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Article de revue

« Petit... il est tout petit... » : regards croisés sur l'extrême prématuré

Pages 33 à 45

Notes

  • [1]
    Est considéré comme extrême prématuré, tout bébé né à un âge gestationnel inférieur à 28 semaines d’aménorrhée. Si au cours des trois dernières décennies, les avancées médicales ont permis de reculer spectaculairement le seuil de viabilité du prématuré, quelques équipes de maternité et de réanimation reviennent maintenant sur ces limites, au regard du taux important de mortalité néonatale et du risque majeur de séquelles neurologiques. De fait, le terme de 25 semaines apparaît actuellement pour certains comme le seuil acceptable pour entreprendre une réanimation.
  • [2]
    « Même s’il n’y en avait qu’un, même s’il était tout petit, grand comme un pouce, je serais bien contente. Nous l’aimerions quand même de tout notre cœur. » Il arriva alors que la femme tomba malade. Au bout de sept mois, un enfant naquit, fort bien conformé, mais pas plus grand que le pouce. Alors, les parents dirent : « Il est comme nous l’avions souhaité; il faut que nous l’aimions ». Ils le nommèrent Tom Pouce. » Grimm J. et W., (1812), «  Tom pouce », in Contes merveilleux, Gründ, 1963, p. 74.
  • [3]
    Thomas L.-V., (1980), Le cadavre, de la biologie à l’anthropologie, Coll. de la science, Éditions Complexe, p. 84-85.
  • [4]
    Freud S., (1905), La sexualité infantile, in Trois essais sur la théorie sexuelle, Folio-Essais, Gallimard, 1987, p. 128.
  • [5]
    Freud S., (1908), Les théories sexuelles infantiles, in La vie sexuelle, Bibliothèque de psychanalyse, P.U.F., 1997, p. 22.
  • [6]
    Soulé M., (1978), Les souhaits de mort en pédiatrie du nouveau-né, in Mère mortifère, mère meurtrière, mère mortifiée, ESF, p. 68.
« Et imaginez leur confusion alors, lorsqu’elles se trouvent en face d’un bébé qu’elles ont mis au monde selon ce qu’on leur dit;
pourtant elles ne peuvent pas complètement y croire.
Il est seulement à demi humain, seulement à demi vivant, seulement à demi complet, ou seulement à demi sain. [...] En tous cas, ce n’est pas « il » ou « elle » mais ÇA. »
D.W. W INNICOTT, Note sur la relation mère-fœtus, 1966.

1« On voit rien... On voit rien... Au début elle ressemblait à rien... À personne... »

2Penchée sur la couveuse qui fait vivre son enfant, dans le vêtement consacré pour pénétrer dans l’unité de réanimation néonatale, Mme B. évoque les impressions des premiers jours devant sa «trop petite» fille. Cela fait presque trois mois que Célia est née. Au terme de vingt-cinq semaines de grossesse, à peine plus de cinq mois, et pour un poids de six cent trente grammes.

3« Ça n’a pas de forme... C’est pas un bébé, c’est pas une personne... C’est comme... un animal... », se souvient-elle, employant un présent qui actualise curieusement ses paroles.

4Après de nombreuses semaines d’hospitalisation, Mme B. se dit toujours «choquée» par l’aspect de sa fille qui reste pour elle étrange, étrangère, en tous points décevante.

5Parfois pourtant, elle peut dire en regardant attentivement Célia dans sa couveuse : «Les joues commencent à pousser, le front aussi... Ça commence à revenir...», et on entend bien alors comment quelque chose d’une humanité perdue fait furtivement retour, l’enfant des rêves défiguré par cette naissance trop précoce resurgissant dans le regard de la mère.

6La mise au monde très prématurée de l’enfant fait affleurer brutalement l’inattendu, l’impensé et réalise avec force une percée dans le monde psychique de la mère, du père aussi. Volent alors en éclat toutes les attentes des parents, cet assemblage inédit d’anticipations et d’images comblantes autour du bébé à venir, en butée contre un réel pour lequel aucune préparation n’a été possible.

7Cette expérience hors-norme s’engage sous le signe de déprivations multiples, tant du côté du bébé que de celui des parents. C’est la construction du tout-premier lien au nouveau-né qui est bouleversée, l’élan des parents vers l’enfant, le dialogue spontané engageant la sensibilité et la sensorialité des deux partenaires étant entravés par ce contexte d’hospitalisation.

8Entre parents et bébé réanimé, les échanges par le toucher sont mis en défaut.

9Maintenu en vie par un environnement ultra-technicisé, le nouveau-né apparaît d’emblée comme quasi-intouchable pour les parents, sauf autorisation et mode d’emploi donnés par les soignants. Certes, l’expérience renouvelée du « peau à peau » que favorisent les infirmières, procure à l’enfant comme à la mère un plaisir et un apaisement précieux; on ne saurait cependant parler de réel portage, le bébé étant seulement appliqué et maintenu sur le corps de la mère.

10Retranché des échanges habituels, immobile et yeux clos dans sa couveuse transparente, le grand prématuré est avant tout donné à voir.

11Du contact d’œil à œil, de ce jeu de miroir essentiel et au fondement de la relation entre les deux partenaires, il ne peut être non plus question dans les premiers temps : le regard des parents porté sur leur enfant reste unilatéral et ne devient que très tardivement mutuel.

12Ce dispositif particulier évoque une scène projective, une expérience de «still face» inversée.

13Mme B. se rappelle de l’apparence de Célia dans les premiers temps : «On pouvait voir comme dans un miroir», dit-elle, expliquant que la peau des jambes et des pieds du bébé était si transparente qu’elle en dévoilait le contenu. Cette confusion entre transparence et reflet donne à penser le corps de l’enfant et sa peau comme une surface projective, où se révèlent et se réfléchissent les souffrances conjointes de l’enfant et de sa mère.

14Face à l’enfant qu’ils voient parfois pour la première fois, et qu’on leur désigne comme le leur, les parents hésitent, perplexes et comme médusés par cette vision irréelle. Ils finissent invariablement par murmurer : «Petit, il est petit... tout petit...».

15«Petit». Comme si cet adjectif si banal venait faire barrage au débordement possible d’un imaginaire inquiétant, figeant toute pensée, toute parole autour de cette expérience paradoxale.

16Ce n’est souvent que dans l’après-coup de cette rencontre, même à quelques jours de là, que les parents peuvent revenir sur ces premiers moments.

17Pour donner la mesure, signifier à leur interlocuteur combien l’enfant était fantastiquement «petit» à son arrivée, ils miment, éloignant à peine leurs deux mains l’une de l’autre dans un écart improbable, ou ne désignant qu’une main, un doigt, une phalange, un ongle même.

18Dans cette gestuelle rappelant certains motifs des contes de fées [2], le grand prématuré est alors réduit à une partie d’un tout, non pas bébé en miniature mais encore fragment, «échantillon d’humain» pour une mère, enveloppe au contenu incertain pour une autre, qui interroge l’infirmière pour s’assurer qu’«il y a bien tout dedans».

19Que voient les parents lorsqu’ils regardent à travers la couveuse cet enfant si petit qui est le leur ?

20Ce corps minuscule, extrait souvent en urgence du ventre maternel est parfois tuméfié, bleui, bosselé, à vif; la peau extrêmement fragile et diaphane laisse saillir les moindres contours du squelette. De multiples fils, tuyaux et sondes relient la surface du corps aux monitorings ou en pénètrent l’intérieur, traversant les orifices ou perforant les veines afin que s’organise une circulation de flux, gaz et liquides injectés ou recueillis.

21Ce qui saisit d’emblée, c’est la violence faite au corps du bébé et l’impression de vulnérabilité et de souffrance qui en émane. Ce «bébé-machine», ainsi que le décrivait une mère, apparaît comme le réceptacle d’une vie insufflée mécaniquement dans un univers artificiel : «La seule chose qui me rassurait, c’était de voir sa poitrine se soulever en rythme. Et puis j’ai compris que ça aussi c’était les machines qui le faisaient... Je n’arrivais pas à imaginer mon bébé sans les tuyaux qui allaient avec... »

22Si la plupart des parents prennent rapidement confiance dans ce monde médical, conscients des progrès de leur enfant vers la vie, cette situation où le bébé est exposé dans sa couveuse aux regards et aux soins invasifs, peut susciter malgré tout des scénarios fantasmatiques à teneur sadique. De cette lutte inégale entre corps médical tout-puissant et corps chétif et nu du prématuré, le discours des parents rend parfois compte, dans des évocations insoutenables : il est question de « bataille », de « scène de torture» associée à la présence de «machineries barbares», de bébé martyr, comme «crucifié» au matelas de sa couveuse, de «membres décharnés » rappelant les camps d’extermination...

23Dans un mouvement corollaire, les soignants peuvent être perçus comme «agressifs», persécutants, que la plainte des parents concerne un infirmier, un médecin en particulier, ou un collectif dans son ensemble. Une mère me prit à témoin ainsi : «Regardez son nez... Il faut que je vous montre, ils lui font mal, ils l’ont fait saigner !».

24Mais il arrive que les parents eux-mêmes se vivent comme délétères, lorsqu’il s’agit de toucher l’enfant, manipuler ce corps si fragile, surtout dans les tout-premiers moments : peur de «casser» sa trop petite fille pour une mère, appréhension de changer la couche de son minuscule garçon pour une autre, qui esquisse alors un mouvement brutal, figurant l’arrachement d’un membre.

25En filigrane de ces représentations extrêmement violentes se dessine la présence de la mort, qui s’impose avec force aux parents dès lors que leur enfant est admis dans l’unité de «  réanimation ». Cet envahissement mortifère joue sur des registres et des niveaux de conscience différents, angoisse labile qui se dit comme telle ou qui sévit à bas bruit.

26À l’exemple de cette mère qui ne peut prendre contre elle son bébé fatigué et explique à l’infirmière : «Il est complètement crevé, regardez, il est mort !»

27Dans le douloureux « petit... tout petit... » énoncé par les parents à la vue de leur bébé, cette angoisse de mort résonne dans une mise en abîme vertigineuse, spirale sans fond où l’enfant risquerait d’être réduit à néant. Petit, de plus en plus petit, jusqu’à en disparaître...

28Ce fantasme de déperdition infinie se trouve authentifié par l’infléchissement naturel du poids du nouveau-né dans les premiers jours; pour beaucoup de parents, la courbe de poids qui se dessine sur le mur devient le support de craintes et d’espoirs, seul témoin significatif de la vitalité de leur enfant. À l’image du très grand prématuré peut ainsi se superposer l’image du bébé mort, que le regard déplacé vers le monitoring permettrait de déjouer dans l’instant, représentation désamorcée alors par des constantes, courbes et chiffres qui attestent la vie biologique.

29Un des pédiatres de l’unité me confiait d’ailleurs que face à de grands prématurés inertes dans leur incubateur, il lui arrivait de se rassurer d’un rapide coup d’œil au monitoring, éloignant au plus vite une image malvenue par le recours à la croyance médicale.

30Comme celui du mort, le corps de ce petit bébé presque intouchable serait l’objet d’interdits pluriels, nécessitant une approche prudente et progressive, une initiation ritualisée par les soignants. Certains parents rasent littéralement les murs les premiers jours et se tiennent à bonne distance de leur enfant, comme pour se protéger d’un contact toxique, d’un danger que seule la proximité des infirmiers saurait conjurer.

31On rejoint ici les analyses de l’anthropologue Louis-Vincent Thomas sur les « réactions incontrôlables » des vivants face au cadavre, cadavre qui « porte au paroxysme l’image de la violence et incite à se dérober pour fuir les forces déchaînées qui l’assaillent. » Pour lui, « Ce qui fait reculer d’effroi renvoie à l’image d’une menace et d’une agressivité latente. »[3]

32Dans ces représentations contiguës où vie et mort se chevauchent, la couveuse se fait cercueil qui contient le bébé et prémunit en même temps les vivants d’une contamination, comme si quelque chose de la mort pouvait sauter au visage, faire effraction dans la réalité.

33De la même façon, certains soins donnés à de très grands prématurés nouvellement arrivés dans l’unité afin de les «  installer», les rendre propres et présentables pour la visite à venir de leurs parents, laissent penser aux rituels de la toilette mortuaire...

34Sollicité à la vue de leur bébé dans ses tréfonds les plus archaïques, l’imaginaire des parents se décline en diverses représentations, où l’humanité même de leur enfant est interrogée. Image de bébé mort, image d’animal aussi.

35Parfois même, l’enfant peut être associé à de l’animal sous sa forme la plus dégradée, à de la viande, dans des expressions atténuées («petit poulet»), ou plus crues (« lapin écorché »). Resté interdit devant ce qu’on lui présentait comme son enfant, un père s’est exclamé : « Comment ! Ça mon fils ?... Sept cents grammes ! Sept cents grammes, mais c’est ce que je mange comme viande chaque jour !»

36Le regard porté sur le grand prématuré activerait ainsi toute une imagerie des mythes et des contes de fées, renvoyant aux figures de parents cannibales, à Cronos illustré par Goya dans le fameux «Saturne dévorant son fils» ou à l’ogre affamé de chair fraîche, dans «Le petit Poucet» de Perrault par exemple. Ces émergences d’une oralité sauvage rappellent les descriptions de Freud sur les débuts du développement psychosexuel infantile (« organisation orale, cannibalique» [4] ) et la théorie de la naissance où l’enfant provient de ce qui a été avalé : «On mange une certaine chose et cela vous fait avoir un enfant» [5].

37Équivalent du contenu intestinal, susceptible d’être avalé, évacué ou réingurgité par les parents ou les soignants, l’enfant grandement prématuré susciterait aversion et fantasmes de dévoration.

38Ce bébé inaccompli, que le ventre maternel aurait du cacher à la vue quelques semaines encore, ouvre ainsi, de façon inattendue, sur un registre sexualisé des plus inquiétants.

39Fœtus devenu trop vite bébé, comme à mi-chemin encore entre l’acte sexuel premier et sa métamorphose en vie, le grand prématuré se donne à voir comme une incarnation fautive, presque monstrueuse, renvoyant fantasmatiquement à une sexualité coupable.

40Dans cette perspective, la mise au monde très prématurée de l’enfant en rabattrait davantage sur la scène primitive que sur la naissance.

41Pour les parents qui se penchent au-dessus de la couveuse, la violence de la vision tiendrait également de son caractère indécent, presque scandaleux : sous les traits de ce bébé minuscule, c’est la figure de l’avorton qui surgit alors, bien loin du triomphe de la sexualité.

42L’aspect du grand prématuré et son poids infime introduisent aux confins d’une humanité malmenée, réduite à sa forme la plus limite, évacuée, voire parfois déniée.

43Émergent ainsi subrepticement, d’un entretien à l’autre, ces images extrêmes, ouvrant une brèche dans les histoires singulières des parents et réalisant les fantasmes les plus mortifères, les plus archaïques.

44«Petit... Il est tout petit...». Ce «petit»-là, murmuré par les parents devant leur bébé, porterait la marque du refoulement immédiat qui s’opère dans la psyché des parents. Comme si le décalage entre la banalité de l’expression et l’intensité conflictuelle de l’expérience vécue, signalait les mécanismes de censure à l’œuvre.

45Sur un autre registre, ce qualificatif si courant fait cependant lien entre des représentations inverses, évoquant à la fois un en deçà du bébé – «pas encore un bébé pour de vrai», ainsi que le formulait joliment une mère – et du bébé tout de même, déjà constitué comme tel. Tout bébé étant par nature «petit», petit d’homme, petit homme, « tout-petit »...

46« Petit » donc, comme point de bascule, comme signifiant-frontière entre mort et vie.

47De ces mouvements d’aller-retour, de ce maillage très particulier de représentations où deux imaginaires opposés se côtoient en permanence, le discours des parents porte la trace. Pour que les images mortifères perdent de leur intensité et que ce bébé s’incarne progressivement comme tel pour les parents, la rencontre avec les soignants est déterminante.

48Aux parents qui s’interrogent devant cette couveuse et ce bébé tout-petit, le pédiatre-réanimateur, s’il est lui-même rassuré sur la viabilité et le devenir de l’enfant, a coutume de répondre : «Il est petit, mais il grandira.»

49Convoquant son expérience de la pathologie néonatale, le médecin, par cet oracle énoncé au-dessus du berceau, articule des temporalités encore inconciliables et ouvre aux parents un espace de pensée suspendu jusque-là.

50Toutefois, il faut souvent plusieurs semaines avant que le pédiatre puisse s’avancer : en réanimation néonatale, l’attente est de rigueur, une attente longue et extrêmement éprouvante pour les parents, scandée par de multiples examens de contrôle.

51Dans ces premiers temps d’hospitalisation, le regard du médecin, médiatisé alors par l’imagerie médicale, sonde régulièrement l’intérieur du corps de l’enfant et voit ce que les parents ne sauraient voir, au-delà de l’apparence.

52La parole et le regard du médecin sont ainsi décisifs, ils ordonnent le temps et impriment leur marque, infléchissant les mouvements psychiques des parents autour d’un bébé à l’avenir incertain. Comme si la représentation que les parents se font de leur enfant devait emprunter nécessairement et prudemment la voie tracée à tâtons par le pédiatre.

53Tout au long de ce parcours de funambule, la présence et la proximité continues des infirmiers qui prodiguent les soins à l’enfant s’avèrent essentielles pour les parents.

54Déformé par la pratique et l’habitude, le regard des soignants tire en effet le grand prématuré du côté du bébé, dans un a priori de vie. Au sein d’une unité qui accueille continuellement des nouveau-nés dont le poids se mesure encore en grammes, s’exprime une esthétique du bébé particulière où le « prématurissime » fait référence. «Pour nous, un bébé d’1,5kg, c’est un gros bébé», entend-on dire fréquemment dans le service.

55Dans ces représentations spécifiques où la norme est sensiblement déplacée, la taille et le poids de l’enfant comptent pour peu; un « beau bébé » serait avant tout un bébé dont le corps et la physionomie ne portent pas les marques d’une souffrance.

56«On les trouve tous mignons au bout d’un moment», me confiait d’ailleurs une pédiatre du service. Avec le temps et les efforts déployés, l’enfant deviendrait ainsi « beau » dans le regard des soignants, comme réparé d’une atteinte première, les stigmates de la naissance prématurée s’estompant au fil des jours.

57Ce regard positif et chargé d’espoir se traduit par tout un maternage, des gestes assurés et sereins, des mots, qui humanisent l’enfant soigné en présence des parents et lui confèrent d’emblée une dimension de sujet, une dimension psychique. Quel que soit son devenir.

58S’appuyant sur une longue expérience et sur une connaissance souvent très fine et intuitive du nouveau-né prématuré, les infirmiers se livrent ainsi à un véritable travail d’interprétation et d’anticipation créatrice, où sont décryptés les gestes, le comportement et même l’évolution de l’état de santé du bébé.

59Dans le discours soignant, le tout-petit est couramment grandi, identifié à un enfant volontaire, souvent espiègle, et dont les défaillances sont autant de «bêtises», comme il se dit, à l’adresse des infirmiers attentifs.

60Aussi n’est-il pas rare d’assister dans le service à des dialogues un peu fou : une infirmière sermonne un nouveau-né dont les besoins en oxygène augmentent ou dont le rythme cardiaque décélère. Parfois la réponse ne se fait pas attendre et les alarmes se taisent instantanément.

61Pendant ces longues semaines où l’enfant est maintenu par le «holding mécanique et humain[6] » de l’équipe hospitalière, se communiquent progressivement aux parents une confiance, une compréhension et un savoir-faire au sujet de leur bébé. Cette précieuse transmission viendrait en quelque sorte suppléer une « préoccupation primaire » entamée par les multiples ruptures qui jalonnent ce parcours chaotique et initiatique vers la parentalité. Progressivement pourrait alors se retisser la trame d’une rêverie que la naissance prématurée avait mise en pièces : « On recolle les morceaux comme on peut... même si le scotch reste visible...», commentait une infirmière.

62Contenus, portés avec leur bébé dans une matrice commune et comme réanimés ensemble, père et mère se fraient ainsi une voie dans une parentalité mise à mal, grâce à la reconnaissance que les soignants leur témoigne, grâce à la place qui leur est donnée auprès de leur enfant.

63Même si la rencontre avec le bébé est de courte durée, même s’il est condamné à décéder dans les jours qui suivent. Fréquemment, cet accompagnement fait naître chez les parents un attachement intense et durable pour les soignants qui entourent leur enfant. À distance de l’hospitalisation, une mère évoque avec beaucoup d’émotion le soutien attentif que l’infirmière-référente de son fils lui a prodigué pendant ces longues semaines : « C’est elle qui m’a rendue mère», témoigne-t-elle.

64Il est ainsi rituel que les parents envoient des photos de l’enfant dans le service, ou reviennent dans les mois et les années qui suivent, présenter à l’équipe leur bébé grandi.

65Afin de manifester leur gratitude aux soignants. Afin de mesurer dans le regard de ceux qui ont été témoins – eux-seuls ont vu, eux-seuls peuvent savoir – le travailfavorable du temps.

66Afin, peut-être aussi, en revenant sur le lieu originel de cette histoire traumatique, de puiser dans ces regards autrefois étayant les ressources pour tenir éloignées les images mortifères toujours vivaces.

67Cet accompagnement, pour qu’advienne la relation de parents à enfant, se fait cependant au prix d’une inévitable violence.

68Au moment où parents et soignants se rencontrent autour du bébé, se télescopent avec force des temporalités et des systèmes de représentations résolument discordants.

69Pour l’équipe de réanimation, il n’existe pas de véritable césure entre le temps de la grossesse, l’accouchement et l’hospitalisation du prématuré dans le service.

70Cette continuité de l’enfant porté à l’enfant né puis réanimé se soutient d’une continuité de soins, de la naissance en salle de travail à l’accueil dans l’unité du bébé; l’accouchement est ainsi le point de départ de sa vie et de son avènement comme enfant pour les soignants, d’un enfant défini en positif, en semaines gestationnelles révolues.

71Pour les parents, la temporalité subjective se déplie selon une logique toute différente, non linéaire, mais marquée au contraire par des fractures successives.

72La naissance prématurée inscrit en creux, en négatif, ces précieux mois soustraits à la grossesse.

73Ce hiatus dans le maillage du temps et des représentations court-circuite la dynamique d’élaboration autour de cet enfant en devenir : fœtus converti d’un coup en bébé, le grand prématuré ne peut être encore constitué comme objet fini dans la psyché des parents.

74Par l’effraction psychique violente et durable qu’elle inflige, ouvrant sur un afflux imaginaire des plus archaïques, par le rapport troublé au temps qu’elle impose, la mise au monde prématurée de l’enfant se présente comme une véritable expérience traumatique pour les parents.

75Or, l’arrivée du bébé en réanimation les propulse dans une nouvelle chronologie, une chronologie médicale paradoxale et complexe, où urgence et attente sont intimement mêlées.

76Temps de l’attente et presque figé pour les parents, parce que l’avenir de l’enfant demeure incertain. Temps de l’urgence impulsé par les soignants, comme compté à rebours, parce que la durée de l’hospitalisation reste souvent imprévisible, suspendue à l’état de santé du bébé et à son transfert éventuel pour un autre service. Mais aussi parce que la mort peut survenir sans avertissement préalable.

77Placés en équilibre précaire, les parents se doivent, pour eux comme pour l’équipe qui les soutient, de faire leur au plus vite et presque sur commande un enfant qui n’est pas encore entièrement reconnu comme tel et dont la vie n’est en rien garantie.

78Cette injonction tacite suppose de la part des parents la capacité à tenir rapidement à distance l’angoisse et les représentations mortifères qui les assaillent; le père mais surtout la mère, davantage sollicitée, doivent surmonter leur appréhension pour se confronter courageusement à ce bébé petit, étrange et inquiétant, dans un corps à corps réglé par le médical.

79L’accompagnement si proche et si efficace que les infirmiers réalisent se double ainsi d’une fin de non recevoir : la dimension traumatique de la naissance prématurée, la souffrance que la rencontre avec leur bébé éveille chez les parents ne peuvent être totalement pris en compte par des soignants pourtant à l’écoute.

80Une infirmière particulièrement expérimentée constatait : «  Depuis le temps que je travaille dans ce service, je n’arrive toujours pas à comprendre ce que ça leur fait [aux mères] d’accoucher prématurément. »

81C’est précisément cette part d’identification impossible aux parents meurtris, cette distance nécessaire et professionnelle, qui permet à l’équipe de dispenser sereinement les soins aux bébés et de s’engager en tiers dans la relation à créer.

82En même temps, lorsque le décalage s’avère trop important entre l’éprouvé des parents et l’empathie des soignants, l’accompagnement proposé peut tenir davantage d’un protocole, fondé sur une interprétation très normative et plaquée de ce qu’être parent suppose.

83À l’extrême en effet, l’approche des infirmiers ou des médecins apparaît dans certains cas sous un jour brutal, voire sauvage, ménageant peu la sensibilité à vif des parents.

84Ce que ces contre-attitudes révèlent en dernier ressort, c’est la nécessité pour les soignants de contenir cette souffrance, afin de ne pas être débordés, contaminés par cet imaginaire mortifère et dangereux qui les travaille eux aussi, à leur corps défendant...

85Déni de représentations qui affleurent à l’occasion dans le discours des infirmiers ou des médecins, sous forme d’échappées douloureuses ou de traits cyniques d’une rare crudité. Déni nécessaire toutefois, comme ultime rempart contre une violence qui circule et menace à tout moment parents, soignants jusqu’aux bébés eux-mêmes.

86Et de fait, si ce travail de mise en liens est en échec, si les parents ne se conforment pas aux attentes de l’équipe et résistent au mouvement vers l’enfant qu’elle souhaite imprimer, ils risquent de susciter chez les soignants des projections agressives, ou un découragement progressif susceptibles de retentir sur la prise en charge du bébé : « Avec eux, ça traîne... On rame... Ça n’avance pas...», entend-on alors.

87Comme si par deux voies parallèles, sur les registres respectifs du vital et du psychique, enfant et parents «  avançaient » pour se retrouver en fin d’hospitalisation pour une nouvelle naissance, ressuscités tous trois à la vie...

88Au-delà de la recréation miraculeuse du vivant, la réanimation néonatale réalise la mise au monde symbolique du tout-petit, son introduction ritualisée à la communauté des humains. Bébé advenu enfin, que le regard des soignants reflète dans les yeux de parents nouvellement consacrés.

89Mais ces métamorphoses qui s’observent dans la parenthèse de la réanimation ne s’accomplissent qu’au prix d’une inévitable idéalisation.

90Car le risque de handicap, de séquelles et de retards demeure prégnant de nombreuses années et continue de menacer l’intégrité de cet enfant né trop petit et trop tôt.

91Reste à savoir quel sera le devenir d’une relation entre parents et enfant marquée d’emblée par l’incertitude et la mort, mais aussi par tant d’espoirs partagés.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • FREUD S. (1905) « La sexualité infantile », in Trois essais sur la théorie sexuelle, Folio-Essais, Gallimard, 1987, p. 128.
  • FREUD S. (1908) « Les théories sexuelles infantiles », in La vie sexuelle, Bibliothèque de psychanalyse, P.U.F., 1997, p. 22.
  • GRIMM J. et W. (1812) « Tom pouce », in Contes merveilleux, Gründ, 1963, p. 74.
  • SOULÉ M. (1978) « Les souhaits de mort en pédiatrie du nouveau-né », in Mère mortifère, mère meurtrière, mère mortifiée, ESF, p. 68.
  • THOMAS L.-V. (1980) Le cadavre, de la biologie à l’anthropologie, Coll. de la science, Éditions Complexe, p. 84-85.
  • WINNICOTT D.W. (vers 1966), « Note sur la relation mère-fœtus », in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Connaissance de l’inconscient, Gallimard, NRF, 2000, p. 174-175.

Mots-clés éditeurs : Soignants, Réanimation néonatale, Parents, Grand prématuré

https://doi.org/10.3917/cpsy.034.0033

Notes

  • [1]
    Est considéré comme extrême prématuré, tout bébé né à un âge gestationnel inférieur à 28 semaines d’aménorrhée. Si au cours des trois dernières décennies, les avancées médicales ont permis de reculer spectaculairement le seuil de viabilité du prématuré, quelques équipes de maternité et de réanimation reviennent maintenant sur ces limites, au regard du taux important de mortalité néonatale et du risque majeur de séquelles neurologiques. De fait, le terme de 25 semaines apparaît actuellement pour certains comme le seuil acceptable pour entreprendre une réanimation.
  • [2]
    « Même s’il n’y en avait qu’un, même s’il était tout petit, grand comme un pouce, je serais bien contente. Nous l’aimerions quand même de tout notre cœur. » Il arriva alors que la femme tomba malade. Au bout de sept mois, un enfant naquit, fort bien conformé, mais pas plus grand que le pouce. Alors, les parents dirent : « Il est comme nous l’avions souhaité; il faut que nous l’aimions ». Ils le nommèrent Tom Pouce. » Grimm J. et W., (1812), «  Tom pouce », in Contes merveilleux, Gründ, 1963, p. 74.
  • [3]
    Thomas L.-V., (1980), Le cadavre, de la biologie à l’anthropologie, Coll. de la science, Éditions Complexe, p. 84-85.
  • [4]
    Freud S., (1905), La sexualité infantile, in Trois essais sur la théorie sexuelle, Folio-Essais, Gallimard, 1987, p. 128.
  • [5]
    Freud S., (1908), Les théories sexuelles infantiles, in La vie sexuelle, Bibliothèque de psychanalyse, P.U.F., 1997, p. 22.
  • [6]
    Soulé M., (1978), Les souhaits de mort en pédiatrie du nouveau-né, in Mère mortifère, mère meurtrière, mère mortifiée, ESF, p. 68.
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