1Je suis née dans une famille de libres-penseurs. J’ai grandi baignée par les discours rationalistes de mon père et les contes de fées que me racontait ma grand -mère.
2Des contes de fées à la découverte des Grecs anciens et d’Homère, que mon père aimait, il n’y avait qu’un pas que j’ai franchi avec enthousiasme.
3Si ma grand-mère ne m’avait pas raconté Le Petit Chaperon Rouge, si mes parents au milieu de leurs discours n’avaient pas tu une partie de leur histoire, peut-être n’aurai-je pas aimé autant les contes qui comblent les trous, ni Homère.
4Et peut-être, je n’aurais pas fait la psycho, je ne serais pas devenue thérapeute ni formatrice.
5J’ai découvert Homère à 15 ans au Lycée. Il ne m’a pas quittée, bien sûr il y a eu des interruptions, des pauses, mais j’y revenais régulièrement et plus particulièrement depuis ma découverte en vacances de la Grèce et des sites antiques.
6Il y a eu la Crète et Cnossos avec le labyrinthe, le minotaure, Thésée et Ariane, la fille de Minos et Pasiphaé.
7Il y a eu Athènes et l’Acropole où je m’imaginais voir déambuler Socrate et Platon.
8Il y a eu Delphes et Œdipe.
9Il y a eu Mycène et la tragédie des Atrides.
10Il y a eu Epidaure et le théâtre de Sophocle.
11Il y a eu enfin la découverte des Cyclades, ces îles voyageuses qui naissent au point du jour, disparaissent dans la brume, réapparaissent sous le soleil brûlant, ces îles magiques qui ont pour moi évoqué le long voyage d’Ulysse.
12Enfin, il y a eu l’expo du Louvre-Lens sur Homère, au printemps dernier, qui m’a donné l’envie de parler aujourd’hui. Cette expo je l’ai vue avec mon petit-fils de 15 ans. Petit fils à qui j’avais raconté les mythes anciens quand il était petit et qui, lui, a découvert le plaisir de la lecture à 7 ans, en lisant une édition pour enfants de l’Odyssée.
13Il y a tout dans Homère.
14Toutes les émotions, tous les sentiments, tous les comportements humains, tous les drames, toutes les souffrances, tous les bonheurs, la vie, la mort, l’amour. Tout s’y trouve, transcendé dans un récit magnifique, un poème, un des plus beaux poèmes jamais écrits.
15Mais quels liens avec la thérapie familiale ? Pour les grecs anciens dont Homère la famille est importante, elle est souvent au centre de tout.
16Bien sûr il y a Œdipe et Freud. IL y a la famille d’Œdipe, la dynastie des Labdacides, et les liens effrayants qui les lient. Ainsi cette phrase du chœur dans l’Antigone de Sophocle nous parle particulièrement à nous les systémiciens :
« Ils remontent loin les maux que je vois, sous le toit des Labdacides, toujours après les morts, s’abattre sur les vivants, sans qu’aucune génération jamais ne libère la suivante. »
18Pour Homère, comme pour Sophocle, la famille est importante. Plus que la guerre, qui sert de prétexte, ce sont les relations humaines qui dominent le récit : la famille, les relations de couple, les relations parents-enfants, la fratrie, souvent il parle d’un héros en citant son ascendant : p.ex. Achille est régulièrement nommé : Achille le Péléïde, ou Achille fils de Pélée, et Ulysse aux mille tours est lui aussi nommé parfois Ulysse fils de Laërte.
19Les relations sont au centre du récit, toutes les relations, pas uniquement familiales même si la famille n’est jamais loin, les relations entre partenaires, entre amis, entre hôte et convive, entre ennemis, entre hommes et dieux et entre les dieux eux-mêmes.
20Et si la guerre de Troie a eu lieu, c’est pour une histoire de famille : Pâris, fils de Priam, roi de Troie a enlevé Hélène l’épouse de Ménélas. Ménélas est le frère d’Agamemnon, le roi des rois, le roi au sceptre d’or, qui, pour laver l’affront fait à son frère, réunit tous les rois de Grèce, lève une armée qui arrive à Troie pour reprendre Hélène et détruire la ville après avoir massacré les troyens.
21Il y a tout dans Homère, tout ce qui concerne la famille et même ce qui nous concerne nous, thérapeutes.
22Quand nos patients viennent nous voir, parfois ils sont en guerre, la guerre les épuise et ils ne savent pas comment y mettre fin comme dans l’Iliade. Parfois ils ont perdu leur chemin, parfois ils sont, pareils à Ulysse, perdus dans le brouillard, dans la tempête, en panne sans trouver le vent qui pourrait leur permettre de repartir. Certains n’ont pas réussi à trouver de chemin, ils errent.
23Dans l’Iliade et l’Odyssée, les dieux de l’Olympe, dieux si humains, viennent parfois en aide aux humains en difficulté, en souffrance, perdus.
24Nous, thérapeutes, ne sommes pas des dieux. Néanmoins, notre tâche consiste à aider nos patients à trouver ou retrouver un chemin. Nous n’avons pas, au contraire des dieux de l’Olympe, le pouvoir de lever le brouillard, d’apaiser les tempêtes. Nous avons seulement celui de les aider à traverser les tempêtes, à retrouver leur chemin. Pour cela, il nous faut entrer avec eux dans leur tempête, les y accompagner sans nous y perdre et sans trop de peur et les aider à l’apaiser, à en sortir.
25J. Miermont disait que nous sommes des passeurs, j’y ai en son temps ajouté, que nous sommes des passeurs spatio-temporels, à la manière d’Hermès, le messager des dieux. C’est Marie Houyoux qui nous donne ainsi la plus belle définition de notre métier.
26Parfois, nous avons nos propres tempêtes ou celles de nos patients nous évoquent étrangement celles que nous traversons ou avons traversées. Parfois, avec eux nous nous perdons dans le brouillard. C’est alors que la théorie, les modèles, peuvent nous venir en aide pour retrouver un cap, nous offrant des appuis, du recul, des repères, parfois une sorte de pilotage automatique. C’est alors aussi, que nous avons à faire un travail intérieur à la recherche de ce qui nous effraye, nous trouble, à la recherche des résonnances qui nous bloquent et peuvent alors devenir outils.
27Certains thérapeutes parmi nous ont élaboré des théories, des modèles, ont inventé des outils. Je n’ai conçu aucun modèle, je n’ai créé aucun outil, mais, tout au long de mon chemin, j’ai emprunté à ces psy-créateurs. Je me suis inspirée d’eux et de leurs idées et cela m’a donné quelques idées.
28Tout d’abord, 2 professeurs d’université m’ont transmis 2 notions que j’ai, au fil du temps, fait miennes : la première, Francine Robaye m’a appris qu’en psychologie il n’y a pas de vérité, il n’y a que des hypothèses ; le 2e, Paul Berthelson m’a appris qu’aucune recherche n’est jamais aboutie, il y a toujours plus à découvrir, plus loin. Je dois énormément à Siegi Hirsch, le premier, celui qui m’a formée à la thérapie familiale après une première formation à la psychothérapie analytique d’enfants et adolescents auprès de Jacqueline Godfreind. Siegi Hirsch m’a fait confiance, il m’a accompagnée au début de mon parcours de psychothérapeute systémique dès 1971, et m’a ouvert le chemin et fait découvrir tous les pères avec lui de la thérapie familiale.
29Ensuite, il y a eu l’école de Rome, où différents formateurs, Paolo Menghi, Anna-Maria Nicolo et Carmine Saccu m’ont appris à m’utiliser, à oser être moi dans la thérapie au cours d’une formation à Rome et de multiples ateliers.
30Puis, il y a eu Robert Neuburger, rencontré à de multiples reprises lors de rencontres de thérapeutes, de formateurs, de congrès et colloques qui m’a ouvert à la question des mythes, ce qui a profondément transformé et élargi ma pensée et mon travail. Sa pensée, ses livres m’accompagnent toujours.
31Puis, bien sûr Mony Elkaïm et, son concept de résonnance, parmi d’autres, plus large et complexe que celui de contre-transfert cher aux psychanalystes.
32Mony aussi qui a fondé notre Groupement de Formateurs qui favorise les relations entre formateurs des différentes écoles et permet donc une transmission latérale.
33D’autres encore, bien sûr, comme Caillé et ses objets flottants.
34Aujourd’hui, la thérapie systémique est pour moi :
35Un regard, une écoute, une pensée
36Sentir, penser, douter
37Ecouter, parler, agir
38Rencontrer et s’émouvoir
39Découvrir et transmettre
40Partager et recevoir
41C’est un chemin. C’est un chemin qui comporte des rencontres, des séparations, des deuils, des réflexions, des surprises.
42La formation n’est rien d’autre. C’est aussi un chemin fait de transmission et de découvertes. Un chemin que formateurs et apprentis thérapeutes parcourent ensemble et séparément jusqu’à son terme. Mais y a-t-il jamais un terme à ces voyages-là ?
43C’est tout cela que nous raconte Homère à propos d’Ulysse dans l’Odyssée. L’Odyssée peut en effet être vue comme une métaphore du voyage intérieur que nous devons tous accomplir un jour et dans lequel nous accompagnons nos patients. Pour JP Verlant comme historien, JM Longneaux, récemment, comme philosophe, et pour moi aussi, l’Odyssée serait le récit d’une quête de soi. C’est un voyage qui partant de soi mène à soi, un soi autre, pareil et différent à la fois. Ulysse, traverse différentes épreuves lors de son voyage, épreuves initiatiques qui lui permettent de finalement se retrouver unifié, tout en s’étant transformé, retrouver Ithaque et y retrouver sa place, son statut, ses rôles et ses appartenances.
44Homère, selon moi, est le 1er systémicien de l’histoire lorsqu’il raconte d’une façon très particulière le retour d’Ulysse à Ithaque.
45Ulysse rentre à Ithaque après 20 ans d’absence, il a vieilli, il a changé. Il doit alors reconnaître son île et les siens et se faire reconnaître des siens. Pour cela, aidé par Athéna, sa « thérapeute », il va se faire reconnaître séparément par tous afin de retrouver et vérifier la qualité des liens et des appartenances. Avec chacun, la manière de se faire reconnaître et la manière dont il s’assurera des liens sera fonction de la relation ancienne et du rôle de chacun.
46Il y a d’abord son chien devenu vieux qui peut enfin mourir ayant retrouvé son maître.
47Puis, son fils Télémaque, le vieux berger et sa nourrice qui, elle, en le lavant, le reconnaît à une cicatrice ancienne au genou.
48Ensuite il y a les prétendants, Pénélope sa femme, et enfin son père Laërte.
49Avec Télémaque comme avec son père Laërte, la transmission est au cœur de la rencontre.
50Ulysse se fait reconnaître par Télémaque, ils ne se connaissent pas, Ulysse est parti quand Télémaque était bébé, maintenant il est adulte. Alors Ulysse lui explique et lui raconte comment les dieux lui viennent en aide et lui dit comment à eux 2 ils vont supprimer les prétendants. Il associe Télémaque à la vengeance et à la réparation qu’ils sont tous 2 en droit d’obtenir de ces traîtres. Télémaque apprend de son père comment, par la ruse et la force, s’assurer du succès de leur entreprise. Ulysse fait confiance à Télémaque et, en lui donnant un rôle important, il agit en père, et Télémaque en acceptant ce rôle agit en fils. À 2 ils pourront agir dans la reconnaissance de chacun par l’autre et remporteront la victoire.
51Avec le père d’Ulysse, les retrouvailles sont différentes.
52C’est quand Ulysse nomme à Laërte, qui doute, les différents arbres du verger que celui-ci sait que c’est bien Ulysse qui est devant lui et que ce qu’il a voulu lui apprendre quand il était enfant, Ulysse, adulte, l’a retenu. Non seulement Ulysse reconnu par son père est désormais assuré d’être là où est sa place, mais Laërte qui ne s’habillait plus qu’en lambeaux peut revêtir ses habits de roi et retrouver sa dignité de père et de roi. « Je suis ton père, tu es mon fils » – « je suis ton fils, tu es mon père » les réunit en même temps qu’ils se retrouvent. Et c’est là que se termine l’Odyssée.
53Mais avant cette fin, il y a les retrouvailles entre Ulysse et Pénélope qui sont décrites par Homère, dans un des plus beaux et émouvants passages de l’Odyssée. Il raconte les mises à l’épreuve qu’ils se font passer l’un à l’autre puis l’évocation, enfin, de leur mythe fondateur qui achève de les réunir et leur permet de retrouver intimité et confiance.
54Ce récit symbolise, pour moi, ce que nous devons souvent faire avec les couples en thérapie : les aider à retrouver, après les querelles, leur mythe fondateur, souvent blessé, fragilisé, les aider à l’enrichir, le repartager et ainsi retrouver du sens à leur couple, de la confiance et une intimité souvent perdue.
55Pour Ulysse donc, avec chacun, la manière d’obtenir la reconnaissance et de reconnaître est différente et lui permet en étant reconnu de s’assurer de la force des liens, des rôles de chacun et du sien différent avec chacun, ce qui lui permet d’affirmer son identité, de s’assurer de la qualité de ses appartenances tout en retrouvant son statut, son rang et sa place légitime dans sa maison et sur son île et pour chacun de retrouver une place, un rang et un rôle légitime et la vie peut reprendre.
56Or la question de la reconnaissance et des appartenances est au cœur de toute thérapie systémique.
57Si l’Odyssée peut être considérée tout entière comme une métaphore de la thérapie, il y a dans l’Iliade aussi d’autres exemples encore d’action thérapeutique dans d’autres contextes.
58Thétis représente pour moi une sorte de thérapeute. Je pense à Héphaïstos et le rôle de Thétis auprès de lui et sa famille. Héphaïstos est le fils de Héra et de Zeus. Il est très laid et, quand il est petit enfant, Zeus, un jour de colère, le prend par le pied et du haut de l’Olympe le jette au loin sur la terre. Héphaïstos tombe sur l’île de Lemnos, à ½ mort, estropié, sa vie durant il boîtera des 2 jambes, écrit Homère. Il est sauvé par Thétis, une déesse des mers. Thétis le recueille puis le cache dans un volcan, sans doute l’Etna ou le Stromboli. IL vit là à l’abri de la vue de Zeus, et apprend le métier de forgeron que les cyclopes lui enseignent. Il devient un forgeron habile, un véritable orfèvre.
59Thétis représente pour moi le 1er tuteur de résilience, un pilier de développement. Elle me fait un peu penser aux thérapeutes qui travaillent dans le domaine de la maltraitance faite aux enfants. Elle recueille, protège Héphaïstos, lui fait confiance et lui permet d’apprendre un métier et enfin de retrouver une place dans l’Olympe auprès de Zeus, Héra et tous les autres dieux.
60En effet, Héphaïstos deviendra le forgeron des dieux, apprécié de tous : il forgera, entre autres, le sceptre d’or de Zeus, des bijoux pour Héra, l’arc et les flèches d’Apollon, les sandales d’Hermès, le trident de Poseïdon et enfin la cuirasse, les armes et le bouclier d’Achille, à la demande de Thétis de nouveau.
61Il trouve même, devenu adulte, une place de choix entre ses parents, une place de conseiller bienveillant et avisé. Ainsi, il peut apaiser les disputes incessantes et violentes entre Zeus et Hera, y mettre fin et apaiser tous les autres dieux toujours inquiets lors de ces disputes. Pour les dieux il est « le grand Héphaistos », il est pour moi un bel exemple de résilience.
62Il y a donc tout ce qui nous concerne dans Homère.
63C’est un récit, un très beau récit. En ce sens, il est différent de l’histoire, n’y cherchons pas l’histoire vraie, pas la vérité historique. Mais il nous a été transmis depuis plus de 2 000 ans et continue de fasciner car il raconte des mythes anciens et la vie mythique des anciens qu’il nous permet de découvrir, si loin et si proches de nous.
64L’idée de récit est centrale. Le récit n’a pas pour but de transmettre la vérité. Semblable aux récits de l’Iliade et l’Odyssée est le récit que nous font nos patients et que nous aidons nos patients à faire de leur vie, de leurs problèmes, de leurs souffrances et que les familles et les couples dans le temps où ils le font nous donnent à voir, à nous représenter. Bien sûr, la vie ne se réduit pas à un récit, mais le récit qu’on fait de sa vie nous permet de lui trouver un sens et de déboucher parfois sur d’autres issues, d’autres suites, dans la reconnaissance de ce que l’on est, de ce qui nous a construit, de ce que l’on veut, et ce que l’on peut.
65La psychothérapie comme la formation seraient un récit et ceci même si, bien sûr, thérapie et formation ne se confondent pas. Un récit que patients et thérapeutes, que formateurs et étudiants se racontent ensemble. Un récit qui donne sens et corps et permet de se découvrir et découvrir les autres autrement.
66La thérapie et la formation seraient un récit qui permet la transmission et qui se déroule à travers la transmission, que l’on découvre en le vivant et en le construisant.
67Pour moi, alors, la transmission serait ce qui donne à découvrir. Elle donnerait un autre regard qui permettrait de découvrir de nouvelles choses, une nouvelle manière de voir les choses et le monde et les autres et nous-mêmes et qui permet aussi de découvrir un nouveau sens, un nouveau chemin. La transmission donnerait l’envie de découvrir, ce qui fait mon bonheur comme thérapeute et comme formatrice quand j’y arrive.
68Louis a 6 ans. Voici un petit garçon qui m’a transmis son histoire, qui m’a donné à découvrir, à recevoir, à apprendre.
69Louis, après avoir perdu ses parents dans un début de vie terrifiant, a été placé en institution puis admis à l’adoption depuis peu. Ses parents adoptifs demandent d’être accompagnés. Louis est leur seul enfant.
70Ils viennent à 3 et Louis est bien au courant de ce pourquoi ils viennent.
71Il me demande de dessiner. Il prend une feuille de papier et me dit qu’il va dessiner qui il est et qu’elle est son histoire. Il écrit alors le nom de famille de ses parents adoptifs, puis dessous il dessine ses parents et lui-même et écrit les prénoms de chacun. Il nous raconte son dessin puis il vient près de moi et me dit : « Maintenant ça va être triste. J’ai un peu peur… » je lui demande s’il est certain de vouloir continuer, il acquiesce et retourne la feuille, cachant ce qu’il vient de représenter. Il dessine, alors sur le dos de la feuille, le drame arrivé après sa naissance, drame qu’on lui a raconté en institution et qu’il me raconte. Très vite ensuite il retourne la feuille et la dépose sur la petite table entre nous ne laissant plus voir que son 1er dessin. Il me regarde et me dit, avant d’aller se réfugier sur les genoux de son père : « La prochaine fois, je t’apporterai les albums photo et je te les montrerai. »
72Ce qui me touche c’est la spontanéité de Louis, sa liberté à penser, à dire, se dire. C’est aussi cette manière en dessinant passé et présent de chaque côté de la même feuille de me montrer que les 2 sont inexorablement liés, constitutifs de lui. Et que le présent contient quelque chose encore à vivre, à découvrir, à construire et qui ne sera pas la poursuite de son passé fracassé, mais un nouveau chemin rempli d’espoir et de nouveaux possibles.
73Merci à Louis, de m’avoir donné cela et permis de le découvrir.
74Bien sûr, pour que cela puisse advenir, qu’il y ait rencontre, échange et découverte, un minimum d’empathie est nécessaire. Je pense à un couple vu récemment.
75Ils ne m’étaient pas sympathiques. En temps normal j’aurais fait quelque chose pour qu’ils le deviennent. Cette fois je n’ai pas même essayé. Je ne suis pas entrée dans la tempête avec eux. Je n’ai pas voulu de leur guerre, je ne me suis pas laissé toucher par leur mise en scène – il y avait de cela – je n’ai pas songé à les en sortir, je me suis contentée de faire appel à mon pilote automatique. J’ai travaillé avec ma tête pas avec mon cœur. Très rapidement, j’ai fait un recadrage qui donnait sens à leurs disputes et conflits incessants. Un beau recadrage dont j’étais presque fière. 3 jours après, ils m’ont téléphoné pour annuler le rendez-vous suivant sans un mot d’explication. Je n’en avais pas besoin. Je savais que si mon recadrage avait du sens pour moi, peut-être n’en avait-il pas pour eux et surtout je l’avais fait froidement sans avoir tenté de les rencontrer vraiment, sans résonnance entre eux et moi et sans essayer d’en trouver une ni même chercher ce qui en moi pouvait faire obstacle. Absence totale d’affiliation et d’empathie et donc de vrai travail.
76J’ai travaillé avec ma raison tout comme le fait Nestor dans l’Iliade. Nestor est roi de Pylos, il est plus âgé que les autres rois grecs, il est plus sage et on fait appel à lui pour régler les conflits entre chefs et rois de l’armée, comme dans certaines équipes on fait appel à un superviseur dans des moments difficiles. Nestor est de bon conseil, il peut se placer entre les partenaires, développer les aspects positifs de chacun, expliquer la position de chacun, parfois proposer des solutions parmi lesquelles souvent un choix possible réunit les adversaires et les apaise. Mais, au début de l’Iliade, un conflit éclate entre Agamemnon et Achille.
77Le conflit est violent, des injures s’échangent et Agamemnon, en mesure de rétorsion, va ravir le butin de guerre d’Achille dont la belle Briseïs.
78Nestor intervient auprès d’eux mais face à Achille dont la colère est énorme tant le comportement d’Agamemnon le blesse et l’humilie, et tant la perte de Briséïs le rend malheureux, la raison ne peut rien et Achille se retire dans sa tente et refuse d’encore combattre aux côtés d’Agamemnon.
79Lorsque les émotions gouvernent les relations la raison est inefficace ou au moins insuffisante. C’est alors particulièrement qu’il nous faut faire appel à nos émotions et les utiliser dans la relation thérapeutique à la recherche de résonnance et d’affiliation.
80J’ai trouvé plus loin dans l’Iliade un magnifique exemple d’empathie et d’affiliation, cela de la part d’Achille justement, le fougueux Achille, le fier Achille retiré dans sa tente pendant de si nombreux jours. Il ne reprend le combat que pour venger son ami Patrocle tué par Hector, il tue Hector. Ensuite, dans la rage et la douleur que la perte de Patrocle lui cause et qui semblent ne pas devoir s’apaiser, il traîne le cadavre d’Hector durant 8 jours autour du tertre où est enterré Patrocle, refusant de le rendre aux troyens, refusant qu’on lui rende les honneurs et l’enterre selon la tradition.
81Homère nous décrit une entrevue entre Achille et Priam, roi de Troie, et père de Hector. Cette entrevue, favorisée par les dieux, se passe dans la tente d’Achille.
82Priam entre le soir dans la tente et s’agenouille devant Achille, lui prend la main et lui parle.
83Achille se laisse toucher par Priam qui trouve les mots qui vont les réunir. Priam lui parle de son vieux père qui est loin, de lui-même, vieux aussi et père comme le père d’Achille, il parle de son fils Hector qu’il a perdu et de Achille qui est un fils, lui aussi, vivant quoiqu’éloigné de son père. Achille en est ému, il pense à son propre père que peut-être il ne reverra plus et à son ami Patrocle, mort. Il est touché par la douleur de Priam et le rejoint. Ils pleurent tous 2 ensembles.
84Achille peut alors comprendre la douleur de Priam. Il abandonne sa colère comme sa cuirasse et ses armes réelles comme symboliques et peut agir, comme le dit Zeus d’Achille, lors d’une assemblée des dieux : « en homme sensible, ni inconsidéré, ni impie ».
85Achille accepte de rendre la dépouille d’Hector à Priam, l’enveloppe auparavant d’une très belle étoffe, le fait installer sur un char pour que Priam puisse le ramener à Troie sans encombre. Ensuite, par la force de son engagement auprès de Priam, il obtient de l’armée grecque entière l’arrêt des combats, Agamemnon y compris malgré leur différend et leur hostilité réciproque. Il impose une trève de 10 jours aux 2 armées pour que Priam et sa famille et tous les troyens puissent rendre hommage à Hector et selon la tradition lui donner une sépulture digne de lui. C’est ceci qui met fin à l’Iliade. Voici une belle leçon et qui nous vient de loin.
86Ceci me fait repenser à un couple que j’ai vu il y a longtemps mais que je n’ai jamais oublié. Lorsqu’ils sont arrivés j’ai eu un 1er mouvement de recul même de rejet. Le mari était d’une laideur effrayante accentuée par une alopécie totale- ni cheveux, ni sourcils, ni cils, ni poils.
87Je le trouvais repoussant et ennuyeux, tout engoncé qu’il était dans son sens du devoir et de l’honneur, loin de sa femme et je ne comprenais pas ce que sa femme faisait avec lui d’autant qu’elle se plaignait d’une grande solitude. Elle s’occupait seule des enfants et du ménage et ne voyait pas grand monde. Et je dois ajouter que ses plaintes m’agaçaient. L’un et l’autre, dans leur couple renforçaient sans le vouloir le comportement de l’autre. Cependant ils devaient être attachés l’un à l’autre puisqu’ils demandaient d’être aidés à retrouver l’entente passée.
88Alors, je me suis obligée à me les représenter autrement et pour y arriver à faire un travail personnel en utilisant mon superviseur interne (P. Casement) Je savais depuis l’adolescence pour l’avoir rencontré chez l’un de mes proches, que l’alopécie et d’autres problèmes de pilosité étaient souvent liés à un choc affectif à la suite d’une perte brutale et traumatisante.
89Pour commencer, je me suis alors intéressée à la vie du mari, à son histoire et comme j’étais curieuse, pour me détourner de son aspect physique repoussant, je suis partie à la recherche de ce qui pouvait me toucher en lui. Il m’a alors tellement émue en m’ouvrant son cœur et son histoire que j’en ai oublié son aspect physique et le mieux c’est que sa femme s’est mise à le regarder, à s’étonner, à lui poser des questions ce qu’elle avait renoncé à faire depuis la naissance des enfants. La thérapie de couple a pu commencer, j’étais pleinement engagée avec eux et responsable de notre travail.
En conclusion
90La transmission donnerait donc à découvrir et une transmission réussie donnerait alors l’envie de découvrir.
91En psychothérapie comme en formation et supervision, partir à la recherche de ce qui va nous toucher, nous parler, que cela se situe dans la réalité ou dans les représentations, dans les mythes fait partie du processus d’affiliation qui permet de rencontrer les patients, les étudiants. Cela permet d’entamer et poursuivre le processus thérapeutique ou le processus de formation et de supervision et s’y engager pleinement. Chacun devient responsable de la relation et du processus thérapeutique ou formatif. La transmission s’y inscrit naturellement car elle nait de la relation, s’appuie sur la relation et s’ancre en elle tout en la transcendant.
92Novembre 2019
93Congrès IEFSH
Bibliographie
- Casement P., A l’écoute du patient – PUF. 1988.
- Elkaïm M., Où es-tu quand je te parle – Ed. Seuil 2014 et de nombreux autres…
- Hirsch S., Entretien avec Claudio Piccirelli et Annig Segers-Laurent in. Cahiers de Psychologie Clinique n°40. Ed. De Boeck.
- Homère, L’Iliade. Traduction Mario Meunier – Ed. Classique de poche 1856-1972.
- Homère, L’Odyssée. Traduction Victor Bérard – Ed. Folio classique 1931-1999.
- Longneaux J-M, Conférence sur l’identité à Forestière, octobre 2019.
- Miermont J., Ecologie des liens. essai – Ed. ESF coll. Communication et complexité, 1993.
- Neuburger R., Le mythe familial. Ed. EFF, 1995.
- Neuburger R., Les familles qui ont la tête à l’envers. Ed. Odile Jacobs, 2005.
- Neuburger R., Les territoires de l’intime. Ed. Odile Jacobs, 2005.
- Neuburger R., Exister – le plus intime et fragile des sentiments. Ed. Payot, 2012.
- Neuburger R., Et de nombreuses rencontres à Paris et à Forestière.
- Segers-Laurent A., D’Ithaque à Ithaque – in Cahiers critiques de thérapie familiale et pratique de réseaux. N° 37 – Lieux et liens familiaux. Ed. De Boeck, 2006.
- Tesson S., Un été avec Homère – Ed. France Inter coll. Equateurs Parallèles, 2018.
- Vernant J.P., L’univers, les dieux, les hommes. – Ed. Seuil, 1999.
- Yalom I., Créatures d’un jour. Ed. Le livre de poche, 2015.
Mots-clés éditeurs : métaphore, formation, formateur, Homère, processus, psychothérapie systémique
Date de mise en ligne : 25/02/2021
https://doi.org/10.3917/cpc.056.0191