Couverture de CPSY2_071

Article de revue

Promenade dans les musées

Pages 179 à 182

Notes

  • [1]
    Kiefer-Rodin, Musée Rodin, 14 mars au 20 octobre 2017 Hors murs : Rodin, l’exposition du centenaire, 22 Mars 2017-31 Juillet 2017, Grand Palais, Galeries nationales
  • [2]
    Karel Appel, L’art est une fête, Musée d’art Moderne de la Ville de Paris, Du 24 février au 20 août 2017
  • [3]
    Bion W. R., 1958- 1978, publié en 1992, Cogitations, Ed. In Press, 2005 pour la traduction franç p.327
  • [4]
    L’esprit du Bauhaus, au Musée des Arts Décoratifs, janvier-février 2017.
  • [5]
    Arnold Schönberg, Peindre l’âme, Musée d’Histoire du Judaïsme
English version
Versión en español

La désaffectation chez les artistes

1 Peut-on parler de désaffectation dans l’art ? C’est une question un peu curieuse, car l’art est justement une manière d’aborder, d’exprimer, de figurer les affects chez le créateur et une manière de les susciter et de les faire éprouver par le spectateur. Peut-on concevoir une création artistique sans émotions ? Peut-on imaginer une expérience esthétique sans affects ?

2 Dans la clinique, la désaffectation est l’incapacité de reconnaître, d’éprouver, d’exprimer, d’élaborer les affects. Elle est considérée comme un symptôme. Mais dans le domaine de l’art, la désaffectation peut être une démarche délibérée, recherchée, revendiquée même. C’est une composante de nombreuses démarches artistiques. C’est même une nécessité pour certains, dont les œuvres consistent à détruire l’objet, à se méfier de toute émotion et à s’en éloigner. La désaffectation n’est donc pas étrangère à l’art.

3 Évidemment, il ne faudra pas aller chercher dans le musée Rodin, qui présente actuellement deux très belles expositions témoignant de la force expressive du sculpteur [1], ni dans l’exposition Karel Appel [2], dont les peintures débordent de pulsionnalité émotionnelle. Mais plutôt du côté de l’art minimaliste ou conceptuel, qu’on peut considérer comme un art désaffectivé ; ou encore du côté des artistes du Body-Art qui s’en prennent à leur propre corps dans un mouvement de destruction. S’attaquer au corps, à l’humain, au sens, à l’affect.

4 Il n’est pas rare non plus qu’un artiste oscille entre deux positions, l’une émotionnelle, l’autre rationnelle. Ou qu’il s’engage dans une voie très intellectuelle, puis en revient. Mondrian qui développait un style de plus en plus épuré, en lien avec l’austérité de la philosophie théosophique, a continué jusqu’à la fin de sa vie à peindre des fleurs, pour gagner de l’argent, certes, mais aussi probablement pour le plaisir de représenter des aspects du monde plus proches d’une expérience émotionnelle. Malevitch, après sa période constructiviste, où le carré et la croix condensaient toute expression dans une forme apparemment désincarnée, est revenu vers une peinture de portraits qui représentent une humanité où les affects sont bien présents.

5 On peut d’ailleurs se demander si l’art abstrait correspond à un mouvement de désaffectation. Un carré est-il forcément désaffectivé ? Je dirais non, tellement il est évident que les formes abstraites n’excluent pas les affects. Pour Geneviève Haag, les premières formes sont les noyaux organisateurs des systèmes symboliques ultérieurs et elle observe que ces formes sont souvent géométriques. W.R. Bion, lui, a cherché à rendre compte de l’expérience analytique avec des notations diverses, aussi bien scientifique, picturale, poétique, musicale, mathématique, astrologique. « Y a-t-il une expression mathématique qui pourrait ressembler à l’expérience émotionnelle dont je suis familier ? », se demande-t-il [3]. Cette question pourrait être celle de nombreux artistes, en quête d’une expression formelle pour figurer des émotions, des sentiments, des affects, mais aussi des idées. Exprimer l’affect par des moyens qui peuvent paraître désaffectivés.

6 Voyons maintenant si on peut repérer, dans certaines expositions récentes, des œuvres correspondent à une telle désaffectation. Là où un souci d’objectivité prime sur l’émotion, où une rigueur intellectuelle produit des œuvres qui n’existent qu’accompagnés de discours très rationalisés et explicatifs. On pourrait même parler de désubjectivation chez certains artistes qui veulent s’absenter de leur travail de création.

7 Au Musée des Arts Décoratifs [4], les recherches esthétiques du Bauhaus témoignent d’une oscillation entre une quête de pureté, développée en particulier par Kandinsky qui établit un rigoureux vocabulaire plastique, et des productions beaucoup plus poétiques et spontanées, faisant appel aux émotions du spectateur, dont Klee serait le représentant.

8 Il y avait au Bauhaus un artiste assez étonnant, Johannes Itten, qui donnait aux étudiants les enseignements inauguraux fondamentaux, avec un étrange mélange de formalisme très rigoureux et de pratiques ésotériques qu’il imposait aux étudiants. C’est à cause de ses méthodes d’enseignement originales et passionnées, qu’il a dû quitter l’école, car elles semblaient incompatibles avec la recherche très rigoureuse des fondateurs du Bauhaus. Itten est un exemple de l’oscillation entre un formalisme objectivant et désaffectivant et une approche beaucoup plus affective.

9 Au Musée d’Histoire du Judaïsme, l’exposition Arnold Schönberg [5] a donné l’occasion de voir l’œuvre picturale peu connue de cet artiste. Ce compositeur génial, qui a révolutionné la musique au début du 20ème siècle, a eu recours à la peinture, pour « donner une expression à des états d’âme qui ne trouvent pas une forme musicale », selon Kandinsky, avec lequel il était très lié. L’exposition, intitulée « Peindre l’âme » attire l’attention du spectateur vers cette dimension affective de l’œuvre, avec la salle très spectaculaire des portraits. Mais dans d’autres salles on découvre une dimension peu connue, beaucoup plus rationnelle, celle du jeu et de la technique, qui passionnaient Schönberg. Il a inventé des jeux et de nombreux objets dont il se servait pour la composition de ses œuvres musicales et pour la mise en place de la méthode dodécaphonique. Schönberg recherchait une esthétique pure et sans affect, et on a reproché à cette musique atonale d’être froide et vide d’émotion.

10 Une majorité des peintures exposées date des années 1908- 1912, où il traversait une période difficile. Il était lié avec un jeune peintre très doué, Richard Gerstl, qui séjournait chez lui, ainsi que d’autres artistes ou élèves, pendant les vacances, et qui lui donnait des cours de peinture. À l’été 1907, Gerstl a eu une relation amoureuse avec la femme de Schönberg, Mathilde, femme très cultivée musicalement, sœur de Zemlinsky. Lorsque Schönberg s’aperçut de cette liaison, Mathilde s’est enfuie de son domicile pour partir avec Richard Gerstl. Désespéré, Schönberg a fait intervenir Alban Berg pour ramener Mathilde et le couple a décidé de rester ensemble pour les enfants. Quelque temps après, en 1908, Richard Gerstl, très isolé car tout le milieu artistique lui tournait le dos, se suicide. C’est aussi en 1908 que Schönberg découvre l’atonalité qui représente, en musique, une révolution comparable à l’abstraction pour la peinture. Schönberg, ne parvenant plus à composer, a peint la série obsessionnelle d’autoportraits. Mais, paradoxalement, la résonance affective de ce drame, on la trouve dans la musique, plus que dans les peintures, en particulier dans le très beau Erwartung, composé en 1909.

11 Ce monodrame de 30 minutes est écrit, à la demande de Schönberg, par Marie Pappenheim, poète et médecin, parente de Bertha, et très proche de la psychanalyse. Une femme seule en scène, la nuit, dans la forêt, attend son amant qui ne vient pas. Dans une ambiance irréelle, onirique, inquiétante, hallucinatoire, elle bute sur un corps. Celui de l’amant ? On ne sait pas très bien si elle ne l’a pas tué elle-même, envahie par des angoisses d’abandon et une terrible jalousie. Elle est confrontée à une immense solitude, maintenant que son amant est mort. Il est étonnant de voir comment Schönberg a pu mettre en musique les sentiments qu’a pu éprouver Mathilde. Et comment il a inventé une méthode musicale apparemment très désaffectivée pour les exprimer.

12 La désaffectation dans l’art fait partie des processus de création artistique. Il y a des œuvres apparemment très émotionnelles, mais qui ont nécessité un long travail d’agencement, et il y a des œuvres froides qui cachent leurs racines affectives. N’y aurait-il pas, dans la vie psychique comme dans la création artistique, un jeu entre affect et désaffect ?


Date de mise en ligne : 09/10/2017

https://doi.org/10.3917/cpsy2.071.0179

Notes

  • [1]
    Kiefer-Rodin, Musée Rodin, 14 mars au 20 octobre 2017 Hors murs : Rodin, l’exposition du centenaire, 22 Mars 2017-31 Juillet 2017, Grand Palais, Galeries nationales
  • [2]
    Karel Appel, L’art est une fête, Musée d’art Moderne de la Ville de Paris, Du 24 février au 20 août 2017
  • [3]
    Bion W. R., 1958- 1978, publié en 1992, Cogitations, Ed. In Press, 2005 pour la traduction franç p.327
  • [4]
    L’esprit du Bauhaus, au Musée des Arts Décoratifs, janvier-février 2017.
  • [5]
    Arnold Schönberg, Peindre l’âme, Musée d’Histoire du Judaïsme

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions