1 Notre modernité se caractérise par une médicalisation sans précédent de toute la société. Devenue une pratique sociale agissante au-delà du champ des maladies, la médecine s’impose aujourd’hui comme l’un des principaux modes de production des savoirs sur le corps, jusqu’à imprimer ses empreintes profondes sur l’expérience intime du corps du sujet moderne. La diffusion de la vision médicale dans le « sentiment de soi » s’appuie également sur les avancées scientifiques et techniques de la médecine qui nourrissent l’image du médecin comme artisan capable non seulement de reconstruire mais aussi de remodeler la réalité corporelle humaine.
2 De nombreuses questions en découlent, qui intéressent la psychanalyse, notamment celles concernant le corps féminin. Considéré tout au long de l’histoire médicale comme « problématique et instable », le corps féminin constitue, selon l’historien Thomas Laqueur, la pièce maîtresse du corps moderne. Il est vrai que le corps féminin doit la reconnaissance de sa différence incommensurable aux connaissances issues des recherches anatomiques et de la biologie de la reproduction, fondatrices de la médecine scientifique. Est-ce à dire que forte de ses éclairages scientifiques, la pratique médicale se trouve, enfin, au clair avec ce que Freud appelle le « continent noir » ? Ou plutôt, sous couvert de l’approche objective – « un organe est un organe » –, la médecine serait-elle encline à façonner le corps féminin en déterminant les modalités de perception et d’expériences vécues, à l’image même de ce qui anime sa pratique et son discours ?
3 Se borner à la réalité anatomique et biologique du corps : cette affirmation de la médecine à l’œuvre depuis plus de deux siècles soulève régulièrement des interrogations sur le risque de dé-subjectivation, ou de mécanisation du corps féminin que comporte une telle vision médicale faisant l’impasse sur le corps animé par la vie pulsionnelle. Mais il y aurait lieu d’aller au-delà de cette classique et nécessaire opposition corps organique/corps pulsionnel, pour explorer des questions mobilisées au cœur du discours et de la pratique médicale relative au corps féminin. C’est que la pratique médicale axée sur le corps et la réalité anatomique comme fondement premier de ce qui fait la femme charrie en son sein toute une vision de la différence homme/femme à l’abri de la biologie préposée à la fonction de support normatif. L’histoire de la médecine en offre un exemple frappant qui donne à penser : dès lors que la science médicale projette une lumière éclairant le corps féminin dans sa différence irréductible, se produit dans le même mouvement, la réduction de cet « autre corps » à ses soubassements biologiques. Seuls les organes de la reproduction font de la femme ce qu’elle est, déclaraient les médecins du XIXe siècle. Comme si la science médicale naissante ne pouvait voir, enfin, la réalité incommensurable du corps féminin qu’à condition de la croire enchaînée à sa « nature » biologique…
4 L’héritage de ce « biologisme » dans l’approche du corps féminin demeure puissant en médecine contemporaine et s’étend au-delà, malgré les apports des sciences humaines et sociales qui mettent en évidence le fait que, loin d’être donné une fois pour toutes, le corps se construit. Les progrès techno-scientifiques de la médecine y apportent encore une contribution cruciale. Mais le pouvoir de la science n’est pas le seul facteur déterminant de l’extension des normes médicales dans la manière de vivre et de dire le corps à l’heure actuelle. En effet, il conviendrait de souligner que le geste et le discours des acteurs médicaux, lesquels se veulent conformes à la démarche objective, portent aussi des empreintes de « théories sexuelles infantiles » de la différence des sexes. Celles-ci sont encore plus puissamment mobilisées, chez les médecins comme chez les femmes, lorsqu’ils sont confrontés à l’inquiétante incertitude du corps féminin interne – dont le « ventre » est le signifiant générique communément partagé – ou encore au défi d’un corps féminin qui brouille les représentations communes ou exige d’être réparé ou restauré. Il arrive qu’entre la demande du corps souffrant et l’offre du corps soignant, se noue une complicité autour de la représentation du corps féminin dominée par la logique phallique/castré au détriment du corps interne.
5 La médecine a toujours agi sur les représentations et les modalités d’expériences vécues du corps féminin, comme le montrent d’abondants travaux d’historiens. Aujourd’hui, la question du rapport de la médecine au corps et à la sexualité féminins appelle de nouvelles considérations à la mesure des avancées de la technique médicale qui permettent à la fois la reconstruction chirurgicale du corps féminin et même une néo-construction d’un corps organique – seins, vulve, clitoris, vagin et la toute récente transplantation de l’utérus.
6 Si vous voulez en savoir plus sur la féminité, adressez-vous aux poètes, disait Freud. À présent, serait-ce du côté de la médecine qu’on serait porté à se tourner ? Si ce n’est que par un effet de retournement, il se pourrait que le corps féminin s’offre au remodelage médical du corps humain, non comme un simple objet, mais comme un miroir trouble où la médecine se découvrirait et se représenterait, La médecine pourrait se révéler sous un jour ignoré d’elle-même à la faveur des enjeux du féminin qu’elle met en lumière ou garde dans l’ombre. Si le corps féminin était le fil d’Ariane pour s’aventurer dans les arcanes de la médecine tentée par le rêve de remodeler le corps humain affranchi de tout ce qui justement le rend trop humain : lien à l’autre, langage et sexualité ? Piste à suivre à travers l’histoire, l’anthropologie, la psychanalyse et différents champs médicaux et cliniques convoquant le corps féminin.