Notes
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[1]
Journaliste, chercheur indépendant. Manuscrit clos en novembre 2003.
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[2]
Sondage réalisé entre le 1er et le 8 juin 2003 par le Centre Razoumkov (Centre ukrainien d’études économiques et politiques).
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[3]
Vtsiom - « A » a été créé le 6 août 2003 par Iouri Levada et l’ancien conseil d’administration de VTsIOM, après que l’Etat eut repris en main cette institution en en faisant une société anonyme qu’il détient à 100 %.
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[4]
Allusion au fait que vivent en Russie de nombreux non-Russes et inversement de nombreux Russes hors des frontières (Pays baltes, Kazakhstan, Ukraine…).
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[5]
Cf. Myriam Désert, « La société russe. Entre murmures du passé et balbutiements du futur », Le courrier des pays de l’Est, n° 1038, septembre 2003, pp. 4-13.
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[6]
Cf. Céline Bayou, « Les relations Russie - Union européenne. Vers quelle intégration ? », Le courrier des pays de l’Est, n° 1025, mai 2002, pp. 4-16.
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[7]
C’est ainsi que l’on désigne les communistes proches des valeurs fascistes. Ce terme fut employé par la propagande pour discréditer tous les communistes dans les années 1990 et les accuser d’être opposés aux « valeurs démocratiques ».
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[8]
Les autorités tchèques ont refusé l’entrée du territoire de leur pays à A. Loukachenko et à plusieurs hautes personnalités biélorussiennes qui souhaitaient participer au sommet de l’Otan de novembre 2002. Dans la foulée, un membre de la Commission européenne a annoncé que les Quinze rejetteraient toute demande de visa de A. Loukachenko, position reprise par les pays candidats à l’adhésion.
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[9]
Konstantin Zatouline dirige l’Institut des pays de la CEI à Moscou. Andranik Migranian est analyste politique, ancien conseiller de Boris Eltsine. Sergueï Karaganov, analyste politique, est à la tête du Conseil pour la politique extérieure et la défense, organe consultatif près le Kremlin.
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[10]
Etant donné les relations privilégiées de Viktor Iouchtchenko avec les Etats-Unis, ses détracteurs l’accusent régulièrement d’être à leur solde, voire de faire partie d’une stratégie américaine en Ukraine. Eléments bibliographiques : • Evgueni Primakov, Au cœur du pouvoir. Traduit du russe. Editions des Syrtes, Paris, 2002. • Igor Kliamkine (avec Lev Timofeev), La Russie de l’ombre. Traduit du russe. Presses de la Cité, Paris, 2002. • Mikola Riabtchouk, De la « Petite-Russie » à l’Ukraine. Traduit de l’ukrainien. Éditions L’Harmattan, Paris, 2003.
1L’élargissement de l’Europe communautaire à huit pays ex-communistes ne manque pas de susciter de nouvelles questions au sein des cercles dirigeants et des populations des pays voisins, qu’ils soient frontaliers ou proches, du fait d’une histoire récente commune, l’histoire soviétique. Ces interrogations ne sont pas toujours formulées en termes de crainte, de regret ou de remises en cause, mais bousculent les analyses stratégiques et obligent à esquisser la vision d’une place nouvelle ou différente dans le monde avoisinant. Ce travail est centré sur la Russie et l’Ukraine, deux pays où le fléau de la balance entre l’Est et l’Ouest est en perpétuel mouvement, même si les raisons en sont différentes. A travers un certain nombre d’interlocuteurs de différentes sensibilités, interviewées au cours de l’été 2003, sont présentées des réflexions que légitime leur expérience ou leur place dans ces sociétés. La question de l’Europe et, à plus forte raison de l’élargissement, ne se pose pas dans les mêmes termes en Russie et en Ukraine.
2Concernant la Russie, cette problématique ne fait pas partie des points centraux du débat politique actuel. L’Europe est ressentie comme « lointaine » et les notions européennes dissoutes dans les rapports plus larges avec l’Occident. La Russie qui désignait ces dernières années les exrépubliques soviétiques « d’étranger proche », emploie maintenant les expressions, plus ou moins ironiques, « Occident proche » et « Occident lointain », notions certes géographiques, mais qui introduisent aussi une sorte de hiérarchie : les « nouveaux » Européens ne seraient pas considérés de la même manière que les « vieux » Européens. Parmi les nouveaux membres, les trois Pays baltes sont issus de l’Union soviétique : même si ceux-ci constituaient déjà un cas à part, c’est une dimension qui trouble la société de façon différente que les autres nouveaux membres : qu’ont-ils de plus que « nous » pour avoir « bénéficié » de cette entrée, de ce changement total de rattachement politique ? Perce là un certain étonnement, voire une amertume, vis-à-vis de destinées qui semblent se séparer pour longtemps.
3 Cette ambiguïté vis-à-vis de l’Europe ou de l’européanité se retrouve dans les sondages menés par le Centre russe de recherche sur l’opinion publique (VTsIOM), remis au pas par le Kremlin en octobre 2003 et dont les responsables ont été contraints, pour conserver leur indépendance, de former un nouveau centre, VTsIOM-A. A la question : « Vous sentez-vous européen ?» un peu plus de la moitié des personnes interrogées répondent positivement, tandis que si on leur demande dans quelle mesure la « variante occidentale » convient à l’organisation de la société, les réponses sont sceptiques, voire négatives : 30 % pensent qu’il est peu probable que cette voie soit adoptée par leur pays, tandis que 37 % considèrent qu’elle ne s’accorde pas avec le mode de vie russe (voir l’entretien avec Boris Doubine). Un autre point abordé par tous les interlocuteurs russes, indépendamment de leur sensibilité politique, est celui d’un possible nouvel éclatement du pays, inquiétude qui justifie chez certains la tendance autoritaire dans la construction de l’Etat et chez les « libéraux » ou « démocrates » la prudence dans les analyses stratégiques.
4Pourtant et par d’autres côtés, l’Europe est auréolée de vertus régulatrices, civilisatrices, elle est un contrepoids, devant contribuer à la démocratisation du pays. Elle joue un rôle important dans la société, sous l’angle de la culture, du mode de vie, des mœurs, donc sans relation directe avec la chose publique.
5Bien différent par de nombreux aspects est le cas de l’Ukraine. Là, pratiquement chaque interlocuteur se considère comme européen ou en faveur de l’Europe. Viennent ensuite les conditionnels et explications sur les raisons du balancement entre l’Est et l’Ouest. L’Europe serait de toute façon un but, mais inaccessible pour des raisons différentes selon les sensibilités politiques de chacun. Presque tous accusent le pouvoir, même ceux qui en sont proches, de la lenteur des réformes, de la corruption ou de l’absence de respect des droits des citoyens. Cette « européanité » désirée sur le plan tant institutionnel que culturel est révélée par les sondages d’opinion : près de 60 % des interrogés [2] considèrent que l’Ukraine doit adhérer à l’Union européenne, pourcentage stable depuis deux ans.
6C’est que l’élargissement passe « à la porte » de l’Ukraine : une frontière commune avec la Pologne − près de 450 kilomètres − a créé depuis plus de dix ans des habitudes d’échanges commerciaux transfrontaliers que vient stopper la brusque introduction de visas, fussent-ils gratuits. C’est avec la Pologne que s’effectue aussi une grande partie des échanges culturels, universitaires, et qu’il existe une certaine solidarité dans les moments de crise politique. Un espoir était né en 1999-2001 avec l’arrivée du Premier ministre libéral, Viktor Iouchtchenko (voir l’entretien ci-dessous). Après sa destitution et le discrédit jeté sur le président Koutchma, impliqué en particulier dans la disparition du journaliste G. Gongadzé, la vie politique est devenue fort instable : pour se perpétuer, le pouvoir s’est tourné vers la Russie et, plus largement la CEI, dont L. Koutchma a obtenu la présidence « de la main » du chef du Kremlin. Dès lors la « variante européenne », selon la formule consacrée, a fortement changé d’orientation, tournant le dos aux aspirations de la majeure partie de la population. La rhétorique du pouvoir passe par différentes phases : depuis l’affirmation que le pays n’est pas « mûr » pour l’Europe, jusqu’à l’expression bien connue d’un vecteur européen qui passerait d’abord par la Russie et dont la formulation la plus radicale a été donnée par le parti « En Europe avec la Russie ».
7L’opposition, elle, est résolument tournée vers l’Ouest, à en juger par son programme et ses déclarations, et accusée pour cela d’être une sorte de nouveau suppôt de l’impérialisme ou plutôt de l’Occident. Celle-ci a remporté les élections législatives du printemps 2002, victoire peu à peu ternie du fait de la corruption, des chantages et des disparitions inexpliquées.
8Pour toutes ces raisons, les prochaines échéances électorales présidentielles (en Russie au printemps 2004 et en Ukraine à l’automne 2004) seront fort éloquentes, quels qu’en soient les résultats. Les alliances stratégiques qui en découleront ne manqueront pas d’avoir un impact important pour le développement des relations avec l’Europe élargie et donc également pour l’Europe elle-même.
9A. D.
Boris Doubine, sociologue, Centre d’études de l’opinion publique, VTsIOM – A (Analitika) [3], Moscou
Où passent les frontières ?
10En réalité, la moitié de la population, et sans doute plus, quelque 60 % d’entre elle, ne sait pas où passent ces frontières entre l’Occident et l’Orient, entre l’Europe et l’Asie, ni dans quelle mesure la Russie en a une avec l’Occident. L’image de l’Europe occidentale, et plus largement des pays développés, est compliquée du fait de notre relation aux Pays baltes et aux ex-républiques soviétiques, ainsi qu’aux pays de l’ancien bloc socialiste, République tchèque, Hongrie, Pologne, etc. Vous connaissez les expressions couramment employées dans la presse et à la télévision russe : l’Occident « proche » et l’Occident « lointain ». De fait, la frontière coïncide parfois avec celle, géographique et politique, de la Russie, quelque-fois aussi avec les contours de l’ex-URSS et, dans d’autres cas, il nous est difficile de comprendre avec qui nous avons cette frontière commune : cela résulte aussi de la difficulté à distinguer Russie et Russes [4]. Malgré cela, on trouve des éléments stables dans l’image de l’Occident en Russie : pour les deux tiers de la population, il est clair que les personnes formées sous le communisme sont tout à fait différentes des Occidentaux et ne leur ressembleront jamais. Pour la même proportion de gens, ce que l’on appelle la culture occidentale a une connotation négative, associée, selon eux, à des composantes de la culture américaine (publicité, westerns, etc.) qui attirent les jeunes, mais sont mal perçues par les générations précédentes. Il faut garder en tête cet état d’esprit général, qui imprègne toutes les analyses sociologiques. Si, par exemple, l’on pose la question : « Quel mode de vie serait le meilleur pour vous, celui du temps du communisme ou celui prévalant dans les pays capitalistes ?», plus de la moitié, en fait une majorité écrasante, déclare vouloir vivre comme en Occident. « Vous sentez-vous européens, estimez-vous partager la culture et les valeurs européennes ?», près de la moitié répond positivement. Mais les deux tiers des personnes interrogées considèrent également que la Russie n’est pas l’Europe et ne le sera jamais. Cette contradiction est à l’origine de la non-résolution d’un bon nombre de problèmes en Russie, où les dirigeants eux-mêmes font un pas vers l’Europe, puis deux pas en arrière, afin de montrer que leur pays a une politique qui lui est propre.
11Selon nos sondages, on voit que la population est souvent divisée en deux, sinon en trois : environ la moitié n’a rien contre l’Europe − ou contre l’Occident confondu avec l’Europe − et si un référendum était organisé, ils voteraient en faveur de l’intégration de la Russie à l’Union européenne ; 20 % sont radicalement opposés à un rapprochement en direction de l’Europe ou des Etats-Unis, et 30 % hésitent et sont susceptibles de se ranger d’un côté ou de l’autre.
12Par ailleurs, il est difficile de dire dans quelle mesure l’Union européenne contribue à la cohésion ou non de la Russie. Tout porte à croire qu’une accélération de l’intégration aiderait à cette cohésion. Mais pour que cette affirmation débouche sur un contenu concret, il faudrait qu’elle soit reprise par des groupes d’influence qui la diffusent dans la population, et également dans le discours des institutions qui ont une crédibilité. Mais les plus importantes en Russie sont les ministères de force, qui n’éprouvent pas de sympathie particulière à l’égard de l’Occident, bien au contraire : certains évoquent la nécessité d’améliorer l’entraînement militaire ou, à tout le moins, d’augmenter le niveau d’équipement en armements. On peut dire que V. Poutine oscille entre plusieurs orientations : il ne s’oppose ni aux ministères de force, ni à l’Union européenne, ni aux Etats-Unis, et pratique une politique médiane, veillant à ne tourner le dos à personne.
13Le constat est contradictoire : d’un côté, les deux tiers de la population sont persuadés que la Russie a sa propre voie de développement, mais il leur est impossible de dire où mène cette voie et qui ils doivent suivre. Ils sont convaincus d’être différents du reste du monde, mais sans pouvoir expliquer réellement ce que cela implique. Par ailleurs, des influences européennes et occidentales se font sentir auprès de certains groupes sociaux. Ainsi, une partie de la population − la plus dynamique − comprend que l’anglais, par exemple, est, de nos jours, un moyen de communication internationale et pratique aussi d’autres langues étrangères ; mais Occident rime aussi avec haut niveau de vie, protection sociale, garantie en cas de perte d’emploi, retraite..., tout ce qui fait défaut en Russie. Si les Russes pouvaient jouir seulement du bien-être de l’Occident, ils s’en contenteraient parfaitement. Mais de là à travailler à l’occidentale, à avoir un autre comportement avec leur entourage − y compris leur voisin de palier − il n’en est pas question ; mieux vaut s’en tenir au modus vivendi d’antan. Les Russes ressentent souvent une hostilité pour leur prochain, quand ils ne le craignent pas. S’ils en ont peur, ils cherchent alors à ne pas le provoquer. S’ils se sentent à égalité ou plus faibles, ils font preuve d’indifférence ou d’agressivité. Ce manque d’ouverture sur les autres est aussi la conséquence d’une grande fatigue sociale et psychologique [5].
14Dans le monde virtuel véhiculé par Internet, les jeunes ne font évidemment pas de différence entre l’Europe et l’Amérique. Pour le reste de la population, notamment parmi les intellectuels, ce monde est le reflet de leurs manques : les images parvenues par le web sont souvent liées à la représentation de ce qui fait défaut en Russie. Il en résulte une frustration qui ne risque cependant pas de se transformer en révolte, car la société ne manifeste qu’indifférence, et ce n’est pas nouveau, à l’égard de l’action politique.
15La société russe regarde peu vers l’avenir. La propagande des décennies précédentes lui disait combien on vivrait mieux dans le futur. Maintenant la plupart des gens, surtout ceux qui perçoivent un revenu inférieur au niveau moyen, pensent à l’immédiat, au jour le jour, tout au plus à la semaine ou au mois. C’est une attitude que l’on peut exprimer ainsi : je n’ai pas la maîtrise de ma vie, soit elle est passée, soit je n’y peux rien, et préfère donc ne pas penser à l’avenir lointain. Investir dans le futur n’est pas un comportement répandu : soit les Russes n’en ont pas les moyens, soit ils n’ont aucune confiance dans les institutions qui proposent de le faire à leur place. Ils préfèrent donc laisser leur épargne dans un bas de laine, plutôt que dans une banque. Cette fatigue, cette absence d’espoir et de perspective, qui se mêlent à une agressivité intérieure, sont caractéristiques du Russe moyen, mais néanmoins moins répandues chez les jeunes qui pensent à leurs études et font des projets. Enfin, si le pays dispose de ressources du sous-sol considérables, la population ne possède que ses ressources naturelles, biologiques : la force de sa jeunesse est le seul « atout » qu’elle puisse investir dans l’avenir.
Gleb Pavlovski, consultant, image-maker du Président Poutine (Russie)
Union européenne et atteinte à la souveraineté des Etats
16Dans les termes mêmes d’Europe et de Russie réside un malentendu. On appelle maintenant Russie un Etat qui a douze ans d’âge et ne possède presque aucune des traditions des Etats précédents : que ce soit la Russie tsariste ou l’Union soviétique. Par ailleurs, on entend par Europe, soit l’Europe culturelle et historique, soit celle de Bruxelles. Dès lors, on ne sait pas exactement de quoi il s’agit : on ne peut comprendre à quoi nous appartenons, à quoi nous n’appartenons pas et, de façon plus générale, si nous voulons réellement appartenir à quelque ensemble que ce soit. Plusieurs Etats veulent construire l’Europe, parfait ! Nous sommes des utopistes russes et apprécions toute tentative de réaliser une utopie. Mais on nous dit aussi que l’Union européenne [à vingt-cinq] est un projet d’un type particulier relevant en même temps de l’Europe historique. Cela, nous avons des difficultés à le comprendre et il nous importe d’ailleurs peu d’en débattre. Quant à une éventuelle adhésion de la Russie à l’Union européenne, elle est souvent considérée sans que ne soient pris en considération le contexte économique, politique, ni le fait que l’appartenance à cette organisation limite la souveraineté de ses membres. Or, en Russie, on assiste au mouvement inverse : depuis douze ans que nous avons accédé à une véritable souveraineté, et depuis deux ou trois ans que l’on commence à en apprécier la valeur, l’envie d’être indépendant est devenue générale. Ce n’est pas seulement l’affaire des élites, mais le sentiment d’une grande partie des jeunes et des classes nouvelles. Pour la plupart des gens, l’idée que l’on puisse limiter la souveraineté de la Russie n’a pas de sens. Aussi, quand on leur demande s’ils veulent faire partie de l’Europe, ils répondent par l’affirmative, mais sans envisager de devoir être pour cela redevables de quoi que ce soit en échange. A mon avis, la population estime que ce serait plutôt à l’Europe de se joindre à la Russie, d’une manière ou d’une autre, que l’inverse.
17La Russie se détermine toujours vis-à-vis de l’Europe, c’est dans notre culture, mais le terme Europe ne peut être assimilé à celui d’Union européenne. Pour cette raison, demander à la Russie de s’imaginer comme un Etat à la frontière de l’Europe n’a pas de sens. Le choix qui s’offre à nous n’est pas entre Union européenne et Asie, mais entre Europe et Amérique : voilà notre vrai dilemme. C’est une alternative au vrai sens du terme, à laquelle il n’est pas simple de répondre. Pourtant, il serait sans aucun doute très intéressant pour la Russie de lancer un processus de rapprochement à long terme avec l’Union européenne [6], qui déboucherait éventuellement sur une adhésion. Mais la proposition n’en est pas faite du côté européen.
18Je m’intéresse à l’Ukraine, dans le cadre de mes activités et intérêts en Russie. Durant la période de très grande instabilité que ce pays a traversée en 2000-2001, le but pour certains était visiblement de fragiliser le pouvoir d’une manière ou d’une autre. Il nous fallait donc soutenir L. Koutchma, car l’opposition demandait sa démission avant le terme de son mandat, en l’absence de toute règle du jeu. Il aurait pu en résulter une guerre civile et une désintégration de l’Ukraine, ce qui fait peur à la Russie : il existe quelques fous qui auraient bien voulu profiter du désordre dans le pays pour poser la question de l’intégration d’une partie de l’Ukraine à la Russie. Mais nous avons pour principal souci l’instauration d’une situation intérieure stable en Ukraine après le départ de L. Koutchma à la fin de son mandat, ainsi que la protection des personnes d’origine russe, particulièrement nombreuses dans ce pays.
19Jusqu’où peut aller le patriotisme ?
20Chez nous, il s’agit d’un point sensible. La faute en revient au style de propagande durant la période de la perestroïka, d’inspiration soviétique et en des termes qui troublaient les gens. De plus, la société était dans l’impossibilité de répondre ou de formuler ses doutes. Ensuite, durant les années 1990, une seule opinion pouvait s’exprimer : soit on était en faveur du Président, soit on était un « rouge-brun » [7]. C’est alors que le patriotisme est devenu une valeur importante pour les gens, peut-être aussi parce que toute notre vie, on nous avait torturé avec le patriotisme soviétique officiel. Etre patriote dans ces années-là est ainsi devenu une sorte de dissidence. Avec l’épisode du Kosovo, les gens ont commencé à parler à voix haute. Cette guerre était ressentie comme une atteinte aux valeurs patriotiques, moins liée à la Serbie ou à Milosevic, qu’à l’envie de ne plus être traités comme des moins que rien par les Occidentaux. Ce mouvement de réaction continue, même si le caractère en est moins dur, mais chez nous, tous les bureaucrates sont patriotes, et aussi orthodoxes, le jour de Pâques au moins.
21Le pire n’est pas le cataclysme, mais sa répétition, faute d’en avoir compris le mécanisme. Le stalinisme a été jugé à de multiples reprises, mais jamais analysé, y compris à l’Ouest, et il y a donc des risques qu’il revienne sous d’autres formes, précisément parce qu’il ne résultait pas de la bizarrerie d’un tyran. Staline est devenu un tyran après avoir échoué à devenir un leader centriste, modéré, au sein du pouvoir (sic), ce qu’il fut jusqu’à l’été 1928. Qui sait aujourd’hui de quelle année, est-ce l’été...
22Le président Poutine pourrait-il connaître cette dérive ?
23Je n’ai jamais eu peur de dire que le problème de la Russie − le caractère non institutionnalisé de l’Etat − réside dans ce que Pouchkine, me semble-t-il, a exprimé ainsi : il dépend seulement du pouvoir de devenir pire encore. V. Poutine est quelqu’un qui a personnellement de la dignité et, par conséquent, le sens de la dignité des autres. Par nature, il a plutôt la mentalité d’un bourgeois que celle d’un joueur, avec le sens, rare en Russie, des valeurs individuelles. De ce point de vue, il est difficile d’imaginer personnage plus éloigné de tentations dictatoriales. Mais il faut aussi prendre en compte le rôle de son entourage. Notre classe politique, faible, refermée sur elle-même et, dès lors sujette à la paranoïa ou parfois à l’hystérie, avec des idées souvent rétrogrades et peu en prise avec le monde actuel, est dans une certaine mesure plus forte que le leader. Mais elle est aussi impuissante et il existe toujours le danger qu’elle cherche, pour éliminer ce handicap, à prendre le dessus sur le leader en le provoquant, en agitant en quelque sorte un chiffon rouge. En ce qui concerne Poutine, on peut être tranquille, à cause de son respect profond de la Constitution. Mais tout ne dépend pas de lui. Je ne sais pas, et probablement lui non plus, quelle serait sa réaction face à une révolte, même inavouée, des élites.
Igor Kliamkine, sociologue (Fondation Mission libérale, Moscou) et essayiste
Idée nationale et place de la nation
24En Russie, l’idée nationale doit mûrir au sein de la société et ne se réduit pas à la déclaration d’un politicien, qui dirait : voilà votre idée nationale. En fait, elle est sous-tendue par la place que le pays occupe dans le monde et par le choix de ses priorités intérieures. A moyen terme, il me semble impossible que la Russie fasse partie de la communauté européenne : elle n’y est pas prête et, de son côté, l’Union européenne n’est pas en mesure de « digérer » un si grand pays. Son rôle pourrait être celui d’un pont entre l’Europe et le Japon : c’est une place respectable, qui confère au pays en question un statut de grande puissance régionale, et non mondiale, partenaire de l’Amérique, et plus généralement, de l’ensemble de l’Occident. Voilà le seul moyen de résoudre les problèmes de sécurité à l’Est du pays, car 25 ou 27 millions de personnes vivent au-delà des monts Oural, sur un vaste territoire, proche de la Chine et d’une population de presque un milliard et demi de personnes. Le seul moyen d’affronter cette situation est la conquête économique de la Sibérie et de l’Extrême-Orient, pour laquelle nous avons besoin des capitaux américains et japonais.
25Autre chose est l’idée que nous pouvons avoir de nous-mêmes, de l’intérieur, car pour prendre place sur la scène internationale, non pas comme l’empire soviétique, mais de façon plus modeste, et digne de ce pays, il faut arriver à faire coïncider la liberté et le droit, ce à quoi la Russie n’est jamais parvenue. A défaut de cela, ce n’est pas la peine de chercher un partenariat stratégique avec qui que ce soit. C’est possible seulement pour la lutte anti-terroriste ! Le non-respect de ces principes a pour corollaires la corruption et la façon dont ont été menées les réformes... Que s’est-il passé ces dernières années ? La Russie a été confrontée à un nouveau défi, différent de ceux qu’elle avait connus : auparavant, toute modernisation allait de pair avec la militarisation, face à la menace. Maintenant le pays doit affronter une situation nouvelle, face à laquelle elle manque d’expérience : comment se moderniser sans menace et sans guerre ? Par ailleurs, la population a beaucoup évolué par rapport à celle que, il y a un siècle, Stolypine voulait soumettre à ses réformes : 85 % de la population était alors constituée de paysans, qui n’avaient pas la notion de la propriété privée de la terre ; pour eux, elle n’appartenait qu’à Dieu et au tsar. Il fallait donc faire en sorte qu’elle n’appartienne à personne. Les Bolcheviks ont bien tiré profit de cette idée ! Ce problème historique complexe, le régime communiste, quels que soient ses défauts, l’a résolu à sa manière : il a urbanisé le pays. L’inertie demeure, mais ces résistances séculaires n’existent plus.
26Le problème est le suivant : soit la Russie réussira sa modernisation, soit elle n’existera plus dans ses frontières actuelles. D’ici cinquante ans, il est possible qu’elle ne se retrouve pas dans les mêmes frontières qu’aujourd’hui. On ne peut donc éviter l’éclatement de la Fédération qu’en « récupérant » la Sibérie et, pour cela, la Russie a besoin de l’aide économique américaine.
27Sur le plan démographique, les Russes sont sur le déclin, à l’inverse des Musulmans ou des Chinois. La Russie pourra-t-elle maintenir l’intégrité de son territoire ? La Tchétchénie est un problème à part, mais au-delà de l’Oural, dans le bassin de la Volga ou près du Kazakhstan, la population musulmane augmente plus vite que celle d’origine slave. De plus, la Russie est en état d’infériorité par rapport à ces régions sur le plan de la civilisation. Quand elle a conquis le Caucase, il y a cent cinquante ans, elle apportait une demi-civilisation dans une région où régnait la barbarie. Aujourd’hui la situation est autre : soit les Russes seront porteurs des standards européens, soit ils perdront la partie.
28Par ailleurs, des liens de corruption unissent la Russie aux autres républiques ex-soviétiques : à cet égard, on peut dire que c’est un territoire homogène ! Un positionnement de l’Ukraine en faveur de l’Europe pourrait provoquer l’éclatement de ce pays. Le problème n’est pas tant la corruption en tant que telle, mais le fait que ce phénomène a contaminé l’ensemble de l’ex-Union soviétique et relève d’un système. En Europe, existe un état de droit, que certains peuvent contourner, mais ici la corruption et le non-respect de la loi ont été érigés en système. Si l’Ukraine intègre l’Union européenne, cela posera un problème majeur à la Russie.
Viktor Iouchtchenko, ex-Premier ministre d’Ukraine, leader de la coalition « Nacha Ukraïna » et principal représentant de l’opposition démocratique
Une Europe à la fois plus proche et plus lointaine
29D’un côté, l’Europe se rapproche de l’Ukraine, au sens large du terme, y compris géographique ; de l’autre, elle s’en éloigne. Le pays traverse une très profonde crise du pouvoir. La politique extérieure de celui-ci aboutit à un résultat incompréhensible pour nos partenaires, qu’ils se trouvent à Bruxelles, à Varsovie ou à Washington. L’isolement politique du pays renforce sa passivité : c’est un Etat qui contemple les changements qui se passent en Europe. Cela influe de façon négative sur l’Europe, comme sur l’Ukraine. Nous sommes convaincus que l’image de l’Europe sans l’Ukraine est incomplète sous tous ses aspects, qu’ils soient humains, économiques, moraux ou sécuritaires... Mais, par ailleurs, la question de l’intégration ou non à l’Europe dépend davantage de notre pays que de l’Union européenne, qui n’a pas besoin de l’Ukraine telle qu’elle est. Pour que l’Etat ne se contente pas de faire des déclarations au sujet des valeurs européennes, il doit lui-même changer et se conformer aux normes, traditions, standards européens, qu’il s’agisse d’économie, de commerce, d’investissement ou de politique, afin que nous parlions le même langage.
30Il me semble que les responsables, russes comme ukrainiens, sont bien conscients de la faiblesse des relations de leurs deux pays, où dominent une hyper-politisation et les intérêts personnels de certains individus ou groupes. Le résultat en est que les liens entre les deux économies se distendent, les investissements se font difficilement et selon des critères qui ne répondent pas à une logique économique. Pourtant de nombreux domaines exigeraient dès maintenant une harmonisation : le commerce, la fiscalité, les investissements. Notre mouvement politique, Nacha Ukraïna, a demandé que soit posée au Parlement la question des relations russo-ukrainiennes et a proposé d’organiser une table ronde sur ces thèmes : qu’en est-il de nos relations bilatérales ? Que faut-il faire pour que celles-ci soient rationnelles, équitables, et permettent d’établir un véritable partenariat ? Comme dans tous les domaines relevant des relations extérieures de l’Ukraine, la politique à l’égard de la Russie est le fait d’un nombre trop restreint de personnes et ne fait l’objet d’aucune discussion ouverte parmi les responsables politiques, et a fortiori au sein de la société. Nous pensons, au contraire, que l’ouverture, la transparence et la démocratisation peuvent permettre de trouver des réponses sur la manière d’harmoniser nos relations avec l’Europe et avec la Russie. Mais avec d’autres dirigeants. Il faut dire que la pensée européenne manque en Ukraine, particulièrement dans les milieux du pouvoir. Or, ceux-ci doivent comprendre qu’être européen ne relève pas seulement d’un geste politique, mais suppose l’adhésion à tout un système de valeurs. Pourquoi devons-nous rejoindre l’Europe ? Ce n’est pas seulement parce que ce nom est attractif, mais parce qu’il abrite le meilleur système de valeurs qui soit. Bien sûr, la voie n’est pas tracée d’avance ni facile : sur bien des points, le pouvoir doit faire preuve de courage et il lui faudra parfois prescrire d’amères potions. Par ailleurs, je dois reconnaître que j’ai mal vécu ce qui s’est passé dans la vieille Europe au moment du conflit irakien. Ce moment aurait dû fournir à l’Europe politique l’opportunité d’accorder une plus grande attention à l’opinion des uns et des autres et de rechercher des compromis. Quand on me demande vers quelle Europe je veux aller, la nouvelle ou l’ancienne, je me dis : on aimerait bien avoir les mêmes problèmes ! Quel autre ancrage imaginer en dehors de l’Europe ? Et voilà que cette dernière complique encore cette question en assombrissant nos relations avec les autres. Ainsi, un autre point important réside dans nos relations avec les Etats-Unis. Comme l’Europe, ceux-ci représentent pour l’Ukraine un partenaire politique et stratégique majeur, dont dépendent économie, politique, commerce, relations internationales. Notre mouvement doit être présent là où les intérêts ukrainiens sont en jeu. Kiev doit conduire une politique conforme à ses intérêts, mais qui soit intelligible à Bruxelles comme à Washington.
Semen Gluzman, psychiatre, défenseur des droits de l’homme (Ukraine)
Nos limites intérieures
31Le principal problème ne se trouve pas en Europe, ni à la frontière entre cet espace et le nôtre, mais chez nous. Je ne comprends pas pourquoi a été créé, au sein du gouvernement, un comité spécial pour l’intégration européenne, car chaque ministère devrait associer cette dimension à son travail. Notre situation montre bien que le mouvement « civilisé » vers l’Europe n’est pas véritablement engagé. Je n’ai pas peur de devenir européen et les gens de mon entourage non plus, qu’ils soient de ma génération ou plus jeunes, car ils le sont déjà, même s’ils ne connaissent pas de langues étrangères. Mais la majorité de la population reste soviétique et il n’est pas possible de changer facilement une telle mentalité. L’esclave doit mourir, ses enfants deviendront libres et ce sont seulement eux et leurs propres enfants qui deviendront européens. Mais il dépend du pouvoir que le processus de rapprochement vers l’Europe soit ralenti ou accéléré.
32La population de ce pays n’a jamais été confrontée à l’expérience personnelle de la liberté, et cela ne concerne pas seulement la période soviétique. L’européanité est la conscience que la liberté doit s’auto-limiter. On ne peut approcher l’Ukraine de la même manière que la République tchèque, par exemple, car ma génération est celle des soldats qui sont rentrés dans Prague avec des chars [en 1968]. Aujourd’hui, nous ne pouvons sentir les choses de la même manière que les Tchèques, à âge équivalent. Les enfants des Soviétiques qui ont envahi la Tchécoslovaquie peuvent devenir semblables aux jeunes Tchèques. Mais cela ne sera possible que si, dès maintenant, le pouvoir ukrainien se comporte différemment. A la base de tout pays civilisé, ne se trouvent pas l’Eglise, les peintres ou les écrivains, mais ceux qui y vivent et savent que leur liberté ne doit pas faire de l’ombre à celle de leur voisin. Pour moi, c’est cela l’Europe. J’ai voyagé dans plusieurs pays, au-delà du cercle polaire, en Norvège ; j’ai été à Copenhague, une ville assez morne où il ne se passe rien, et où les ex-Soviétiques s’ennuient en rêvant de New-York. Mais moi, j’aime cette ville, comme j’aime les petites villes provinciales de France ou des Etats-Unis. Chez nous, de même que dans d’autres pays du Tiers monde ou d’Amérique latine, la civilisation ne concerne qu’un territoire limité, comme la ville de Kiev. A cent kilomètres de là, l’existence est tout à fait différente : même s’il y a un club Internet, des hommes d’affaires et que les bandits locaux utilisent des téléphones mobiles, la majorité de la population vit dans les mêmes conditions qu’il y a cinquante ou soixante ans, c’est-à-dire avec les toilettes dans la cour. Il est évident que selon certains signes extérieurs, Kiev est devenue une ville européenne. Mais le pays aura changé quand les modes de vie à la campagne et dans les petites villes auront également évolué. Les experts occidentaux ne viennent jamais dans ces endroits, mais 40 % de la population ukrainienne prononce avec haine les mots de démocratie et de liberté, responsables à leurs yeux, de la précarité des conditions de vie actuelle. Moi qui rêve de vivre dans une Ukraine européenne, je pense qu’à l’intérieur de ce grand archipel Europe, il faut d’abord créer une petite Ukraine européenne et supprimer ensuite la frontière. L’entraîner de force dans l’Europe provoquerait des résistances dans la population.
Volodymyr Skatchko, rédacteur en chef de l’hebdomadaire Kievski Telegraf, proche du pouvoir (Ukraine)
Le rideau de fer des visas
33Jusqu’en 1991, l’empire soviétique a tenu l’Ukraine à l’écart du monde. Maintenant l’Europe fait la même chose en dressant « le rideau de fer des visas ». Le fait qu’elle le fasse en présentant des excuses ne change rien à la chose. Durant toutes ces dernières années, j’ai eu la possibilité de franchir librement la frontière, de visiter les pays de l’Ouest, et de rentrer chez moi sans problèmes. Mais l’écrasante majorité de la population n’a pas pu profiter des avantages qu’offre la libre circulation au sein de l’Europe et ce sera très facile maintenant de les manipuler en leur faisant craindre la botte de l’Otan et le danger des reconquêtes.
34Il est vrai que le pouvoir ukrainien est largement responsable de cette situation : il n’a pas réalisé les réformes économiques nécessaires aussi rapidement et aussi profondément qu’il l’eut fallu, il n’a rien fait pour adapter la législation aux normes européennes et garantir le respect des droits de l’homme et des libertés. Il n’a rien fait non plus pour éviter qu’un abîme se creuse entre les intérêts du pouvoir et ceux de la population, plus large et plus profond encore qu’à l’époque de l’Union soviétique.
35Par ailleurs, la majorité des oligarques qui dominent la vie politique n’ont aucun intérêt à ce que leur pays s’ouvre sur l’Europe, car dans ce cas, leurs activités seraient remises en cause ou devraient être au moins plus transparentes. Eux ont toute possibilité de voyager ; ils sont très riches, possèdent des biens immobiliers à l’étranger et l’introduction de visas ne leur pose aucun problème. Que peut faire l’Europe ? Contrôler plus sévèrement l’origine des capitaux ukrainiens et interdire l’entrée des dirigeants en Europe, comme cela a été fait à l’encontre du Président biélorusse, A. Loukachenko, et des ministres de son gouvernement [8].
36Le rapprochement avec la Russie s’effectue à un rythme accéléré. Le Kremlin ne cache pas son intérêt à voir se perpétuer le marasme ukrainien, afin d’inciter ainsi la main-d’œuvre à aller travailler en Sibérie par exemple. En effet, Moscou a déclaré officiellement que trois millions de travailleurs d’origine ukrainienne, biélorusse et moldave lui sont nécessaires pour aller travailler au-delà de l’Oural. Konstantin Zatouline, Andranik Migranian, Sergueï Karaganov [9] et d’autres le disent aussi. Ce besoin est lié au danger que représente la « sinisation » de cette zone. Une des illustrations en est le projet de construction du nouvel oléoduc en direction de l’Est, de la Chine, de la Corée du Sud, du Japon. Les Chinois veulent qu’il soit construit par des « mains jaunes » et les Russes par des « mains slaves ».
37D’un côté, j’éprouve un certain respect envers les pays du vieux continent, France, Allemagne, Grande-Bretagne, Italie, Espagne. En même temps je n’aime pas le fait que les Etats-Unis deviennent finalement ce que fut l’Union soviétique autrefois. J’ai déjà vécu dans un système où un seul chef fait la loi. Mais je suis d’accord avec De Gaulle, qui parlait d’une Europe s’étendant de l’Atlantique à l’Oural ; moi, je dirai même jusqu’à l’île de Sakhaline. Cet élargissement devrait avoir des conséquences dans les mentalités, dans nos modes de vie. C’est seulement la première fois où j’ai voyagé à l’Ouest que j’ai compris combien nous vivions mal ici. J’avais alors imaginé un immense train en verre, trans-parent, où l’on aurait pu faire monter tous les citoyens de l’ex-Union soviétique, afin qu’ils voient comment on vit « là-bas ». Je reste partisan de ce train : pour les Ukrainiens, l’Europe ressemble à ces supermarchés bien approvisionnés qui sont implantés dans leur pays, mais auxquels ils ne peuvent accéder faute d’argent.
38Je n’ai confiance ni dans le pouvoir ni dans cette opposition qui souhaite accéder aux responsabilités. J’ai très peur qu’une fois arrivée aux affaires, elle se mette plutôt à se repartager le patrimoine national qu’à faire des réformes. Les Etats-Unis nous ayant imposé V. Iouchtchenko [10], je n’ai pas envie que l’Ukraine passe d’une semi-colonie russe à une semi-colonie américaine. A Kievski telegraf, je peux m’exprimer ; si je travaillais dans un organe d’opposition, la censure serait encore plus dure. Dans mon journal, je n’ai pas de limite à ma liberté d’expression. Si l’on ne mentionne pas le nom du président Koutchma, tout va bien, à condition de disposer d’arguments et de ne pas simplement faire ses relations publiques, en appliquant les « recommandations ». Ma liberté personnelle est bien réelle, mais dans un Etat qui n’est pas du tout libre.
Leonid Zverev, journaliste et politologue (Odessa, Ukraine)
Odessa dans l’Europe des régions
39Pour la majorité de la population, il est clair que nous sommes en Europe, une Europe peut-être spécifique, située dans un espace autour de la Méditerranée, à la croisée des civilisations juive, chrétienne, musulmane. Dans quelle mesure nous trouvons-nous également dans une Europe économique, sociale et culturelle, est une autre question. Au niveau de la conscience politique, c’est une bonne période, car nous avons déjà perdu nos illusions et abandonné les schémas simplistes. Dans les premières années de l’indépendance, on pensait que l’Europe − et plus largement l’Occident − ous attendait, sans vraiment réfléchir à ce que cela impliquait. Durant dix ans, l’Ukraine a essayé − et c’est une chance pour l’avenir − de « sauter » par-dessus l’Europe, vers les Etats-Unis. Il était clair pour moi qu’une telle précipitation n’apporterait rien de bon, ni à nous, ni aux Américains. On a vu le résultat. Le récent virage en direction de la Russie a permis à la société ukrainienne post-soviétique de comprendre ce qu’est la Russie post-soviétique. Avec l’Europe, on s’était senti un temps refoulé, abandonné. Maintenant que l’on a pu suivre de près ce processus qui touche nos proches voisins, la population a renoncé à ses illusions et commencé enfin à réfléchir à la façon de s’intégrer à cette Europe sans compliquer encore les choses. Selon moi, ce n’est pas une tragédie. Certains hommes politiques ont lancé l’idée selon laquelle l’Europe nous néglige, ferme de nouveau le rideau… Je pense qu’il vaut mieux au contraire que nous ne fassions pas partie de la première vague. L’Europe doit se repenser. Et nous, nous devons réfléchir à ce que nous avons à faire pour nous intégrer, pour être vraiment « admis », et résoudre les problèmes institutionnels qui s’ensuivent.
40En tout cas, les mentalités ont évolué : elles sont marquées tout à la fois par davantage d’ouverture, de tolérance, et par l’expérience d’une première décennie d’indépendance où l’on a pu éviter ces conflits militaires, interethniques, que l’Europe a malheureusement connus dans d’autres régions. On y a d’ailleurs échappé de justesse en Crimée ou en Transnistrie (région sécessionniste de Moldavie, ndlr). On a même su jouer parfois le rôle d’intermédiaire. On critique souvent la politique multidirectionnelle de l’Ukraine, mais celle-ci joue vraiment un rôle d’intermédiaire entre la Russie et l’Europe. Nous payons sans doute cher cette position, mais nous n’avons pas le choix. Par quoi encore sommes-nous européens ? Toute notre tradition l’est : notre culture, notre pensée, notre vision de l’histoire. L’Ukraine a toujours été un carrefour où se rencontraient des cultures, des traditions et des intérêts différents. Même durant la période soviétique, ces relations existaient et faisaient de l’Ukraine un « pont » entre l’Est et l’Ouest.
41Quelle est de ce point de vue la spécificité d’Odessa ? On se trouve dans l’Europe des régions, là où l’on tient à sauvegarder le patrimoine, même de petits groupes ethniques et régionaux. Odessa a toujours été le lieu où tout groupe ethnique avait le droit de vivre et de s’exprimer, d’offrir sa contribution à la culture et à la tradition communes. Pour cette raison, quand on nous demande notre nationalité, nous répondons toujours que nous sommes « odessites ». Ici, aucun groupe ethnique ne dominait, une synthèse s’opérait, et cela continue. Peut-être cela posera-t-il des problèmes. Il y a maintenant une forte minorité musulmane, une forte minorité chinoise, phénomènes tout à fait nouveaux dans notre histoire.
42Nous avons toujours été très différents des Russes, en ce qui concerne par exemple le respect des principes démocratiques et de la dignité de l’homme ; même si les libertés individuelles ne sont pas protégées en Ukraine, peu de gens ici sacrifieraient la dignité humaine pour l’Etat. En Russie, au contraire, le sacrifice en son nom reste une notion sacrée − y ompris le sacrifice humain −, ce qui n’a rien à voir avec cette Europe à laquelle on veut s’intégrer. En ce qui concerne les polémiques autour de cette « vieille » Europe, la majorité des Ukrainiens ont du respect pour elle, c’est une vieille qui a beaucoup fait, mais cherche à se rajeunir, à refaire surface, et n’est donc pas condamnée à mort ! On fera notre possible pour participer à son rajeunissement. Au moment du conflit en Irak, la netteté de la position européenne fut appréciée. L’Europe qui sait dire « non », c’est justement celle qu’on aime.
43Dans quel délai pourrions-nous intégrer l’Union européenne ? J’aimerais bien que ce soit dix ans maximum. Mais j’ai déjà entendu des politologues ukrainiens dire qu’il est moins important de savoir quand nous deviendrons membre, que d’éviter le « mur », surtout dans les échanges humains : séparer cinquante millions de gens de l’Europe, ce serait terrible.
Notes
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[1]
Journaliste, chercheur indépendant. Manuscrit clos en novembre 2003.
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[2]
Sondage réalisé entre le 1er et le 8 juin 2003 par le Centre Razoumkov (Centre ukrainien d’études économiques et politiques).
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[3]
Vtsiom - « A » a été créé le 6 août 2003 par Iouri Levada et l’ancien conseil d’administration de VTsIOM, après que l’Etat eut repris en main cette institution en en faisant une société anonyme qu’il détient à 100 %.
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[4]
Allusion au fait que vivent en Russie de nombreux non-Russes et inversement de nombreux Russes hors des frontières (Pays baltes, Kazakhstan, Ukraine…).
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[5]
Cf. Myriam Désert, « La société russe. Entre murmures du passé et balbutiements du futur », Le courrier des pays de l’Est, n° 1038, septembre 2003, pp. 4-13.
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[6]
Cf. Céline Bayou, « Les relations Russie - Union européenne. Vers quelle intégration ? », Le courrier des pays de l’Est, n° 1025, mai 2002, pp. 4-16.
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[7]
C’est ainsi que l’on désigne les communistes proches des valeurs fascistes. Ce terme fut employé par la propagande pour discréditer tous les communistes dans les années 1990 et les accuser d’être opposés aux « valeurs démocratiques ».
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[8]
Les autorités tchèques ont refusé l’entrée du territoire de leur pays à A. Loukachenko et à plusieurs hautes personnalités biélorussiennes qui souhaitaient participer au sommet de l’Otan de novembre 2002. Dans la foulée, un membre de la Commission européenne a annoncé que les Quinze rejetteraient toute demande de visa de A. Loukachenko, position reprise par les pays candidats à l’adhésion.
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[9]
Konstantin Zatouline dirige l’Institut des pays de la CEI à Moscou. Andranik Migranian est analyste politique, ancien conseiller de Boris Eltsine. Sergueï Karaganov, analyste politique, est à la tête du Conseil pour la politique extérieure et la défense, organe consultatif près le Kremlin.
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[10]
Etant donné les relations privilégiées de Viktor Iouchtchenko avec les Etats-Unis, ses détracteurs l’accusent régulièrement d’être à leur solde, voire de faire partie d’une stratégie américaine en Ukraine. Eléments bibliographiques : • Evgueni Primakov, Au cœur du pouvoir. Traduit du russe. Editions des Syrtes, Paris, 2002. • Igor Kliamkine (avec Lev Timofeev), La Russie de l’ombre. Traduit du russe. Presses de la Cité, Paris, 2002. • Mikola Riabtchouk, De la « Petite-Russie » à l’Ukraine. Traduit de l’ukrainien. Éditions L’Harmattan, Paris, 2003.