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Article de revue

Les intimités anonymes du cybercafé : à l'ombre d'Internet

Pages 53 à 67

Notes

  • [1]
    Ce vocable anglo-saxon que l’on retrouve sous des formes orthographiques multiples se prononce « tchatter ». Il est tiré du verbe « to chat » qui signifie bavarder. Il s’est imposé au cours des dernières années comme le terme générique pour désigner tout système de communication synchrone médiatisé par ordinateur.
  • [2]
    Par le biais de dispositifs socio-techniques de communication nouveaux, les individus peuvent communiquer pour des sommes modestes, en temps réel ou non, avec des individus qu’ils connaissent dans la vie réelle ou non, et ce sans limites géographiques. Les formes d’utilisation les plus répandues sont le courrier électronique et le « chat ». Ce dernier consiste en une discussion sous forme écrite, en temps réel, entre un nombre illimité de personnes connectées simultanément par l’intermédiaire du Web et d’un logiciel adapté. Ainsi, la communication médiatisée par ordinateur offre à l’internaute un nouvel espace d’échanges en ligne mettant provisoirement en contact des individus sous couvert d’un total anonymat.
  • [3]
    Cependant toute personne perturbant le bon déroulement des interactions risque toujours l’exclusion du salon virtuel.
  • [4]
    Traditionnellement, les célibataires ont fait l’objet d’une suspicion d’incapacité à la vie en groupe, estimée comme la conséquence d’une sociabilité déficiente tenant à des traits de caractère (égoïsme, fermeture, mauvais caractère, rigidité, etc.).
  • [5]
    Kant parle d’« insociable sociabilité » pour illustrer le fait que les hommes sont à la fois attirés et repoussés par autrui : « J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. », (Kant, 1981 : 36).
  • [6]
    Les paroles d’un de nos enquêtés illustrent bien la présence de cette séparation public/privé dans l’inconscient collectif de nos contemporains : « Mais je n’ai pas envie de dormir au Cyber, je trouve que le Cyber est un endroit pour discuter, et pianoter sur un ordinateur, pour dormir on reste chez soi, le Cyber c’est pour autre chose. Il y a des lieux pour faire certaines choses, d’autres pour en faire d’autres. »
  • [7]
    «… il n’y a pas de pratiques intimes par essence, (…) l’intimité est un construit social qui s’élabore en fonction de la place attribuée au regard d’autrui et de la possibilité objective de le contrôler. » (Thalineau, 2002 : 42). Par exemple, l’intime méditerranéen est privatif et offre la sécurité du jardin secret, alors que l’intime anglo-saxon est au contraire, relationnel et public : il offre la sécurité d’un théâtre-social codé.

1En plus d’une capacité d’accueil inégalée (375 internautes répartis sur mille mètres carrés), EasyEverything est le premier cybercafé ouvert de jour comme de nuit à Paris et plus largement en France. Il participe d’une floraison de ces espaces – encore atypiques il y a cinq ans – dans la ville, correspondant à l’adoption progressive en France d’un nouveau mode de communication : Internet. En proposant un accès à Internet et à l’outil informatique, il répond aux besoins de la vie urbaine : communiquer, s’informer et gagner du temps. Il est devenu un lieu de la mobilité parisienne et tend à remplacer, en concurrence avec les téléphones portables, les cabines téléphoniques.

2Ce cybercafé a été élaboré dans un souci de rentabilité à l’américaine (prix les plus bas, facilité d’accès de jour comme de nuit et simplicité esthétique), ce qui en a fait rapidement un nœud de passage aux taux d’affluence proportionnels à ceux de l’important carrefour urbain du Forum des Halles auquel on l’identifie vu sa proximité. Lieu de grand brassage social et de turn-over comparable à une gare, on y voit se succéder selon les moments de la journée, parisiens et banlieusards, étudiants et touristes de passage, qui viennent aussi bien faire des travaux de bureautique que naviguer sur Internet, « chatter » [1] et consulter leur boîte à lettres électroniques.

3Hormis une population nomade qui n’y fait que de brefs passages, l’endroit a été investi et monopolisé dès le premier mois d’ouverture malgré les précautions prises par les concepteurs pour limiter l’effet de sélection de la clientèle. Majoritairement composée de jeunes de classe populaire, voire moyenne, cette population de squatters se constitue en partie de la clientèle locale de bandes errantes qui paradent aux Forums des Halles. Ces jeunes en recherche de conquêtes amoureuses ou tout simplement d’occupations ont trouvé dans ce cybercafé aux allures de fast-food un lieu accessible à tout moment et à moindre coût. Pour une somme inférieure au prix d’un café, ils peuvent s’asseoir et même dormir au chaud, ainsi que s’adonner à une activité qui va rythmer leur vie : le « chat » [2].

4Cet article s’attachera d’abord à comprendre comment la figure du « chatteur-dragueur » installe provisoirement un territoire d’intimités dans l’espace public. Il consistera ensuite à décrire les interactions, sociabilités, stratégies et normes qui se mettent en place dans ce contexte de détournement provisoire de l’espace public.

1. UN ESPACE PUBLIC CONSTRUIT COMME UN ESPACE PRIVÉ : L’APPROPRIATION COMME CONSTRUCTION D’UN « CHEZ SOI » (INTIME ET SÉCURISANT)

5A EasyEverything tout est fait pour que l’usager puisse faire, le temps de sa connexion, un territoire personnel de la place et de l’ordinateur qu’il occupe. Tout a été élaboré pour que cette appropriation reste momentané (ménage très régulier, remise à zéro de l’ordinateur, etc.) afin de permettre au prochain utilisateur de trouver un espace vierge qu’il pourra s’approprier à son tour. Pourtant, dans certains cas, ce phénomène va prendre une ampleur insoupçonnée. En effet, la simplicité d’un décor épuré qui s’efforce de ne pas laisser transparaître de sceau social trop sélectif va favoriser l’accaparement de l’endroit par un type de clients réguliers. Fondus dans la masse, souvent livrés à eux-mêmes dans de grandes salles à peine surveillées, ils viennent, ils vont disposer de l’espace selon leur bon vouloir et construire le cybercafé comme un « chez soi ». Grâce à un subtil travail de « domestication » du personnel et un système de relais pour conserver l’espace qu’ils se sont attribués, ils vont passer progressivement du statut d’« habitué » à celui de « privilégié ». Cette privatisation d’un espace réputé public s’accompagne d’une adaptation du règlement et d’un usage des lieux personnalisé. Ils vont en effet s’adonner à des pratiques en décalage avec la norme de rigueur comme la consultation proscrite des sites pornographiques, le fait de fumer, dormir sur son siège, consommer sa propre nourriture. Ils vont pousser jusqu’à se faire livrer des pizzas sur place – comme si l’adresse du cybercafé leur était personnelle – et même avoir des relations sexuelles dans les toilettes :

« Ici c’est un accès à Internet, tu donnes dix francs, tu rentres… c’est comme une maison, vous devez acheter la clé, on vous la donne, et, à l’intérieur, derrière la porte, vous faites ce que vous voulez. (…)
On sait très bien qu’il y a des mecs qui serrent des filles dans les toilettes ou qui se masturbent mais on les laisse faire, parce que, entre minuit et cinq heures, il y a une tendance à laisser-aller. C’est l’équipe de nuit, et eux, vraiment ils sont calmes, parce que là, c’est pas prise de tête comme l’après-midi où je dois être chiant : si je te vois à deux sur un poste ou en train de fumer, je te fous dehors; des trucs que je ne ferais pas la nuit parce que je sais que le mec est fatigué…»
(un assistant).

6Cependant, le changement de signification affectant le cybercafé du fait de la dérivation des fonctions initiales de l’endroit, n’est pas forcément ressenti de la même façon par l’ensemble de la clientèle. Ces marqueurs (restes de repas, verres en plastique contenant du sperme), qui sont des « actes ou dispositifs qui ont pour fonction de manifester et de poser la revendication d’une partie à un territoire » (Goffman, 1973), ne manquent pas de provoquer une certaine gêne. Le plus insupportable pour l’acteur est en effet d’y voir un excrément laissé par le passage de l’autre. L’endroit peut avoir des utilisations différentes selon l’investissement symbolique et réel de ses utilisateurs. Seuls les habitués, principalement des chatteurs, retrouvent le sens précis de pratiques qu’ils ont développées dans ce lieu partiellement et momentanément privatisé. Pour les autres au contraire, en absence de décodage, cette apparente absence d’encadrement institutionnel (tout le magasin est en fait équipé d’un système de vidéo-surveillance) peut être appréhendée comme un danger. L’individu peut ressentir une menace pour son « territoire du moi » (Goffman, 1973) dans ce contexte de proximité physique que lui inflige la configuration spatiale étriquée, d’autant que le flou réglementaire, sur lequel nous reviendrons, permet difficilement de trancher en cas de conflit. Cependant, comparativement à la prise de risque (manque de personnel de sécurité, ouverture toute la nuit, situation à proximité de la rue Saint-Denis), les incidents sont rares. Mis à part le vol, en trois mois d’enquête, la police n’a dû intervenir qu’une seule fois pour une bagarre. Car en échange de la tolérance de la maison envers cet accaparement, les acteurs en sus de leur fidélité, vont faire preuve d’autodiscipline. Se sentant responsables du lieu, ces habitués vont en assurer la surveillance et devenir les garants de l’ordre : en aidant les gens qui sont perdus, en dénonçant les semeurs de trouble, voire en les mettant directement dehors. Ainsi la conscience d’appartenance territoriale entraîne parallèlement un sentiment de sécurité. Le territoire est alors vécu comme un cocon protecteur et protégé, au sein duquel les acteurs se sentent à l’abri des violences physiques et symboliques du monde extérieur. Il est même vécu par certains comme la possible matérialisation des fantasmes utopiques investis dans le cyberespace : autorégulation par le groupe, abolition des inégalités sociales, interculturalité, pacifisme, etc.

7Les acteurs ont donc construit l’espace réputé public du cybercafé comme un espace privé protecteur, un territoire sécurisant délimitant une propriété circonscrite à un groupe. En déjouant la norme de maintien d’un lieu public sous les auspices d’une a-propriété irréductible (Quéré, 1992), ils en font un espace intime, lequel est avant tout une construction symbolique. En effet, il est mentalement investi d’une signification qui le détache (partiellement) des normes en vigueur dans les lieux publics. Mais cet effet de parenthétisation résulte aussi de certaines particularités du cybercafé que nous voulons décrire à présent.

2. UN MICROCOSME FAVORISANT UNE CERTAINE PRISE DE DISTANCE AUX RÔLES ET AUX NORMES DOMINANTES

8La politique « discount » attirant une clientèle cosmopolite laisse a priori peu de place à la convivialité. Dans ce cadre fonctionnel épuré aux allures de bibliothèque universitaire où s’alignent les rangées d’écrans, les internautes jouissent d’une connexion sans aucune assistance. Tel le « non-lieu » (Augé, 1992), cet endroit de passage impersonnel et dépersonnalisant provoque un certaine impression de dépaysement et d’enclavement. EasyEverything joue sur un imaginaire de l’étrangeté par son appartenance à une chaîne internationale de type américain, mais aussi par l’offre d’un service encore nouveau en France associé dans l’inconscient collectif au lointain et au nomadisme. Ainsi en rupture avec le modèle des bars parisiens, il procure un sentiment d’abord d’incompréhension puis de liberté par rapport aux normes dominantes françaises. Cette impression de décalage est accentuée par son organisation atypique faiblement régulée comparativement à sa capacité d’accueil, qui le rapproche plus du hall de gare que du café de quartier. Une quasi-absence de personnel et de contraintes réglementaires – particulièrement les nuits lors desquelles un unique agent de sécurité encadre les centaines d’internautes disséminés sur mille mètres carrés – laisse une large marge d’autonomie aux clients. Après un premier temps de désarroi, elle leur donne l’impression de pouvoir se comporter comme bon leur semble, c’est-à-dire d’échapper aux normes sociales. Lieu public avec sa capacité d’accueil inégalée pour un cybercafé, EasyEverything nous fait pourtant entrer dans un monde plus intime en rupture avec l’espace public par excellence que nous quittons, la rue. Le côté inclassable de cet espace intermédiaire, situé entre public et privé, individuel et collectif, anonymat et sociabilité place l’usager en situation productrice. Ne rentrant dans aucune catégorie prédéfinie à laquelle correspondrait un corpus de comportement à adopter, les normes d’usage y sont en devenir.

9L’effet de parenthèse par rapport au monde social extérieur est accentué par l’originalité spatio-temporelle du cybercafé. En plus de son enfermement architectural, il marque un temps d’arrêt au centre des flux urbains. Dans cet espace clos reclus dans les sous-sols et artificiellement éclairé, la temporalité est le strict envers de la vie sociale. En effet, son ouverture en continu produit un temps linéaire non structuré qui s’oppose à la routine et à la répétition des rythmes du quotidien. Dans ce « non-lieu », l’individu est en transit, il est coupé un moment du temps social parisien, d’autant plus qu’il est mentalement investi dans un monde virtuel où le temps et l’espace n’ont plus de limites.

10L’internaute « dans » son écran oublie que le temps passe. Il doit parfois attendre que son corps, reprenant ses droits, le ramène à la réalité (faim, fatigue, chaleur, etc.), ou que son crédit de connexion soit épuisé. Mais le temps de son voyage cybernétique, son corps est virtuel, les interactions ont une forme et un sens différents. Lors des échanges virtuels, les individus abandonnent leur identité et choisissent un pseudonyme pour se faire identifier. Le « pseudo » est un bricolage identitaire qui permet de garder le contrôle d’une partie des « réserves d’information », protégeant ainsi l’univers privé, une partie des territoires du moi (Goffman, 1973), et surtout l’identité sociale de l’acteur. Il est soigneusement élaboré par l’internaute puisqu’il doit symboliser ce qu’il veut que les autres pensent qu’il est, pour le temps d’une ou plusieurs discussions. Ce dernier peut en collectionner autant qu’il le souhaite tout comme il peut choisir de dévoiler sa véritable identité. L’absence de visage et d’engagement dans l’interaction à laquelle il peut se soustraire à tout moment libère alors fantaisies sexuelles et jeux d’identité : déchaînements (d’insultes) [3], hommes se faisant passer pour des femmes, etc. Les salons de discussion virtuelle sont les terrains de jeu d’un relâchement voire de l’abandon des rôles. Dans ce contexte de carnaval permanent, l’identité et le corps n’ont donc plus la même mesure, ce qui va finalement déteindre sur le comportement des usagers au sein du cybercafé comme nous le verrons par la suite. Ces derniers vont reproduire dans le cybercafé ce qu’ils vivent dans le cyberespace. Le fait d’être mentalement pris dans un autre espace rend finalement plus acceptable la promiscuité physique, et leur fait oublier quelque temps la prise de risque qu’elle constitue.

3. PRATIQUES INTIMES : UN TERRAIN DE JEUX DE SÉDUCTION

11Ainsi le brouillage spatio-temporel, le flou en matière de règles comportementales encore in statu nascendi, l’effet désinhibiteur du cyberespace auquel s’ajoute l’anonymat dans le cybercafé, dégagent les acteurs des contraintes de tenue de leur personnage public. Dans cette ambiance particulièrement décontractée, ils vont se livrer aux jeux les plus fantaisistes. Qui plus est, dans ce contexte de faille des rôles sociaux (Bidart, 1997), ils vont dévoiler une part de leur intimité. Des individus qui ne connaissent rien les uns des autres – hors du cadre ponctuel du cybercafé – vont pourtant divulguer une part de leur vie privée, sans avoir l’impression de mettre leur intégrité (leur personnage social) en danger. Mais cela n’est possible que parce qu’ils ont préalablement construit l’espace du cyber-café comme un espace intime rassurant, comme nous venons de le voir.

12Comment s’établissent les contacts dans cette plate-forme intermédiaire, à la fois privée et publique ? Les règles de sociabilité y sont plus souples et se réduisent, selon les usagers, à : « tu me fais pas chier, je te fais pas chier, et tout ira bien ». Ce sentiment de faible contrainte permet de développer des stratégies de rencontre. Elles sont d’autant plus aisées que l’espace est constitué en grandes salles garantissant transparence et publicité en vue de contacts collectifs, mais aussi en multiples recoins permettant retrait et isolement. L’absence de personnel permet aux usagers de se comporter comme ils le désirent sans être trahis par une interconnaissance trop profonde avec les assistants, ni avoir l’impression d’être placés sous un regard stigmatisant. De plus, l’individu n’est pas cloisonné dans l’espace, il se sent libre de s’y déplacer. Il s’assoit le long des grandes rangées d’ordinateurs, à côté de personnes qui lui sont étrangères, selon un choix qui lui revient dans la limite du disponible. Cette situation facilitant la mobilité concourt à créer les conditions d’un contact de façon souple et informelle. Certains utilisent l’aléatoire du placement comme tactique de rencontre improvisée. Ils ne se sentent pas jugés par les autres, confrontés au même choix de placement. Cela entraîne une faible division sociale et sexuelle de l’espace qui autorise un homme à s’installer à côté d’une femme avec parfois le prétexte de ne pas avoir d’autre possibilité en cas de grande affluence (dans le cas inverse, l’établissement ferme d’ailleurs certaines salles pour circonscrire les usagers et accentuer le sentiment de foule). Ils peuvent donc adopter des stratégies de rencontre plus libres et spontanées qu’ils n’oseraient pas mettre en œuvre dans un autre lieu plus conventionnel.

13En outre, l’effet de foule transcende la gêne et les libère de la retenue normative propre aux lieux publics pour les fondre dans « un ensemble populationnel éphémère » (Bouvier, 1995) qui n’aura d’existence qu’hic et nunc dans le cybercafé :

« Ici les gens se parlent parce que tu n’as pas une rangée de deux ordinateurs, mais des rangées immenses de vingt à trente écrans, donc une personne peut rigoler et un mec va venir, va rigoler avec, et voilà. C’est le nombre qui fait la différence : “plus on est de fous plus on rit”. Il y a plus de gens que dans un cybercafé où il y a vingt postes; c’est pas la même chose, ici, on peut venir à plusieurs, venir en groupe, plein de trucs qu’on ne peut pas faire dans un cybercafé normal. Les gens cherchent et trouvent ici le mouvement de masse, de gens, c’est le groupe. »
(Ben, assistant).

14Le défoulement général et en groupe résulte aussi du partage d’une même pratique, à visée relationnelle, par un grand nombre d’individus qui ne se connaissent pas forcément mais se trouvent très proches physiquement. Le « chat » crée du lien social sur un mode informel. Il permet une fusion temporaire hors des conventions établies. Venir communiquer par Internet constitue un alibi pour l’individu, lequel ne sera pas stigmatisé « individu solitaire et insociable [4] prêt à tout pour faire des rencontres ». Ainsi, EasyEverything est rapidement consacré « endroit de drague » par une référence en matière de nuits parisiennes, Nova Magasine. Exercer au même endroit, une même pratique, dont le but est d’avoir un échange avec d’autres individus, devient prétexte à engager une conversation hors du cadre de cette pratique. Ces jeunes ont développé une pratique nouvelle du « chat » qui ne se réduit plus à l’usage personnel en ligne initialement pensé par les concepteurs. Consistant à raconter, commenter et partager hors-ligne ce qu’ils vivent en ligne, cela devient une pratique de groupe qui s’exerce simultanément dans le cybercafé et le cyberespace. L’échange en ligne se fait vecteur d’échanges hors ligne, et le cybercafé devient le terrain de jeux de séduction :

« Les gens ne viennent pas pour consulter des sites porno; ils ne sont pas intéressés par ça. C’est le “chat” qu’ils veulent et encore plus la nuit, c’est pire, parce que le but, c’est de concrétiser par une relation sexuelle. Les gens viennent ici pour du concret, pas pour du superficiel. Ils se rencontrent aussi bien sur le Net que dans le cybercafé. »
(un assistant).

15Principalement les vendredis et samedis soirs, jusqu’à une heure du matin, des garçons viennent en groupe y chercher la partenaire d’une nuit :

« Le principe est tout simple je crois, c’est : “On se rencontre, tu me plais, je te plais, on baise un coup”. Et voilà. Maintenant, est-ce qu’on peut fonder quelque chose de sérieux par rapport à ça ? Je n’y crois pas personnellement. »
(un client, 31 ans).

16L’objectif du jeu est d’obtenir une adresse mèl, un numéro de téléphone portable ou mieux encore un rendez-vous. La plus belle réussite, performance très évoquée mais des plus rares, sorte de « pompon » stimulant mais quasi inaccessible, est de rencontrer une personne directement dans le cybercafé et de conclure par une relation sexuelle sur place.

17Une fois repérée la proie dans la jungle des écrans, la stratégie consiste à effectuer, avec la plus grande discrétion, les opérations requises pour relever le pseudonyme qu’elle utilise et le salon sur lequel elle chatte. Une fois entré en dialogue virtuel avec la personne choisie, il s’agit de faire apparaître avec finesse, au fil de la conversation, le fait que les deux interactants sont physiquement au même endroit, prélude à une drague in situ. Le jeu de cache-cache peut commencer.

18Dans cette situation de côtoiements interpersonnels, l’écran joue un rôle important. Il donne une certaine contenance, comme la cigarette ou le téléphone portable, et procure l’isolement nécessaire pour respecter le contact minimal propre aux lieux publics. Mais il est aussi un indicateur de goûts qui donne l’occasion de se reconnaître des affinités et d’engager une conversation (il constitue une sorte de « prêt-à-parler »). Exposé et laissé à la vue de tous, l’écran dévoile des extraits de vies privées, sans pour autant divulguer d’éléments rendant identifiable. Alignés en hauteur, ils affichent certaines informations pouvant être happés au passage par l’œil. Ainsi, il constitue un précieux allié dans le cadre des rencontres dans la mesure où il permet à l’individu de jouer avec l’image qu’il veut donner de cette projection de soi. Il peut tout autant révéler des éléments non valorisées socialement. Ce problème est évident dans le cas de la consultation des sites pornographiques, pratique étonnamment répandue dans les cybercafés. Il place alors l’usager en situation inconfortable dans la mesure où cette pratique est socialement dévalorisée et dévalorisante, et constitue donc une potentielle atteinte à la conservation de la « face » (Goffman, 1974). Pourtant, toujours dans un souci de maintien de l’ordre public, par un tacite et commun accord, les individus ainsi également exposés, vont éviter de poser sur les écrans des autres les regards qu’ils n’aimeraient pas sentir sur le leur.

4. UN ESPACE DE SOCIALISATION : ENTRE MOI INTIME ET MOI SOCIAL

19L’écran s’inscrit donc dans le jeu des séductions, dont l’élément moteur est le « chat » comme nous l’avons vu précédemment. Mais rappelons que ces contacts plus ou moins éphémères, tous ces jeux de rencontres et de séduction qui s’élaborent autour de cette pratique, sont surtout le fait d’une tranche d’âge en pleine période de socialisation. Le but de ces jeux est de tester les capacités à plaire et à se socialiser, c’est-à-dire de construire son identité (construction qui continuera d’ailleurs à évoluer par la suite). Dans les sociétés modernes, selon le mythe fondateur de l’individualisme, nous nous construirions nous-mêmes, comme individu original, authentique, avec une personnalité. Pourtant, cette quête de soi-même ne signifie pas repli sur soi, séparation et solitude, car les individus ont la conviction qu’ils ont besoin que les autres les aident à se révéler (Singly, 1998). Les jeunes s’ouvrent donc au jugement des autres dans cet « espace public d’apparition » (Quéré, 1992). Ils ont besoin de communiquer avec autrui, pour confronter expériences, modèles et normes. Pour avoir accès à cette confrontation, ils doivent entamer barrières protectrices et moyens de défense, au risque de mettre la « face » en danger. Dans le cybercafé, s’étant mis ainsi tous potentiellement en danger, les individus présupposent une certaine garantie de non agression, les maintenant dans un statu quo. Cet implicite contrat participe de la construction de cet espace comme un lieu privé.

20En outre, le fait de « tomber le masque » est aussi un moyen de construire ce masque, ce rôle, avec l’aide critique de l’autre (Bidart, 1997). Cet aspect nous renvoie à la nature bidimensionnelle de l’identité sociale comme expression d’une dualité et d’une articulation entre deux types d’identité individuelle : une identité biographique « pour soi » et une identité relationnelle « pour autrui » (Dubar, 1991). Toute la difficulté est donc de trouver un équilibre entre le moi intime et le moi social. Cette négociation permanente s’exprime clairement dans le cybercafé. Construit en territoire privé, il va produire un équilibre entre anonymat et intimité, lequel écartèle l’individu entre identité relationnelle et identité personnelle. Socialement anonyme et publiquement désengagé, celui-ci peut révéler une part de son intimité. La part d’histoire qu’il va révéler n’engage pas son personnage quotidien dans la mesure où l’anonymat lui laisse le choix de sa présentation et la possibilité d’adopter un autre rôle. Cette forme d’interaction est comparable à celle décrite par Simmel à propos de la figure de l’étranger (Simmel, 1979). Dans des situations hors cadre (lors de période de « crise » ou quand on touche au plus intime), il est parfois plus aisé de se confier à un inconnu qu’« être intime » avec ses proches, ses « intimes », dans la mesure où l’on ne met pas son personnage quotidien en danger. Ainsi, les acteurs peuvent rester plusieurs jours d’affilée sans rentrer chez eux, dormir les uns à côté des autres et parler de choses très intimes (la sexualité), alors qu’ils méconnaissaient tout de leur vie sociale hors du cadre du cybercafé :

« On s’est tous rencontré ici, et on ne se voit qu’ici, jamais en dehors, chacun son problème. On se retrouve qu’ici, on ne s’éclate qu’ici. Parce qu’on se voit tous les jours au Cyber et je ne vois pas pourquoi se voir encore après, on a d’autres choses à faire que le Cyber, on a chacun nos vies et il faut faire avec, si après tu te mets à squatter la maison du pote. (…) Je ne sais pas trop ce que font exactement les autres, quand on est là, on se raconte des trucs à propos de là, c’est tout ».
(un client)

21Ainsi, la sociabilité autour d’Internet dans le cybercafé exprime une tension entre distance et proximité qui nous renvoie à la double nature paradoxale du lien social [5]. D’un côté, les individus peuvent pousser la fusion interactionnelle jusqu’à des relations dans les toilettes, et, d’un autre côté, cette proximité n’est permise que par la distance de facto imposée par l’anonymat. Les individus élaborent des tactiques qui visent à fournir une efficacité aux rencontres comme à leurs évitements ponctuels. L’autre est recherché autant que fui, comme le montre le jeu de cache-cache décrit plus haut. En fait, inscrit dans un univers singulier isolé, chacun peut échanger intimement et intensément avec autrui sans se sentir en danger. Tous les rapports observés dans le cybercafé (séduction, sexualité, amitié, confidences) relèvent de l’échange intersubjectif et participent du processus de socialisation. Bien qu’ils sembleraient n’être soumis qu’à la seule volonté des individus, ils s’éprouvent de plus en plus dans des territoires protégés, a priori à l’écart du monde, érigés en marge mais pourtant au sein de l’espace public (Le Gall, 1997). Cependant, si l’on y retrouve le côté insulaire des espaces privés, et que ces territoires donnent également l’illusion de pouvoir s’affranchir des légitimités externes, les libres choix qui s’y expriment n’y sont pas totalement dégagés des contraintes sociales plus globales, tout comme les relations qui s’y développent ne se construisent pas en dehors de toute référence aux divisions de la société.

22C’est grâce au fait que la population a intériorisé une partie des normes fondant la vie en société, que la liberté est possible dans le cybercafé. Si ce dernier se présente à première vue comme un défouloir anarchique, hors des routines du quotidien, où les gens se côtoient librement avec peu de codes à respecter, il est tout au contraire régi par un ensemble de règles de comportements non explicites mais qu’il ne faut pas enfreindre. Les relations interindividuelles qui s’y créent renvoient au code de la superficialité. Le cybercafé favorise en effet le développement de relations anonymes et ponctuelles dont l’objectif est de préserver les « selfs » tout en favorisant la rencontre. Il permet donc de lever les barrières qui limitent les rencontres dans la vie quotidienne tout en réduisant la profondeur de la relation avec une personne inconnue. A tout moment, l’individu peut s’engager ou se retirer de la relation. Ces relations « à responsabilité limitée » sont requises pour produire la « distance », et le « frottement social » propre au lieu public (Joseph, 1984). L’espace public nécessite une mise en scène au service d’une sociabilité anonyme permettant de croiser et de « voir » l’Autre sans s’engager immédiatement dans une relation contraignante. Il suppose un « jeu de masques » (Goffman, 1973) n’engageant les individus que pour le moment précis de l’interaction.

23De même, on remarque une division sexuelle dans les situations de drague. Le plus souvent ce sont les hommes qui chassent les femmes dans le cybercafé. Ces dernières ne se risquent à la chasse que dans le cyberespace où elles sont totalement dégagées des contraintes de rôle. Elles peuvent y formuler la demande de rencontre sans risquer d’être perçues négativement par leur entourage, puisqu’adoptant une stratégie habituellement réservée aux hommes. Venir seule au cybercafé est déjà contraire à la retenue incombant traditionnellement au rôle féminin et constitue aux yeux des hommes un signe d’ouverture aux rencontres.

24Nombre de comportements et fonctions courantes de la vie humaine avaient été bannis de la vie publique par le processus de civilisation des mœurs en Occident (Elias, 1939), pour se dérouler à l’écart, à l’abri des regards, dans des « enclaves » d’intimité [6]. Il est intéressant de voir comment ceux-ci resurgissent aujourd’hui sur la scène publique. Cependant, il nous semble que ce n’est pas la construction sociale de l’intimité qui a changé [7], car ces « pulsions » portent toujours le sceau de l’intime. Ce serait plutôt celle de l’espace public. Pour frotter l’intime au collectif, les acteurs élaborent des « flaques de privé » (Laé et Proth, 2002) au sein de l’espace public. Ainsi construites comme un « chez soi », ces enclaves deviennent le terrain de jeu de socialisation où les acteurs vont pouvoir tester leurs identités, en se confrontant aux jugements des autres, sans pour autant mettre en danger leur personnage public. Ces espaces intermédiaires, terrain d’un certain relâchement des rôles sociaux, sont en effet strictement régis par un impératif d’anonymat. Ils mettent en relief le caractère dynamique de la relation entre individu et collectivité. Au cœur de la question de l’identité, l’intime incarnerait, représenterait, symboliserait le lien indéniable entre individuel et social.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • AUGE M., Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, 1992.
  • BIDART C., (1997) « Parler de l’intime : les relations de confidence », Mana. Revue de sociologie et d’anthropologie, n° 3- 1er semestre, « Approches sociologiques de l’intime », pp. 19-55.
  • BOUVIER P., Socio-anthropologie du contemporain, Paris, Galilée, 1995.
  • BOUVIER P., La socio-anthropologie du contemporain, Paris, Armand Colin, 2000.
  • DESJEUX D., JARVIN M., TAPONNIER S. (dir.), Regards anthropologiques sur les bars de nuit. Espaces et sociabilités, Paris, L’Harmattan, 1999.
  • DUBAR C., La socialisation. Construction des identités professionnelles, Paris, Armand Colin, 1991.
  • ELIAS N., (1939) La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973.
  • GOFFMAN E., La mise en scène de la vie quotidienne. Tome 2. Les relations en public, Paris, Minuit, 1973.
  • GOFFMAN E., Les rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974.
  • JOSEPH I., Le passant considérable. Essai sur la dispersion de l’espace public, Paris, Méridiens, 1984.
  • KANT E., (1784) Quatrième proposition, in Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Paris, Nathan, 1981.
  • LAE J.-F., PROTH B., (2002) « Les territoires de l’intimité, protection et sanction », Ethnologie française, janvier-mars, « Intimités sous surveillance », pp. 5-10.
  • LE GALL D., (1997) « Sociologie, scopophilie et intimité », Mana. Revue de sociologie et d’anthropologie, n° 3- 1er semestre, « Approches sociologiques de l’intime », pp. 9-15.
  • QUÉRÉ L., (1992) « L’espace public : de la théorie politique à la métathéorie sociologique », Quaderni, n° 18, « Les espaces publics », pp. 75-91.
  • SINGLY (de) F., Sociologie de la famille contemporaine, Paris, Nathan, 1998.
  • SIMMEL G, (1908) Digressions sur l’étranger, in Grafmeyer Y., Joseph I., (1979) L’Ecole de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier, 1984, pp. 53-59.
  • THALINEAU A., (2002) « L’hébergement social : espaces violés, secrets gardés », Ethnologie française, janvier-mars, « Intimités sous surveillance », pp. 41-48.

Notes

  • [1]
    Ce vocable anglo-saxon que l’on retrouve sous des formes orthographiques multiples se prononce « tchatter ». Il est tiré du verbe « to chat » qui signifie bavarder. Il s’est imposé au cours des dernières années comme le terme générique pour désigner tout système de communication synchrone médiatisé par ordinateur.
  • [2]
    Par le biais de dispositifs socio-techniques de communication nouveaux, les individus peuvent communiquer pour des sommes modestes, en temps réel ou non, avec des individus qu’ils connaissent dans la vie réelle ou non, et ce sans limites géographiques. Les formes d’utilisation les plus répandues sont le courrier électronique et le « chat ». Ce dernier consiste en une discussion sous forme écrite, en temps réel, entre un nombre illimité de personnes connectées simultanément par l’intermédiaire du Web et d’un logiciel adapté. Ainsi, la communication médiatisée par ordinateur offre à l’internaute un nouvel espace d’échanges en ligne mettant provisoirement en contact des individus sous couvert d’un total anonymat.
  • [3]
    Cependant toute personne perturbant le bon déroulement des interactions risque toujours l’exclusion du salon virtuel.
  • [4]
    Traditionnellement, les célibataires ont fait l’objet d’une suspicion d’incapacité à la vie en groupe, estimée comme la conséquence d’une sociabilité déficiente tenant à des traits de caractère (égoïsme, fermeture, mauvais caractère, rigidité, etc.).
  • [5]
    Kant parle d’« insociable sociabilité » pour illustrer le fait que les hommes sont à la fois attirés et repoussés par autrui : « J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. », (Kant, 1981 : 36).
  • [6]
    Les paroles d’un de nos enquêtés illustrent bien la présence de cette séparation public/privé dans l’inconscient collectif de nos contemporains : « Mais je n’ai pas envie de dormir au Cyber, je trouve que le Cyber est un endroit pour discuter, et pianoter sur un ordinateur, pour dormir on reste chez soi, le Cyber c’est pour autre chose. Il y a des lieux pour faire certaines choses, d’autres pour en faire d’autres. »
  • [7]
    «… il n’y a pas de pratiques intimes par essence, (…) l’intimité est un construit social qui s’élabore en fonction de la place attribuée au regard d’autrui et de la possibilité objective de le contrôler. » (Thalineau, 2002 : 42). Par exemple, l’intime méditerranéen est privatif et offre la sécurité du jardin secret, alors que l’intime anglo-saxon est au contraire, relationnel et public : il offre la sécurité d’un théâtre-social codé.
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