduit à privilégier la décharge faute d’un appui sur un monde fantasmatique. Ce singulier éclaire le plus général.
17Plus lointain certes mais sujet brûlant, la violence, les guerres qui se déroulent à nos portes et qui mettent en péril les valeurs partagées : le Cambodge, le Moyen Orient, la Bosnie, etc…
18La transgression, quand elle atteint l’humanité de l’homme, produit de la déliaison psychique en créant des zones psychiques traumatiques, trous ou enclaves dans le tissu des représentations. Certains auteurs tentent d’en mesurer l’ampleur et de réfléchir aux solutions humanisantes. Leur témoignage est inestimable.