Couverture de CPE_046

Article de revue

La consommation

Des pénuries à une abondance mal répartie

Pages 65 à 79

Notes

  • (1)
    Ndlr - L’article de Michel Tatu a été écrit avant l’événement.
  • (2)
    Ndlr - Léonid Brejnev était alors Premier secrétaire du Parti et Alexis Kossyguine Premier ministre. Ce dernier, qui avait occupé plusieurs postes de responsabilité dans le domaine économique (dont celui de président du Gosplan) était alors considéré en Occident comme un réformateur.
  • (3)
    La consommation d’alcool pur par habitant était de 6,3 litres en 1975. I1 est vrai que la même année, elle était de 17 litres en France. Mais les Soviétiques boivent essentiellement de la vodka vendue à un prix relativement élevé (4 roubles la bouteille de 50 cl). I1 faut noter, par ailleurs, que ce chiffre n’inclut pas la consommation d’alcool fabriqué de façon artisanale (samogon, braga) et qui, selon certaines estimations, s’élèverait à 2 litres d’alcool pur par personne et par an.
  • (4)
    Les achats d’automobiles ne représentent que 2 % environ de tous les achats de biens durables.
  • (5)
    Rappelons que les loyers, en URSS, sont parmi les plus bas du monde et qu’ils ont été maintenus stables depuis 1928.
  • (6)
    Atitre d’exemple, en 1970, la moitié des enfants des villes fréquentaient les établissements préscolaires contre seulement 30 % dans les zones rurales.
  • (7)
    Ndlr - Cette grève, très largement suivie, a touché l’ensemble des bassins houillers de l’URSS. Se limitant au début à des revendications économiques, elle prit rapidement un caractère politique de protestation contre le totalitarisme et fut largement soutenue par l’ensemble de la population.
  • (8)
    Ce type de tourisme est désigné, dans la presse est-européenne, sous des dénominations diverses : excursion, excursion à caractère commercial en Pologne ; pseudo-tourisme, tourisme spéculatif en Tchécoslovaquie ; on parle des « invités » et d’exportations touristiques traditionnelles dans la presse soviétique, en ce qui concerne la Hongrie et la Tchécoslovaquie. Le terme « touristbusinessman » apparaît de temps à autre. De manière générale, l’expression utilisée reflète la manière différenciée dont chaque pays appréhende la situation.

1Le but proclamé des régimes socialistes en URSS et en Europe centrale et orientale était d’assurer à la population un niveau de vie élevé, comparable à celui des pays occidentaux, tout en garantissant une égalité plus grande entre les citoyens.

2En réalité, la satisfaction des besoins du consommateur a été reléguée au second plan face aux exigences, du moins en URSS, toujours plus grandes, du complexe militaro-industriel.

3Le déséquilibre entre offre et demande, reflété par les pénuries, s’est avéré en effet être une caractéristique permanente des économies centralement administrées.

4Pendant longtemps, les causes de ce déséquilibre ont été attribuées à des défaillances ou des erreurs du système de planification que de nouvelles réglementations suffiraient à corriger : difficultés du secteur de l’offre à s’adapter à une demande en constante évolution sous l’effet de facteurs culturels, incohérences et approximations des décisions centrales sur l’assortiment de la production et sur sa répartition géographique, pratiques bureaucratiques des organisations commerciales indifférentes aux goûts des consommateurs, etc.

5Mais l’idée s’est progressivement imposée de la responsabilité du système de fixation des prix. Maintenus stables et à un niveau bas pour les produits et services essentiels (le logement, notamment), ils avaient d’autres fonctions que d’établir l’équilibre entre l’offre et la demande et étaient le produit d’un compromis tacite entre le pouvoir et les consommateurs. Dès lors, l’ajustement se faisait par les quantités afin de « répartir la pénurie », selon l’expression forte de l’économiste hongrois Janos Kornai. Ainsi, sur le marché des biens de consommation, la sélection des demandeurs se fondait-elle sur des critères extra-monétaires, comme l’organisation administrative du rationnement (tickets, files et listes d’attente) ou la position hiérarchique (réseau parallèle de distribution réservé à la seule nomenklatura).

6Toutefois, le recours à la pénurie comme instrument de régulation entretient et aggrave ce phénomène par les comportements qu’il suscite chez les agents économiques. Par « crainte de manquer », les consommateurs constituent des stocks de certaines marchandises très supérieurs à leurs besoins, contribuant ainsi à épuiser les disponibilités de biens déjà insuffisantes. Une autre conséquence résidait dans le report de la demande sur les marchés libres, licites et illicites, où la monnaie recouvrait un pouvoir d’achat véritable et les prix leur fonction d’indicateurs de la rareté.

7Les dirigeants communistes avaient parfaitement conscience de ce que de tels dysfonctionnements du système présentaient une menace pour la paix sociale, tout en étant à l’origine d’un sentiment très répandu de démotivation. Mais ils feignaient de croire qu’il s’agissait là d’un mal auquel de simples palliatifs pourraient remédier.

8La chute du mur et l’éclatement de l’URSS ont confronté brutalement ces pays aux réalités de l’économie de marché et ils ont dû faire face, dans les premières années qui ont suivi ces événements, à une crise économique sévère et à une chute brutale du niveau de vie. Cependant, dans l’ensemble des pays, on voit apparaître des gagnants et des perdants des changements, ces derniers se recrutant essentiellement parmi les personnes peu instruites et/ou peu qualifiées et les retraités.

Le discours

? La priorité à l’industrie lourde, un dogme

9« Les dernières consignes énoncées au début de ce mois [octobre 1964] par M. Khrouchtchev [1] pour la mise au point du prochain plan de développement économique de l’URSS [...] n’apportent aucune surprise : il y a bien longtemps que [celui-ci] plaide en faveur d’un “développement accéléré” de la production des biens de consommation, demande aux dirigeants de l’économie de prêter plus d’attention à la qualité et aux ingénieurs d’étudier ce qui se fait à l’étranger dans leur domaine.[...] Depuis plus de deux ans maintenant, M. Khrouchtchev proclame dans presque tous ses discours ce qu’il vient de répéter devant le présidium du Parti, à savoir que l’économie n’a de sens que si elle débouche en fin de compte sur la consommation et l’élévation du niveau de vie, et que les plans de développement ?qu’ils soient annuels, quinquennaux ou septennaux ?doivent tenir compte de cette exigence.

10Aplusieurs reprises, il a dû critiquer en termes violents ceux que l’on appelle à Moscou les “mangeurs de métal”, les fonctionnaires du plan et dirigeants des comités spécialisés qui ne voient l’économie qu’à travers les tonnes d’acier et les machines lourdes, comme au temps des premiers plans quinquennaux. A relire toutes ces diatribes, on recueille l’impression que la machine planificatrice est d’une telle lourdeur, les fonctionnaires chargés de la faire tourner d’une telle inertie, que toutes les adjurations d’un homme aussi haut placé que M. Khrouchtchev tombent dans un silence sans lendemain.

11Cet obstacle administratif [...] serait cependant surmontable, et somme toute secondaire, s’il ne s’y joignait un obstacle idéologique devant lequel, cette fois, M. Khrouchtchev doit s’incliner, ou tout au moins transiger. Le développement prioritaire des biens de production, principe traditionnellement schématisé par la division industrielle en “groupe A” (biens de production) et “groupe B” (biens de consommation), imprègne depuis quarante ans toute la génération actuelle des théoriciens de l’économie, des planificateurs et des “idéologues” du Parti. Inscrit à son programme et dans tous les textes de doctrine, il fait figure aujourd’hui encore de forteresse imprenable, telles que les aiment les propagandistes du Parti, épris de vérités “immuables” et facilement formulées. [...] La marge de liberté laissée dans ce domaine aux réformateurs est extrêmement réduite et [...] la cause n’en est pas seulement l’inertie naturelle de la machine bureaucratique. Certes, cette machine serait plus souple que ces conseils pourraient à la rigueur suffire, les notions de “développement accéléré des biens de consommation”, de “rapprochement des rythmes entre les deux groupes” étant par elles-mêmes assez explicites. Mais dans les structures actuelles de l’Union soviétique, il faut plus de radicalisme doctrinal, une modification profonde des directives et des slogans pour obtenir un changement très sensible dans les faits.

12L’expérience prouve que, pour le moment du moins, le conservatisme doctrinal empêche de franchir ce seuil ».

13Michel Tatu, correspondant du Monde à Moscou « Une forteresse redoutable en URSS :la loi du développement prioritaire des biens de production » CPE, n° 15,21 octobre 1964, pp.4-6

? Le « communisme du ventre »

14« Alors qu’il polémiquait avec les Chinois, N. Khrouchtchev se moquait des dirigeants de Pékin qui aspiraient, disait-il, à devenir le premier producteur mondial de crans de ceinture. Depuis longtemps, pour sa part, il opposait à cette conception spartiate une image riante du communisme. Nous proposons, affirmait-il en 1959, le marxisme avec du beurre dessus. Quelques mois avant sa destitution, alors qu’il visitait la Hongrie, il inventait une autre image : nous créons, proclamait-il, le « communisme du goulasch ».

15Il est vrai que l’URSS se propose de passer du socialisme au communisme.

16Tel est le sens du programme adopté au XIIe Congrès [octobre 1961]. On sait que selon les théoriciens, le communisme, stade suprême de l’histoire, se caractérise par ceci : il n’y a pas de classes sociales, pas de différence fondamentale entre les travailleurs des villes et les travailleurs des campagnes.

17Enfin, l’abondance des biens permet de rétribuer chacun selon ses besoins.

18Au début de son règne, Nikita Khrouchtchev mettait l’accent sur les premières conditions du passage au communisme. Certaines réformes entreprises dans l’agriculture visaient à rendre les ruraux semblables aux ouvriers de l’industrie. Il y eut d’abord à cet égard le plan d’agrovilles, puis les expériences de rémunération par salaires d’un certain nombre de kolkhoziens. La réforme scolaire de 1958 était d’autre part justifiée par la nécessité de faire de chaque Soviétique à la fois un manuel et un intellectuel.

19Mais, notamment pour des raisons économiques, ces réformes n’eurent pas le succès attendu. Aussi le chef du gouvernement parla-t-il de plus en plus souvent de la dernière condition nécessaire au passage du socialisme au communisme, l’abondance des biens de consommation. Il pouvait de la sorte présenter un programme attrayant pour la population. Il cherchait aussi à éloigner de la tentation chinoise les autres communistes. Il ne fait aucun doute qu’en tenant ce langage, Nikita Khrouchtchev répondait au désir des populations. Les consommateurs lui reprochaient seulement de ne pas tenir ses promesses. »

20Article non signé « Contre le communisme du ventre » CPE, n° 31,3 juin 1965, pp.41-43

? Points de vue de deux dirigeants soviétiques

21Le guide et le grand commis « La présentation du plan au XXVe congrès du Parti [mars 1976] a fourni l’occasion aux plus hauts dirigeants de l’URSS d’esquisser un jugement sur certains des « problèmes de société » auxquels se heurte le développement de l’économie soviétique. D’une façon qui surprendra peut-être, les vues émises sur la question par L. Brejnev apparaissent de loin plus pénétrantes que les déclarations, fort plates, de Alexis Kossyguine [2].

22C’est sur la question, cruciale, du rôle de la consommation dans l’équilibre économique et social de l’URSS que les positions prises par les deux dirigeants apparaissent les plus contrastées.

23Les déclarations du Premier secrétaire ne constituent pas, certes, sur ce point un modèle d’objectivité. C’est à lui, notamment, qu’est revenue la tâche malaisée d’affirmer que les IXe et Xe plans [1971-1975 et 1976-1980] “forment comme un tout” et que si certains éléments chiffrés du plan actuel paraissent démentir que le but ultime du Parti reste l’élévation du niveau de vie des Soviétiques, il ne s’agit là, en somme, que de subtilités tactiques.

24Il n’empêche que L. Brejnev s’est livré, à propos des conditions encore fort précaires de l’équilibre sur le marché des biens de consommation, à des réflexions véritablement intéressantes qu’on peut rassembler autour de trois thèmes.

25? En divers points de son discours, le Premier secrétaire s’est interrogé sur le profit réel, pour le consommateur, des produits ou des revenus qu’il tire de l’activité économique de l’URSS.

26Ainsi a-t-il, après bien des économistes soviétiques et occidentaux, dénoncé l’engouement excessif du Plan pour les productions intermédiaires. “La production d’acier, dit-il à ce propos, augmente dans le pays d’année en année.

27Mais ce qu’il faut en fin de compte au consommateur, ce n’est pas de l’acier, mais les articles concrets qu’il permet de fabriquer”. De même, L. Brejnev s’est montré assez sceptique sur la portée véritable de certains chiffres d’offre de biens de consommation. L’URSS, rap-pelle-t-il, produit quelque 700 millions de paires de chaussures par an, soit près de trois paires par habitant : ce chiffre peut-il être considéré comme significatif lorsqu’on sait combien est médiocre la qualité de cette production ?

28Enfin et surtout, le dirigeant soviétique a avalisé les thèses occidentales dénonçant l’existence d’un déséquilibre entre revenus monétaires et produits offerts à la population, ainsi que l’effet dépressif exercé par cette situation sur la productivité. “Il est clair, dit-il notamment, que la croissance des revenus monétaires ne signifie pas, à elle seule, que le niveau de vie s’élève en termes réels. A ce propos, le manque d’une série de marchandises et la restriction du volume des services diminuent les possibilités de stimulation matérielle du travail”. On ne peut pas ne pas remarquer que cette prise de position tranche nettement sur celle de M. Kossyguine. Celui-ci a cité des chiffres, d’ailleurs intéressants, d’augmentation des revenus monétaires de la population comme reflétant sans ambiguïté une élévation du niveau de vie ;

29en outre, sur les problèmes d’équilibre monétaire évoqués dans ce point, il a été le porte-parole des thèses défendues en URSS par la doctrine économique traditionnelle depuis près d’un demi-siècle : “la couverture réelle des revenus, affirme-t-il, est garantie par la stabilité des prix de détail des biens de consommation de base et par la baisse des prix de certains types de marchandises au fur et à mesure que se créent les conditions nécessaires et que s’accumulent les ressources en marchandises”. Et de poursuivre : “c’est là une des conquêtes de notre économie planifiée, qui est retranchée des influences de l’inflation saisissant tous les pays capitalistes”.

30? Les causes des nombreuses failles de l’approvisionnement en biens de consommation et en services ont également retenu, quoique dans une moindre mesure, l’attention du Premier secrétaire. Il attribue cette situation à une sorte de mauvais pli pris par l’appareil de production soviétique.

31“Nous n’avons pas encore appris, alors que nous assurons des taux de croissance élevés à l’industrie lourde, à développer de la même manière le groupe B et la sphère des services”.

32Pourquoi ? Parce qu’on continue à considérer cela comme “secondaire et accessoire”. En outre, L. Brejnev a eu l’air de s’interroger à ce propos sur ce que font réellement les 40 millions de personnes travaillant pour le consommateur, parmi lesquelles, pourtant, on compte un million et demi de membres du Parti et trois millions de komsomols. Nul doute que l’accusation d’“incurie et de laisser-aller” qu’il a lancée à la cantonade, s’adresse tout particulièrement à eux.

33? Politiquement bien plus intéressant, cependant, apparaît son appréciation des implications sociales d’une situation de sous-consommation. Atous les responsables du développement économique soviétique, le Premier secrétaire a explicitement reproché de ne pas avoir compris que l’élévation du niveau de vie est “une affaire d’une énorme importance politique et économique”. Egalement sans ambages est son avertissement aux travailleurs du secteur de la consommation : “Camarades, c’est de vous, de votre travail que dépendent en grande partie et le bien-être et l’humeur des Soviétiques”.

34Ce ton assez alarmiste n’a pas semblé devoir être retenu par le président du Conseil des ministres. Dans une formule balancée, et de fait très en retrait de l’inspiration brejnevienne, il déclare en effet : “Les communistes ne sont pas des partisans de l’ascétisme, ni d’une limitation artificielle des besoins des gens .[…] Mais notre style de vie socialiste exclut le gaspillage, la dépense insensée de valeurs matérielles, de travail et d’énergie qui ont lieu dans les conditions du capitalisme”. A noter aussi que, presqu’aussitôt après, M. Kossyguine a adressé un vibrant hommage aux forces armées ?“orgueil du peuple soviétique” ?dont il promet de “se préoccuper comme par le passé”; cette déclaration corrige en quelque sorte les inquiétudes qu’aurait éventuellement pu provoquer une précédente affirmation du président du Conseil et suivant laquelle la priorité maintenue dans le Xe plan en faveur de la consommation “témoigne de façon convaincante de la politique pacifique de notre Etat socialiste”. »

35Georges Sokoloff, Groupe d’études prospectives internationales (CFCE)

36« Les dirigeants soviétiques et le consommateur vers une prise de conscience des problèmes ?»

37CPE, n° 204, février 1977, pp.3-11

Une réalité moins radieuse

? Vivre avec la crise à l’Est

38« Rares sont les enquêtes dans les pays de l’Est qui font état de la manière dont les ménages réagissent à la crise. Des enquêtes polonaises sur les dépenses des ménages montrent comment le consommateur touché par la crise va s’adapter pour vivre avec elle. I1 semblerait que les réflexes polonais soient du même type que ceux qu’on observe dans les économies de marché.

39[…] Parmi les dépenses alimentaires, on observe des comportements particuliers pour certains produits touchés pourtant par des augmentations de prix importantes. L’augmentation du coût de la vie, combinée sans doute aux pénuries, se traduit par une baisse généralisée de la consommation réelle, d’abord alimentaire, ensuite de tous les autres produits à l’exception de l’alcool et du tabac. I1 y a d’abord une désaffection du consommateur pour les produits alimentaires élaborés (plats à emporter, conserves), puis pour la confection et la chaussure, les ménages vivant sur leurs réserves et recourant davantage aux cordonniers, alors que la consommation réelle de chaussures a baissé. Les derniers postes touchés sont ceux de l’électricité et du chauffage malgré la hausse des prix tout aussi forte que pour les autres catégories de produits.

40Pour l’alcool, le comportement du consommateur n’obéit pas à la même logique, traduisant une forme d’adaptation à la crise. L’année 1981 ?année de Solidarité ?, les consommateurs se sont moins portés en termes réels sur l’alcool et le tabac ; par contre ils ont consommé davantage de biens culturels.

41En 1982, bien que la vente d’alcool ait été réglementée par coupons, et que les prix aient très fortement augmenté, dans des proportions supérieures à la hausse de 1981, on assiste à une reprise des achats d’alcool en volume de 23 % par rapport à 1981, pour les ouvriers et employés. Comportement de crise ? En effet, comme le remarquent les enquêteurs, l’alcool devient un produit de substitution, mais surtout un moyen de paiement lorsque la monnaie officielle se déprécie. Toutes les personnes ayant droit à des coupons, les réalisent automatiquement, soit pour les boire, soit pour les revendre à d’autres catégories de la population, en spéculant sur le prix. [...] Ce que les enquêtes ont montré pour la Pologne, n’est pas contrôlable dans les autres pays. Pourtant on sait par des récits de voyageurs qu’en Roumanie, les cigarettes occidentales et le café, produits courants du marché noir, et véritables symboles faisant l’objet de sanctions moindres que d’autres produits de marché noir, sont devenus des monnaies d’échange. La cigarette Kent est l’étalon attestant que le leu perd de plus en plus de sa valeur interne ; ainsi, une trentaine de paquets de cigarettes Kent équivaut à un salaire moyen.

42Les seuls chiffres officiels de consommation alimentaire par habitant dont on dispose [pour 1a période 1980-1983] montrent une lente croissance de la consommation de viande, de lait ..., sauf pour la Pologne. Dans la littérature socioéconomique, les Hongrois et les Polonais sont les seuls à attester un processus d’appauvrissement qui témoignerait en fait que ces accroissements ne sont pas distribués de façon égale dans la population. Mais le phénomène de paupérisation se remarque de plus en plus. Même en Tchécoslovaquie, des enquêtes officieuses attestent le nombre croissant de personnes économiquement faibles : alors qu’en 1975 elles représentaient autour de 5 %, actuellement leur nombre aurait doublé.

43En Roumanie également, les témoignages s’accordent sur ce point. Ainsi, un économiste polonais s’étant rendu dans les Balkans dira : “Le pays traverse actuellement une grave crise économique perceptible à l’oeil nu. En visitant avant la tombée de la nuit les abords de la gare centrale, j’ai constaté qu’il y a un nombre considérable de gens qui vivent dans la rue. De la fenêtre de la voiture, j’ai vu des clochards fouillant dans les poubelles. J’ai vu des signes évidents de pauvreté dans les vêtements et sur les visages”.

44L’épargne constitue un autre champ d’observation. […] Si on rapporte la masse épargnée par habitant au salaire nominal moyen, on distingue deux comportements chez les épargnants. Le premier est tout à fait classique des économies socialistes. Les gens semblent épargner davantage : le rapport a tendance à croître parce qu’il y a pénurie de biens durables sur le marché et/ou parce qu’on économise pour une dépense importante. [...] [Le deuxième cas est illustré par la] Pologne [où], dès que l’inflation a pris des proportions importantes, elle a entraîné une perte de confiance dans le gouvernement et la crainte d’une réforme monétaire.

45Les épargnants ont transformé alors leur épargne de long terme en épargne disponible à tout moment : celle des bas de laine.

46Dans la situation de crise actuelle, le champ d’activité de l’économie parallèle a tendance à s’étendre par la prolifération de comportements non contrôlés regroupés dans le langage officiel sous les termes de crimes économiques, de spéculation et de corruption. Depuis quelques années, des analyses de plus en plus structurées, y compris à l’Est, essaient de préciser la place de l’économie parallèle dans les pays socialistes. De toute évidence, il n’y a pas unanimité sur sa nature.

47Pour les uns, l’économie parallèle s’est développée pour combler les défaillances de l’économie planifiée et en cela elle contribue positivement à la réalisation des plans. Pour d’autres, elle reste une perversion mal tolérée et reflète surtout l’impossibilité de résoudre la contradiction entre le plan et le marché dans tous les projets de réforme. »

48Georges Mink, CNRS, Anita Tiraspolsky, Le courrier des Pays de l’Est « A l’Est :gérer la crise, vivre avec la crise » CPE, n° 301, décembre 1985, pp.4-29

? La quantité ne remplace pas la qualité

49« La comparaison des dépenses de consommation d’un ménage soviétique et d’un ménage français doit être analysée avec circonspection. Certes, les dépenses alimentaires en URSS sont deux fois plus élevées que celles d’un consommateur français. En outre, ce poste exclut, dans les statistiques soviétiques, la consommation de boissons alcoolisées [3] qui forme une partie de la rubrique “divers” ; or, les achats de boissons alcoolisées représentent une part importante des budgets soviétiques : 15 % des dépenses totales de la population dans les magasins d’Etat et coopératifs en 1972. Cependant, l’importance de l’alimentation dans le budget d’un ménage soviétique s’explique en grande partie par la faiblesse des dépenses de services. Par ailleurs, les dépenses d’énergie constituent une charge très modeste pour le consommateur soviétique : les frais de chauffage très bas (1,24 rouble par mois pour un 3 pièces à Moscou) sont compris dans le loyer ; quant aux achats de carburants, ils sont peu importants vu le faible niveau de motorisation.

50La qualité du régime alimentaire s’est très nettement améliorée [depuis le milieu des années 1960], les produits les plus évolués (et notamment les produits de l’élevage) prennent de plus en plus d’importance au détriment des aliments de base. [...] La composition de l’alimentation en URSS accuse des différences importantes en fonction des revenus, mais aussi du fait de la mosaïque des nationalités, en fonction des traditions culturelles. I1 faut noter aussi que, paradoxalement, la consommation de “denrées nobles” (produits de l’élevage, fruits et légumes) est plus faible à la campagne qu’à la ville : l’augmentation de la demande de ces produits incite, en effet, les kolkhoziens à les vendre au marché plutôt qu’à les utiliser pour leurs propres besoins.

51La consommation de produits industriels (articles d’habillement, biens durables et semi-durables) a également progressé de façon très tangible [...], mais les améliorations ont été essentiellement quantitatives. Les produits proposés au consommateur restent, pour la plupart, de qualité médiocre, d’une conception périmée et manquent de variété. Or, les achats des consommateurs soviétiques sont devenus plus sélectifs et tout particulièrement dans les villes où s’exercent avec de plus en plus de force les effets attractifs des sociétés de consommation occidentales. L’industrie soviétique ne parvenant pas, pour diverses raisons, à s’adapter aux goûts des consommateurs, certains biens sont produits en quantités très insuffisantes pour la demande potentielle, tandis que d’autres, dédaignés par le consommateur, s’accumulent dans les entrepôts des magasins. En outre, l’inefficacité des réseaux de distribution officiels est telle qu’un même produit peut être introuvable et très recherché dans un endroit donné, alors qu’ailleurs, l’offre qui en est faite, dépasse très largement la demande. Le marché noir, en permettant aux individus de se redistribuer les biens en fonction de leurs besoins, a donc incontestablement un effet correcteur. Cependant, la particularité du marché noir soviétique tient au fait que tout consommateur y est partie prenante et y joue un double rôle : il y acquiert ce qu’il n’a pu obtenir par la voie normale (des vêtements et des articles courants de fabrication occidentale qui bénéficient d’un prestige inattaquable, mais aussi des biens de marque soviétique), mais il devient aussi occasionnellement fournisseur du marché parallèle.

52Le taux d’équipement des ménages en appareils électroménagers n’est pas très éloigné des chiffres occidentaux, et les progrès réalisés [depuis le milieu des années 1960] ont été considérables ; ceux-ci s’expliquent d’ailleurs en très grande partie par l’amélioration des conditions de logement : l’acquisition d’appareils ménagers n’est, en effet, envisagée qu’à partir du moment où la famille dispose d’un appartement individuel et non plus communautaire.

53[...] [Mais] la qualité des appareils (machines à laver à essoreuse manuelle, réfrigérateurs de faible capacité et sans compartiment à très basse température, etc.) est généralement médiocre. Par ailleurs, les différences entre la ville et la campagne sont encore très sensibles en ce qui concerne la possession d’appareils aussi courants que les réfrigérateurs, les machines à laver le linge, etc.

54Le cas de l’automobile est plus spécifique. La voiture particulière est certainement le bien qui, actuellement, exerce le plus d’attrait sur le consommateur soviétique. L’équipement de la population connaît depuis ces dernières années une progression spectaculaire : le nombre de voitures particulières pour 1 000 habitants doit tripler de 1972 à 1980 et quadrupler entre 1980 et 2000, mais il faut noter que ces taux de croissance élevés sont principalement le fait du très faible niveau de départ (8,1 voitures pour 1 000 habitants en 1972). Au début de 1979, on pouvait estimer le parc privé à 6 millions environ, ce qui représentait 23 voitures pour 1 000 habitants ; en 2000, le taux devrait être de 100 voitures pour 1 000 habitants.

55Cependant, l’automobile est encore, en URSS, un bien dont l’accès est restreint [4] en raison de son prix très élevé.

56L’achat d’une voiture demande, en effet, un gros effort financier, d’autant plus que les ventes à crédit ne sont pas admises, comme c’est le cas pour tout produit dont la demande excède largement l’offre. En outre, et quel que soit le modèle souhaité, l’acquéreur devra généralement patienter deux ans avant de prendre livraison de son véhicule, les listes d’attente étant toujours très chargées.

57La part du budget familial consacrée, en URSS, aux services payants, est très peu importante surtout comparativement au budget d’un ménage occidental où les services forment le plus gros poste de dépenses. Ces différences s’expliquent par plusieurs raisons : importance des prestations gratuites (éducation, santé), bas niveau des loyers [5] et des prix d’un grand nombre de services publics (comme les transports en commun par exemple), mais aussi faiblesse du réseau des services, particulièrement flagrante dans les zones rurales [6], comme en témoigne la proportion minime de ce poste dans les dépenses monétaires d’une famille kolkhozienne (3,5 %). »

58Centre d’études et de documentation sur l’URSS, la Chine et l’Europe de l’Est de la Documentation française Panorama de l’URSS CPE, n° 226-227,1980 (2e édition mise à jour) pp.220-225

Vive le système D !

? Comment faire face aux pénuries ?

59« Le fait le plus marquant de 1989 aura été l’approfondissement du déséquilibre monétaire perçu par l’opinion publique sous sa manifestation la plus visible, l’aggravation des pénuries qui, par leur étendue, rappellent aux plus âgés des Soviétiques la période de la collectivisation ou celle de la guerre.

60[...] Le rationnement administratif a donc gagné en extension ; le Comité d’Etat aux statistiques note ainsi que sur les 445 villes tenues sous observation, 20 avaient rétabli le système des tickets pour la vente de la viande (1 à 2 kilos par tête et par mois), du beurre (400 à 500 grammes), du thé (100 grammes).

61En se développant, le système du rationnement s’est diversifié et il présente aujourd’hui près de vingt modalités distinctes : tickets, vente aux seuls résidents sur présentation d’un justificatif de domicile (cette pratique est notamment employée dans les républiques baltes, en Biélorussie, à Leningrad) ou à certaines catégories de population, (anciens combattants, familles nombreuses, jeunes mariés, diabétiques), attribution de produits rares à ceux qui collectent pour l’Etat vieux papiers ou autres déchets, y compris les os de bovins dont la récupération donne droit à des biens de marque étrangère ; certains articles, durables surtout, ne peuvent être acquis que sur commande et moyennant une attente assez longue ; enfin, un nombre croissant de produits, alimentaires ou non, ne sont accessibles que par l’intermédiaire de l’entreprise-employeur : rien qu’à Moscou, cette forme de commerce bien particulière a multiplié son chiffre d’affaires par deux et demi en 1989. Or la vente sur les lieux de travail, qui existe depuis de nombreuses années, introduit un mode de répartition relativement inégalitaire : d’une part, ceux qui n’ont pas d’activité salariée en sont exclus ; d’autre part, cette pratique n’est pas autorisée dans la plupart des établissements budgétisés (écoles, hôpitaux, jardins d’enfants, etc.) ; enfin et surtout, l’approvisionnement est très variable selon la taille de l’entreprise, sa localisation et son appartenance sectorielle. [...] L’afflux des consommateurs sur les marchés kolkhoziens y a provoqué, selon les données officielles, une hausse moyenne des prix de 7 % (6 % sur la viande, 8 % sur les pommes de terre, 10 % sur les légumes, 5 % sur les fruits). Et, comme cela se conçoit, l’activité du marché noir s’est grandement intensifiée ; manifestement, celui-ci est en partie approvisionné par des marchandises destinées aux magasins d’Etat, détournées dans le but de réaliser des profits spéculatifs ou dans celui, plus machiavélique, d’attiser le mécontentement populaire contre la politique du gouvernement. Quel que soit l’objectif poursuivi, c’est d’ailleurs bien là le résultat obtenu, d’autant que les prix pratiqués sur les marchés libres, de deux à trois fois supérieurs à ceux fixés par l’Etat, sont hors de portée pour toute une partie de la population [...].

62Ces détournements, pour réels qu’ils soient, ne sauraient cependant expliquer à eux seuls la montée des pénuries.

63Plus décisive, au contraire, a sans doute été la “fuite devant le rouble”.

64Selon les résultats d’une enquête, 90 % des personnes interrogées ont reconnu avoir acheté en 1989 des produits dont elles n’avaient pas un usage immédiat, ce chiffre s’établissant à 25 % pour 1988. Preuve en est la bataille menée dans le domaine de l’approvisionnement en savon et en lessive et qui a été perdue : la production a été augmentée de 10 %, les importations multipliées par dix, les livraisons au commerce accrues de 45 %, mais ces produits sont toujours au nombre des “introuvables” dans les magasins d’Etat ; en revanche, il n’est pas rare qu’une famille détienne des stocks équivalant à la consommation courante de six à huit mois. La dévalorisation de la monnaie s’est également traduite par un phénomène caractéristique des périodes de crise : des achats massifs d’or, de bijoux et d’objets précieux qui ont augmenté de 50 % en 1989, contre 24 % en 1988 et 7,5 % en 1986-1987. Pour tenter de calmer cette fièvre, mais sous le prétexte qu’avec la dévaluation du rouble touristique, acheter de l’or soviétique était devenu une aubaine pour les touristes étrangers, le gouvernement a procédé début janvier 1990 à un relèvement global des prix des articles précieux de 50 %, cette hausse ne permettant cependant pas de rattraper les cours du marché noir, de 75 à 100 % supérieurs aux anciens tarifs d’Etat.

65[...] L’aggravation des pénuries est de plus en plus mal vécue par la population.

66Elle fut à l’origine des émeutes qui ont éclaté en mai et juin 1989 en Turkménie et au Kazakhstan, contribua à exacerber les tensions entre ethnies différentes rassemblées sur un même territoire, constitua l’un des points, et non le moindre, du cahier des doléances présenté en juillet par les « gueules noires » en grève [7], motiva bien d’autres arrêts de travail et manifestations, comme à Sverdlovsk (Oural) où les consommateurs indignés de ne pouvoir, à l’occasion des fêtes de fin d’année, se ravitailler, y compris en alcool, un peu mieux que de coutume, firent le siège des autorités locales. Or, il va de soi que cette exaspération croissante de la population constitue une arme redoutable contre la politique du gouvernement ; les forces d’opposition, les syndicats officiels en premier lieu, n’hésitent d’ailleurs à la brandir et la partie leur est d’autant plus facile que le pouvoir mis en place en 1985 s’est montré jusqu’ici incapable de réformer le système économique. »

67Marie-Agnès Crosnier, Le courrier des pays de l’Est « Désarroi et crise d’autorité en URSS » CPE, n° 349, avril 1990, pp.3-54

? L’internationalisation du marché noir

68« Le phénomène des “voyages-négoces” [8] ou du “tourisme alimentaire” à l’intérieur de l’Europe de l’Est n’est pas nouveau. […] Voici un échantillon de ce que les touristes cherchent à obtenir dans le pays voisin lors d’une excursion.

69Les Polonais en Tchécoslovaquie : des produits alimentaires en général et notamment le café, le cacao, les laitages et les fruits ; viennent ensuite les biens de consommation divers tels que l’électroménager, l’outillage, les outils de jardinage, les pièces détachées pour automobiles et motocycles, l’électronique ainsi que les vêtements pour enfants, chaussures, jeans et d’autres produits comme les serviettes périodiques, le papier toilette et le dentifrice, enfin des bijoux.

70Les Tchèques et les Slovaques en RDA : des chaussures, des produits alimentaires, en particulier le sucre et les épices, des vêtements d’enfants, des voitures et pièces détachées, des téléviseurs, des radios et des produits chimiques divers.

71Les Polonais en URSS : des biens de consommation durables, téléviseurs, réfrigérateurs, machines à laver, produits alimentaires, en particulier le café et le caviar, et enfin de l’or et des bijoux.

72Les Soviétiques en Hongrie : du savon et du dentifrice, des vêtements notamment pour le sport, de l’alcool, de la margarine et des déodorants.

73Les Hongrois en URSS : de l’essence et des matériaux de construction.

74En Pologne, on peut se procurer : des produits alimentaires, dont de la vodka, et des vêtements de cuir. […]

Prague, une ville convoitée

75Selon l’hebdomadaire soviétique Argumenty i Fakty, “les monuments historiques n’intéressent pas beaucoup nos concitoyens. Il n’est pas difficile de les repérer parmi la foule bruyante et polyglotte qui emplit les rues et places de Prague. Des tapis roulés, d’innombrables paquets et boîtes permettent, sans se tromper, de déterminer leur pays d’origine. Oui, ce sont eux qui, ayant changé entre 500 et 1 300 roubles par personne et caché dans un endroit discret quelques centaines de roubles pour le change “au noir”, prennent d’assaut les magasins praguois, autrefois si tranquilles, et poussent les vendeurs à bout, comme ils ont l’habitude de le faire chez eux”.

76Avant la réglementation du 15 novembre 1988, les Soviétiques achetaient aussi notamment des voitures “Volga” déclassées qui n’intéressaient pas les Tchèques en raison de leur trop grande dimension et de leur forte consommation d’essence. Ces Volga encombraient les magasins de vente d’occasion (Autobazar) avant d’être presque toutes rachetées, le temps d’un semestre, 40 à 60 % plus cher que le prix officiellement indiqué, soit autour de 30 000 couronnes tchécoslovaques (près de 3 000 roubles au taux officiel). Selon le responsable de la direction des Douanes du ministère du Commerce extérieur, 6 500 Volga ont ainsi quitté le pays.

77Ajoutons que, vu la situation du marché des voitures d’occasion en URSS, 3 000 roubles est un prix avantageux.

78En une seule année, les achats des Soviétiques en Tchécoslovaquie ont augmenté de 60 %. Par exemple, sur quatre paires de chaussures importées d’Occident par les centrales de commerce extérieur tchécoslovaques, une seule reste à la disposition des nationaux. […]

La « Perspective Nevski » de Bialystock

79L’activité des Polonais ne se limite pas à leurs voisins du Sud. Elle est encore bien plus intense à la frontière avec l’URSS. A Bialystock, le marché fonctionne tous les jours, même l’hiver, et connaît sa plus forte activité le jeudi quand arrivent les vendeurs de toute la Pologne. Sur un hectare, ils sont entre 5 000 et 6 000 et à peu près autant d’acheteurs. Au marché de Bialystock on vend de tout, il est même possible de se faire établir une invitation pour un séjour à l’étranger et de la faire légaliser par un notaire. Mais l’attraction de ce marché, c’est une allée de 300 mètres, la “Perspective Nevski”.

80Là, une foule, où se mêlent Polonais, Soviétiques et parfois des étudiants vietnamiens, se livre au commerce de produits dont la provenance est approximativement la suivante : pour 60 % de l’URSS, pour 30 % de Turquie et de Thaïlande, Hong-Kong, Singapour, les 10 % restants étant des produits polonais. Le commerce le plus actif, en toutes saisons, porte sur les téléviseurs de marque soviétique que les Polonais achètent sans discuter 350 000 à 400000 zlotys, soit 700 à 800 roubles, pour les revendre ensuite 480 000 à 520 000 zlotys, soit 960 à 1 040 roubles. Cette intense activité commerciale a eu pour effet de “nettoyer” toute la Lituanie et la Biélorussie, où il est devenu pratiquement impossible de trouver un seul téléviseur à 1 000 kilomètres de la frontière. Pour s’en procurer, il faut se déplacer jusqu’à l’Oural ou la mer Noire. Tous les jours, quatorze trains en provenance d’URSS passent par Bialystock, bourrés d’électronique et d’électroménager de marque soviétique. […] Depuis le début des années 1980, les Polonais se sont d’abord plaints des Yougoslaves, puis ces derniers des Hongrois, qui à leur tour se sont dit “envahis” par les Tchèques et les Slovaques. Et puis, de concert, tous se sont retournés contre les Polonais, de loin les plus actifs et les plus habiles dans la conversion des monnaies.

81Selon des estimations tchécoslovaques, près de 50 % des devises occidentales en circulation en dehors du circuit étatique, sont “exportées” par des personnes privées vers l’étranger (sans que soit précisée la distinction habituelle entre pays socialistes et capitalistes). Une fois les devises dépensées en Hongrie, Pologne, Yougoslavie ou Autriche, le cycle peut recommencer. »

82Jaroslav Blaha, Le courrier des pays de l’Est « Vers un marché noir unique à l’Est.

83L’essor du tourisme de shopping » CPE, n° 342, août-septembre 1989, pp.40-48

Après la chute du mur

? Un niveau de vie en baisse

84« La dépression de l’activité économique a des conséquences néfastes sur la situation sociale de la majorité de la population, directement en réduisant les revenus réels et les niveaux de la consommation, et indirectement en entraînant une forte contraction des budgets privés et publics consacrés aux dépenses sociales (retraites, santé, enseignement, etc.).

85La spirale inflationniste concomitante à la libéralisation des prix est à l’origine d’une brutale diminution des revenus réels et des patrimoines de nombreux groupes sociaux [comme les]: retraités, [les] salariés des administrations et des entreprises d’Etat.

86[...] L’inflation ouverte a débuté tôt (en 1987 et 1988) en Pologne, où les prix ont été multipliés par 100 depuis 1987.

87Elle a commencé en 1989-1990 dans les autres pays, et seulement en 1992 en Russie et dans les anciennes républiques soviétiques avec le début des politiques de libéralisation des prix.

88Les taux d’inflation restent relativement modérés en Hongrie et dans les Républiques tchèque et slovaque, où le niveau général des prix n’est que de deux à trois fois supérieur à celui de 1987. L’inflation est beaucoup plus rapide en Roumanie, en Bulgarie et en Albanie où les prix ont été multipliés par 10 ou 20 ; quant à la Russie, elle connaît depuis le début de 1992 une inflation galopante. [...] La hausse du chômage engendre la dégradation des conditions de vie de nombreux salariés et de leurs familles, notamment dans les régions où la majorité des travailleurs étaient employés dans de grands complexes industriels ou dans des activités agricoles qui n’ont aucune chance de subsister dans le cadre d’économies ouvertes à la concurrence internationale, compte tenu de leurs techniques et de leurs modes d’organisation dépassées.

89Les taux de chômage (officiellement négligeables jusqu’en 1990) varient aujourd’hui autour de 10 à 15 % en Europe centrale (les chiffres sont bien entendu plus élevés dans l’ex-Yougo-slavie). Ils devraient atteindre en 1993 16 à 18 % en Pologne et en Hongrie.

90Dans l’ex-Union soviétique, où la libéralisation a commencé plus tardivement, ces taux sont actuellement nettement plus faibles, mais ils pourraient grimper en flèche dans les années à venir. [...] Les niveaux maximum de revenu national annuel atteints en 1989-1990, évalués sur la base de taux de change à parité de pouvoir d’achat (PPA), étaient de l’ordre de 5 300 dollars par habitant en Europe centrale et orientale et de 6 700 dollars par habitant dans la partie européenne de l’ex-Union soviétique. En comparaison, le PIB moyen par tête était en 1990 de 17 000 dollars (PPA) en moyenne dans les pays de l’OCDE, de 21 000 dollars environ aux Etats-Unis et de 16 000 dollars dans la Communauté européenne.

91Depuis 1989, on enregistre une forte chute des revenus nationaux dans les pays de l’Est, la baisse [étant] plus marquée dans les ex-républiques soviétiques qu’en Europe centrale et orientale. Selon des calculs effectués à partir des estimations du PlanEcon Institute, le PIB moyen par tête serait en 1993 à peu près identique dans ces deux régions (4 200 dollars environ). En moyenne, le revenu national moyen réel par tête a baissé par rapport aux maximums atteints à la fin des années 1980, de 20 à 25 % en Europe centrale et orientale et de près de 40 % dans l’ex-Union soviétique. [...] La baisse du niveau de vie observée depuis 1989 reflète en grande partie les évolutions divergentes du PIB dans les différents pays. Les plus touchés sont l’Albanie ?avec une chute du PIB par tête et de la consommation de 50 % ? et la Roumanie (près de 40 %), suivies de la Bulgarie (avec une baisse du PIB par tête, des salaires réels et de la consommation de 30 %). Les populations d’Europe centrale sont relativement mieux loties : la baisse des indicateurs de niveau de vie est limitée à 15-20 % en Hongrie et dans les Républiques tchèque et slovaque, et à 10 % au plus en Pologne.

? Production et consommation, des évolutions dissemblables

92Il est intéressant de noter que la baisse de la consommation totale n’a pas, dans tous les pays, suivi celle de l’activité économique de la même manière.

93Selon les données disponibles, la baisse de ces deux indicateurs a été de la même amplitude en Albanie, en Roumanie et en Bulgarie. La contraction de la consommation a, au contraire, été sensiblement plus réduite que celle du PIB en Europe centrale, et notamment en Pologne et en Hongrie. Ceci peut notamment s’expliquer par le développement du secteur privé. Il en va de même des salaires réels (exprimés en dollars constants à parité de pouvoir d’achat), dont la diminution a suivi étroitement celle du PIB en Bulgarie et en Roumanie, mais a été beaucoup plus faible en Hongrie (- 12 %) et en Tchécoslovaquie (- 15 %) ; quant aux salaires réels polonais, ils sont aujourd’hui supérieurs de 5 à 10 % à leur niveau de 1989. Ces divergences sont sans doute liées, au moins en partie, à des différences de comportements collectifs face à la dégradation des conditions de vie, et aux différences des politiques mises en oeuvre par les pouvoirs publics. [...] Dans l’ensemble de l’ex-URSS, les revenus réels et les niveaux de vie ont baissé de 40 % environ par rapport aux niveaux atteints en 1990-1991. Il est cependant difficile de dire dans quelle mesure les statistiques officielles reflètent les conditions de vie réelles dans le contexte actuel caractérisé par la croissance du secteur privé et le développement de la production et de la consommation informelle.

? Le creusement des inégalités

94La répartition des revenus dans les systèmes communistes était notoirement plus égalitaire que dans la plupart des économies occidentales. Contrairement à une opinion répandue, la part des dépenses sociales dans le total des revenus réels était, en moyenne, sensiblement plus faible dans les pays de l’Est que dans les pays de l’OCDE.

95De récentes études réalisées en Hongrie et en Pologne ont montré que les structures des salaires et des revenus ont commencé à se modifier sous l’effet de la libéralisation économique et des changements politiques, ainsi que de la dépression économique et de l’inflation. L’évolution la plus généralement observée se traduit par une progression des revenus réels pour une minorité de gens sachant et pouvant profiter des nouvelles libertés économiques et politiques, tandis que la situation de la majorité de la population se dégrade très rapidement. […] Les gagnants d’une telle évolution sont les nouveaux entrepreneurs, parfois issus des anciennes nomenklaturas communistes, les jeunes ayant effectué des études supérieures, les habitants des grandes villes... […] Une minorité de salariés a rejoint le secteur privé en plein essor dans les grandes villes, particulièrement dans le commerce et les services. Ceux-ci ont connu une rapide progression de leurs revenus. Les ouvriers et employés qui ne pouvaient se prévaloir que d’un faible niveau de qualification et d’études, et qui étaient restés dans le secteur d’Etat, ont vu leurs revenus réels et leurs conditions de vie baisser lorsqu’ils ont perdu divers revenus en nature ainsi qu’une partie du pouvoir d’achat dont ils bénéficiaient sous le régime communiste.

96Les agriculteurs et leur famille ont été les grands perdants : leurs revenus réels ont chuté de 45 % en 1990 et 1991, en liaison avec le transfert de la distribution des produits alimentaires au secteur privé et la suppression des subventions.

97La situation des retraités a été bien meilleure car le montant des retraites en termes réels a augmenté en 1990 et 1991 ; la part des retraités dans les trois déciles inférieurs est ainsi passée de 50 % en 1989 à 26 % en 1991. […] Le groupe le plus défavorisé est celui des ménages frappés par le chômage (seulement 5 % de la population active de Varsovie en 1992, mais plus de 17 % dans le nord-est du pays). Le chômage de longue durée a déjà commencé à croître à une vitesse alarmante, touchant un grand nombre de jeunes et de femmes qui ne possèdent qu’un faible niveau d’études et de qualification, particulièrement dans les régions agricoles. […] Suite à la baisse des revenus réels moyens et à l’étirement vers le bas de la répartition des revenus, de nouvelles formes de pauvreté ont commencé à se développer très rapidement dans tous les pays d’Europe centrale et orientale, ainsi que dans l’ex-Union soviétique. »

98Michel Gaspard, Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd)

99« Revenus et niveaux de vie en Europe centrale et orientale et en ex-URSS » CPE, n° 383, octobre 1993, pp.4-13

Bibliographie

Pour plus d’informations lire dans Le courrier des pays de l’Est

  • Article non signé, « Le problème des services pour la population en URSS », n° 102,1er mai 1968, pp. 17-36.
  • Article non signé, « Evolution des besoins en biens de consommation de l’Union soviétique », n° 114, février 1969, pp. 75-84.
  • Chantal Beaucourt, « Niveaux de vie dans les différentes républiques de l’Union soviétique », n° 117, mai 1969, pp. 43-60.
  • Wilhelm Jampel, « Bilan comparé et perspectives de la consommation en Europe de l’Est », n° 206, avril 1977, pp. 3-18.
  • Marie-Agnès Crosnier, « L’amélioration du niveau de vie en URSS dans le XIe quinquennat (1981-1985), un pari difficile à tenir », n° 250, avril 1981, pp. 80-90.
  • Marie-Agnès Crosnier, Georges Mink, « Le face-à-face pouvoir-consommateur en URSS et en Pologne », n° 256, novembre 1981, pp. 3-32. Michel Tompa, « La consommation en Hongrie », n° 261, avril 1982, pp. 50-67.
  • Vassil Vassilev, « Politique des revenus et dynamique de l’économie parallèle en Bulgarie », n° 279, décembre 1983, pp. 23-36.
  • Michèle Kahn, « Le programme des biens de consommation non alimentaires et des services à l’horizon 2000 : un espoir pour le consommateur soviétique ?», n° 317, avril 1987, pp. 27-35.
  • Marie-Agnès Crosnier, « Indigence du secteur tertiaire en URSS », n° 326, février 1988, pp. 3-22.
  • Marie-Agnès Crosnier, « Ombres et lumières sur le niveau de vie en Russie », n° 383, octobre 1993, pp. 15-26.
  • Artur Borzeda, « Coups de projecteur sur la consommation des ménages en Europe de l’Est et de l’Ouest », n° 444, novembre 1999, pp. 18-31.

Notes

  • (1)
    Ndlr - L’article de Michel Tatu a été écrit avant l’événement.
  • (2)
    Ndlr - Léonid Brejnev était alors Premier secrétaire du Parti et Alexis Kossyguine Premier ministre. Ce dernier, qui avait occupé plusieurs postes de responsabilité dans le domaine économique (dont celui de président du Gosplan) était alors considéré en Occident comme un réformateur.
  • (3)
    La consommation d’alcool pur par habitant était de 6,3 litres en 1975. I1 est vrai que la même année, elle était de 17 litres en France. Mais les Soviétiques boivent essentiellement de la vodka vendue à un prix relativement élevé (4 roubles la bouteille de 50 cl). I1 faut noter, par ailleurs, que ce chiffre n’inclut pas la consommation d’alcool fabriqué de façon artisanale (samogon, braga) et qui, selon certaines estimations, s’élèverait à 2 litres d’alcool pur par personne et par an.
  • (4)
    Les achats d’automobiles ne représentent que 2 % environ de tous les achats de biens durables.
  • (5)
    Rappelons que les loyers, en URSS, sont parmi les plus bas du monde et qu’ils ont été maintenus stables depuis 1928.
  • (6)
    Atitre d’exemple, en 1970, la moitié des enfants des villes fréquentaient les établissements préscolaires contre seulement 30 % dans les zones rurales.
  • (7)
    Ndlr - Cette grève, très largement suivie, a touché l’ensemble des bassins houillers de l’URSS. Se limitant au début à des revendications économiques, elle prit rapidement un caractère politique de protestation contre le totalitarisme et fut largement soutenue par l’ensemble de la population.
  • (8)
    Ce type de tourisme est désigné, dans la presse est-européenne, sous des dénominations diverses : excursion, excursion à caractère commercial en Pologne ; pseudo-tourisme, tourisme spéculatif en Tchécoslovaquie ; on parle des « invités » et d’exportations touristiques traditionnelles dans la presse soviétique, en ce qui concerne la Hongrie et la Tchécoslovaquie. Le terme « touristbusinessman » apparaît de temps à autre. De manière générale, l’expression utilisée reflète la manière différenciée dont chaque pays appréhende la situation.
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