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Article de revue

Les minorités russes dans le Sud-Caucase

Une diaspora en voie d'extinction

Pages 24 à 36

Notes

  • (1)
    Nom donné au Sud-Caucase jusqu’à l’éclatement de l’URSS.
  • (2)
    A l’origine, les Molokans appartenaient à l’Eglise gréco-russe, mais ne reconnaissaient pas l’adoration des icônes, des statues, des croix en bois ou en pierre. Ils sont opposés aux mariages mixtes, y compris avec les Russes orthodoxes. La secte des Doukhobors (« Combattants pour l’esprit »), s’est constituée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle chez les « paysans d’État » de la province de Voronej. Les Doukhobors ignorent le clergé, les églises, les icônes, les jeûnes, le monachisme. Ils ne reconnaissent pas les Saintes Ecritures et s’inspirent des Psaumes de David. La secte des Soubbotniki s’est formée dans les régions centrales de la Russie à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles. Ils célèbrent le samedi, qui est à l’origine de leur nom. Ils reconnaissent l’Ancien testament et sont proches de la religion juive. Ils rejettent également les idoles et les icônes. Cf. le numéro spécial de la Revue des études slaves, tome LXIX (1997), fasc. 1-2, consacré aux Vieux croyants et sectes russes du XVIIe siècle à nos jours.
  • (3)
    Le Premier ministre russe, Piotr Stolypine, avait fait adopter le 9 novembre 1906 un décret qui instaurait la propriété privée rurale en donnant aux paysans la possibilité d’acquérir une terre à crédit.
  • (4)
    D. Ismail-Zade, Rousskoe krestianstvo v Zakavkaze. 30-e gody XIX – natchalo XX v. [La paysannerie russe en Transcaucasie des années 1830 au début du XXe siècle], Naouka, Moscou, 1982, pp. 241 ; 289-303.
  • (5)
    G. Gogsadze, « Glavnye aspekty mejetnitcheskikh otnochenii v Grouzii » [Principaux aspects des relations interethniques en Géorgie], in Etnopolititcheskie konflikty v Zakavkaze : ikh istoki i pouti rechenia [Les conflits ethnopolitiques en Transcaucasie : origines et solutions possibles], University of Maryland, 1998, pp. 122-139.
  • (6)
    O. Komarova, « Demografitcheskaïa kharakteristika rousskikh seleniï v Azerbaïdjane » [Caractéristiques démographiques des villages russes d’Azerbaïdjan], in Les anciens résidents russes d’Azerbaïdjan. Documents d’écologie ethnique. Première Partie, Editions de l’Académie des sciences de l’URSS, Moscou, 1990, pp. 6-26.
  • (7)
    A. Jamskov, « Razlitchia v professionalnom sostave etnitcheskikh groupp i migratsii » [Les différences de statut professionnel des groupes ethniques et les migrations], in Les anciens résidents russes d’Azerbaïdjan. Documents d’écologie ethnique. Première Partie, Editions de l’Académie des sciences de l’URSS, Moscou, 1990, pp. 51-60.
  • (8)
    www. sakharov-center. ru.
  • (9)
    Les minorités nationales dans la République d’Arménie aujourd’hui (sous la direction de I. Mkrtumian), Gitutioun, Erévan, 2000, p. 79 (en arménien).
  • (10)
    Rossia i Zakavkaze : realii nezavisimosti i novoe partnerstvo [La Russie et la Transcaucasie : réalités de l’indépendance et nouveau partenariat], sous la direction de R. Avakov et A. Lisov, Finstatinform, Moscou, 2000, p. 122.
  • (11)
    G.Asatrian, V. Arakelova, Natsionalnye menchinstva Armenii [Les minorités nationales en Arménie], Kavkazski tsentr iranistiki, Erévan, 2002, p. 22.
  • (12)
    Les minorités nationales dans la République d’Arménie aujourd’hui (sous la direction de I. Mkrtumian), Gitutioun, Erévan, 2000, p. 79 (en arménien).
  • (13)
    Noev kovtcheg, n° 2 (72), février 2004, Moscou.
  • (14)
    I. Semenov, « Molokane Armenii » [Les Molokans d’Arménie], in Natsionalnosti Armenii [Les nationalités d’Arménie], Gitutioun, Erévan, 1998, pp. 78-89.
  • (15)
    Bejentsy i migranty v SSSR [Les réfugiés et les migrants en URSS], Matériaux de la Conférence de Moscou, 1996, p. 12.
  • (16)
    www. sakharov-center. ru.
  • (17)
    Problemy SNG i diaspory (Problèmes de la CEI et de la diaspora), n° 30,1er juin 2001 (www. zatulin. ru).
  • (18)
    D. Alexandrov, A. Skakov, « Sootetchestvenniki v stranakh SNG i Baltii » [Nos compatriotes dans les pays de la CEI et les pays baltes], in Rossia i strany blijnevo zaroubejia [La Russie et les pays de l’étranger proche] (sous la direction de E. Kozokin), Almanach analytique, n° 15, RISI, Moscou, 2003, pp. 5-27.
  • (19)
    A. Krindatch, « Bortsy za doukh iz Djavakhetii » [Les combattants pour l’esprit de Djavakhétie], Nezavisimaïa gazeta, 14 novembre 2001.
  • (20)
    « Peuples d’Abkhazie. Communauté russe d’Abkhazie » (www. apsny. ru).
  • (21)
    Population Census of Georgia, 2002 (www. statistics. ge).
  • (22)
    Résultats du recensement national dans la RSS d’Arménie, Erévan, 1991, pp. 99-142 (en arménien).
  • (23)
    « Arménie. La politique linguistique » (www. tlfq. ulaval. ca).
  • (24)
    « Rousskiï iazyk v mire » [La langue russe dans le monde], Sootetchestvenniki (www. rusedina. org).
  • (25)
    « Azerbaïdjan. La politique linguistique à l’égard des minorités nationales ou la question des minorités » (www. tlfq. ulaval. ca).
  • (26)
    En 1991, conformément à la loi sur le renouvellement de l’alphabet national, la langue azérie est revenue à l’alphabet latin abandonné en 1939.
  • (27)
    « Azerbaïdjan. Situation générale » (www. tlfq. ulaval. ca).
  • (28)
    Données de 2001-2002. « Rousskiï iazyk v mire » [La langue russe dans le monde], Sootetchestvenniki (www. rusedina. org).
  • (29)
    I. Bogomolov, Iz daliekovo prochlovo [D’un passé lointain], Ofis Press, Tbilissi, 2002, p. 117.

1Ala chute de l’URSS, pour la première fois dans son histoire, la Russie s’est heurtée aux problèmes du destin des Russes devenus subitement et involontairement minorité ethnique au-delà de ses frontières. Auparavant, 17 % des Russes citoyens d’Union soviétique, soit quelque 25 millions de personnes, résidaient hors de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR), dont 785 000 en Transcaucasie [1].

Formation de la diaspora russe

? La période impériale

2L’apparition des populations russes en Transcaucasie remonte à l’époque impériale. Au début du XIXe siècle (1801-1828), les territoires actuels des trois pays du Sud-Caucase furent rattachés à l’Empire russe. Dès lors, le gouvernement tsariste élabora différents programmes de migrations des populations russes vers les nouveaux confins de l’Empire. Dans un premier temps, ses objectifs principaux étaient de renforcer la sécurité des frontières.

3Plus tard, il y vit également un moyen de contribuer au développement économique de la région.

4Au début, l’installation des Russes eut un caractère coercitif, puisque les régions furent peuplées par des paysans déportés des provinces centrales.

5Il s’agissait notamment de sectateurs : les Molokans, les Doukhobors et les Soubbotniki [2]. Les Doukhobors furent déplacés principalement dans le sudouest de la Géorgie (district d’Akhalkalak en Djavakhétie) à partir de 1840.

6Ils y créèrent une communauté fermée qui recevra le nom de Doukhoborié. La plus grande partie des Molokans s’installa dans les régions septentrionales de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan où les conditions géographiques et climatiques ressemblaient à celles de leurs anciens lieux de résidence et étaient propices aux activités agricoles. La communauté molokane d’Arménie était tellement importante que la population locale identifiait les Russes aux Molokans, employant indifféremment ces deux termes.

7A partir de la fin du XIXe siècle, la politique d’immigration des Russes en Transcaucasie connut des changements significatifs. Les intérêts économiques liés au développement agraire passèrent au premier plan. Il fut interdit (1899) aux sectateurs, ainsi qu’aux personnes aux origines autres que russes de s’installer dans la région. Par suite des persécutions, des conflits interethniques et de leur refus d’accomplir le service militaire, plusieurs milliers de Doukhobors et de Molokans quittèrent la Transcaucasie pour le Canada, le Mexique, la Palestine et les Etats-Unis ou furent déportés par le tsar. Enfin, une partie des sectateurs se convertit à l’orthodoxie et rentra en Russie.

8Les migrations russes du début du XXe siècle étaient étroitement liées à la réforme agraire de Piotr Stolypine [3], la Transcaucasie faisant partie des territoires où celle-ci devait être appliquée.

9C’était la première fois que le gouvernement tsariste planifiait la création de vastes zones de peuplement exclusivement russe dans les steppes transcaucasiennes, notamment en Azerbaïdjan, où fut concentrée la plus grande partie de la population rurale russe de la région.

10A la veille de 1914, les immigrants russes constituaient 10 % de la population locale et, dans certains lieux, près de la moitié [4]. Au total, à cette époque, la Transcaucasie comptait sur son territoire plus de deux cents villages russes.

11La plupart étaient peuplés aussi bien par des Russes que par des Ukrainiens, des Mordves, des Tchouvaches, des cosaques du Don, etc.

12Chaque village russe représentait un foyer socioculturel unique. Le fait que les premiers migrants arrivaient par communautés entières, composées de grandes familles se caractérisant par une structure équilibrée des âges et des sexes, leur permettait de vivre en autarcie tout en gardant les capacités de se reproduire et de se développer. En outre, les paysans russes introduisirent une organisation économique et culturelle qui fut un facteur de progrès pour ces régions d’accueil.

13Les bouleversements politiques et les guerres des premières décennies du XXe siècle contraignirent un certain nombre de Russes à regagner la mère-patrie, notamment les derniers arrivés, tandis que les membres de sectes sont restés sur place.

? La période soviétique

14Pendant la période soviétique, en Transcaucasie, les Russes s’installèrent de préférence dans les villes où la mise en œuvre des plans quinquennaux ouvrait de nombreuses possibilités. Il s’agissait principalement d’intellectuels, de médecins, d’ouvriers qualifiés et de spécialistes envoyés travailler dans les entreprises locales à la fin de leurs études. Ces mouvements étaient dus, en grande partie, à la politique soviétique de répartition de la maind’œuvre en fonction de la « rationalité » économique, associée à la volonté de russifier l’ensemble du territoire et de parvenir à une homogénéisation des populations. Par exemple, pendant les trois premières décennies du régime soviétique, le nombre de Russes en Géorgie est passé de 96 000 (1926) à 408 000 (1959), tandis que celui d’Arméniens était également en augmentation. De ce fait, le pourcentage des Géorgiens tomba à 61,4 % de la population totale, soit le chiffre le plus bas de l’histoire moderne du pays [5].

15Dans les années 1970, les communautés russes de Transcaucasie comptaient environ un million de personnes, la plus importante se trouvant en Azerbaïdjan et la moins nombreuse en Arménie. Puis l’immigration des Russes s’est ralentie pour cesser définitivement à la fin de cette décennie.

16Le solde migratoire négatif, ajouté à un faible taux de natalité dans les familles russes, entraîna la diminution du nombre total des Russes dans les républiques de Transcaucasie.

17Les Russes installés de longue date, à savoir les sectateurs, acceptèrent mal la Révolution d’octobre et les mesures du pouvoir soviétique : service militaire obligatoire, collectivisation, campagne contre l’illettrisme, etc. De surcroît, une campagne fut menée contre la pratique religieuse et le mode de vie traditionnel des sectateurs russes. Ces derniers continuèrent de prospérer dans leurs communautés jusqu’aux années 1930, période de la dékoulakisation, qui amena les paysans à migrer vers les villes.

18La baisse progressive du nombre de villageois russes fut une des particularités démographiques en Transcaucasie pendant la période soviétique. Par exemple, en vingt ans (1959-1979), leur nombre dans les campagnes azerbaïdjanaises passa de 62 000 à 28 000, soit une baisse de 55 % [6]. Il en fut de même en Arménie et en Géorgie.

19Cependant, dans les années 1970, les autorités soviétiques introduisirent des restrictions administratives, afin de limiter l’augmentation de la population des grandes villes. Dès lors, les villageois russes changèrent de cap et ils quittèrent les républiques transcaucasiennes. En 1989, plus de 85 % des Russes installés dans la région étaient des citadins.

20Le faible niveau de développement des infrastructures sociales dans les régions traditionnellement peuplées par les Russes, l’absence de promotion professionnelle et le processus global d’urbanisation furent à l’origine du dépeuplement des villages russes. S’y ajoutèrent la diminution du nombre d’actifs, ainsi que le déclin et le vieillissement de la population. Enfin, l’afflux massif de peuples autochtones venus de localités voisines surpeuplées et leur installation dans des villages auparavant purement russes aboutirent à la détérioration des rapports interethniques, poussant les paysans russes, désormais minoritaires, à quitter les terres qu’ils cultivaient depuis plus d’un siècle [7].

Tableau 1

Populations russes en Transcaucasie (1959-1989)

Tableau 1
Tableau 1 Populations russes en Transcaucasie (1959-1989) Années Azerbaïdjan Géorgie Arménie Total 1959 - en milliers 501,3 407,9 56,7 965,9 - en % par rapport à la population totale 13,6 10,1 3,2 --1970 - en milliers 532,0 396,7 66,1 994,8 - en % par rapport à la population totale 10,0 8,5 2,7 --1979 - en milliers 475,0 372,0 70,4 917,4 - en % par rapport à la population totale 7,9 7,2 2,3 --1989 - en milliers 392,3 341,2 51,6 785,1 - en % par rapport à la population totale 5,6 6,3 1,6 --Sources : Itogi vsesoïouznykh perepisei naselenia, 1959,1970,1979,1989 [Résultats des recensements de 1959,1970,1979, 1989]

Populations russes en Transcaucasie (1959-1989)

Itogi vsesoïouznykh perepisei naselenia, 1959,1970,1979,1989 [Résultats des recensements de 1959,1970,1979,

L’exode des Russes du Sud-Caucase

21Avec la dissolution de l’URSS, les Russes ont perdu leur statut dominant dans tout l’espace de « l’étranger proche ». Les bouleversements géopolitiques de la période post-soviétique, la formation au Sud-Caucase de trois nouveaux pays indépendants et les multiples conflits ethniques armés qui s’y déroulèrent provoquèrent des déplacements forcés sans précédent, touchant des centaines de milliers de personnes.

22L’émigration à grande échelle des populations russes de la région commença en 1988, année durant laquelle éclata le conflit arméno-azerbaïdjanais à propos du Haut-Karabakh. D’autres conflits ethniques (entre Ossètes ou Abkhazes et Géorgiens) et mouvements indépendantistes surgirent simultanément. Les autorités centrales impliquèrent rapidement l’armée soviétique dans ces conflits, contribuant ainsi à éveiller une russophobie jamais vue dans cette région. Selon les statistiques, en treize ans (1989-2002), le Caucase du Sud a perdu 72 % de ses habitants russes, tant pour des raisons ethno-politiques que socio-écono-miques, culturelles et psychologiques.

Tableau 2

Emigration des populations russes du Sud-Caucase (1989-2002)

Tableau 2
Tableau 2 Emigration des populations russes du Sud-Caucase (1989-2002) (en milliers de personnes) Pays Solde migratoire 1989 1999-2002 en 2002 parrapport Pertes en % à 1989 Arménie 51 600 9 900 - 41 700 81 Azerbaïdjan 392 300 141 700 - 250 600 64 Géorgie 341 200 67 700 - 273 500 80 Total 785 100 219 300 - 565 800 72 Sources : Résultats des recensements en Azerbaïdjan (1999), en Arménie (2001) et en Géorgie (2002). Le recensement en Géorgie n’a pas pris en compte les populations d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud.

Emigration des populations russes du Sud-Caucase (1989-2002)

Résultats des recensements en Azerbaïdjan (1999), en Arménie (2001) et en Géorgie (2002). Le recensement en Géorgie n’a pas pris en compte les populations d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud.

23L’euphorie de l’indépendance avec, en arrière-plan, la nécessité de construire des Etats-nations et la politique de la Russie dans le Sud-Caucase, qualifiée d’anti-géorgienne et d’antiazerbaïdjanaise, mais de pro-arménienne furent à l’origine de la montée d’un nationalisme extrémiste en Géorgie (1990-1991) et en Azerbaïdjan (1992-1994) qui engendra dans les populations russes des sentiments de peur et d’incertitude quant à leur avenir dans la région.

24La fermeture des bases militaires entraîna le départ de milliers d’officiers et de militaires russes. Par exemple, après l’évacuation des troupes russes d’Azerbaïdjan, 70 à 80 000 personnes (officiers russes et membres de leurs familles) furent contraintes de quitter le pays [8].

25Les graves difficultés découlant de la rupture des liens économiques entre les anciennes républiques soviétiques, des guerres locales, de la crise énergétique (Arménie, Géorgie), du séisme de 1988 en Arménie et du blocus de cette dernière par l’Azerbaïdjan et la Turquie entraînèrent la fermeture de la plupart des entreprises industrielles de la région, et notamment des filiales de sociétés russes, ainsi que l’interruption des commandes venant de Moscou et destinées au complexe militaroindustriel. Un des résultats de la crise économique fut la baisse catastrophique du niveau de vie des populations. Le taux de chômage atteignit des niveaux inconnus dans la région. Celui-ci était sensiblement plus élevé parmi les minorités nationales, dont les Russes.

26Selon les études réalisées en Arménie, à la fin des années 1990,60 à 70 % des familles russes étaient considérées comme pauvres et 20 % avaient des revenus inférieurs au seuil de pauvreté [9]. En Géorgie, le taux de chômage chez les Russes était de 30 %, alors qu’ils ne représentaient que 6 % du total de la population [10].

27La discrimination quasi permanente des minorités nationales de la part des peuples titulaires créa, entre autres, un climat d’inquiétude chez les Russes qui avaient vu passer leur position d’ethnie dominante à celle de minorité en à peine douze ans. En raison de politiques basées sur la préférence nationale et de l’adoption de nouvelles lois sur les langues officielles, les Russes, dont la plupart ne maîtrisaient pas les langues des peuples titulaires, furent peu à peu évincés de certaines institutions. En outre, ils ne pouvaient plus participer à la vie politique et étaient considérés comme étrangers.

28Ainsi, il n’existe, aujourd’hui, aucun représentant de la minorité russe dans les Parlements et dans les organes d’Etat de l’Arménie et de la Géorgie.

29Le rôle des Russes dans le domaine des affaires est également devenu insignifiant. Ecartés de la vie politique et économique, ils perdirent tout espoir de promotion sociale et professionnelle.

30C’est pour cette raison que le pourcentage de jeunes parmi les émigrants a été particulièrement important, avec pour conséquences un vieillissement des populations russes et la mise en question de leur reproduction dans les pays du Sud-Caucase.

31La plus dure épreuve pour les populations russes a consisté dans l’intégration et l’adaptation psychologique et socioculturelle aux nouveaux régimes.

32Et ce d’autant que, tout au long de leur histoire, les Russes eux-mêmes ont été amenés à adopter des politiques d’assimilation à l’égard d’autres peuples.

33Parmi les causes de l’émigration ajoutons également l’absence de possibilité d’obtenir la double citoyenneté et le désir naturel de certains Russes de retourner dans leur patrie historique où le niveau de vie est plus élevé que dans leur pays d’accueil.

? Arménie. Une dérussification en voie d’achèvement

34La communauté russe la moins nombreuse des républiques soviétiques était celle d’Arménie. Elle fut également la première à diminuer progressivement. Le séisme terrible de décembre 1988 frappa des régions de peuplement russe traditionnel. En raison de la lenteur des travaux de reconstruction des logements, des entreprises industrielles et des infrastructures, un nombre considérable de Russes choisit l’émigration temporaire qui deviendra bientôt définitive. Par exemple, dans le district de Tachir (anciennement Kalinino), sur 12 500 Russes, il n’en reste plus que 400 [11].

35La guerre à la frontière arménoazerbaïdjanaise (1992-1994) toucha le nord-est de l’Arménie qui se distinguait par une forte concentration de Russes. Elle provoqua un exode des populations, y compris russes, qui acquirent le statut de réfugiés. En 1993, une partie des Russes de cette région fut rapatriée en Russie avec l’aide de Moscou. Si avant 1990, la ville de Tchambarak (anciennement Krasnoselsk) comptait plus de 3 000 Russes, essentiellement des Molokans, de nos jours, il ne reste que 50 personnes, pour la plupart des retraités [12].

36Entre 1989 et 1995, la communauté russe d’Arménie a perdu 54,9 % de ses membres. L’émigration concerna en premier lieu la jeunesse russe qui voyait ses droits et intérêts lésés de plus en plus souvent. Après avoir vendu leurs biens mobiliers et immobiliers à vil prix, la plupart des émigrants russes s’installèrent dans les régions méridionales de la Russie, à savoir les territoires de Krasnodar et de Stavropol et la région de Rostov.

37De nos jours, la communauté russe d’Arménie se trouve amputée de 81 % de ses membres et ne compte plus que 9 900 personnes, dont presque la moitié sont des descendants des sectateurs, concentrées dans seulement deux villages – Lermontovo (dont la moitié de la population est désormais arménienne) et Fialetovo –, contre 23 au début du siècle passé. Le Fonds d’aide et d’assistance aux compatriotes russes dans la République d’Arménie a présenté un programme spécial à la Commission d’Etat de la Fédération de Russie pour les relations avec les compatriotes de l’étranger dont le but est la préservation sur le sol arménien de ces deux derniers îlots russes [13].

38Environ 2 000 Molokans résident aujourd’hui dans la capitale arménienne [14].

39L’émigration a sérieusement affecté le renouvellement naturel de la population rurale russe. A l’heure actuelle, la cellule familiale des villageois russes (hormis dans les deux villages mentionnés ci-dessus) se réduit bien souvent à deux membres, des personnes âgées généralement. Par ailleurs, si on peut encore rencontrer des Russes dans les régions septentrionales de l’Arménie et dans presque toutes les villes industrielles du pays, ils sont trop peu nombreux pour former des communautés.

40Lors de sa visite officielle en Arménie, le Président russe, V. Poutine, n’a même pas prévu une rencontre avec les représentants de la communauté russe locale, ce qui témoigne du peu d’intérêt de Moscou pour cette dernière, dont l’exode définitif est incontournable.

41L’Arménie n’a pas connu d’actions ni de manifestations dirigées contre la communauté russe, à part en 1988-1990 certains actes individuels par représaille contre des décisions des autorités soviétiques concernant le conflit arméno-azerbaïdjanais au sujet du Haut-Karabakh. Les Arméniens ont réussi à ne pas faire l’amalgame entre le Kremlin d’un côté, et de l’autre, la communauté russe du pays et le peuple russe en général.

? Azerbaïdjan. Le dernier carré de la diaspora russe

42Selon le recensement de 1989, les Russes représentaient le deuxième groupe de population en Azerbaïdjan :
392 000 personnes (soit 5,6 % du total), dont 295 500 vivaient à Bakou.

43L’année 1988 marqua le début du conflit sanglant arméno-azerbaïdjanais qui déclencha un exode des Arméniens et d’autres minorités ethniques, notamment des populations slaves et russophones. L’intervention de l’armée soviétique à Bakou (1990) accéléra en effet le départ massif de ces dernières qui se sentaient menacées à la suite des actions engagées par les autorités centrales.

44La période durant laquelle le Front national d’Azerbaïdjan fut au pouvoir (1992-1993) fut particulièrement critique pour les relations russo~azerbaïdjanaises. La plupart des Russes quittèrent le pays au cours de ces deux années. Selon des données officielles azerbaïdjanaises, 169 000 Russes, 15 000 Ukrainiens et 3 000 Biélorusses partirent entre 1989 et 1995 [15].

45L’arrivée au pouvoir de Heïdar Aliev contribua à la détente des relations bilatérales et stabilisa l’émigration sans réussir à la stopper totalement. On observe, depuis, le départ de près de 10 000 Russes et russophones par an.

46Le recensement de 1999 n’a comptabilisé que 147 700 Russes. Selon les dernières estimations, cette communauté ne serait plus composée que de 130 000 personnes.

47Les Molokans azerbaïdjanais ne sont encore nombreux que dans un seul village, celui d’Ivanovka (environ 2 800 personnes), et ils ont pratiquement déserté tous les autres. Les seuls témoignages du passage de ces populations demeurent les noms slaves de certaines localités.

48Le recensement de 1989 révéla une baisse du nombre de Russes et une hausse de 20 % de celui d’Ukrainiens [16]. Après la dégradation des relations russo-azerbaïdjanaises, une partie des Ukrainiens d’Azerbaïdjan qui s’identifiaient auparavant aux Russes, prit ses distances vis-à-vis de ces derniers. Ce choix était politique et circonstanciel plus qu’identitaire, car ces nouveaux Ukrainiens étaient davantage empreints de la culture russe que de la culture ukrainienne et certains d’entre eux n’avaient même aucune notion de la langue de leur pays d’origine.

49Tenue à l’écart de la vie politique et du processus de construction du nouvel Etat, la communauté russe se montre passive et, par peur comme par prudence, ne se prononce pas publiquement pour la défense de ses droits et de ses intérêts. Au Parlement azerbaïdjanais, il n’y a qu’un seul député russe M. Zabelin, président de la communauté russe d’Azerbaïdjan, qui a été élu au scrutin de liste en tant que membre du Parti du nouvel Azerbaïdjan, pro-présidentiel.

50Avec l’émigration des Arméniens, des Russes et des russophones, la composition en termes d’ethnie et de religion de la population du pays a subi des changements radicaux. Si, avant 1989, les Arméniens et les Russes formaient les minorités les plus nombreuses, ils ont été remplacés depuis par les Lezguiens, les Taliches et les Kurdes.

51Désormais, la population est à 95 % musulmane et à 4 % seulement chrétienne.

? Géorgie. Survie de la communauté russe dans un pays ethniquement fragmenté

52Dans la période post-soviétique, la Géorgie a vu diminuer l’importance numérique de ses minorités, constituées principalement de Russes et de russophones. Tout d’abord, la crise économique a surtout affecté l’industrie et les établissements du secteur public où travaillaient la majorité des Russes de Géorgie. Ensuite, Tbilissi abritait l’état-major du district militaire de Transcaucasie de l’armée soviétique et sur les milliers de militaires russes et de membres de leurs familles, la plupart ont dû quitter le pays conformément aux accords bilatéraux russogéorgiens. La politique nationaliste des autorités géorgiennes, les pratiques discriminatoires dans l’emploi des cadres et les mesures restrictives concernant l’usage de la langue russe contribuèrent aussi grandement à cette émigration.

53Après l’arrivée au pouvoir du président Zviad Gamsakhourdia (1990) commença également l’exode massif des Doukhobors russes. Ils quittèrent la terre géorgienne pour la Russie et, notamment, pour le Caucase du Nord et les régions centrales. Le rapatriement des sectateurs fut organisé par le gouvernement de la Fédération de Russie qui, en 1998, a adopté une résolution spéciale d’aide au retour à leur profit [17]. Sur les 7 500 Doukhobors de la Djavakhétie (1989), il ne reste plus aujourd’hui que 958 personnes [18].

54Seule subsiste une coopérative agricole traditionnelle qui fonctionne selon ses propres lois et est totalement indépendante des autorités régionales [19].

55Néanmoins, ses membres ont projeté, au cours d’une assemblée générale, de regagner leur patrie historique, processus qui se réalise progressivement.

56Al’heure actuelle, les problèmes qui se posent à la diaspora russe de Géorgie sont d’abord d’ordre social. Le fait que les Russes vivent, pour la plupart, dans les principales villes du pays et sont salariés de l’Etat (enseignants du secondaire et du supérieur, cadres des hôpitaux, ingénieurs et ouvriers qualifiés, scientifiques, techniciens, etc.) les a condamnés à une situation précaire.

57La participation des Russes à la vie politique de la Géorgie reste très faible.

58Si dans le premier Parlement géorgien il existait des quotas pour les minorités ethniques, y compris pour les Russes, dans ceux des deuxième et troisième législatures ce n’était plus le cas. Celui de la quatrième législature comptait trois députés russes élus sur des listes de partis politiques géorgiens et le Parlement actuel n’en a plus aucun.

59Rappelons que cette population est dispersée, ce qui la prive de la possibilité d’être présente dans les organes de la représentation nationale et dans les collectivités locales. Une autre raison de cette faible représentation dans la vie politique, économique et sociale de la Géorgie tient à l’ignorance ou à la faible connaissance du géorgien, facteur d’exclusion de facto.

60Parmi les difficultés de type nouveau, notons aussi l’introduction d’un régime de visas entre la Géorgie et la Russie qui s’applique à tous sans distinction et a rendu les déplacements difficiles et chers.

61Le recensement de 2002 a révélé que les Russes ne sont que 67 671, soit 1,5 % de la population. En outre, environ 50 000 Russes résideraient dans la république séparatiste d’Abkhazie [20].

62De surcroît, la composition de la minorité russe est déséquilibrée. La pyramide des âges se caractérise par une part réduite des enfants et des adolescents (8,4 %) et par un grand nombre de personnes âgées (31 %). La proportion de femmes est de 71 %, et sur ce chiffre 38 % sont des retraitées. Enfin, l’âge moyen des Russes résidant en Géorgie est de 48 ans (contre 36 ans pour les Géorgiens, 37 ans pour les Arméniens et 31 ans pour les Azerbaïdjanais) [21].

Aménagements linguistiques et statut du russe

63Sous le régime soviétique, le russe était de facto la langue dominante et les populations russes n’étaient pas tenues d’étudier la langue de leur lieu de résidence, cette ignorance ne représentant pas un obstacle pour faire des études, pour réussir dans le domaine professionnel ni pour la communication en général.

64Après la dissolution de l’URSS, une nouvelle situation socio-linguistique commença à apparaître dans l’espace post-soviétique avec l’adoption dans les anciennes républiques devenues indépendantes de nouvelles lois selon lesquelles les langues des peuples dits titulaires étaient désignées comme officielles. Cette démarche sous-tendait l’avènement de nouvelles élites politiques et la mise à l’écart des Russes de nombreux emplois. Ces politiques condamnèrent au chômage toute une couche sociale constituée d’enseignants qualifiés, d’employés d’Etat, de chercheurs, de techniciens, etc., dont une partie choisit le chemin de l’émigration.

? Arménie. Réforme sans période de transition

65A l’époque soviétique, alors que l’apprentissage de l’arménien n’était pas obligatoire pour les Russes, le bilinguisme se développa néanmoins :
si, en 1970,17 % des Russes parlaient arménien, en 1989, ils étaient 32 %. Il est intéressant de constater que parmi les minorités russes présentes dans les républiques soviétiques, les Russes d’Arménie occupaient, à la veille de l’indépendance du pays, la troisième place pour la connaissance de la langue de leur pays d’accueil [22].

66L’adoption de la loi sur la langue les plaça cependant dans une situation difficile, car elle réduisit considérablement l’usage du russe : désormais, impossible de faire une carrière professionnelle ou de s’y préparer sans connaître l’arménien. On assista à une réduction massive du nombre d’établissements d’enseignement secondaire technique et spécialisé et de sections de langue russe dans les universités. En conséquence, les jeunes Russes et russophones se trouvèrent subitement privés de la possibilité de poursuivre leurs études supérieures dans leur langue maternelle, souvent la seule qu’ils connaissaient.

67La nouvelle loi sur la langue ne prévoyait pas de période de transition; or, celle-ci aurait sans doute permis aux russophones d’étudier l’arménien et d’essayer de s’adapter aux conditions nouvelles, qui étaient tout à la fois linguistiques, sociales et psychologiques. Le temps imparti aux émissions de radio et de télévision en langue russe a également été réduit.

68Ces circonstances, conjuguées aux difficultés socio-économiques, ont représenté un puissant stimulant à l’émigration pour les Russes comme pour des milliers de russophones (Ukrainiens, Biélorusses, Arméniens réfugiés d’Azerbaïdjan et autres).

69Selon les données de 1999,98 % des écoles dispensaient leur enseignement en langue arménienne et seulement 1,7 % des élèves (8 000) suivaient les cours en russe [23]. A la campagne, il ne subsiste que deux écoles russes avec huit classes d’enseignement. Cela signifie que les élèves de ces deux derniers villages russes ne peuvent achever le cycle secondaire, ce qui les prive de la possibilité de participer aux concours d’entrée dans les établissements supérieurs. En 1998, une Université slave a ouvert ses portes à Erévan avec pour langue d’enseignement le russe. Il existe également en Arménie quelques filiales d’établissements supérieurs de Russie. Toutefois, ils ne peuvent pas satisfaire tous les besoins des Russes et russophones, notamment en ce qui concerne la préparation d’un métier. Pourtant, 70 % de la littérature scientifique et technique est toujours rédigée en langue russe.

70En 2000, la petite communauté russe d’Arménie s’est mobilisée et, avec l’aide d’un groupe de députés arméniens, a présenté un amendement à la loi sur la langue, faisant du russe la langue de communication interethnique. L’Etat devait encourager l’usage du russe, les établissements supérieurs étaient en droit d’ouvrir des sections où la langue d’enseignement serait le russe avec néanmoins des cours obligatoires d’arménien, etc. Le projet a été rejeté par deux fois par les députés.

71Enfin, il existe plus de dix revues et journaux en langue russe et un théâtre dramatique russe fonctionne toujours à Erévan.

? Azerbaïdjan. Une nouvelle rédaction de la loi

72Tout au long de la période soviétique, les Russes et russophones n’avaient pas besoin d’apprendre l’azéri, sa connaissance n’étant pas déterminante pour leur vie professionnelle ni pour leur situation sociale et économique.

73Selon le recensement de 1989, seuls 15,7 % des Russes d’Azerbaïdjan parlaient cette langue.

74Ala différence de l’Arménie, la possibilité pour les populations russes et russophones d’être éduquées en russe est garantie de jure et de facto. Dans l’enseignement public, les programmes sont dispensés dans les deux langues.

75Avant 2002, près de 125 000 écoliers (13 % des élèves azerbaïdjanais) faisaient leurs études dans les écoles russes [24]. Pendant les dix ans qui suivirent la dissolution de l’URSS, une vingtaine de nouveaux établissements privés de langue russe furent créés dans le pays [25].

76Cette situation perdura jusqu’en juin 2002, date à laquelle la nouvelle loi sur la langue officielle est entrée en vigueur. Elle vise à freiner le développement de l’usage du russe, ainsi que l’augmentation du nombre d’écoles dispensant un enseignement dans cette langue, ce qui présentait une menace pour la langue azérie. Par ailleurs, elle encourage l’apprentissage de cette dernière par les Russes et les autres minorités russophones. Elle stipule notamment que les textes officiels ne peuvent être rédigés qu’en azéri et avec l’alphabet latin au lieu du cyrillique [26].

77Dans les entreprises, on n’accepte plus les candidatures à un emploi formulées en russe.

78Les Russes et les russophones sont inquiets et considèrent que la nouvelle loi lèse leurs droits et leurs intérêts, dans la mesure où elle représente un sérieux handicap pour la carrière professionnelle et la participation à la vie politique du pays de ces 68 % de Russes qui ne parlent pas l’azéri [27].

79Dans la vie de tous les jours et dans le secteur économique privé, notamment dans les grandes villes, nombre de gens préfèrent néanmoins communiquer en russe et continuent à le faire. Les sphères d’influence de la langue et de la culture russes sont beaucoup plus importantes que le poids démographique des Russes, en constant déclin.

80L’application de la loi et l’emploi de l’alphabet latin n’ont donc pas encore obtenu les résultats escomptés.

81Une vingtaine de journaux et de revues sont publiés en russe, et des émissions quotidiennes de radio et de télévision sont destinées aux russophones. Il existe toujours un théâtre dramatique russe à Bakou et des troupes dans d’autres villes du pays.

? Géorgie. Une législation toujours en discussion

82Les Géorgiens ont toujours été sensibles à la question de leur langue nationale. Dès 1978, ils avaient obtenu que le géorgien soit la langue officielle et avaient relégué le russe au rang de langue des relations interethniques.

83Actuellement, la Géorgie est le seul pays du Sud-Caucase qui n’ait pas encore élaboré de véritable loi linguistique, bien que la Constitution de 1995 ait confirmé le statut officiel du géorgien. Depuis 1997, en raison des tensions et des divisions ethniques, le projet de loi sur la langue a été repoussé à maintes reprises et son approbation finale qui aurait dû intervenir en 2002 a été suspendue pour une période indéfinie. Dans la pratique (excepté en Abkhazie, en Ossétie du Sud et dans les régions peuplées d’Arméniens et d’Azéris), les textes officiels sont rédigés en géorgien.

84L’usage oral du russe dans les institutions étatiques n’est pas interdit, mais il reste très limité.

85La Géorgie compte (hors Abkhazie et Ossétie du Sud) 63 écoles russes (15 000 élèves) et 114 sections d’enseignement en russe dans des établissements géorgiens (21 100 élèves) [28].

86Dans le cycle supérieur public, les étudiants peuvent choisir près de 60 spécialités pour lesquelles la langue utilisée est le russe [29]. Mais il existe également des écoles secondaires et supérieures privées et payantes où l’enseignement est dispensé en russe.

87Dans les établissements secondaires de langue géorgienne, le russe est étudié en tant que langue étrangère dès la troisième année. Mais en général, la tendance est à la diminution de son apprentissage.

88Près de vingt journaux et revues russes paraissent en Géorgie. De plus, la radio et la télévision nationales émettent des programmes en russe, tandis que les principales chaînes russes sont relayées sans restrictions. Trois théâtres d’Etat en langue russe sont en activité sur le territoire.

Les organisations communautaires russes

89Les Russes qui désirent rester dans le Sud-Caucase, ou qui y sont contraints pour diverses raisons, voient compromise la survie du groupe ethnique et culturel qu’ils forment. La solution réside dans la création d’associations russes, mais ils n’ont aucune tradition ni expérience historique dans ce domaine, dans la mesure où, en tant qu’ethnie dominante dans les ex-Empires russe et soviétique, ils ne se sont jamais trouvés confrontés à une telle question. En général, les communautés russes, presque partout dans l’espace post-soviétique, sont réputées amorphes et désunies.

90A l’heure actuelle, les Russes sont plutôt accaparés par les problèmes socio-économiques auxquels ils sont en butte et par l’organisation de l’émigration. Néanmoins, le but déclaré des dizaines d’associations fraîchement constituées est de préserver l’originalité culturelle des ressortissants russes et de renforcer les liens spirituels et culturels avec leur patrie historique.

91Les populations russes du Sud-Caucase ne disposent pas de moyens politiques pour défendre leurs intérêts.

92Le contexte socioculturel, la discrimination qui s’exerce de la part des peuples titulaires, le climat tendu, notamment en province, ainsi que le départ massif des russophones, ne favorisent guère une quelconque affirmation de leur identité.

93En Arménie, en Géorgie et en Azerbaïdjan, les Russes se sont regroupés au sein de quelques dizaines d’organisations publiques, d’associations culturelles et de sociétés de bienfaisance.

94Tout en ayant les mêmes objectifs, ces différents organismes fonctionnent indépendamment les uns des autres à cause de sourdes rivalités et se refusent à coordonner leurs actions et leurs revendications. Cela ne contribue pas à l’unification des communautés russes de la région. En Azerbaïdjan et en Géorgie, les Russes ont créé des Amicales de cosaques et, à Tbilissi, l’Association des écrivains professionnels russophones – membres de l’Union des écrivains de Géorgie.

95Le sentiment d’être coupé de ses traditions culturelles engendre un « instinct de conservation » qui se manifeste, notamment chez les populations russes (hormis les sectateurs), par un retour vers l’orthodoxie. On assiste ainsi à un développement du rôle de l’Eglise orthodoxe en tant que facteur d’affirmation de l’identité russe. En Arménie, il existe actuellement trois églises orthodoxes russes actives, contre une seule pendant la période soviétique et celle des militaires russes, construite par des cosaques au début du XXe siècle dans la capitale arménienne, a rouvert ses portes en 1991. En Azerbaïdjan, on dénombre cinq paroisses orthodoxes, dont trois à Bakou. Quant à la Géorgie, elle compte huit églises orthodoxes russes en activité.

96Douze ans après le démantèlement de l’URSS, le nombre des Russes dans les trois pays du Sud-Caucase a diminué de quelque 565 000. Les raisons principales en sont un accroissement naturel négatif, l’émigration et l’assimilation. Al’aube du XXIe siècle, l’exode des Russes s’est considérablement ralenti, mais l’idée du départ est cependant toujours présente pour de nombreuses familles. De nos jours, on ne constate pas dans ces pays d’intolérance ouverte à l’égard des Russes, mais ceux-ci sont de plus en plus marginalisés et tenus dans un isolement croissant sur les plans économique, politique et surtout culturel. Par ailleurs, l’absence dans la Fédération de Russie d’une véritable politique relative aux « compatriotes russes » n’encourage pas l’émigration. Les trois Etats du Sud-Caucase, pour leur part, n’ont pas encore mis au point des programmes élaborés d’aide financière et matérielle aux minorités nationales.

97Les Russes encore présents dans la région, sont donc dans l’obligation de choisir le bilinguisme et, plus largement, le biculturalisme. Cependant, compte tenu des traditions culturelles séculaires, du voisinage immédiat de la Russie et du rôle géopolitique que cette dernière joue encore dans la région, l’importance du facteur russe demeure non négligeable. Sur le plan des ressources humaines, le retour des Russes est bien évidemment un facteur positif pour la Russie. Mais sur le plan géopolitique, celle-ci est perdante, car en voyant se réduire à peau de chagrin sa diaspora dans le Sud-Caucase, elle se trouve privée de ses positions et de son influence dans cette région stratégique.

Notes

  • (1)
    Nom donné au Sud-Caucase jusqu’à l’éclatement de l’URSS.
  • (2)
    A l’origine, les Molokans appartenaient à l’Eglise gréco-russe, mais ne reconnaissaient pas l’adoration des icônes, des statues, des croix en bois ou en pierre. Ils sont opposés aux mariages mixtes, y compris avec les Russes orthodoxes. La secte des Doukhobors (« Combattants pour l’esprit »), s’est constituée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle chez les « paysans d’État » de la province de Voronej. Les Doukhobors ignorent le clergé, les églises, les icônes, les jeûnes, le monachisme. Ils ne reconnaissent pas les Saintes Ecritures et s’inspirent des Psaumes de David. La secte des Soubbotniki s’est formée dans les régions centrales de la Russie à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles. Ils célèbrent le samedi, qui est à l’origine de leur nom. Ils reconnaissent l’Ancien testament et sont proches de la religion juive. Ils rejettent également les idoles et les icônes. Cf. le numéro spécial de la Revue des études slaves, tome LXIX (1997), fasc. 1-2, consacré aux Vieux croyants et sectes russes du XVIIe siècle à nos jours.
  • (3)
    Le Premier ministre russe, Piotr Stolypine, avait fait adopter le 9 novembre 1906 un décret qui instaurait la propriété privée rurale en donnant aux paysans la possibilité d’acquérir une terre à crédit.
  • (4)
    D. Ismail-Zade, Rousskoe krestianstvo v Zakavkaze. 30-e gody XIX – natchalo XX v. [La paysannerie russe en Transcaucasie des années 1830 au début du XXe siècle], Naouka, Moscou, 1982, pp. 241 ; 289-303.
  • (5)
    G. Gogsadze, « Glavnye aspekty mejetnitcheskikh otnochenii v Grouzii » [Principaux aspects des relations interethniques en Géorgie], in Etnopolititcheskie konflikty v Zakavkaze : ikh istoki i pouti rechenia [Les conflits ethnopolitiques en Transcaucasie : origines et solutions possibles], University of Maryland, 1998, pp. 122-139.
  • (6)
    O. Komarova, « Demografitcheskaïa kharakteristika rousskikh seleniï v Azerbaïdjane » [Caractéristiques démographiques des villages russes d’Azerbaïdjan], in Les anciens résidents russes d’Azerbaïdjan. Documents d’écologie ethnique. Première Partie, Editions de l’Académie des sciences de l’URSS, Moscou, 1990, pp. 6-26.
  • (7)
    A. Jamskov, « Razlitchia v professionalnom sostave etnitcheskikh groupp i migratsii » [Les différences de statut professionnel des groupes ethniques et les migrations], in Les anciens résidents russes d’Azerbaïdjan. Documents d’écologie ethnique. Première Partie, Editions de l’Académie des sciences de l’URSS, Moscou, 1990, pp. 51-60.
  • (8)
    www. sakharov-center. ru.
  • (9)
    Les minorités nationales dans la République d’Arménie aujourd’hui (sous la direction de I. Mkrtumian), Gitutioun, Erévan, 2000, p. 79 (en arménien).
  • (10)
    Rossia i Zakavkaze : realii nezavisimosti i novoe partnerstvo [La Russie et la Transcaucasie : réalités de l’indépendance et nouveau partenariat], sous la direction de R. Avakov et A. Lisov, Finstatinform, Moscou, 2000, p. 122.
  • (11)
    G.Asatrian, V. Arakelova, Natsionalnye menchinstva Armenii [Les minorités nationales en Arménie], Kavkazski tsentr iranistiki, Erévan, 2002, p. 22.
  • (12)
    Les minorités nationales dans la République d’Arménie aujourd’hui (sous la direction de I. Mkrtumian), Gitutioun, Erévan, 2000, p. 79 (en arménien).
  • (13)
    Noev kovtcheg, n° 2 (72), février 2004, Moscou.
  • (14)
    I. Semenov, « Molokane Armenii » [Les Molokans d’Arménie], in Natsionalnosti Armenii [Les nationalités d’Arménie], Gitutioun, Erévan, 1998, pp. 78-89.
  • (15)
    Bejentsy i migranty v SSSR [Les réfugiés et les migrants en URSS], Matériaux de la Conférence de Moscou, 1996, p. 12.
  • (16)
    www. sakharov-center. ru.
  • (17)
    Problemy SNG i diaspory (Problèmes de la CEI et de la diaspora), n° 30,1er juin 2001 (www. zatulin. ru).
  • (18)
    D. Alexandrov, A. Skakov, « Sootetchestvenniki v stranakh SNG i Baltii » [Nos compatriotes dans les pays de la CEI et les pays baltes], in Rossia i strany blijnevo zaroubejia [La Russie et les pays de l’étranger proche] (sous la direction de E. Kozokin), Almanach analytique, n° 15, RISI, Moscou, 2003, pp. 5-27.
  • (19)
    A. Krindatch, « Bortsy za doukh iz Djavakhetii » [Les combattants pour l’esprit de Djavakhétie], Nezavisimaïa gazeta, 14 novembre 2001.
  • (20)
    « Peuples d’Abkhazie. Communauté russe d’Abkhazie » (www. apsny. ru).
  • (21)
    Population Census of Georgia, 2002 (www. statistics. ge).
  • (22)
    Résultats du recensement national dans la RSS d’Arménie, Erévan, 1991, pp. 99-142 (en arménien).
  • (23)
    « Arménie. La politique linguistique » (www. tlfq. ulaval. ca).
  • (24)
    « Rousskiï iazyk v mire » [La langue russe dans le monde], Sootetchestvenniki (www. rusedina. org).
  • (25)
    « Azerbaïdjan. La politique linguistique à l’égard des minorités nationales ou la question des minorités » (www. tlfq. ulaval. ca).
  • (26)
    En 1991, conformément à la loi sur le renouvellement de l’alphabet national, la langue azérie est revenue à l’alphabet latin abandonné en 1939.
  • (27)
    « Azerbaïdjan. Situation générale » (www. tlfq. ulaval. ca).
  • (28)
    Données de 2001-2002. « Rousskiï iazyk v mire » [La langue russe dans le monde], Sootetchestvenniki (www. rusedina. org).
  • (29)
    I. Bogomolov, Iz daliekovo prochlovo [D’un passé lointain], Ofis Press, Tbilissi, 2002, p. 117.
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