Couverture de CPE_034

Article de revue

Russie

Droit foncier et stratégies agricoles

Pages 4 à 14

Notes

  • (1)
    Cf. Jean-Jacques Hervé, « La réforme foncière agricole de la Fédération de Russie, contexte et enjeux pour le développement de l’agriculture russe », texte proposé à la Société française d’économie rurale, octobre 2002.
  • (2)
    World Bank, Food and Agricultural Policy in Russia, Washington, 2002, p. 59.
  • (3)
    Celles-ci mettent généralement en avant le recul de la part de l’agriculture dans le PIB russe, passée de 14,2 % en 1991 à 7,3 % un an plus tard, comme preuve de la crise spécifique qu’elle a connue. Mais celle-ci est liée à la chute de ses prix relatifs et non à celle de son offre en volume. Par ailleurs, la baisse de ses effectifs (28 % entre 1992 et 1997) est plus importante que celle de sa production (18 % sur même période). L’agriculture russe aurait ainsi augmenté sa productivité du travail au cours des années 1990. (Cf. Zvi Lerman et al., « Agricultural Output and Productivity in the Former Soviet Republics », Selected Paper, American Agricultural Economic Association, Chicago, 2001).
  • (4)
    OECD, Agricultural Policies in Transition Economies, Paris, 2002, p. 56. Le taux de soutien, dit Producer Support Estimate (PSE), est un ratio entre le total des aides et transferts en provenance de l’Etat et des consommateurs, reçus par les agriculteurs, et leur production brute. Le niveau négatif du PSE en 1992 s’explique par les blocages des prix agricoles sur le marché intérieur et par le fait qu’ils étaient artificiellement maintenus à un niveau inférieur aux prix mondiaux.
  • (5)
    Cf. Ivan Grigorievitch Ouchatchev, « Le complexe agro-alimentaire de Russie. Stratégie de développement », in Comptes rendus de l’Académie d’agriculture de France, vol. 86, n° 2,2000.
  • (6)
    Goskomstat, Agro-Industrial Complex in Russia, 2001, p. 12.
  • (7)
    Csaba Csaki, Zvi Lerman et Sergey Sotnikov, Farm Debt in the CIS : a Multi-Country Study of the Major Causes and Proposed Solutions, World Bank Discussion Paper n° 424, Washington, mai 2001.
  • (8)
    Communauté rurale d’avant la révolution.
  • (9)
    Goskomstat, op. cit., p. 12. Tous les éléments statistiques concernant l’agriculture russe doivent être abordés avec beaucoup de prudence, non seulement parce qu’une partie de la production n’est pas déclarée pour éviter les prélèvements du fisc et des créanciers, mais aussi parce qu’il est très difficile de quantifier les transferts en nature, licites ou illicites, entre grandes fermes et détenteurs de lopins.
  • (10)
    World Bank, op. cit., pp. 87-88.
  • (11)
    Ibid., p. 10.
  • (12)
    Créé juste après la crise de 1998 afin de mettre en œuvre de nouvelles formes de partenariat entre la Russie et l’Europe, le Cercle Kondratieff s’est notamment spécialisé dans la coopération agricole. Il a en particulier organisé deux forums internationaux sur l’agriculture russe en Bourgogne (1999 et 2001), réalisé de nombreuses missions de terrain en Russie avec des agriculteurs français et accueilli des stagiaires russes dans des fermes françaises. Avec le concours du ministère des Affaires étrangères français et du Programme des Nations unies pour le développement, ainsi que d’autres acteurs publics et privés, il lance aujourd’hui un programme de soutien aux fermiers privés russes via le renforcement des structures coopératives locales en matière de crédit et de production.
  • (13)
    Cf. Christophe Cordonnier, The Political Economy of Foreign Direct Investment in Russia. What Prospects for European Firms ?, European Business Club in Russia, mai 2002.
  • (14)
    Goskomstat, Russia in Figures, 2001, p. 207.
  • (15)
    World Bank, op. cit., p. 109.
  • (16)
    Voir Julien Vercueil, « La Russie et l’OMC. Enjeux d’une adhésion annoncée », Le courrier des pays de l’Est, n° 1031, janvier 2003, pp. 58-65.
  • (17)
    World Bank, op. cit., p. 32.
  • (18)
    Cf. Interfax, Food & Agriculture Weekly, 3-9 mai 2003, p. 23.
  • (19)
    Ibid., p. 4.
  • (20)
    Cf. OECD, Agricultural Policies in Transition Economies, Paris, 2002, annexe statistique.
  • (21)
    Cf. Déméter 2003, Annexe statistique.
  • (22)
    Il s’agit de ce que l’OMC définit par droits consolidés, c’est-à-dire les tarifs douaniers les plus élevés que la Russie aura la possibilité d’appliquer si elle le souhaite.
  • (23)
    Aux dernières informations, ces quotas seraient de 704 000 tonnes en 2003 pour le poulet (contre des importations de 1,4 million de tonnes en 2001), de 315 000 tonnes pour le bœuf (contre 475 500 tonnes), et de 337 500 tonnes pour le porc (contre 398 000 tonnes), avec des droits hors contingents dissuasifs.
  • (24)
    Cf. Irina Grebenkina, CEI : de la nécessité de reconstruire un marché agricole commun, miméo, EHESS, 1991.
  • (25)
    A l’heure où nous écrivons, la holding Planeta Management, de l’oligarque Roman Abramovitch, vient tout juste de prendre le contrôle de la firme Petmol, qui domine le marché des produits laitiers dans la région de Léningrad.
  • (26)
    Le groupe de Cairns représente essentiellement les grands exportateurs de denrées agricoles comme l’Australie, le Canada, l’Argentine ou le Brésil. Il prône une ouverture accrue des marchés intérieurs et la suppression des subventions à la production.

1Le 27 janvier 2003 est entrée en vigueur la loi fédérale du 24 juillet 2002 sur les opérations commerciales (oborot) relatives aux terres agricoles, promulguée six mois auparavant par le président Poutine à l’issue d’un processus parlementaire étonnamment bref et apaisé eu égard à l’importance économique et symbolique de l’enjeu. Cette loi, qui fait suite à l’adoption d’un nouveau Code foncier en 2001 ne concernant que les terres non agricoles, définit les conditions légales préalables à l’émergence d’un véritable marché foncier.

2Pour comprendre « l’économie politique » de cette nouvelle loi, il convient, au-delà de la présentation de ses principales dispositions, de la replacer dans le contexte de la reconstruction progressive de l’agriculture russe et de l’entrée dans le secteur agraire de nouveaux acteurs, au premier rang desquels certains des plus puissants oligarques, qui jouent un rôle déterminant dans la définition d’une nouvelle stratégie agricole.

La nouvelle loi foncière : la fin des incertitudes juridiques

? Le statut de la terre avant la loi de juillet 2002

3Jusqu’à l’adoption de la loi de juillet 2002, le statut juridique des terres agricoles russes était soumis à de multiples incertitudes. En théorie, la propriété privée de la terre est reconnue dans le cadre de la Constitution de 1993 (articles 35,36, 71 et 72) [1]. Mais celle-ci laisse deux grandes zones d’ombre. D’une part, son article 36 précise que « les citoyens et leurs associations ont le droit de posséder la terre en toute propriété », mais en même temps il souligne que « la possession, la jouissance et la disposition de la terre (...) sont exercées librement par leurs propriétaires, si cela ne porte pas préjudice à l’environnement et ne viole pas les droits et intérêts légaux d’autrui ». Comme la notion « d’intérêts légaux d’autrui » n’est pas explicitée, cette formulation ouvre le champ à bien des interprétations aléatoires dans la pratique. D’autre part, le dernier alinéa du même article indique que « les conditions et modalités de jouissance de la terre sont fixées sur la base de la loi fédérale », alors que dans l’article 72 il est au contraire stipulé que « les problèmes de possession, de jouissance et de disposition de la terre (...) relèvent de la compétence conjointe de la Fédération de Russie et des sujets de la Fédération de Russie ».

4Les ambiguïtés de la Constitution, qui reflètent pour partie les rapports de forces du début des années 1990 entre libéraux et conservateurs, et entre pouvoir fédéral et régions, sont accrues par les contradictions entre la Constitution et les autres textes juridiques de la Fédération, les dispositions du Code civil et surtout du Code foncier soviétique révisé le 25 avril 1991.

5Ces incertitudes juridiques ont entraîné maintes conséquences négatives. Ainsi, certaines régions comme celle de Saratov adoptent des lois foncières libérales qui tranchent avec celles d’autres sujets de la Fédération, mettant à mal l’unité juridique de celle-ci. Surtout, on a assisté dans les dernières années à la multiplication de transactions opaques, portant essentiellement sur des terres déjà « privatisées ».

6A la veille de la récente réforme, ce terme de « privatisation » correspond au transfert intervenu pendant la période 1991-1993 en faveur de personnes physiques (employés des fermes, retraités, etc.) de terres des grandes exploitations collectives soviétiques (kolkhozes et sovkhozes). D’après la Banque mondiale, 11,9 millions de personnes vivant en zone rurale (soit 30 % de la population rurale) possédaient, en 2000, 117,6 millions d’hectares (soit 54 % de la surface agricole utile ou SAU) provenant de cette distribution [2]. Les lopins familiaux représentent, quant à eux, 6 % de la SAU.

7Si ces derniers étaient déjà librement négociables avant la nouvelle loi, il n’en allait pas de même des terres des grandes exploitations collectives. Celles-ci sont en effet détenues de manière indivise par leurs ayants droit. Elles ne peuvent être cédées qu’à leurs héritiers ou à l’Etat, à moins d’être apportées à une société par actions sous forme de souscription en nature à son capital. Enfin, elles peuvent être récupérées par leurs propriétaires s’ils souhaitent les exploiter eux-mêmes ou les donner en location. Dans ces différents cas de reprise, les responsables des fermes collectives doivent individualiser les parcelles, ce qui conduit souvent à l’attribution des plus mauvaises terres ou des plus éloignées des bâtiments d’exploitation ou des lieux de vie.

? Principales dispositions de la loi de juillet 2002

8La loi de juillet 2002 libéralise et simplifie les transactions portant sur le foncier agricole, qu’il s’agisse de ventes de terres déjà privatisées, de cessions de terrains encore sous le contrôle des entités publiques, d’hypothèques ou de contrats de location. Elle ne s’applique pas aux lopins familiaux et au foncier bâti, qui sont réglementés par le Code foncier adopté en 2001. Les seules entraves à une pleine propriété concernent certains territoires comme ceux du Grand Nord, où les terres resteront exploitées comme des biens communs pour le pacage des animaux, ou encore les terres des communautés cosaques, notamment dans la région de Krasnodar. Par ailleurs, les détenteurs ou occupants du sol doivent lui conserver sa vocation agricole et l’exploiter en respectant certains critères environnementaux sous peine d’expropriation. Enfin et surtout, les étrangers ou entreprises locales majoritairement contrôlées par des capitaux étrangers ne peuvent posséder de terres. Par contre, il leur est possible de les louer, avec des baux pouvant aller jusqu’à 49 ans, ce qui permet de fait une participation étrangère dans la production agricole.

9Il revient aux autorités locales, qui disposent d’un droit de préemption sur les cessions de terre, de mettre en œuvre les modalités d’application de la loi dans leur juridiction, sachant qu’elles sont tenues de réserver à la propriété privée au moins 10 % des terres dans chaque district (raïon) et que les dispositions qu’elles prennent ne pourront pas être plus restrictives que celles de la Fédération de Russie.

10La loi prévoit aussi diverses dispositions concernant l’enregistrement et le bornage des parcelles, ainsi que la reconnaissance des droits acquis antérieurement. Compte tenu du fait que la Russie n’a pas encore de véritable cadastre, la matérialisation de toutes ces mesures pourrait se révéler complexe et longue, même si, d’ores et déjà, leur contribution à l’émergence d’un marché de la terre plus transparent est incontestablement positive.

L’arrière-plan économique : une reprise agricole sélective

11La réforme foncière intervient à un moment où l’agriculture russe fait preuve d’une indéniable capacité de rebond, ses performances depuis le début de la transition, en termes de production et de productivité, ayant été plutôt moins défavorables que celles des autres secteurs de l’économie, contrairement aux assertions, parfois liées à des biais idéologiques, de certaines institutions internationales [3].

12Bien que la situation sur le terrain soit contrastée, certaines régions et certaines fermes faisant preuve d’une réelle vitalité alors que d’autres périclitent de manière parfois pathétique, on peut schématiquement distinguer trois phases dans l’évolution de l’agriculture russe depuis le début de la transition : dans la première moitié des années 1990, le secteur subit une série de chocs extrêmement brutaux qui entraînent une contraction marquée de l’offre ; puis, se mettent en place de ci de là des mécanismes d’adaptation qui permettent d’enrayer la chute de la production ; après la crise financière de 1998, ces mécanismes se généralisent et débouchent sur une reprise soutenue de l’offre des productions végétales, le secteur animal n’ayant que très récemment amorcé son rebond.

figure im1
PIB et production agricole 100 1989 = 100 95 90 PIB Production agricole brute 85 80 75 70 65 60 55 50 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 Source : OCDE.

OCDE.

? Le legs des chocs initiaux

13D’après l’OCDE, le taux de soutien [4] aux agriculteurs russes est passé entre 1991 et 1992 de 60 % de la production à un niveau négatif de - 92 %, avant de se stabiliser aux alentours de 10 %, soit le quart des aides dont bénéficient les agriculteurs ouest-européens. Les fermes russes ont donc dû faire face non seulement à tous les problèmes macro et microéconomiques engendrés par l’adoption des mécanismes de l’économie de marché, mais aussi à des chocs spécifiques d’une violence inouïe.

14Tandis qu’à partir de l’ère Brejnev, l’agriculture était devenue un des secteurs les plus favorisés par la planification soviétique, elle est au contraire directement touchée par la crise des finances publiques des années 1990, et par la pression exercée par les bailleurs de fonds internationaux, au premier rang desquels le FMI, pour que la Russie diminue ses aides à un secteur qu’ils considèrent alors sans grand avenir. A ce jour, les subventions publiques, essentiellement versées par les régions, pèsent moins de 2 milliards de dollars, soit à peu près 6 % de la production agricole, un chiffre faible à l’échelle internationale.

15L’agriculture russe pâtit aussi d’effets de ciseaux très défavorables [5] : ainsi, à la veille de la crise du rouble, l’indice des prix des intrants calculé sur une base 100 en 1990, est quatre fois supérieur à celui des prix de gros agricoles, les producteurs de combustibles mais surtout d’engrais ayant tiré parti de prix rémunérateurs sur les marchés mondiaux, alors que ceux des denrées agricoles restent entravés sur le marché intérieur par de nombreuses mesures administratives. De même, les prix de détail des denrées alimentaires ont doublé par rapport à ceux des produits bruts, du fait de l’inefficacité du système de distribution et des rentes des secteurs de transformation qui occupent une position dominante. Face à cette situation alarmante qui aurait eu raison de n’importe quelle agriculture au monde, les gouvernements des années 1990 ont réagi mollement : d’un point de vue politique, les libéraux aux commandes du pouvoir fédéral se sont d’abord préoccupé du monde urbain, qui sera approvisionné à bon marché à grands renforts de surplus alimentaires « offerts » par les partenaires européens et américains. Quant aux campagnes, et en particulier aux Terres Noires, elles ont incarné par leur soutien aux communistes et aux agrariens un monde du passé qu’il semblait inutile d’aider, voire de tenter de réformer avant que le reste de l’économie et de la société ne soit profondément transformé.

16Dans ce contexte, les dispositions à prendre pour maintenir à flot le monde rural ont été laissées à la discrétion des gouverneurs de région : d’où un patchwork de subventions plus ou moins trans-parentes, car souvent attribuées dans le cadre d’accords de troc, notamment quand la fourniture de combustibles est en jeu. En contrepartie de ces aides, les fermes ne pouvaient vendre librement leurs produits en dehors de leur région, dans la mesure où, en théorie, l’approvisionnement des villes était prioritaire. Tout à fait illégales au regard du droit fédéral et sources d’enrichissement illicite, ces entraves sont alors tolérées par une administration qui, à l’époque Eltsine, n’a ni les moyens ni la volonté de réagir.

? Structures de production : entre stabilité et adaptation

17Confrontées à des situations de marché extrêmement contraignantes, les fermes ne peuvent guère être rentables au cours des premières années de la transition. Aussi ne présentent-elles aucun intérêt pour les nombreux prédateurs qui acca-parent au même moment des actifs dans les secteurs rentiers de l’énergie et des métaux. Quant aux agriculteurs privés, après un bon départ au début des années 1990 durant lequel ils récupèrent le matériel des fermes collectives, ils ont été ensuite soumis à un environnement général défavorable, voire hostile, marqué par l’absence de soutien de la part des institutions et d’infrastructures de marché (crédit, services extérieurs). D’où un tassement de leurs effectifs (de 280 000 en 1995, ils tombent à 261 700 en 2000, contre 680 000 en France) et une part (7 %) fort modeste dans l’utilisation des terres [6].

18En conséquence, faute de nouveaux acteurs, les structures anciennes se maintiennent. Il s’agit, d’un côté, des kolkhozes et des sovkhozes de l’époque soviétique qui exploitaient encore en 2000 82 % des terres agricoles. Pour la plupart, ils ont officiellement changé de statut juridique pour se transformer en sociétés par actions ou en coopératives (66 % d’entre eux en 2000 [7] ), mais dans les faits, leur mode de gestion et même leur nom restent souvent peu différents de ceux d’antan, leur efficacité étant largement fonction des compétences et de la probité de leurs dirigeants. De l’autre, on observe comme au temps du mir[8], puis de la planification, le rôle primordial des lopins familiaux. Etroitement imbriqués avec les grandes fermes collectives qui fournissent en guise de salaire à leurs exploitants demeurés leurs employés, les céréales et les sous-produits des grandes cultures (pulpe, tourteaux) nécessaires à leur bétail ainsi que de nombreux droits d’usage, ils contribuaient officiellement à près de 60 % de la production agricole à la veille de la crise de 1998 alors qu’ils n’occupaient que 6 % des terres [9]. Contrairement aux images d’Epinal souvent véhiculées par les institutions financières internationales trop peu sensibles aux caractéristiques des différents systèmes agraires, le maintien presque en l’état des grandes fermes exsoviétiques n’a pas interdit leur adaptation : si la plupart d’entre elles sont certes incapables de résister aux terribles coups de butoir qu’elles subissent, on voit apparaître au milieu des années 1990 un noyau d’exploitations collectives qui sont parvenues à intégrer les nouvelles règles du jeu économique.

19Ce qui distingue d’abord ces fermes, c’est leur capacité à ajuster leur mode de production à la contraction drastique de leur capacité d’achat de matériel et d’intrants de campagne (entre 1990 et 1999, le parc de tracteurs est passé de 1,33 million à 817 000, celui des moissonneuses-batteu-ses de 408 000 à 211 000 [10], la consommation d’engrais minéraux a chuté de 9,9 millions de tonnes en 1990 à 1,5 million en 1995 [11], celle de gazole de 20 millions de tonnes à 7,1 millions). Cet ajustement implique une véritable révolution dans les cerveaux des dirigeants : il leur faut non seulement rapidement intégrer le caractère inexorable de la transformation de leur environnement économique et abandonner l’idée que les pouvoirs publics renfloueront leurs exploitations si elles sont durablement déficitaires, mais aussi tenter désormais d’avoir une gestion rigoureuse de leurs coûts et de leur trésorerie, alors que le système de planification était fondamentalement orienté dans le sens d’une maximisation des productions. Au cours de ses missions de terrain, le Cercle Kondratieff [12] a pu rencontrer certains de ces responsables avisés. C’est le cas par exemple de Vladimir Eremine, directeur du kolkhoze Klinski, une exploitation laitière de 2 700 hectares dans la région de Moscou. Confronté à l’envolée du coût des aliments du bétail, fournis sous le régime soviétique moyennant de massives importations de céréales fourragères à des prix subventionnés, V. Eremine a rapidement ajusté la taille de son cheptel à la capacité de production de fourrage par sa ferme. Il en a profité pour ne garder que les bêtes à fort potentiel, faisant passer la production de lait par vache de 2 000 litres par an à plus de 6 000 litres. Les effectifs des salariés ont aussi été fortement réduits. Une meilleure gestion de ses coûts a permis à la ferme de survivre, puis de recommencer à investir, grâce notamment à un partenariat avec le groupe suédois Alfa Laval qui en a fait une de ses vitrines en Russie.

20Dans le domaine des grandes cultures, de nombreuses fermes savent aussi faire face à la contraction de leurs apports d’intrants. Pour cela, elles se concentrent sur leurs meilleures terres ou sur les plus accessibles et, surtout, elles tirent parti de rotations culturales complexes. Celles-ci se déroulent sur des cycles très longs (7 à 8 ans), qui permettent à la fois un apport d’azote dans le sol par le recours aux légumineuses et une lutte contre les plantes adventices. On pallie ainsi tant bien que mal l’absence d’engrais et de pesticides, l’agriculture russe étant en passe de devenir l’une des plus « écologiques » au monde. Ces deux facteurs conjugués permettent de comprendre la surprenante résistance des rendements céréaliers, ceux-ci ayant retrouvé dans les dernières années leurs niveaux d’avant la transition, de l’ordre de 20 quintaux à l’hectare, à peine inférieurs à ceux enregistrés au Canada, qui connaît, comme la Russie, de rigoureuses contraintes de froid et d’aridité.

21La deuxième clef du succès des exploitations, c’est leur capacité à se doter d’outils de distribution et de valorisation de leurs produits. Le kolkhoze Klinski, précédemment cité, a ainsi établi un réseau de ravitaillement quotidien de boutiques moscovites. Puis il a investi dans un petit outil de transformation et de conditionnement du lait en tirant parti d’un financement par leasing de son fournisseur de matériel Alfa Laval. Cela a permis à la ferme de se procurer des revenus réguliers en espèces, et d’obtenir des prix de vente sensiblement supérieurs à ceux offerts par ses acheteurs traditionnels, de grands combinats issus de l’ère soviétique en position dominante. Le cas de Klinski est, il est vrai, remarquable, mais on retrouve le même type de stratégie dans certains réseaux de troc : certes, ceux-ci sont généralement utilisés pour éviter les prélèvements du fisc et des créanciers, mais parfois ils relèvent aussi d’authentiques logiques industrielles visant à réduire les coûts d’intermédiation et à stabiliser les prix relatifs entre fermes. Tel est par exemple le cas du kolkhoze Bolchevik dans le district de Bobrov de la région de Voronej. Cette exploitation, qui dispose de nombreuses batteries d’élevage de volaille, souffre d’un déficit structurel d’approvisionnements en céréales. Pour y faire face, il passe un accord annuel de troc avec d’autres fermes de la région auxquelles il fournit des poulets en échange de grains, sur la base de quantités fixes afin de se protéger de l’inflation.

? Un rebond accéléré par la dévaluation du rouble de 1998

22Comme dans la plupart des autres secteurs de l’économie, la dévaluation du rouble a joué sur une agriculture russe déjà entrée partiellement en phase d’adaptation un rôle salutaire d’aiguillon. D’un point de vue conjoncturel, elle a entraîné un phénomène de substitution aux importations dont les effets ont été étonnamment rapides. Grâce au jeu combiné du renchérissement dans la monnaie locale des produits étrangers et de la contraction des financements bancaires pour les achats de ces derniers, les producteurs nationaux ont retrouvé la faveur des consommateurs, les importations de denrées alimentaires chutant de 18,1 milliards de dollars en 1997 à 10,5 milliards en 1999, alors que la consommation en Russie de ce type de biens se maintenait en volume.

23Disposant d’un important volant inutilisé de capacités de productions et de main-d’œuvre, les entreprises de l’agroalimentaire ont réagi promptement aux signaux favorables du marché, avec une progression de 30 % de leur offre entre 1998 et 2001. Certaines d’entre elles, comme la firme Wimm-Bill-Dann, leader local du marché des produits laitiers et des jus de fruits, et aujourd’hui cotée à la bourse de New York, effectuent alors des percées spectaculaires. C’est aussi le cas de grands investisseurs étrangers qui, pour la plupart, ont maintenu leur stratégie d’implantation en dépit des remous créés par la crise de change et le défaut de paiement. En 2000, leurs investissements cumulés dans le secteur de l’agro-indus-trie a été équivalent à ceux réalisés dans la production d’hydrocarbures [13]. Ils jouent un rôle de premier plan dans le domaine de la bière, des produits laitiers, du tabac, et de la grande distribution. Parmi ces investisseurs, les Français sont bien représentés, notamment par les groupes Soufflet (malterie de Saint-Pétersbourg), Danone (deux usines de lait à Togliatti et dans la région de Moscou), Dreyfus et Sucden, Auchan et Lacteal étant arrivés plus récemment.

24Ne pouvant plus compter autant que dans le passé sur le recours à des produits bruts importés, les entreprises de l’agroalimentaire ont été contraintes d’améliorer leurs conditions d’achat auprès des fermes russes. Dans de nombreux cas, elles affectent la reconstitution de leurs marges bénéficiaires et de leur trésorerie à des avances à court terme à leurs fournisseurs sous forme de préfinancements de récolte, ce qui permet aux fermes d’acheter des intrants (fuel, semences, etc.) malgré la mise en faillite de la grande banque agricole SBS-Agro par laquelle transitaient jusque-là les crédits de l’Etat fédéral. Certaines entreprises ont des partenariats encore plus poussés : c’est le cas notamment dans la filière lait où se met en place une coopération multiforme et pluri-annuelle avec des résultats particulièrement positifs pour le groupe Danone, tant sur le plan de la quantité que de la qualité du lait produit par ses fournisseurs de référence.

25Dès lors, on comprend que, aidée certes par des conditions climatiques favorables, l’agriculture russe ait effectué un impressionnant rétablissement, sa production augmentant de 20 % entre 1998 et 2001, tirée par la vitalité des productions végétales à cycle court (37 % de hausse), les productions animales, plus intensives en capital, ayant amorcé leur reprise plus tard en 2002. Alors qu’elle a été destinataire de l’aide alimentaire mondiale, la Russie est en voie de retrouver le rôle de grand exportateur de céréales qu’elle connaissait à l’époque tsariste. Et cette évolution pourrait menacer les positions de l’UE qui a décidé de se protéger en recourant à des quotas à l’importation.

26Au tournant du siècle, l’agriculture russe tend donc à apparaître sous un jour assez favorable. Certes, on est encore loin d’un équilibre optimal pour l’ensemble du pays, la diminution du stock de capital disponible ayant entraîné une sous-uti-lisation des terres (les surfaces emblavées sont passées de 117 millions d’hectares en 1990 à 85 millions en 2000 [14], soit une diminution équivalente à une fois et demie la surface de terres arables et de cultures permanentes de la France), et de la main-d’œuvre (les effectifs agricoles sont tombés de 8 millions en 1992 à 5 millions en 2000 [15] ). Pour autant, de nombreuses fermes ont su en quelques années acquérir de nouvelles pratiques de gestion et devenir rentables. C’est dans ce contexte que l’on assiste à l’entrée sur la scène agraire russe d’une nouvelle catégorie d’acteurs : les grands oligarques.

Oligarques et stratégie agricole

? Pourquoi les oligarques se sont-ils impliqués dans l’agriculture ?

27Les oligarques qui ont fait fortune dans le secteur du pétrole ou des métaux, ne s’intéressent guère dans un premier temps à l’agriculture. Mais ils reçoivent des fermes, ou des créances sur des fermes en faillite en contrepartie de dettes contractées par des gouvernements locaux, souvent pour des fournitures de combustibles. Pour les autorités locales, l’objectif est double : réduire leur endettement et confier à des groupes prospères des exploitations totalement décapitalisées. C’est le cas notamment dans la région de Belgorod où les dirigeants du puissant combinat minier de Stary Oskol, qui extrait du minerai de fer, ont pris, au cours de ces dernières années, en concertation avec le gouverneur Evgueni Savtchenko, un des hommes politiques les plus influents sur les questions agraires, le contrôle de plusieurs dizaines de fermes ; le domaine, géré par une holding créée à cet effet, Stoïlenskaïa Niva, avoisine les 300 000 hectares.

28Les bons résultats de ces structures que l’on dénomme en Russie agro-holdings ont rapidement attisé l’appétit d’autres oligarques. En 2001, le groupe Interros de Vladimir Potanine rachète l’entreprise Rosskhlieboprodukt, le premier intervenant russe du marché des céréales. Dans la foulée, il annonce son intention d’acquérir à terme un million d’hectares. Son exemple est bientôt suivi par Roman Abramovitch qui fait état de projets d’investissements de Planeta Management, la filiale de sa holding Millhouse Capital, allant jusqu’à un milliard de dollars, soit le tiers du total des investissements en capital fixe de l’agriculture russe ! Aujourd’hui, rares sont les grands hommes d’affaires russes qui ne s’intéressent pas à l’agriculture.

29Les motivations de ces oligarques ne sont pas identiques. Certains ont une logique essentiellement financière. Ce qui les attire, c’est d’abord la rapidité du retour sur investissement, sachant qu’il ne faut guère que 100 dollars pendant quelques mois pour mettre en culture un hectare dans les Terres Noires, ce qui permet aux exploitations bien gérées de survivre avec des prix des céréales particulièrement bas (fin 2002, moins de 40 dollars par tonne pour le blé fourrager dont les rendements dans des régions comme celle de Voronej sont de l’ordre de 3 tonnes à l’hectare). Ces nouveaux investisseurs sont également sensibles au fait que les cycles des prix internationaux des denrées agricoles ne sont pas corrélés avec ceux des métaux ou de l’énergie, ce qui leur donne la possibilité de mieux répartir leurs risques de marché en diversifiant leur activité.

30D’autres, comme Planeta Management, semblent avoir une vision plus à long terme dont ne sont pas absentes les considérations politiques. Leurs investissements s’inscrivent dans de véritables projets industriels dans des régions où ils possèdent déjà d’autres actifs et où ils disposent d’une certaine influence sur les autorités locales.

31Les préoccupations foncières jouent bien sûr un rôle dans la stratégie des agro-holdings. Ces dernières ont d’ailleurs pesé d’un poids déterminant dans l’adoption de la nouvelle loi foncière, au travers du lobbying de l’Union des industriels et des entrepreneurs (RSPP) et, surtout, de l’Association des branches agroalimentaires, dirigée par l’ancien ministre de l’Agriculture Victor Semenov. Mais elles ont conscience que, pour obtenir une véritable rente foncière et dégager des plus-values éventuelles de cession sur les empires agraires qu’elles sont en train de constituer à peu de frais, il faudra que la Russie se dote à la fois d’une politique des marchés agricoles et d’une politique de développement d’une catégorie d’entrepreneurs dans ce secteur.

? OMC et choix de politique agricole

32La question de la politique des marchés agricoles se confond largement en Russie avec la stratégie d’intégration du pays dans le commerce international et donc avec celle de sa négociation d’accession à l’OMC [16].

33Dans ce domaine, la Russie a oscillé entre deux modèles. Le premier part de l’idée que le pays n’a de véritables avantages comparatifs agricoles que dans la production de grandes cultures (blé, orge, tournesol). Pour certains analystes dont ceux de la Banque mondiale, des productions comme celles de viande de porc dégageraient même des valeurs ajoutées négatives [17]. Une bonne stratégie de développement devrait donc coupler exportations de grains et importations de produits animaux.

34Cette approche, qui avait clairement le vent en poupe en 2001, est en train de perdre de son influence. Tout d’abord, en effet, sa base conceptuelle est souvent contestable, les experts de la Banque mondiale n’établissant, par exemple, pas de distinction entre prix à l’importation (prix mondiaux plus fret international et intérieur) et prix à l’exportation (prix mondiaux moins fret), alors que les seuls écarts de prix intérieurs avoisinent aujourd’hui 40 dollars la tonne entre des régions portuaires comme Saint-Pétersbourg et des régions excédentaires en céréales, mais très enclavées, comme la Sibérie occidentale [18]. Ces dernières ont donc naturellement intérêt à utiliser leur production de grains pour nourrir le bétail. Par ailleurs, les Russes ont subi de nombreuses déconvenues sur les marchés étrangers, leurs 7,1 millions de tonnes de blé et d’orge exportés sur la période 2001-2002 ayant provoqué une baisse notable des cours ainsi que la mise en place par l’Union européenne de mesures de rétorsion sous forme de quotas à l’importation très restrictifs. D’où un effondrement des profits des fermes russes, qui sont passés de 24 milliards de roubles en 2001 à 2,5 milliards en 2002 [19].

35L’autre option consiste au contraire à privilégier un modèle plus équilibré couplant grandes cultures et relance des productions animales. Actuellement, la Russie est dans ce domaine massivement déficitaire : tandis que sa consommation de viande per capita n’était en 2001 que de 46 kg contre 75 kg en 1990 [20] et que celle de produits laitiers a subi la même évolution, ce pays compte pour 30 % dans les importations mondiales de beurre, pour 25 % dans celles de poulet, pour 17 % dans celles de porc et pour plus de 11 % dans celles de fromage et de bœuf [21]. Avec la reprise récente de la consommation engendrée par l’amélioration générale de la situation économique, le déficit tend à se creuser de manière inquiétante, les importations de poulet s’étant accrues de 97 % en 2001, celles de beurre de 62 % et celles de viande de bœuf de 50 %.

36De nombreux éléments montrent que cette dernière option est en train de l’emporter. Tout d’abord, les propositions actuellement soumises à l’OMC par la Russie prévoient de relever les droits sur l’agriculture de manière substantielle, ce qui ne va pas dans le sens d’une logique de plus large intégration au marché international. Alors qu’ils ne dépassent pas 14,7 % en moyenne pondérée en 2001, ces droits pourraient être portés à 34,7 % lors de l’entrée de la Russie dans l’OMC [22]. Ils seraient ensuite ramenés à 25,1 % sur une période de six à huit ans. Ces augmentations seraient nettement plus fortes que pour les produits industriels, dont les tarifs douaniers devraient passer de 14,3 % au début à 9,8 % dans la phase finale, contre 9,7 % aujourd’hui.

37En marge de cette négociation à l’OMC, les Russes semblent définir à tâtons ce que seront leurs orientations futures en matière de politique agricole. Deux processus sont à cet égard particulièrement notables : d’une part, le pays a adopté en 2003 des quotas tarifaires pour les produits carnés dont les niveaux se situent bien en-dessous des importations de 2002 [23]. D’autre part, la question agricole est au cœur de son rapprochement ? qui a pris un nouvel élan dans la période récente ? de ses principaux partenaires de la CEI que sont l’Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan. Pour ces trois pays, qui disposent d’avantages comparatifs supérieurs à ceux de la Russie en ce qui concerne le matériel agricole, l’éventuelle mise en place d’une politique agricole commune avec la Russie, prévoyant notamment un tarif extérieur commun relativement élevé, pourrait se révéler décisive [24].

38D’autres signes ne trompent pas. C’est le cas par exemple des investissements réalisés récemment par Agros, la holding agricole du groupe Interros de Vladimir Potanine. Sans délaisser le secteur des grains, celle-ci cherche à contrôler des actifs stratégiques dans le domaine de la viande (combinat de viande de Taganskaïa à Moscou) et du poulet (lancement d’un grand projet financé par la SFI, filiale de la Banque mondiale, et qui vise à produire 50 000 tonnes de viande par an). Son exemple est suivi dans le secteur de la viande par de nombreuses firmes grandes ou moyennes, la filière lait faisant, quant à elle, l’objet d’une accélération notable des investissements de la part du leader local, coté à la bourse de New York, le groupe Wimm-Bill-Dann, mais aussi celle de grands groupes étrangers comme Danone ou Campina [25].

39A moyen terme, il semble donc assez probable que la Russie essaiera de s’acheminer vers un système agraire plus équilibré. Tout en maintenant un volume relativement important d’exportations de grains de qualité (blé, orge, tournesol) en provenance des régions proches de la mer Noire, il devrait tirer sa dynamique essentiellement de la reconstitution des cheptels et de l’augmentation de la consommation locale de céréales fourragères (blé, orge) et de protéagineux (pois, colza). Cette approche serait à l’évidence favorable à l’UE, à la fois parce qu’elle pourrait renoncer à ses quotas à l’importation de céréales qui touchent en priorité les Russes et les Ukrainiens, et parce qu’elle lui permettrait d’éviter de se trouver face à un front commun formé par les Russes, les Américains et les membres du groupe de Cairns [26] lors du prochain round de négociation à l’OMC.

? Structures foncières et dynamiques agraires

40Outre le recours à une politique des marchés susceptible d’éviter un effondrement des prix intérieurs comme celui que la Russie vient de connaître, la deuxième condition du succès des oligarques dans le secteur agricole sera leur capacité à faire émerger une catégorie d’entrepreneurs agricoles.

41On peut certes imaginer la généralisation au cours de ces prochaines années d’un modèle agraire latifondiaire qui rappellerait à certains égards l’époque tsariste. Dans ce mode de production, des fermes immenses seraient gérées par des intendants n’hésitant pas à utiliser la manière forte pour lutter contre les multiples formes de résistance des paysans qui se manifestent sous forme de vols, de sabotages ou tout simplement d’une passivité engendrée par l’alcoolisme, hélas trop répandu dans les campagnes russes.

42Ce risque existe et ce modèle a été envisagé par un certain nombre d’oligarques. Mais ses conditions de réalisation sont, à la réflexion, relativement fragiles. Il faudrait, pour que les agroholdings dégagent durablement des bénéfices dans un tel contexte, qu’elles diminuent sensiblement le nombre de leurs salariés, toujours pléthoriques dans les exploitations faute d’alternative d’emploi dans les campagnes. Il en résulterait des tensions permanentes avec les communautés rurales dont le prix économique et politique pourrait se révéler très élevé pour un gain somme toute modeste. Une autre possibilité serait de conserver ces effectifs en contrepartie du maintien du système de paiement en nature qui joue encore un rôle déterminant dans le lien salarial. On aurait, dans ce cas, l’équivalent russe du système latino-américain du latifundio-microfundio, sachant que celui-ci a disparu au cours des dernières décennies pour laisser place à des modes d’exploitation capitalistes beaucoup plus rentables.

43Comme pour la politique des marchés agricoles, il paraît donc probable que la Russie avancera à tâtons s’agissant des transformations apportées aux structures agraires. Si la libéralisation de la réglementation foncière permettra incontestablement aux grandes agro-holdings d’acquérir plus facilement d’immenses domaines agricoles et surtout de mieux estimer leur valeur, elle n’éliminera pas du jour au lendemain les grandes exploitations collectives. A priori, celles qui sont bien gérées et rentables devraient garder les moyens d’une certaine autonomie. Quant à celles qui sont en faillite et surendettées (au début de 2001, les dettes accumulées représentaient 7,7 milliards de dollars, soit l’équivalent de 60 % de la production des grandes fermes collectives, dont une grande partie n’est pas mise sur le marché), elles constitueront à l’évidence des cibles privilégiées pour des prédateurs extérieurs. Mais leur remise à flot demandera des efforts considérables, la variable décisive dans leur approche étant le facteur humain.

44C’est sur ce dernier que repose in fine l’avenir de l’agriculture russe. Certes, elle souffre à l’évidence, après dix ans de transition, d’une décapitalisation qui l’empêche de tirer parti de son potentiel naturel. Mais le capital fixe ou circulant ne pourra se reconstituer par l’autofinancement ou des apports extérieurs que si les taux de profit sont durablement élevés. Le rapport de forces sur les plans démographique et politique étant, d’une part, favorable aux populations urbaines, et étant donné, d’autre part, la faiblesse des moyens financiers de l’Etat, de tels taux élevés ne pourront pas être obtenus moyennant une surprotection tarifaire entraînant un surcoût acquitté par les consommateurs ou grâce à d’importantes subventions publiques à la production comme dans les pays de l’OCDE. En conséquence, la rentabilité sera fonction essentiellement de l’efficacité de l’organisation et de la gestion de la production, qui présente des différences importantes d’une ferme à l’autre.

45Pour toutes ces raisons, il est clairement de l’intérêt stratégique des nouveaux investisseurs agricoles, qui pèsent d’un poids déterminant sur les décisions politiques, de favoriser l’émergence de réseaux de véritables fermiers entrepreneurs auxquels ces agro-holdings apporteraient des biens fonciers et du capital. Couplé avec la reconstitution d’un système national de crédit à l’agriculture, celle-ci pourrait s’orienter vers un modèle de développement assez proche de celui qui fit la fortune de l’Angleterre au XVIIe siècle et qui était basé sur la complémentarité entre landlords et farmers liés par des contrats de fermage ou de métayage à très long terme.

46Si un tel modèle venait à se mettre en place, la production agricole russe serait susceptible de connaître une croissance soutenue dans les prochaines années. Elle pourrait en effet tirer parti d’un volant considérable de terres en friches qu’il serait relativement aisé de remettre en cultures ou au moins en prairies artificielles. Quant à la main-d’œuvre, elle serait largement suffisante pour faire face à la fois à une intensification de la production végétale et à la relance de l’élevage. Certes, d’après la FAO, la part de la population agricole dans le total de la population active ne dépasse pas aujourd’hui 10,5 % en Russie, contre 21,7 % en Pologne, mais le découpage des terres y est remarquablement bien adapté à la mécanisation, les champs étant dans les Terres Noires, par exemple, de l’ordre de 70 à 100 hectares d’un seul tenant. Sous réserve d’une bonne gestion, l’agriculture russe pourrait ainsi devenir à terme l’une des plus productives d’Europe.

47Dans ce contexte, on comprend les angoisses des responsables de l’UE et des milieux paysans européens qui craignent les retombées pour leurs marchés d’un boom agricole russe. Ces craintes sont partiellement fondées. Les coûts de production étant aujourd’hui très bas, en raison à la fois de la faible utilisation d’intrants chimiques (engrais, pesticides) et de salaires inférieurs à 50 dollars par mois, dont en outre une grande partie en nature, il suffirait de 3 milliards de dollars pour emblaver les 30 millions d’hectares de terres abandonnées à la friche depuis le début de la transition. Si l’on y ajoute la réduction des jachères au niveau d’avant la transition, et sous réserve du maintien des rendements à la hauteur de ces dernières années, la Russie serait en mesure de produire environ 130 millions de tonnes de céréales, contre un peu plus de 85 millions actuellement. Aussi la menace pour l’équilibre précaire des marchés internationaux, si ces volumes venaient à s’y déverser, est-elle majeure. Heureusement pour l’UE, un tel scénario de croissance ne pourra se réaliser que si, et seulement si, l’augmentation de la production végétale est absorbée dans le pays même grâce à la reconstitution des filières animales. A défaut, tout accroissement de son offre de grains entraînerait, comme on l’a constaté en 2002, un effondrement des prix internes des céréales et donc, in fine, une contraction des profits et de l’investissement dans l’agriculture. Comme l’élevage requiert des soins beaucoup plus constants que les grandes cultures, ce qui explique qu’il soit désormais en Russie de plus en plus l’apanage des micro-exploitations familiales, il ne pourra rétablir ses positions sans une responsabilisation plus grande des acteurs. Il n’y aura donc, à terme, de décollage de la production et des bénéfices agricoles que dans un cadre socio-économique transformé dans un sens plus entrepreneurial. Celui-ci serait à l’évidence également propice à la remontée de la consommation de produits carnés et laitiers jusqu’aux niveaux d’avant la transition.

48La Russie a donc aujourd’hui le choix entre une agriculture qui, partiellement contrôlée par les oligarques, resterait durablement sous-capitalisée et donc incapable d’augmenter sa production ; ou une agriculture qui, progressivement, permettrait l’émergence d’une nouvelle catégorie de fermiers entrepreneurs rappelant à certains égards les koulaks d’antan. Dans ce dernier cas, les contraintes de l’espace et les besoins du marché intérieur favoriseraient un rééquilibrage en faveur de l’élevage, éloignant définitivement le « spectre » d’une inondation des marchés européens par les blés russes.

Notes

  • (1)
    Cf. Jean-Jacques Hervé, « La réforme foncière agricole de la Fédération de Russie, contexte et enjeux pour le développement de l’agriculture russe », texte proposé à la Société française d’économie rurale, octobre 2002.
  • (2)
    World Bank, Food and Agricultural Policy in Russia, Washington, 2002, p. 59.
  • (3)
    Celles-ci mettent généralement en avant le recul de la part de l’agriculture dans le PIB russe, passée de 14,2 % en 1991 à 7,3 % un an plus tard, comme preuve de la crise spécifique qu’elle a connue. Mais celle-ci est liée à la chute de ses prix relatifs et non à celle de son offre en volume. Par ailleurs, la baisse de ses effectifs (28 % entre 1992 et 1997) est plus importante que celle de sa production (18 % sur même période). L’agriculture russe aurait ainsi augmenté sa productivité du travail au cours des années 1990. (Cf. Zvi Lerman et al., « Agricultural Output and Productivity in the Former Soviet Republics », Selected Paper, American Agricultural Economic Association, Chicago, 2001).
  • (4)
    OECD, Agricultural Policies in Transition Economies, Paris, 2002, p. 56. Le taux de soutien, dit Producer Support Estimate (PSE), est un ratio entre le total des aides et transferts en provenance de l’Etat et des consommateurs, reçus par les agriculteurs, et leur production brute. Le niveau négatif du PSE en 1992 s’explique par les blocages des prix agricoles sur le marché intérieur et par le fait qu’ils étaient artificiellement maintenus à un niveau inférieur aux prix mondiaux.
  • (5)
    Cf. Ivan Grigorievitch Ouchatchev, « Le complexe agro-alimentaire de Russie. Stratégie de développement », in Comptes rendus de l’Académie d’agriculture de France, vol. 86, n° 2,2000.
  • (6)
    Goskomstat, Agro-Industrial Complex in Russia, 2001, p. 12.
  • (7)
    Csaba Csaki, Zvi Lerman et Sergey Sotnikov, Farm Debt in the CIS : a Multi-Country Study of the Major Causes and Proposed Solutions, World Bank Discussion Paper n° 424, Washington, mai 2001.
  • (8)
    Communauté rurale d’avant la révolution.
  • (9)
    Goskomstat, op. cit., p. 12. Tous les éléments statistiques concernant l’agriculture russe doivent être abordés avec beaucoup de prudence, non seulement parce qu’une partie de la production n’est pas déclarée pour éviter les prélèvements du fisc et des créanciers, mais aussi parce qu’il est très difficile de quantifier les transferts en nature, licites ou illicites, entre grandes fermes et détenteurs de lopins.
  • (10)
    World Bank, op. cit., pp. 87-88.
  • (11)
    Ibid., p. 10.
  • (12)
    Créé juste après la crise de 1998 afin de mettre en œuvre de nouvelles formes de partenariat entre la Russie et l’Europe, le Cercle Kondratieff s’est notamment spécialisé dans la coopération agricole. Il a en particulier organisé deux forums internationaux sur l’agriculture russe en Bourgogne (1999 et 2001), réalisé de nombreuses missions de terrain en Russie avec des agriculteurs français et accueilli des stagiaires russes dans des fermes françaises. Avec le concours du ministère des Affaires étrangères français et du Programme des Nations unies pour le développement, ainsi que d’autres acteurs publics et privés, il lance aujourd’hui un programme de soutien aux fermiers privés russes via le renforcement des structures coopératives locales en matière de crédit et de production.
  • (13)
    Cf. Christophe Cordonnier, The Political Economy of Foreign Direct Investment in Russia. What Prospects for European Firms ?, European Business Club in Russia, mai 2002.
  • (14)
    Goskomstat, Russia in Figures, 2001, p. 207.
  • (15)
    World Bank, op. cit., p. 109.
  • (16)
    Voir Julien Vercueil, « La Russie et l’OMC. Enjeux d’une adhésion annoncée », Le courrier des pays de l’Est, n° 1031, janvier 2003, pp. 58-65.
  • (17)
    World Bank, op. cit., p. 32.
  • (18)
    Cf. Interfax, Food & Agriculture Weekly, 3-9 mai 2003, p. 23.
  • (19)
    Ibid., p. 4.
  • (20)
    Cf. OECD, Agricultural Policies in Transition Economies, Paris, 2002, annexe statistique.
  • (21)
    Cf. Déméter 2003, Annexe statistique.
  • (22)
    Il s’agit de ce que l’OMC définit par droits consolidés, c’est-à-dire les tarifs douaniers les plus élevés que la Russie aura la possibilité d’appliquer si elle le souhaite.
  • (23)
    Aux dernières informations, ces quotas seraient de 704 000 tonnes en 2003 pour le poulet (contre des importations de 1,4 million de tonnes en 2001), de 315 000 tonnes pour le bœuf (contre 475 500 tonnes), et de 337 500 tonnes pour le porc (contre 398 000 tonnes), avec des droits hors contingents dissuasifs.
  • (24)
    Cf. Irina Grebenkina, CEI : de la nécessité de reconstruire un marché agricole commun, miméo, EHESS, 1991.
  • (25)
    A l’heure où nous écrivons, la holding Planeta Management, de l’oligarque Roman Abramovitch, vient tout juste de prendre le contrôle de la firme Petmol, qui domine le marché des produits laitiers dans la région de Léningrad.
  • (26)
    Le groupe de Cairns représente essentiellement les grands exportateurs de denrées agricoles comme l’Australie, le Canada, l’Argentine ou le Brésil. Il prône une ouverture accrue des marchés intérieurs et la suppression des subventions à la production.
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