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Centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme
1 Dans cet entretien réalisé le 12 février 2016, Jonathan Rausky, chirurgien dans le service de chirurgie plastique du Professeur Revol à l’hôpital Saint-Louis répond aux questions de Pascale Molinier et Camille Ducellier.
2 Jonathan RAUSKY : La prise en charge chirurgicale du transsexualisme concerne environ 300 personnes par an, en France. Quatre centres hospitaliers publics à Paris, Lyon, Marseille et Bordeaux, ont l’agrément du Ministère de la Santé pour pouvoir réaliser les changements de sexe qui seront suivis de changements à l’état civil. Ces centres de références fonctionnent avec des équipes multidisciplinaires, comprenant les chirurgiens, les psychiatres et l’endocrinologue, ainsi que des psychologues et des travailleurs sociaux, qui se réunissent régulièrement pour discuter de chaque cas avant de donner un accord. En France, la majorité des interventions concernent des hommes qui deviennent femmes, qu’on appellera MTF (male to female), par rapport aux FTM (female to male). On ne parle ici que des gens qui vont aller au bout du processus chirurgical. Pour les « trans » dans leur ensemble, je pense que le ratio est beaucoup plus proche de 50/50. Sur Paris, nous prenons en charge entre 50 et 80 patients par an.
3 Pascale MOLINIER : Des transitions (on nomme ainsi le changement d’assignation) très jeunes, vous n’en voyez pas ?
4 JR : À Saint-Louis, on ne les voit qu’à 18 ans. Mais je travaille aussi à Robert Debré, où l’on commence à mettre en place des consultations plus précoce, vers 12 ou 13 ans. À Amsterdam ou au Canada, les enfants sont vus encore plus tôt. Une fois passée la porte de notre réseau, la personne va rencontrer, en général, des professionnels qui respectent son choix. Les associations nous reprochent la psychiatrisation du système et on peut les comprendre : un psychiatre doit pouvoir dire si la personne ne présente pas de schizophrénie, de troubles hallucinatoires graves ou une bipolarité. Cela pourrait se faire en quelques entretiens sur trois ou quatre mois.
5 PM : En réalité, cela prend deux ans.
6 JR : Au gré de dizaines de rendez-vous, avec des psychiatres et des psychologues, on s’incruste dans la vie personnelle des gens. Le but ultime n’est pas de vérifier une potentielle contre-indication grave, qui est éliminée depuis le début. On va triturer l’histoire de cette personne qui a subi des violences, souvent des attouchements sexuels. On va aller décortiquer tous les épisodes les plus tristes de sa vie, ses tentatives de suicide, etc. Et finalement, ces personnes vont nous expliquer qu’elles ne comprennent pas vraiment pourquoi…
7 PM : Vous expliquer à vous, les chirurgiens ?
8 JR : Oui, et je leur demande. Certains me racontent : J’ai été reçu par une psychologue qui m’a demandé de lui raconter l’histoire de mon viol, avec quoi on m’avait pénétré, à quel moment et combien de fois.
9 Je ne vois pas comment ces détails vont nous servir à prendre en charge un patient transsexuel. Si la personne demande une aide psychologique, un soutien, voire même une analyse, pour creuser la question, c’est autre chose. Mais dans le cadre de cette évaluation, c’est discutable… je ne vois pas d’autres situations où l’on oblige des gens à raconter des choses aussi précises.
10 PM : Alors pourquoi ces psychologues posent autant de questions ?
11 JR : Le transsexualisme, c’est très fantasmatique. Cela engendre une fascination, qui n’est pas consciente. Les psychologues qui prennent en charge les transsexuels essaient de les aider. Cela me dérange qu’on pousse autant cet interrogatoire psychologique que les gens n’ont pas demandé. Mais je suis très content de faire partie d’un réseau qui me permet d’avoir une caution médico-légale, car d’excellents psychiatres et psychologues ont vu les patients pendant plusieurs mois et ils m’assurent qu’il n’y a aucune pathologie grave.
12 PM : Certains psychiatres disent qu’une psychose, ce n’est pas nécessairement une contre-indication.
13 JR : Ils le disent. Un schizophrène ou un bipolaire instable non traité, cela reste une contre-indication. Un ami psychiatre m’a raconté cette histoire dingue. Un patient descend de l’avion, en bouffée délirante aigue, il est hospitalisé immédiatement, il voit ce collègue qui lui dit : qu’est ce qui s’est passé, racontez moi… « Bah j’étais en Thaïlande, ils m’ont diagnostiqué un cancer des testicules, puis ils me les ont coupés tout de suite, ensuite ils m’ont fait remonter dans l’avion et me voilà ». Il s’était fait faire en Thaïlande une vaginoplastie et il était trouvé immédiatement dans un processus de déni, avant même de reprendre l’avion du retour. Le déni total de la transformation est quasi impossible après deux ans d’évaluation et tous les protagonistes qui entrent en jeu. Pour le chirurgien, c’est plutôt rassurant.
14 PM : Donc votre critique ne porte pas sur la prise en charge, mais sur cette anamnèse perçue comme très intrusive, que vous relatez avec du vocabulaire comme décortiquer, triturer…
15 JR : Je ne sais pas de quelle façon vous pouvez retranscrire cela afin que ce ne soit pas choquant. Parfois, les questions ne sont pas simples : quelle votre tendance sexuelle ? Aimez-vous plutôt les hommes ? Aimez-vous plutôt les femmes ? À quoi pensez-vous quand vous faites l’amour à un homme ? Est-ce que c’est une question qui est vraiment utile dans l’évaluation d’un transsexuel ? Ce sont des choses qui pour moi ne sont pas forcément liées à leur trouble d’identité de genre, mais plutôt à leur sexualité.
16 PM : Pourtant aujourd’hui cela paraît assez évident pour tout le monde que l’orientation sexuelle n’est pas corrélée à l’identité de genre.
17 JR : Tout à fait ! Et pour personne ! Aucun psychologue qui travaille avec moi ne pense d’ailleurs que c’est corrélé. On sait très bien que les MTF aiment les hommes dans deux tiers des cas, et dans un tiers, les femmes. Les FTM en revanche aiment une femme dans plus de 90 % des cas. Les deux situations ne sont pas en miroir au niveau de la sexualité. Les FTM qui aiment un homme, c’est rarissime. Je n’en croise quasiment jamais.
18 Il est possible qu’ils ne rentrent pas du tout dans ce réseau. C’est qu’ils ne prennent pas d’hormones et qu’ils aiment des hommes… ce cas est tellement rare que j’ai du mal à le conceptualiser. Chez les FTM, on remarque souvent un rejet de la masculinité, c’est pour cela qu’ils ne veulent pas tous une phalloplastie. Il est vrai aussi que la phalloplastie est bien moins intéressante qu’une vaginoplastie.
19 PM : Est ce vraiment une difficulté technique importante ?
20 JR : Techniquement, c’est une chirurgie extraordinaire, un vrai challenge. La phalloplastie radiale, la plus moderne, très longue, avec un morceau de l’avant-bras qu’on va pouvoir réimplanter, répond à un triple cahier des charges : premièrement avoir un joli résultat esthétique, visuel ; deuxièmement pouvoir pisser par la verge reconstruite et debout ; et troisièmement pouvoir avoir des rapports sexuels. En pratique, le premier objectif, avoir une verge assez jolie, peut être atteint, éventuellement avec une petite retouche chirurgicale. Ensuite pouvoir pisser, c’est plutôt simple, mais il ne faut pas nier les suites chirurgicales et post opératoires longues, parfois 6 mois à 1 an, avec des problèmes urinaires, c’est extrêmement lourd. Les difficultés techniques de la mise en place de l’implant sont telles qu’il y a très peu de personnes qui peuvent effectivement avoir un rapport sexuel. Pour toutes ces raisons – et cela prêche contre ma paroisse – un patient très bien informé devrait savoir que le jeu n’en vaut la chandelle que pour un très petit nombre.
21 Par comparaison, la vaginoplastie dure trois heures et nécessite une semaine d’hospitalisation, suivie d’une retouche éventuelle à six mois, un an. Avec ce package-là, la personne va avoir une vulve très jolie, quasiment bluffante. Deuxièmement, elle aura des orgasmes de différents types, parce qu’on a gardé une prostate, que l’intégralité des tissus utilisé pour faire le vagin, sont les mêmes, la verge, la peau des bourses, on garde le gland qui fera un clitoris extrêmement sensible, même hyper sensible. Donc finalement toute la sensibilité a été préservée.
22 PM : Et le clitoris, il devient quoi dans la phalloplastie ?
23 JR : Le clitoris est conservé, on enlève juste la peau du clitoris, on l’enfouit au fond de la verge.
24 PM : Et ça ne suffit pas pour avoir une sensibilité ?
25 JR : Le clitoris n’étant pas positionné au bout de la verge, mais placé à sa base, il faudrait le titiller un peu, mais c’est totalement extra-anatomique comme rapport sexuel. Ensuite on le dénerve légèrement, on sacrifie un des deux nerfs du clitoris pour le rebrancher sur le pénis. Mais ce branchement n’apporte au mieux qu’une sensibilité de protection, comme celle que vous avez sur l’avant-bras. Donc je veux bien qu’un orgasme soit purement psychologique, mais quand même, il faut un minimum de sensation et donc sur la verge reconstruite en phalloplastie, on n’aura jamais un niveau important de sensation, c’est sûr et certain. Alors que pour les MTF, une simple pression sur le néo clitoris les fait monter au plafond. Au début, c’est d’ailleurs plutôt douloureux comme sensation, mais c’est une vraie sensation. Je pense qu’il y a un processus psychologique et une plasticité cérébrale qui font que cette sensation gênante au début se transforme… Ensuite, c’est auto lubrifié, parce qu’on garde les vésicules séminales, donc les MTF ont quand même des éjaculations très rapides qui lubrifient entièrement la cavité.
26 Dans l’autre cas, on a un niveau esthétique correct, mais fonctionnellement cela ne va jamais.
27 Il existe une phalloplastie ancienne qu’on appelle abdominale où il s’agit de construire une verge purement esthétique qui pourrait éventuellement s’implanter. Par contre, le patient ne pourra jamais pisser à travers sa verge. Il y a encore beaucoup plus simple, la metaidoplastie qui permet juste de pisser debout, ce qui parfois suffit largement au patient.
28 PM : Apparemment la majorité des FTM ne passe pas par la case chirurgie, donc il y a une possibilité de vivre une masculinité sans pénis. Ce qui, psychologiquement, n’est pas plus symétrique.
29 JR : Évidemment je vais avoir un avis très chirurgical. La procédure pour les FTM n’est vraiment pas du tout aboutie.
30 Camille DUCELLIER : En plus, c’est dire non à un sexe féminin qui n’est pas tout à fait le même qu’un sexe non hormoné, avec un clitoris qui aura tendance à être plus important et qui offre d’autres réjouissances ; donc pourquoi choisir quelque chose de pas terrible alors que…
31 JR : On peut avoir un clitoris jusqu’à 2 ou 3 cm de long. La metaidoplastie, pour moi, c’est ça la modernité : on ne va plus dans une opération très longue, on poursuit un simple objectif, celui d’augmenter de 1 ou 2 cm la taille du clitoris déjà très augmenté sous testostérone en effet ; et de pouvoir aboutir à l’urètre au sommet de cette toute petite verge ou de ce gros clitoris, pour pisser debout. C’est socialement hyper important, parce que cela veut dire pisser debout dans les pissotières, comme tout le monde.
32 PM : Vous aviez raconté qu’une patiente qui était allée se faire opérer en Thaïlande était revenue avec une vulve absolument magnifique, vous aviez dit « j’aimerai en faire des aussi belles que ça », mais vous disiez qu’elle ne pouvait même pas s’asseoir dessus.
33 JR : La difficulté vient du manque de préparation psychologique. Une psychologue dans notre service s’occupe de travailler avec les patients sur la transformation ultérieure du schéma corporel. Dès le deuxième jour de post-op, se poursuit ce travail qui va durer de quelques semaines à quelques mois. Cet accompagnement serait à améliorer pour faciliter l’acceptation du nouveau sexe dans le corps. Savoir à quoi s’attendre, comprendre que la chirurgie évolue avec le temps, que le résultat n’est pas immédiat. C’est ce qui va permettre que le schéma corporel se modifie plus facilement dans les suites de l’opération. Donc à Saint-Louis, mais sans vraiment une politique de réseau, Jennifer Huet va les suivre pendant quasiment un an en postopératoire. On se dit qu’un vrai suivi serait aussi rentable qu’une évaluation en phase de sélection des patients. Car à la suite de cette transformation, une très grande partie des patientes va avoir un petit passage à vide, aux alentours de six mois pour les MTF.
34 PM : Un passage à vide ?
35 JR : D’abord, l’esprit est très occupé par des considérations très techniques, deux mois durant lesquels il faut faire des pansements. Les rapports sexuels sont possibles vers deux ou trois mois, quand cela se passe bien. Après qu’elles se soient bien occupées chirurgicalement de leur vulve, il n’y a plus rien à faire. La cicatrisation est effective et elles ont la sensation d’être à la fin du périple, c’est peut-être un peu comme une dépression du postpartum. Sans vouloir faire de la psychologie de comptoir, c’est l’aboutissement de quelque chose de très dur et de très désiré… j’ai l’impression qu’il y a forcément une petite phase dépressive avec parfois quelques tentatives de suicide, chez des gens qui n’évoquent pas nécessairement le regret de la chirurgie, mais un espèce de mal être, un vide…
36 PM : D’après ce que j’ai compris de l’accompagnement que fait Jennifer Huet, après l’intervention se pose une question sur ce que qu’est être une femme.
37 JR : C’est extrêmement fréquent, et rarement accompagné d’une notion d’un regret de l’acte. Mais ça ouvre la question de l’identité de la femme. L’état civil a changé, le corps a changé, les hormones sont celles d’une femme et « je ne suis toujours pas si heureuse que ça ». On ne saura qu’à postériori chez quelles patientes on a vraiment eu raison d’accepter.
38 PM : C’est peut-être moins une question de personne prise isolément que de l’ensemble de ses relations avec les autres.
39 JR : Probablement. Parlons quelques minutes du conjoint du transsexuel. Si le patient présente ce que l’on appelle en psychiatrie une « dysphorie de genre », alors le conjoint du transsexuel, lui, présente une « dysphorie de sexualité ». Parce qu’il assure au psychiatre, dans quasi 100 % des cas qu’il est purement hétérosexuel. Une majorité des FTM viennent avec une femme qui affirme qu’elle est complètement hétérosexuelle et que c’est la première fois qu’elle couche avec quelqu’un qui n’est pas biologiquement un homme. La question de la sexualité du conjoint est très importante. Prenons l’exemple d’un conjoint, homme, hétérosexuel : une fois que la MTF termine sa transformation, il la quitte parce que ça ne correspond plus à ce qu’il voulait finalement.
40 PM : Il sortait précédemment avec une femme avec un pénis…
41 JR : Il sortait avec une femme avec un pénis en croyant qu’ils étaient parfaitement hétéros et que c’était vraiment une femme ; et une fois qu’elle est devenue une femme, et bien, il n’en veut plus. Ce n’est pas rare. Est-ce que cela à voir avec la sexualité du conjoint ? Ou est-ce que cela à voir avec le changement de paradigme ?
42 CD : Ce n’est pas qu’une question de sexualité, parce que la sexualité est bien plus fluide que ce qu’on veut penser, mais ce sont des changements dans la vie tellement importants, avec le regard que l’autre nous renvoie. Les gens ont tout simplement besoin qu’une nouvelle rencontre atteste d’eux différemment.
43 PM : Je reviens au chirurgien, c’est lui le premier qui dit « Madame ». Le genre est aussi négocié entre la patiente et le médecin qui est le premier à la nommer dans le genre réassigné.
44 JR : Tout à fait. On pourrait ne les voir quasiment qu’à la fin des deux ans. En pratique, on les voit environ au bout d’un an, quand on débute à peine les hormones, pour qu’ils puissent nous rencontrer, savoir un peu qui va les opérer et qu’on les mette à l’aise. Le principal, c’est vraiment d’enlever cette idée de psychiatrisation, d’autorité et de comité scientifique. Tous ces noms, comité, certificat, examen tout ça, c’est terrible, on a l’impression d’être jugé en permanence… Dès ce moment-là, alors qu’il n’y a pas de changement d’état civil, qu’ils sont à peine hormonés, qu’on ne sait pas si la chirurgie aura vraiment lieu, je les appelle déjà Monsieur, dans le cas d’un FTM. Je mets entre parenthèse leur ancien prénom et je marque à la main le nouveau sur le dossier, ce qui permettra peut-être à l’infirmière de directement comprendre que c’est un patient transsexuel à appeler Monsieur, alors qu’officiellement sur les papiers, il y a toujours son prénom de femme. Et puis enfin, on essaie de leur expliquer que oui c’est long deux ans, mais ce temps peut être nécessaire pour que leur schéma corporel s’adapte au fur à mesure…
45 PM : Ce n’est pas complètement faux, non ?
46 JR : Pas complètement, mais ce n’est pas vrai dans tous les cas. Un FTM qui a fait une transition à l’âge de 4 ans ou 6 ans, a dit à ses parents, « je suis un garçon » et s’est toujours habillé en garçon. À 12 ans, il s’est déjà bandé les seins, à 14 ans, il a déjà fait sa première tentative de suicide, quand il arrive à 18 ans, il n’a pas besoin qu’un chirurgien plasticien lui dise : « tu as deux ans pour maturer ton schéma corporel ».
47 PM : Tout le débat sur les adolescents est plutôt posé à l’envers, il faudrait attendre parce que peut-être, c’est juste une crise...
48 JR : Je ne suis pas d’accord. C’est pour ça qu’à Robert Debré, en ce moment, on essaie de mettre en place cette consultation, même s’il est vrai qu’éthiquement, il n’y a rien de logique à ouvrir une consultation d’enfants « trans ». Moi, je suis plutôt favorable. Un gamin qui a fait sa transition à 4 ans et qui à 14 ans n’en démord pas, je ne crois pas que la situation va évoluer à l’âge de 17 ans, à part qu’il va faire deux tentatives de suicide en plus des trois qu’il vient de faire…
49 PM : Ce sont des enfants persistants.
50 JR : Particulièrement pour les FTM. Encore une fois, entrons dans des généralités qui ne sont absolument pas épidémiologiques, ce sont les patients que je rencontre, d’accord ? Pour ne parler que des transitions jeunes, les FTM sont des enfants et les MTF des ados. Ensuite, dans les deux cas, il y a des transitions, après une première partie de vie, qu’on appellera transition moyenne, 25-35 ans. Les gens ont eu une adolescence dans leur sexe, ils ont essayé plusieurs sortes de sexualités, puisqu’il est plus facile de penser au début que son mal être soit uniquement un problème de sexualité.
51 PM : C’est ce que croient beaucoup de spécialistes de l’adolescence précisément.
52 JR : Il y a échec en hétéro, échec en homo, avec à un moment donné une question, « ce n’est peut-être pas ma sexualité qui ne va pas » et on assiste à ces transitions moyennes. Il y a aussi les transitions qui surviennent après une vie déjà faite, une famille, des enfants, à 40, 50, 55 ans. « J’étais trans à l’intérieur, mais je ne le savais pas. » Ils ne racontent pas tous une histoire malheureuse, ils racontent une histoire avec un certain mal être interne, quelque chose qui ne va pas.
53 D’un point de vue général, les transitions jeunes se passent mieux. Une fois le passage « technique » réalisé, la vie peut tenter de reprendre son chemin.
54 PM : Ils ont moins de passages à vide ?
55 JR : Ils ont un passage à vide quand même, mais je trouve qu’ils s’en sortent bien. Pour parler encore de la comparaison entre FTM et MTF, c’est quand même étonnant que la situation ne soit absolument pas superposable, non ? Premièrement, la transition plus jeune des petites filles, et deuxièmement qu’elles soient à 90 % accompagnée d’une conjointe alors que les MTF pas du tout. Et d’une conjointe qui n’est pas de passage, même si elle la quitte souvent après ; le chemin est fait avec quelqu’un, quasiment tout le temps. 1, l’âge de transition, 2, le conjoint, 3 le fait que leur sexualité soit à 90 % hétérosexuelle – c’est intéressant que vous connaissiez des FTM homo.
56 CD : C’est une minorité, mais ce sont des personnes qui ne vont pas voir de chirurgiens.
57 JR : Elles ne veulent pas de phalloplastie ?
58 CD : Non, pas nécessairement.
59 JR : Est-ce qu’elles se servent de leur vulve ? Je pose cette question au FTM. Je ne leur demande pas si elles se sont fait violer, par qui et par quoi. Mais : Utilisez-vous votre vulve avec quelqu’un ou même seule ? Si elle l’utilise, c’est une contre-indication relative à faire une phalloplastie, parce qu’on va les amputer d’un organe qui marche bien. La très grande majorité me dit, non, jamais, docteur, je ne l’utilise pas avec mes partenaires et je ne me masturbe jamais. Reste à savoir si c’est vrai. Parce que si ça n’est pas vrai, ça change tout…
60 CD : Pourquoi mentir ?
61 JR : Par peur ! Si elle a des rapports sexuels, même seule, alors là, l’amputer me pose un problème éthique majeur, c’est une amputation du seul organe qui lui permet d’avoir des orgasmes.
62 CD : Et vous ne posez pas la même question au MTF ?
63 JR : La conséquence chirurgicale n’est pas aussi radicale.
64 PM : D’ailleurs, vous n’avez utilisé le terme d’amputation que pour le sexe féminin, alors que c’est contre-intuitif par rapport à l’idée que les gens s’en font…
65 JR : La verge, je n’en jette rien. Oui, elle est amputée, mais la peau, les corps caverneux, l’urètre est gardé… mais pour l’autre, on lui coupe les lèvres, c’est fini, on referme son vagin, rien, le clitoris, on enlève la peau, on le met à l’intérieur, il reste plus rien.
66 PM : Même pour le chirurgien, c’est beaucoup plus violent.
67 JR : C’est violent dans l’autre sens aussi, mais c’est clair que je ne peux pas considérer cela comme une amputation, en tout cas psychologiquement. En pratique, oui, mais dans le sens FTM, on est quasiment sûr qu’on va la priver d’orgasme pour le restant de ses jours. Ce n’est pas rien quand même.
68 PM : Autrefois, la réassignation était soumise à la stérilisation.
69 JR : Ca le reste encore plus ou moins. On l’énonce en commission, il souhaite des enfants, n’en souhaite pas, en a déjà, etc. Mais cela ne conditionne plus l’acceptation des transformations hormono-chirurgicales. Est-ce que transsexualisme et paternité ou maternité, c’est antinomique ? Biologiquement un peu. Non aidés, ceux qui ont accepté la transformation complète n’ont pas la possibilité d’avoir des enfants. Est-ce que nous les médecins sommes là pour amputer et re-permettre d’avoir des enfants biologiquement ? La question reste ouverte. Je n’ai aucun jugement en tout cas. La question est davantage : est-ce qu’on fait de la cryoconservation des gamètes ? On peut distinguer 4 cas de figures et avoir un avis différent selon le cas de figure.
70 Pour la femme transsexuelle, on peut cryogéniser et conserver son sperme, certains CECOS [1] acceptent, d’autre pas. C’est clairement une question de législateur. Un directeur de CECOS ne devrait pas décider lui-même s’il va garder le sperme des patients transsexuels. Donc cet homme devient femme, il n’aura jamais d’utérus pour porter un enfant, il ne pourra jamais être la mère biologique ou la mère porteuse, il aura un sperme congelé qu’il pourra utiliser, par exemple, avec sa femme, s’il en a une, mais c’est dans seulement 10-15 % des cas. C’est le cas le plus simple. L’enfant aura deux mamans, ce qui ne me choque pas, mais choque encore une partie de la population française. Il a une maman biologique, qui est sa mère porteuse et une maman génétique qui est un géniteur. Ce cas de figure sera bientôt accepté. On a le mariage entre femmes, le jour où on aura l’aide à la médicalisation pour deux femmes, alors il n’y aura plus de raison de ne pas l’accepter.
71 Ensuite, le MTF qui a congelé son sperme mais qui est avec un homme : pour les 150 prochaines années, c’est foutu, c’est mère porteuse. Alors quel intérêt de congeler son sperme ? Mère porteuse, enfant tout seul d’un parent trans ? J’ouvre les questions, je n’ai pas de solution. Mais son compagnon pourrait faire un enfant naturel avec une femme mère porteuse, et ensuite ils adoptent tous les deux. Pourquoi aller s’embêter avec du sperme congelé.
72 Ensuite, les FTM, c’est beaucoup plus compliqué. Certains FTM ont décidé de ne pas se faire enlever l’utérus, malgré les hormones, just in case, et donc le FTM qui est avec un homme, il peut faire un enfant par voie naturelle avant d’avoir sa phalloplastie alors qu’il est déjà socialement homme, il arrête un tout petit peu ses hormones, il peut avoir une grossesse. Il a juste besoin des endocrinologues pour l’aider à remettre ses hormones dans le bon sens, sinon il n’y arrivera jamais. Cela va donner des vrais papas enceints qui vont accoucher par voie basse. En version anticipation, on pourrait même penser une phalloplastie avec l’utérus à l’intérieur ; il est quand même enceinte et on opère par césarienne. Ce n’est pas dans 100 ans, c’est faisable demain. Cela commence à être un petit peu plus bizarre d’un point de vue anatomique mais pour ce qui est de la croissance de l’enfant, personnellement, je n’ai pas de problème. À partir du moment où on décide que deux personnes peuvent adopter un enfant ensemble, tous les couples transsexuels aussi.
73 Ou sinon, l’autre option, c’est la cryo-congélation des ovocytes. Un FTM sort avec une femme, alors là, c’est un énorme problème, parce qu’on y est dans cinq ans. On va pouvoir faire un enfant avec des mères génétiques. Le dernier niveau de l’assistance médicale de procréation s’appelle l’injection intracytoplasmique, on dénude le sperme de son spermatozoïde, on ne garde que le patrimoine génétique, on réimplante dans l’ovocyte, on n’a même pas besoin de la capacité de pénétration du spermatozoïde, ce n’est pas comme une fécondation in vitro où on les mets côte à côte, là on le plante dedans. Faites-moi confiance, dans quelques mois ou quelques années, on fera la même chose avec un ovocyte, sauf que c’est sûr que c’est un X. Mais là, il n’y a plus d’homme. C’est ma seule limite éthique. À partir du moment où on a envie de fabriquer uniquement des femmes avec deux femmes, c’est de l’eugénisme.
74 Je voudrais revenir sur les FTM. Le FTM hétéro refuse la masculinité, chez la partenaire mais aussi chez lui-même. Il y a un rejet du phallus, même s’il vit très bien une masculinité sociale, avec les poils, le thorax…
75 PM : Mais dire « rejet du phallus », c’est dire aussi rejet d’une certaine position de domination. Qu’est-ce que c’est que ces filles, qui pensent qu’elles sont des garçons très tôt, et qui sont des garçons qui ne veulent pas occuper cette position de domination ?
76 CD : Est-ce que cela n’expliquerait pas une tendance teenager du trans boy ?
77 JR : Je n’y avais pas pensé, style ado gentil, un peu punk parfois, mais pas macho.
78 Alors que dans l’autre sens, elles se jouent de l’extravagance féminine.
79 Dernière chose dont on n’a pas discuté, c’est la souffrance des enfants trans, pour revenir sur ce phénomène de fascination du monde psychiatrique et de manière générale, c’est intrinsèque à l’humain. Je ne sais pas par quel mécanisme, mais dans n’importe quelle famille, même où il n’y avait pas de violence, l’apparition d’un ado ou d’un enfant trans va créer autour de lui une violence nouvelle, un entourage de violence qui n’existait pas jusque-là, de la part de sa famille, de ses cousins, de ses copains de classes, etc. Je ne l’invente pas, c’est 90 % des histoires des enfants trans. Ils ont tous subi un : « je veux voir tes organes génitaux… comment ça, t’es trans, je veux voir. Je veux vérifier que tu n’as pas la même que moi, et si tu me la montres et que j’ai la même, alors moi qui suis-je ? » Dans ma clientèle, c’est sûrement biaisé, énormément ont été victimes de viol. Et je n’ai pas envie de penser que c’est la cause de leur désordre de genre, je crois que c’est plutôt la conséquence, même les adultes, ça les fascine, ça les titille. C’est un point très important, que je voulais que vous ayez en tête.
80 PM : C’est aussi ce qui justifie une consultation spécialisée, il y a une souffrance spécifique.
81 JR : Le seul bémol que je peux énoncer sur notre réseau, c’est que nous avons décidé de nous occuper de deux catégories de personnes seulement : les MTF et FTM, alors qu’il y a autant de catégories que de personnes. Le paradigme a changé. Tout n’est que subtilité. On a un effort à faire pour ouvrir nos champs d’actions. Et là où j’aurais un mot assez dur pour le législateur, c’est de toujours, en 2016, nous forcer à opérer les gens pour leur changer l’état civil. Pourquoi devrions-nous être obligé d’opérer quelqu’un qui veut surtout changer d’état civil ? La jurisprudence fait que s’il n’y a pas de chirurgie, très peu de personnes vont obtenir leur changement d’état civil. Le problème, c’est que ça nous arrange de ne traiter que les vrais FTM et MTF, parce que sinon ce serait des dizaines de milliers de personnes en France. Et pour l’instant c’est quelques centaines.
Notes
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[1]
Centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme