Notes
- (1)Le 8 janvier 1918, le Président américain prononce un discours devant le Congrès donnant la liste des quatorze points nécessaires à l’obtention de la paix : la refondation d’une Pologne indépendante en est le quatorzième point.
- (2)Un traité entre l’Allemagne réunifiée et la Pologne est conclu le 14 novembre 1991, confirmant que la ligne Oder-Neisse est la frontière occidentale de la Pologne, reconnue par l’Allemagne.
- (3)Sur cette visite et les évènements des années 1989-1990, voir Michael R. Beschloss and Strobe Talbott, At the Highest Levels : The Inside Story of the End of the Cold War, Little & Brown, Boston, 1993.
- (4)L’élargissement de l’Otan ayant fait l’objet de nombreux ouvrages, nous n’entrerons pas dans les détails ici. Voir notamment James Goldgeier, Not Whether But When, Brookings Institution Press, Washington, 1999 ; et, surtout, Ronald D. Asmus, Opening NATO’s Door, Columbia University Press, New York, 2002.
- (5)George W. Bush, « Remarks by the President in Address to Faculty and Students of Warsaw University », Varsovie, 15 juin 2001.
- (6)Voir par exemple « Joint Statement by President George W. Bush and President Aleksander Kwasniewski », communiqué de presse de la Maison-Blanche, Washington, 17 juillet 2002.
- (7)Voir David Dunn, « Poland : America’s New Model Ally », in Marcin Zaborowski et David Dunn (eds.), Poland. A New Power in Transatlantic Security, Frank Cass, Londres, 2003, p. 65.
- (8)« President Bush Welcomes President of Poland for State Visit », communiqué de presse de la Maison-Blanche, Washington, 17 juillet 2002. Durant cette même visite d’Etat, A. Kwasniewski est également invité à un banquet officiel, ce qui fut interprété comme un signe de la volonté de l’administration Bush de convaincre la Pologne d’acheter des avions de combat américains plutôt qu’européens.
- (9)Cité dans Nick Thorpe, « Why Poland Loves America », BBC News Online, 30 mai 2003.
- (10)Cité dans Judy Dempsey, « Take Flexible Stance, Polish Leader Urges. A Plea from a Close Friend of US », International Herald Tribune, 2 septembre 2004.
- (11)Janusz Reiter, « The Visa Barrier », The Washington Post, 29 août 2007.
- (12)Wess Mitchell, Mending Fences. Repairing US-Central European Relations after Iraq, CEPA, Washington, 2006, p. 7.
- (13)Pour ne citer qu’un exemple, voir Gilbert Achcar, « Auxiliary Americans : Washington Watches Over EU and NATO Expansion », Le Monde diplomatique (English edition), janvier 2003.
- (14)Voir par exemple « Polen har tagit ett politiskt beslut », Dagens Nyheter, 27 décembre 2002 ou encore « Le F-16 et l’Otan l’emportent en Pologne », Air & Cosmos, n° 1872,10 janvier 2003.
- (15)Voir Leslie Wayne, « Polish Pride, American Profits », The New York Times, 12 janvier 2003.
- (16)Wess Mitchell, Tipping the Scales. Why Central Europe Matters to the United States, CEPA, Washington, 2006, p. 39.
- (17)« La Lettre des Huit », qui évoque, entre autres, les valeurs partagées (liberté, démocratie) avec les Etats-Unis, a été signée le 30 janvier 2003 par la République tchèque, la Hongrie, la Pologne, l’Espagne, la Grande-Bretagne, le Danemark, le Portugal et l’Italie. Elle sera suivie, le 5 février, par la déclaration des « Dix de Vilnius » (Estonie, Lettonie, Lituanie, Roumanie, Bulgarie, Slovaquie, Slovénie, Croatie, Albanie, Macédoine), qui reprend les mêmes termes.
1Affirmer que les relations polonoaméricaines sont un exemple parfait de l’amitié entre deux nations semble être un lieu commun. Souvent qualifiée de très, voire trop, proche de Washington, la Pologne, en effet, se montre un « allié modèle » depuis de nombreuses années. Ce jugement, cependant, ne tient pas compte de tous les aspects des rapports entre Varsovie et Washington et néglige les développements récents des relations bilatérales. Après avoir retracé l’histoire des relations polonoaméricaines depuis la fin de la Guerre froide, on s’interrogera sur le fait de savoir si la Pologne peut être, effectivement, considérée comme le cheval de Troie des Etats-Unis en Europe.
2Après avoir été, durant plus de quarante années, membre du Pacte de Varsovie en tant que pays satellite de l’URSS, intégré au bloc de l’Est, la Pologne est aujourd’hui profondément ancrée dans les structures politiques occidentales : elle a successivement intégré l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) en 1999, puis l’Union européenne en 2004. Du point de vue polonais, l’adhésion à la première est sans doute la plus importante. La Pologne a été aussi l’un des principaux alliés des Etats-Unis dans la guerre en Irak depuis 2003, ce qui lui a valu bien des critiques, notamment en France et en Allemagne, pays qui craignaient que le pro-atlantisme de Varsovie ne se fasse aux dépens de l’Europe. On observe néanmoins, depuis quelques années, un changement de ton dans les relations entre Varsovie et Washington, qui s’explique par les attentes différentes de chacun des deux partenaires. Alors que ces relations se limitaient, au départ, simplement à des échanges bilatéraux, les Etats-Unis ont souhaité, par-delà leur volonté affichée « d’aider la Pologne », de faire de celle-ci un allié fiable qui épouse ses préoccupations, ses ambitions et surtout sa vision stratégique de l’Europe et du monde.
3Admettre cette nouvelle approche n’a pas été facile pour bien des leaders polonais.
Quelques rappels historiques
4L’histoire polonaise est une histoire mouvementée. Après avoir fait figure de grande puissance, l’Etat polonais a été sacrifié au nom de la Realpolitik des grands empires. Ce n’est qu’après la Première Guerre mondiale qu’il a été « refondé » conformément à la volonté du président américain Thomas Woodrow Wilson [1], pour, ensuite, à nouveau, connaître des temps difficiles. La Pologne a été envahie par l’Allemagne nazie le 1er septembre 1939, puis, le 17 septembre, par l’Union soviétique.
5Divisé, le pays est ensuite tombé durant près d’un demi-siècle dans la sphère d’influence soviétique.
6La transition vers le pluralisme politique et l’économie de marché a été engagée à l’issue de différentes tables rondes rassemblant communistes et opposition, dès les premiers mois de 1989. Lors des élections partiellement libres de juin 1989, le mouvement Solidarnosc (Solidarité) a remporté la totalité des 160 sièges de la Sejm soumis au scrutin, ainsi que quatre-vingt-dix-neuf sièges sur cent au Sénat. Tadeusz Mazowiecki devint alors le chef du premier gouvernement non communiste de l’après-Guerre froide ; un an plus tard, le leader de Solidarnosc, Lech Walesa, était élu Président.
7Le système économique s’est alors transformé rapidement et, selon certaines critiques, trop brutalement avec la mise en œuvre du fameux plan Balcerowicz.
8Dans le domaine international, la position de la Pologne s’est totalement modifiée. Aucun de ses voisins d’avant 1989 n’a survécu à la chute du communisme qui a entraîné, tour à tour, la disparition de la République démocratique allemande, de la Tchécoslovaquie et de l’Union soviétique. Désormais située dans un environnement géopolitique radicalement différent, la Pologne a été amenée à revoir ses relations avec ses nouveaux voisins. A cet égard, la reconnaissance par l’Allemagne de la ligne Oder-Neisse en tant que frontière occidentale de la Pologne a été considérée par cette dernière comme une condition sine qua non de la réunification de son voisin allemand, demande à laquelle s’est rallié l’ensemble des pays occidentaux [2].
De 1989 à l’adhésion à l’Alliance atlantique
9Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que les autorités polonaises, soucieuses de garantir la sécurité du pays, se soient tournées vers les Etats-Unis, désormais seule grande puissance. Une fois le communisme vaincu, « rejoindre l’Occident » devient, dès le début des années 1990, la priorité de la politique étrangère polonaise. L’Amérique répond, au départ, favorablement à Varsovie. Ainsi, Lech Walesa, en sa qualité de leader de Solidarnosc, eut l’honneur d’être invité à la tribune du Congrès américain le 15 novembre 1989.
10George Bush père, alors Président des Etats-Unis, n’avait pourtant pas un avis très positif sur la situation polonaise pas plus que sur L. Walesa. En visite en Pologne en juillet 1989, il déclare, en privé, redouter que des changements trop rapides ne représentent un problème insurmontable pour l’économie polonaise, laissant sous-entendre qu’une arrivée imminente à la tête du pays de Lech Walesa n’était pas souhaitable.
11Selon Strobe Talbott, ancien diplomate et journaliste, G.Bush aurait, en réalité, préféré que les réformes soient impulsées par le général Jaruzelski. Le Président américain était, en effet, favorable à ce que celui-ci se présente à la magistrature suprême, ce qu’il fit, non sans avoir, au préalable, refusé. Quels que furent ses doutes, G. Bush n’en affirma pas moins le désir de la nation américaine de voir l’Europe « unie et libre », dès son arrivée sur le tarmac de l’aéroport de Varsovie [3].
12Bien que les deux pays aient déjà coopéré durant la période de la Guerre froide, c’est après 1989 que la plus grande partie des programmes d’assistance et des projets communs a été mise en œuvre. Nommé par le président Bush en décembre 1989, le vice-ministre des Affaires étrangères, Lawrence S.Eagleburger, fut chargé de coordonner l’assistance américaine pour l’Europe de l’Est, dont celle pour la Pologne.
13Comprenant notamment de nombreux programmes d’échanges et de stages pour différents publics (journalistes, étudiants, jeunes entrepreneurs, salariés), la coopération visait à fournir une assistance technique et à apporter un soutien aux nouveaux médias indépendants. Durant les premières années de l’après-Guerre froide, les relations polono-américaines avaient pour axe principal le soutien aux réformes politiques et économiques conduites par la Pologne. Washington est également intervenu auprès des créanciers du Club de Paris pour qu’ils réduisent la dette polonaise, ainsi qu’auprès du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale pour qu’ils accueillent le pays dans leurs rangs.
14Très tôt, en même temps que la Hongrie et la Yougoslavie, la Pologne obtient le statut de la nation la plus favorisée, ce qui abroge toutes les restrictions dans le commerce avec les Etats-Unis. Enfin, Washington a encouragé les investissements en Pologne, rencontrant un écho certain du côté des entrepreneurs américains parmi lesquels un certain nombre sont d’origine polonaise. Aussi, des liens commerciaux se sont-ils rapidement établis au travers d’organisations comme le Polish-US Economic Council, une instance placée sous la tutelle de la Chambre de commerce américaine.
L’atlantisme, un choix évident ?
15En matière de politique étrangère, l’atlantisme polonais est souvent considéré comme allant de soi. Une fois engagées les réformes politiques et économiques, Varsovie s’est tourné vers les Etats-Unis, en attachant une importance considérable au lien transatlantique qu’elle était désormais libre de former sans que Moscou n’intervienne.
16Le consensus « américain » au sein des élites polonaises émerge dès le début des années 1990 et se focalise assez vite sur la question de l’adhésion à l’Otan qui, pour la Pologne, est ni plus ni moins celle de son intégration ? ou plutôt, réintégration ? à l’Ouest. L’élément clé autour duquel s’organisent les relations polono-américaines durant les années 1990 est donc l’élargissement de l’Otan [4]. Du point de vue polonais, l’accession à l’Alliance est la solution la mieux à même d’assurer sa sécurité, si souvent menacée en raison de la position géopolitique du pays. Son souhait de rejoindre l’Otan reposait en grande partie sur l’histoire : « dépasser Yalta », soit la division arbitraire du continent européen décidée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, était devenu impératif. Cependant, la perspective de cette adhésion n’a pas été accueillie avec un grand enthousiasme à Washington, ni par la plupart des autres membres de l’Alliance, pour lesquels l’opposition de Moscou était une bonne raison de ne pas précipiter les choses.
17Afin d’augmenter leurs chances et d’associer leurs efforts, la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie ont constitué le groupe de Visegrad en mars 1991. Parmi ses objectifs figurait l’intégration euro-atlantique, et ce fut dans ce domaine que le groupe a eu le plus grand impact, notamment à partir de 1994, lorsque l’accession à l’Otan est officiellement devenue un des principaux objectifs de la coopération. Mais les progrès étaient lents, et les mesures que Washington a prises pour préparer l’adhésion n’ont pas toujours eu l’effet escompté. Ainsi, le Partenariat pour la paix (PPP) de l’Otan, mis en place en 1994, a aussitôt été rebaptisé dans les pays concernés « Partenariat pour le retardement », car il était soupçonné d’avoir pour seul but d’offrir des alternatives à l’intégration. En fin de compte, la Pologne, en même temps que la Hongrie et la République tchèque, est officiellement invitée à rejoindre l’Otan le 8 juillet 1997, lors du sommet de Madrid. Deux ans, plus tard, le 12 mars 1999, les trois pays deviennent membres de l’Alliance.
18Durant la seconde moitié de la décennie 1990 et le début des années 2000, la Pologne s’est affirmée comme un allié loyal des Etats-Unis, peu de choses venant troubler leurs relations. Les exemples de l’harmonie régnant entre Varsovie avec Washington sont nombreux : participation aux sanctions adoptées contre la Libye, aux bombardements de l’Irak avant la guerre de 2003, achat d’avions de combat (voir ci-dessous). De plus, la Pologne s’est associée aux Etats-Unis dans le cadre d’interventions militaires : en Bosnie, en Macédoine, au Kosovo, en Afghanistan, et, bien sûr, en Irak en 2003.
G.W. Bush, le 11 septembre et la guerre en Irak
19Bonnes durant les années Clinton, les relations se sont encore améliorées pendant les deux mandats de George W. Bush. La première visite en Europe de ce dernier en tant que Président des Etats-Unis, en juin 2001, se déroule à Varsovie, où il prononce son premier grand discours sur les relations transatlantiques [5]. La rhétorique de l’amitié fait florès durant toutes ces années, comme en témoignent notamment les propos tenus lors des rencontres entre Présidents [6]. Selon le chercheur britannique David Dunn, on peut qualifier les relations entre les Etats-Unis et la Pologne de « spéciales », d’une intensité identique à celles que Washington entretient avec la Grande-Bretagne ou Israël [7].
20La Pologne a effectivement joué le rôle d’un allié exemplaire pendant les premières années du nouveau millénaire, à la grande satisfaction de Washington.
21Alors que l’élargissement de l’Otan était la question principale pendant la présidence Clinton, celle qui domine les relations durant les mandats de G. W. Bush, est le 11 septembre et ses conséquences. Pour la Pologne, les attentats terroristes à NewYork et Washington étaient l’occasion de montrer sa solidarité inconditionnelle avec les Etats-Unis.
22Lorsque l’Amérique décide d’intervenir militairement en Irak, la Pologne est à ses côtés. Bien qu’il semble exagéré de considérer ce fait comme la preuve ultime de « l’atlantisme » de ce pays, il est indéniable qu’il a choisi Washington plutôt que Paris ou Berlin. Les Etats-Unis récompensent cette attitude en lui attribuant sa propre zone d’occupation en Irak, ce qui a davantage une valeur symbolique qu’une importance sur le plan militaire :la Pologne pouvait ainsi avoir l’impression qu’elle comptait vraiment dans les affaires internationales.
23Washington a bien compris son désir d’être reconnue et respectée, et se montrait prêt à le satisfaire. Les Etats-Unis tablaient bien évidemment sur la confiance limitée que la Pologne avait dans ses alliés européens, fondée sur l’expérience historique que ni la Grande-Bretagne, ni la France ne viendraient à son aide si besoin était. L’Allemagne était perçue comme aussi peu fiable, et certainement pas comme la solution aux préoccupations de sécurité (notamment dans les cercles proches des frères Kaczynski). L’alignement sur les Etats-Unis apparaissait donc à beaucoup comme la solution à privilégier. De plus, concernant la question irakienne, Washington parlait un langage que beaucoup de Polonais comprenaient et dans lequel ils pouvaient se reconnaître (contrairement sans doute à la majorité des Européens de l’Ouest). Recourant à une rhétorique chargée de pathos, les présidents Bush et Kwasniewski se congratulent réciproquement au cours de la visite de ce dernier à Washington en 2002, la deuxième seulement d’un chef d’Etat étranger depuis le début de la présidence Bush. Celui-ci déclare que l’Amérique est« reconnaissante » et qualifie la Pologne « d’amie, d’alliée et de partenaire ». A. Kwasniewski répond qu’il s’est rendu à Washington « avec l’empressement et la joie que l’on ressent lorsqu’on va voir son meilleur ami ». Et il ajoute : « Notre conviction et notre croyance est que ce que nous faisons est juste, nous suivons l’exemple des Etats-Unis. Dans leur politique, nous trouvons la confirmation que ces valeurs ne sont pas des slogans vides, mais une devise bien vivante : la substance de la vie quotidienne et le seul axe du bien » [8].
24Néanmoins, Varsovie avait également des arrière-pensées d’ordre stratégique.
25L’appréciation de la situation faite par l’analyste Wojciech Luckzack était largement partagée : « Un grand succès en Irak propulsera immédiatement la Pologne du groupe de pays d’importance secondaire vers le premier rang des décideurs ». Etant donné le sentiment latent à Varsovie de ne pas être pris au sérieux par Berlin, Paris ou Londres, de telles ambitions semblent compréhensibles. Cependant, les dirigeants polonais faisaient fausse route.
26Lorsque Marek Siwiec, un conseiller du président Kwasniewski, explique qu’il voit dans la participation polonaise à la guerre en Irak, une valeur ajoutée pour l’Europe, il se méprend quant aux réactions de Berlin, Paris et d’autres : « Ce que nous apportons à la communauté européenne, c’est la confiance des Etats-Unis. Et cette confiance est un pré-requis pour construire les relations transatlantiques de l’avenir, avec d’un côté les Etats-Unis, de l’autre côté l’Europe unie » [9].
27Cependant, ni Berlin ni Paris ne jugeaient nécessaire que la Pologne apporte « la confiance des Etats-Unis » à l’Europe.
28La décision de Varsovie et d’autres gouvernements d’Europe centrale de participer à la guerre en Irak amena le président Chirac à déclarer que les nouveaux Etats membres de l’Union européenne avaient manqué « une bonne occasion de se taire ». A cet égard, on se souviendra sans doute de Donald Rumsfeld, secrétaire américain à la Défense de 2001 à décembre 2006, pour la distinction qu’il a établie entre la « vieille » et la « nouvelle Europe ».
29Alors que l’un des effets non attendus pourrait avoir été le renforcement d’une identité « vieille Europe » (Joschka Fischer, par exemple, n’a-t-il pas affirmé qu’il était fier d’être un « vieil Européen, comme Kant » ?), cette assertion illustrait néanmoins un fait indéniable : la division du continent en deux groupes de pays, l’un en faveur de l’intervention américaine en Irak, l’autre contre.
30La ligne de partage ne correspondait pas à celle, historique, séparant l’Ouest et l’Est. Néanmoins, la loyauté de Varsovie à l’égard des Etats-Unis s’est traduite par un refroidissement des relations avec la France et l’Allemagne notamment, bien que les divergences sur la guerre en Irak n’en aient pas été les seules raisons. En ce sens, Washington présentait davantage d’attraits que Berlin ou Paris et s’est montré capable d’exercer une plus grande influence.
Le temps des désillusions
31Quelques années plus tard, le paysage a considérablement changé par rapport aux beaux jours des relations polonoaméricaines. En Pologne, la victoire électorale en automne 2007 du parti de Donald Tusk, Plateforme civique, a singulièrement modifié la donne. Sans aller jusqu’à considérer que ce nouveau gouvernement a abandonné l’idée d’un lien transatlantique privilégié, les relations polono-américaines ont été rééquilibrées, dans la mesure où Varsovie n’accepte plus, les yeux fermés, toutes les demandes de Washington. Cela s’observe à la fois dans le cas de la participation polonaise à la guerre en Irak et dans celui du projet de bouclier antimissile américain. Ainsi, les troupes polonaises devraient se retirer d’Irak d’ici fin 2008, une décision résultant en partie des désillusions de Varsovie.
32La déception de la Pologne tient à ce qu’elle a le sentiment de n’avoir pas obtenu, en retour de sa participation à la coalition américano-britannique, ce qu’on lui devait aussi bien en ce qui concerne la reconnaissance de sa position dans le monde que, de façon beaucoup plus concrète, en termes financiers.
33Dès 2004, A. Kwasniewski, alors Président, exprime son désappointement dans une interview à l’International Herald Tribune. « Evidemment, en tant qu’homme politique réaliste, je comprends la situation. Mais en tant qu’être humain, en tant qu’ami de l’Amérique, je ne la comprends pas. A mon avis, un grand pays devrait être ouvert, et parfois, plus flexible et plus généreux » [10].
34Au nombre des principales causes de la mésentente figure la question des visas, une source d’irritation de longue date, au sujet de laquelle aucun progrès n’a été enregistré. En 2008, les citoyens polonais doivent donc toujours demander un visa pour entrer aux Etats-Unis, toutes les tentatives d’inclure la Pologne dans le US Visa Waiver Program ayant été repoussées par le Congrès en 2007. Un article publié dans le Washington Post par l’ambassadeur polonais d’alors, Janusz Reiter, établit un lien direct entre cette question des visas et le soutien polonais dans les guerres en Irak et en Afghanistan, soulignant que « la Pologne s’est battue en Irak dès le début de l’opération et qu’elle est aussi un des contributeurs majeurs à la mission en Afghanistan » [11].
35Mais le sentiment d’avoir été « trahi » est également largement répandu en Pologne. Au point que certains font valoir que Washington pourrait « perdre la nouvelle Europe » en refusant d’augmenter son aide militaire et en mettant autant de mauvaise volonté à partager les contrats portant sur la reconstruction de l’Irak. Une fois de plus, il s’avère que participer à la « guerre contre le terrorisme » n’a jamais été à Varsovie une fin en soi mais était plutôt perçu comme un moyen d’obtenir certains avantages. Selon Wess Mitchell, analyste au Center for European Policy Analysis à Washington, « pour la plupart des capitales d’Europe centrale, les contrats d’après-guerre, l’aide militaire et la suppression des visas étaient considérés comme des fins en soi ou comme une façon de compenser les coûts engendrés par la participation à la guerre.
36Mais pour les décideurs polonais, la valeur de ces concessions tenait moins à ce qu’elles apportaient concrètement qu’au signe qu’elles donnaient de l’importance accordée par Washington à leur pays en tant qu’allié » [12].
37Il est difficile de trouver des arguments infirmant l’idée selon laquelle la participation polonaise à la guerre en Irak a engendré plus d’inconvénients que d’avantages, que l’on raisonne en termes de vies humaines, bien sûr, mais aussi en termes financiers. De plus, les ambitions de la Pologne n’ont pas connu le moindre début de réalisation : ce pays n’est devenu ni « la nouvelle Grande-Bretagne » ayant un « lien particulier » avec les Etats-Unis, ni un acteur-clé en Europe. Washington ne considère pas la Pologne comme un pays de même ordre d’importance que la Russie ou la Grande-Bretagne, la France ou l’Allemagne. En dépit des tensions pesant sur les relations transatlantiques en raison de la guerre en Irak, la « nouvelle Europe » n’a pas remplacé la « vieille ».
38Les acteurs-clés du continent ne peuvent changer aussi facilement et Washington, lui-même, est partisan du statu quo.
39Aussi, la Pologne demeure-t-elle une puissance moyenne au sein de l’Union européenne, son engagement en Irak ayant été, dans ce contexte, plutôt contre-productif.
40A cela s’ajoute un certain agacement à Washington, suscité par les orientations qu’ont données à leur politique étrangère les dirigeants polonais de 2005 jusqu’à la défaite électorale du gouvernement de Jaroslaw Kaczynski en 2007. Contrairement à ce qu’il en avait été avec le président Aleksander Kwasniewski, son successeur Lech Kaczynski et le frère de ce dernier, Jaroslaw, Premier ministre, n’ont jamais été tenus pour des interlocuteurs sérieux par les officiels américains. Leurs tentatives peu subtiles de réclamer des avantages et la reconnaissance du statut de grande puissance pour la Pologne ont non seulement irrité Bruxelles et d’autres capitales européennes, mais n’ont pas non plus été appréciées à Washington qui dénonce une approche essentiellement fondée sur le « donnantdonnant » en matière de politique étrangère. Ce n’est pas ainsi, comme le soulignent certains officiels, que se comporterait, par exemple, la Grande-Bretagne. Selon des rumeurs circulant dans la capitale américaine, Radek Sikorski, alors ministre de la Défense, serait venu à Washington en 2006 avec une liste détaillée de tout ce que son pays attendait du Pentagone. Or, non seulement la Pologne n’a rien obtenu, mais en outre, ses relations avec les Etats-Unis en ont considérablement souffert. La politique des frères Kaczynski en Europe a été tout aussi maladroite et a abouti aux effets contraires à ceux escomptés. Non seulement les relations entre les Etats-Unis et la Pologne ont atteint, en 2007, leur point le plus bas depuis 1989, mais celles qu’elle entretient avec ses partenaires européens se sont également nettement dégradées par rapport au début des années 1990.
La Pologne : cheval de Troie des Etats-Unis ?
41La thèse voulant que la Pologne soit le cheval de Troie des Etats-Unis en Europe est largement répandue [13]. Ce pays serait le représentant des intérêts américains en Europe dans les domaines économique, politique ou sécuritaire et permettrait aux Etats-Unis d’exercer leur influence dans toute la région, à l’Ouest comme à l’Est. A l’Ouest, au sein de l’Union européenne, elle empêcherait que soient prises des décisions jugées défavorables par Washington. A l’Est, elle serait la mieux qualifiée pour traiter avec des pays comme la Biélorussie et l’Ukraine. Pour beaucoup d’Européens, la volonté de la Pologne de se lier aussi étroitement aux Etats-Unis était suspecte et continue de l’être.
42Peut-on, pour autant, la considérer comme étant au service de Washington ?
43La désapprobation de la « vieille Europe » à l’égard de la Pologne ne se limite pas aux événements ayant un lien direct avec la guerre en Irak. En 2002, par exemple, son refus d’acheter des avions de combat multirôle suédobritanniques Jas 39 Gripen pour leur préférer, en dépit d’une facture plus élevée (3,5 milliards de dollars), 48 F-16 américains, et sans même examiner l’offre de Mirage 2000-5 du Français Dassault, a été assez mal accueilli en Europe. Les Suédois et les Français ont voulu y voir une « décision politique » [14] et, de fait, il paraît assez probable que ce choix était, au moins en partie, motivé par des facteurs politiques plutôt que militaires. Bien que le commerce du matériel militaire soit toujours entouré d’une certaine opacité, cette affaire suscite bien des spéculations quant au rôle qu’a pu y jouer l’administration Bush. Celle-ci n’est manifestement pas non plus étrangère à la décision du Congrès d’accorder à la Pologne le plus grand prêt militaire de l’histoire ainsi qu’en accompagnement de l’achat des F-16, un programme d’investissements compensatoires (offset) dans le pays, d’un montant de 12 milliards de dollars (une partie seulement est d’ores et déjà concrétisée) [15].
44Pour les Etats-Unis, la Pologne et d’autres pays d’Europe centrale pourraient également leur être utiles à l’est du continent (Ukraine, Biélorussie...).
45Mais c’est au sein de l’Union européenne que leur rôle sera déterminant, car il s’agit d’y modifier l’équilibre des pouvoirs, c’est-à-dire de faire contre-poids à la prépondérance francoallemande. La présence de ce «lobby largement atlantiste » est censée réduire « la probabilité que l’UE soit capable de mettre en œuvre des politiques visant à nuire aux intérêts américains » [16].
46Washington pense notamment à la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) et au risque que celle-ci représente pour la suprématie de l’Otan.
47Les désaccords liés à la guerre en Irak, la publication de « La Lettre des Huit pour un front uni face à l’Irak », suivie de la déclaration du groupe des « Dix de Vilnius » [17] ainsi que l’affaire des avions de combat représentent à l’évidence plus qu’une simple parenthèse dans la politique européenne. Tous ces faits illustrent la division entre les Etats favorables à ce que les affaires européennes soient placées sous l’aile américaine et ceux qui y sont farouchement opposés. Bien que la distinction entre « Européens » et « Atlantistes » apparaisse souvent comme artificielle, elle semble plus ou moins incontournable quand il est question de politique de sécurité, les Etats-Unis y jouant ? à travers l’Otan ? un rôle crucial. Notamment la mise en œuvre de la PESD est impossible sans une prise de position sur le lien transatlantique. Les Etats membres de l’Union européenne n’ont pas tous les mêmes priorités. Concernant la politique de sécurité, Varsovie a dès le départ misé sur les Etats-Unis, partageant, ensuite, les préoccupations américaines quant à l’avenir de l’Otan dans le contexte d’une PESD de plus en plus élaborée (du moins sur le papier) et envisagée, par certains Etats membres, comme le moyen de marginaliser l’Alliance atlantique. En ce sens, Varsovie et Washington ont des intérêts communs.
48En fin de compte, le qualificatif de cheval de Troie donné à la Pologne révèle combien ce pays n’est toujours pas pris au sérieux par les grandes puissances européennes et autres Etats de la « vieille Europe », qui refusent d’admettre qu’elle opère ses propres choix en matière de politique étrangère. Que ceux-ci coïncident avec les intérêts américains est, bien évidemment, confortable pour Washington, ce qui ne veut pas dire que ce dernier ait imposé ses priorités. Avec Varsovie, Washington dispose d’un porte-parole de sa vision stratégique de l’Europe, ce qui représente un avantage considérable, notamment au sein de l’Union européenne. Cependant, même si elle joue le rôle de vecteur de l’influence américaine en Europe, la Pologne doit aussi maintenir de bonnes relations avec ses partenaires européens, ne seraitce que pour se faire auprès d’eux l’interprète des intérêts américains. Naturellement, le gouvernement polonais peut avoir recours à son droit de veto pour bloquer une décision européenne, mais il n’a pas les moyens d’amener l’Union européenne à prendre une orientation contre laquelle les « Grands » se sont prononcés. En bref, Washington a besoin d’une Pologne « européenne » afin de pouvoir profiter de l’atlantisme de Varsovie.
49Depuis la fin de la Guerre froide, les relations entre les Etats-Unis et la Pologne ont changé de visage à plusieurs reprises. Quoi qu’il en soit, le qualificatif de cheval de Troie demande à être employé avec précaution, notamment parce qu’il ne prend pas en compte la complexité des liens entre les deux pays, encore avivée par leur contexte européen et transatlantique. Il ne prend pas non plus en compte les évolutions en Pologne, où l’image des Etats-Unis est de plus en plus nuancée.
50Bien que la politique étrangère polonaise se soit montrée très « atlantiste » à de nombreuses occasions, les relations bilatérales ne sont plus aujourd’hui aussi exclusives qu’elles l’étaient auparavant.
51Ainsi, Washington n’obtiendra sans doute pas « gratuitement » d’installer son bouclier antimissile en Pologne.
Notes
- (1)Le 8 janvier 1918, le Président américain prononce un discours devant le Congrès donnant la liste des quatorze points nécessaires à l’obtention de la paix : la refondation d’une Pologne indépendante en est le quatorzième point.
- (2)Un traité entre l’Allemagne réunifiée et la Pologne est conclu le 14 novembre 1991, confirmant que la ligne Oder-Neisse est la frontière occidentale de la Pologne, reconnue par l’Allemagne.
- (3)Sur cette visite et les évènements des années 1989-1990, voir Michael R. Beschloss and Strobe Talbott, At the Highest Levels : The Inside Story of the End of the Cold War, Little & Brown, Boston, 1993.
- (4)L’élargissement de l’Otan ayant fait l’objet de nombreux ouvrages, nous n’entrerons pas dans les détails ici. Voir notamment James Goldgeier, Not Whether But When, Brookings Institution Press, Washington, 1999 ; et, surtout, Ronald D. Asmus, Opening NATO’s Door, Columbia University Press, New York, 2002.
- (5)George W. Bush, « Remarks by the President in Address to Faculty and Students of Warsaw University », Varsovie, 15 juin 2001.
- (6)Voir par exemple « Joint Statement by President George W. Bush and President Aleksander Kwasniewski », communiqué de presse de la Maison-Blanche, Washington, 17 juillet 2002.
- (7)Voir David Dunn, « Poland : America’s New Model Ally », in Marcin Zaborowski et David Dunn (eds.), Poland. A New Power in Transatlantic Security, Frank Cass, Londres, 2003, p. 65.
- (8)« President Bush Welcomes President of Poland for State Visit », communiqué de presse de la Maison-Blanche, Washington, 17 juillet 2002. Durant cette même visite d’Etat, A. Kwasniewski est également invité à un banquet officiel, ce qui fut interprété comme un signe de la volonté de l’administration Bush de convaincre la Pologne d’acheter des avions de combat américains plutôt qu’européens.
- (9)Cité dans Nick Thorpe, « Why Poland Loves America », BBC News Online, 30 mai 2003.
- (10)Cité dans Judy Dempsey, « Take Flexible Stance, Polish Leader Urges. A Plea from a Close Friend of US », International Herald Tribune, 2 septembre 2004.
- (11)Janusz Reiter, « The Visa Barrier », The Washington Post, 29 août 2007.
- (12)Wess Mitchell, Mending Fences. Repairing US-Central European Relations after Iraq, CEPA, Washington, 2006, p. 7.
- (13)Pour ne citer qu’un exemple, voir Gilbert Achcar, « Auxiliary Americans : Washington Watches Over EU and NATO Expansion », Le Monde diplomatique (English edition), janvier 2003.
- (14)Voir par exemple « Polen har tagit ett politiskt beslut », Dagens Nyheter, 27 décembre 2002 ou encore « Le F-16 et l’Otan l’emportent en Pologne », Air & Cosmos, n° 1872,10 janvier 2003.
- (15)Voir Leslie Wayne, « Polish Pride, American Profits », The New York Times, 12 janvier 2003.
- (16)Wess Mitchell, Tipping the Scales. Why Central Europe Matters to the United States, CEPA, Washington, 2006, p. 39.
- (17)« La Lettre des Huit », qui évoque, entre autres, les valeurs partagées (liberté, démocratie) avec les Etats-Unis, a été signée le 30 janvier 2003 par la République tchèque, la Hongrie, la Pologne, l’Espagne, la Grande-Bretagne, le Danemark, le Portugal et l’Italie. Elle sera suivie, le 5 février, par la déclaration des « Dix de Vilnius » (Estonie, Lettonie, Lituanie, Roumanie, Bulgarie, Slovaquie, Slovénie, Croatie, Albanie, Macédoine), qui reprend les mêmes termes.