C’est une histoire. Une histoire juive.
1Ils portaient un nom russe et venaient de la région de Minsk. La révolution russe les délogea. Ils partirent vers l’ouest, en Pologne. Brest-Litovsk. Une ville frontière. Puis, plus loin, Kövel.
2Je parle de mes grands-parents paternels et de leurs trois fils. Samuel, Oscar, Emmanuel; Sioma, Ossia, Monia; Siomé, Ossié, Monié; ou encore Chmouel, Ocher, Immanuel. Trois beaux garçons.
3Une voix tantôt française, tantôt russe, tantôt yiddish, tantôt hébreu-d’Europe-centrale les appelle.
4Plus tard ils inventeront une ritournelle. Ils siffleront leur patronyme dans les rues de Paris. Un patronyme habité de consonnes, marquées d’un long voyage.
5Ma grand-mère répétait souvent : “il n’y a rien de plus terrible que de changer de nom.”
6Je croyais alors qu’elle souffrait encore du nom arménien porté pendant la guerre. Aujourd’hui j’entends le départ, le passage des frontières, l’abandon d’une terre.
7Elle s’appelait Biélinki ou Bélinki. D’un coup de langue énergique contre ses petites dents blanches elle gommait les difficultés de la langue d’ici, les hésitations de l’écriture. Elle réveillait l’alphabet cyrillique. Et le son “ye” ruisselait. Sa bouche souriait. Vivante.
8Elle est devenue Ewenczyk. Un mariage. Un voyage. Elle quitte la ville, le commerce familial, l’université et découvre un grand domaine, les bois de bouleaux, la maternité, la vie familiale. Elle installe un judaïsme rationnel moderne, au cœur de la campagne russe, religieuse.
9Elle rayonne.
101914.
111917.
12Ils fuient. Ils déchirent leurs papiers. Ils franchissent la nouvelle frontière. Ils sont polonais.
13Le nom change d’écriture, adopte les caractères latins. Ils parlent le polonais, le yiddish, l’hébreu. Le russe se cache, se tait. Vivre, survivre d’abord.
141932.
15Paris.
16Etrangers encore.
171936.
18un décret naturalise les trois garçons.
19Nom : Ewenczyk. Nationalité : française.
20Ils respirent. Ils vont avoir vingt ans.
21Mes grands-parents attendent. Le décret de naturalisation arrivera tard. Plus tard. Après la guerre. Leur nom devient Evanchique.
22Le patronyme familial se disloque. Deux orthographes cohabitent. Mystère des voies administratives. Elles exposent des différences d’accent, les figent.
23Une épreuve.
24Elles portaient un nom de l’Est, un nom polonais.
251930.
26Elles arrivent de Baranowicz. Une petite ville.
27Elles : ma grand-mère maternelle et ses deux filles. Fania.
Génia. Elle rejoint son mari, elles retrouvent leur père. Un
homme de la ville. Un homme de Varsovie parti pour Paris.
Paris, une capitale. “Il y a du travail là-bas.”
28Elles ont cinq et trois ans. Elles parlent le polonais, le yiddish. L’école les attend. Génia tire un trait, elle devient Georgette. Mars 1934. Il meurt.
29“Un homme… grand, …élégant. Il faisait si beau et on était si triste…”. Ma mère a sept ans, il en avait trente-quatre. Elle pleure.
30Elles les rencontrèrent.
31Ils les rencontrèrent.
32La guerre est finie.
33Vivre maintenant. Bâtir. Ensemble. Tous ensemble. Alle zusammen.
34Une histoire se tisse, oublieuse des trajets passés.
35Une petite fille écoute. Assemble les silences.
36Brest. Ils sont de là. Ils le disent.
37Les “Brestois” aimaient passer prendre le thé. Noh a bissélè. Encore un petit peu, demande ma mère. Le yiddish parlait ces après-midi là.
38A l’école la petite fille a regardé la carte de France. Elle a découvert Brest. A l’Ouest. Au bord de l’Atlantique.
“Oh Barbara
Quelle connerie la guerre”.
40Les lieux s’empilent pêle-mêle. Jetés. Désertés.
41Ils parlent.
42Il y a là-bas.
43Là-bas avant la guerre, vers Brest, c’est “notre petite ville.” Il y a ici.
44Ici avant la guerre c’est Paris.
45ll y a là-bas pendant la guerre, quelque part dans le Nord, en Allemagne. Là, c’est de mon père que l’on parle. Mon père le prisonnier.
46Il y a ici pendant la guerre, quelque part en France. Là, on parle des autres. Ils se cachent, ils résistent.
47Il y a ici
depuis la guerre. Et c’est Paris.
48Là,
j’ai grandi.
49Rive gauche puis rive droite. Au rez-de-chaussée puis au quatrième étage. A République, dans la maison de ma grand-mère maternelle. A Alésia, chez mes grands-parents Evanchique. A Montreuil, à Bondy, puis rive droite, chez mes oncles et tantes.
50Là,
j’ai appris.
51A l’école il y avait hier, aujourd’hui et demain. Il y avait des frontières, des points cardinaux, de la grammaire. Le masculin et le féminin. Des récits nouveaux. De l’ordre. Ils ignoraient l’assemblage “czyk” et s’en étonnaient. Une difficulté quotidienne.
52Là,
j’ai écouté.
53Israël, la politique, les contes. De Grimm, d’Andersen, de Perrault. Les prières. Du vendredi soir. Des Fêtes. Les blagues. En yiddish d’abord, puis, en français pour les enfants. J’entends encore mon père soupirer, “c’est tellement meilleur en yiddish !”
54Là,
ils attendaient.
55Et chaque fois les corps s’affaissaient faute de nouvelle.
56Les hommes portent les femmes dans leur sillage. Elles sont françaises par mariage. Seule ma grand-mère maternelle restera apatride. Boulevard Saint-Martin, à la fenêtre du troisième étage elle ne voit rien venir.
57Que font-ils là-bas ?
58Deux photos dans le salon se taisent. Il s’agit de mes arrièrearrière grands-parents, partis eux aussi. Partis avant… Et comme elle vivants. En Amérique, là-bas.
59Nuh ?
60Alors ?
61Ses yeux verts s’évadent.
62Le temps passe.
63Ici : “Mille neuf cent cinquante.”
64Là : “Cinq mille sept cent dix.” Un autre compte.
65L’autre, il habite la maison. Il dit : Ba-zeman ha-zé…, en ce temps-là. Abraham. Sarah. Moïse. La sortie d’Egypte. Canaan. La Terre Promise. La sagesse de Salomon, la force de David. la Perse, l’exil. Esther. Les Maccabées, l’héllénisation…
66Les hommes, et mon père aussi, racontent les hauts faits des héros de ce temps-là. Il chantent en hébreu la fidélité, le courage, la liberté.
67Ils oublient le temps.
68Ma mère reçoit. Les chandeliers sont allumés. La carpe est farcie. Le foie est haché. Des petits radis l’accompagnent. Cinq fêtes rythment la maison. Pâque : Pessah, le Nouvel an : Roch ha-chanah, le Grand pardon : Yom Kippour. Hanoukkah, Pourim.
69En quelle année sommes-nous ?
70A la synagogue la question trouve sa place. Mon père parfois monte à la Torah. Le nom Ewenczyk alors s’éclaire. Mélodieux, familier. Puissant. Appelé.
71N’oublie pas.
72Septembre. La rentrée déjà ! L’école chasse le temps circulaire, ouvre au temps des rencontres. L’amitié, les bavardages, les rêves occupent le trajet de l’aller et celui du retour. La maison ferme vite sa porte, me retient. Le temps se grippe, oublie demain.
73Les calendriers se dévorent.
74Mai. Mon anniversaire.
75La petite fille est belle. Ils le disent.
76La petite fille remercie sa mère en yiddish. Une formule. Un bruit de la maison. Un goût qu’elle ne connaît pas et qu’ils partagent. Eux.
77Ils parleront d’Israël. Un jour sépare nos anniversaires. Je crois que mon père le regrettait.
78La jolie demeure écarte le temps civil. Distante. Elle tisse, invisible, un autre demain, celui du retour à Jérusalem. Lechana ha-ba birouchalahaïm. Les enfants chantent le voyage là-bas. Ils s’époumonent heureux et dispersent d’âge en âge les racines lointaines. Lambeaux durcis, insécables, qui tourbillonnent. Intraduits dans la langue d’ici. Stériles.
79Ma grand-mère paternelle frappe le sol de son doigt et demande : “savez-vous planter les choux ?” Je ris. Le “u” russe est tendre. Il fait frissonner la comptine et me porte à des verstes de là. Auprès des bois de bouleaux. Je franchissais le temps. Belle.
80Le silence est écrasant.
81Il y en a beaucoup. Trop. Ils s’étreignent et se déchirent. Bruits sourds de la maison, de la peur.
82Il y a des morts sans certitude.
83En Pologne, en Russie, en France. Leurs noms ? Seule ma grand-mère paternelle parle. Elle ouvre l’album de photos, tourne les pages et raconte un à un les visages perdus, répète inlassablement leurs noms, leurs liens. Gardienne de la généalogie, elle dit la vie.
84Il y a des abandons, des erreurs.
85Mon grand-père maternel, “le père-de-ma-mère” témoigne dans le salon. Muet, souriant. Mon frère porte son prénom. La traduction choisie est devenue une évidence. L’arbitraire s’oublie.
86Hélène est aussi une décision familiale. Une correspondance établie avec Hienkè. Hélène vient du froid et ne connaît pas la Guerre de Troie. Tout le monde pourtant demande des nouvelles de Pâris.
87Je souriais. Belle.
88Où est Hienkè ?
89Dans un autre salon ma grand-mère maternelle se repose un instant face aux parents de Hienkè. Deux photos envoyées de Pittsburgh. “EnAmérique” ajoutait-elle. Ils avaient mis leurs habits de fête. Deux émigrants. Ignorant les distances, ils se parlaient. De Hienkè. De son mari. Des enfants. Ils attendaient Hienkè. Leur fille. La mère de ma grand-mère. Hienkè Wolochwianski. Ils l’attendaient tellement qu’ils en oubliaient son nom. Ma grand-mère alors ne distinguait plus les générations. Elle appelait Hienkè, sa mère-et-sa-grand-mère, vivante à Pittsburgh. Où est-elle ?
90Sa maison s’ouvrait sur une cour. Modeste. Le lait y était tiède, tout juste trait. Le vendredi soir elle allumait les bougies et préparait le pain tressé. La hala. Ils étaient pieux.
91Où sont-ils ?
92Il y a mon arrière grand-mère paternelle. Petite. Brune. Esther, Chaja Elbinger née Epstein. Elle allait et venait en chantonnant. Le yiddish me berçait et éloignait le mauvais œil. Elle s’est tue. J’avais dix-huit mois. Je l’ai attendue.
93Il y a le hazan. Au cimetière de Bagneux. Entre Roch hachanah et Yom-Kippour il lit le quaddich. Prière funèbre en araméen. Les noms aimés volent, retrouvés. L’accent hongrois les anime un instant.
94Chema Israël.
95Ecoute.
96Trois femmes parlent.
97“Il n’y a rien de plus terrible que de changer de nom” disait l’une.
98“Tu sais, à dix-sept ans …” disait l’autre.
99L’une, ma grand-mère paternelle. Sima Barissovna.
100Femme de Yaakov Ewenczyk. Fille de Boris.
101L’autre, ma grand-mère maternelle. Rachel Elbinger.
102Fille de Hienkè Wolochwianski. Veuve. Si jeune.
103“Georgette !” Ma mère.
104Femme d’Oszer Ewenczyk dit Oscar. Fille de Peretz Elbinger.
105Là-bas…
106et ici, Carreau du Temple, les voies ont été brisées. La maison paternelle appelle. Les femmes répondent. Fidèles.
107“J’arrive !”
108Il y a le patronyme Wolochwianski.
109Il règne. Superbe.
110Il écrasait “Elbinger”. Un nom sans gloire. Qui venait de l’Elbe. Elbinger. Elbingé en français. Mon père redonnait à la lettre g toute sa vigueur germanique. Et le nom sonnait Elb innguerre ou Elb innguère quand il saluait sa belle-mère. Que disait-il ?
111Il s’inclinait. Il déchirait la langue d’ici et rappelait que ce nom était un nom de là-bas. Un patronyme juif polonais. Celui de son beau-père.
112Et ma mère ?
113En silence, elle a lié les noms. Elle est devenue “Elbingé-Wolochwianski”. Wolochwianski. Des corps pêle-mêle tombés dans une tranchée. A Baranowicz, en Pologne. Quand ?
114Elbinger. Prononcé Elbingé. Un père enlevé trop vite. A Paris. En 1934. “Il parlait bien le français” disait-elle.
115Ma mère. Génia Elbinger dite Georgette.
116Fille d’ici et de là-bas.
117Une femme.
118De sa fille aînée, on disait et elle aussi : “elle n’a pas l’air”. Je n’avais pas l’air. Le nom Ewenczyk était pris en défaut. L’orthographe c, z, y, k, le désigne comme un nom polonais. Un temps du trajet familial qui tait d’autres origines. Juives. Russes. D’autres morts. Un frère de mon grand-père paternel renversé peut-être par un tramway. A Léningrad. La révolution russe. La Guerre Froide.
119De l’équivoque il y en a encore. En russe, la note finale “czyk” qui se prononce tchique est un diminutif et “ewen” ou “even” serait un mot hébreu : le mot pierre. Ewenczyk. “Petite pierre” portée par l’écriture cyrillique.
120Et Hélène la “belle”?
121Hélène cache Monique. L’unique. Un deuxième prénom. Un plaisir paternel qui soulève la colère de ma mère. Que se passe-t-il ?
122Hélène sourit. Elle n’a pas l’air.
123Il y a la France occupée.
1241942.
125Ewenczyk se terre. Mes grands-parents prennent un nom arménien. Et leurs fils, Emmanuel et Samuel, les noms de Charmeil et Clusier.
126Elbinger s’oublie. Ma mère et sa sœur deviennent Georgette et Fanny Ellain. Nées à Champs-sur-Marne. De “vrais fauxpapiers” ajoutaient-elles fièrement. Leur mère est leur marraine. Elle accepte un nom polonais. “Elle avait un fort accent.”
127Paris.
128Les “Allemands” habitent Pariss. Ils arrêtent. Ils perquisitionnent. Les Juifs portent l’étoile jaune. Une distinction. Dans le métro le dernier wagon leur est réservé. Ma mère s’est trompée.
129J’ai peur. Elle va être reconnue. Arrêtée. Fusillée comme eux là-bas. Arrêtée comme lui là-bas enAllemagne du Nord. Il a peur.
130Ewenczyk.
131Naturalisé français en 1936. Né à Brest-Litovsk dit-on ici. Prisonnier français. Au stalag il est enregistré comme breton. Né à Brest.
132Ewenczyk.
133Un abri.
134Un souffle.
135Il y avait…
136Il y a des hommes.
137Il y a des femmes.
138Il y avait…
139Il y a des guerres, une révolution, des histoires.
140Les accents étaient mêlés. Quelques uns se distinguaient. Je les ai suivis et me suis égarée. Longtemps.
141Il y a des morts.
142Il y a des vivants.
143Il y a des “ici”
144Il y a des “là-bas”.
145Et il y a aujourd’hui. J’écris.