Couverture de CPC_055

Article de revue

Butor ou la rencontre intersubjective à l’épreuve du handicap mental

Pages 317 à 328

Notes

  • [1]
    Le vivant et l’inanimé, la vie et la mort, l’humain et le non humain, le masculin et le féminin, l’enfant et l’adulte… représentent autant de paires contrastées dont les termes ne peuvent se penser et se définir l’un sans l’autre…
  • [2]
    G. Szwec, Les galériens volontaires, Paris, PUF, 1998.
  • [3]
    D. Anzieu, Les signifiants formels et le Moi-peau in Les enveloppes psychiques, Paris, Dunod, 1987.
  • [4]
    On voit poindre ici le fantasme originaire d’une peau commune à la mère et l’enfant décrit par D. Anzieu (1985) dans Le Moi-peau. Butor vit l’expérience de la séparation comme un arrachage de la peau commune.
  • [5]
    Le mamanais est cette langue que la mère parle à son bébé, faite de pics prosodiques, alternant surprise et plaisir, lui communiquant son émerveillement.
  • [6]
    « Lalangue » est un néologisme lacanien né d’un lapsus de Lacan en novembre 1971. Le terme signifie la langue maternelle, transmise par la mère ou toute autre personne en place de premier Autre. La « Lalangue » représenterait une langue d’avant le langage, ce qui de la langue entre en résonnance avec la jouissance.
  • [7]
    O. Avron, La pensée scénique. Groupe et psychodrame, Toulouse, Érès, 1996. Par « effets de présence », O Avron entend ce qui se produit et s’organise spontanément entre les membres d’un groupe en termes de rythmes et d’énergie quels que soient le sexe et l’histoire du participant.
  • [8]
    J.-A. Miller, « Jacques Lacan et la voix », in La voix, Actes du colloque d’Ivry, Lysimaque, 1989.
  • [9]
    P.-L. Assoun, Le regard et la voix, Leçons de psychanalyse, Paris, Anthropos, 2013.
  • [10]
    P. Aulagnier, La violence de l’interprétation, Paris, PUF, 1975. Le « désir de non désir », « désir de ne pas avoir à désirer » concentre les pulsions de mort. En cela, il s’oppose au « désir de plaisir » si l’on consent à reconnaître en ce dernier l’intrication des pulsions de vie et des pulsions sexuelles.
  • [11]
    P.-L. Assoun (2013) voit dans le chant des Sirènes une version stylisée du cri de l’enfant quand il naît.
  • [12]
  • [13]
    D. Marcelli, Entre les microrythmes et les macrorythmes : la surprise dans l’interaction mère-bébé, Spirale, 44, 2007. Par le « manquement », D. Marcelli évoque une part de manque qui crée le désir.
  • [14]
    Souvent il répète le nom, le prénom d’un résident qu’il poursuit jusqu’à provoquer sa colère au point de le frapper pour le faire taire.
  • [15]
    R. Roussillon, La dépendance primitive et l’homosexualité primaire « en double », RFP, vol. 68, PUF, 2004.
  • [16]
    D. W. Winnicott, Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant, in Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1971.
  • [17]
    J. Lacan, Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique, in Écrits, Paris, Le Seuil, 1949

Le corps du handicap : une figure de l’étrangeté

1Le sujet porteur d’un handicap mental se serait-il trop attardé dans les contrées de l’infantile ? Les représentations de cet enfant-pas-comme-les autres oscillent sur un continuum qui s’étend des territoires gelés de l’enfance éternelle aux confins de la polymorphie perverse. Le corps du handicap, objet d’une fantasmagorie sexuelle souvent archaïque et brutale, met magistralement en scène les figures de l’écart et de la déviance. Sa déformation en écho à la carence mentale qui le caractérise et conjuguée aux agirs pulsionnels témoigne chez lui d’un défaut d’inscription dans l’ordre symbolique, au nouage des différenciations structurales fondant la catégorie de l’humain [1]. Figure de la dégradation, l’atteinte au corps nous confronte au premier regard à l’image d’une humanité appauvrie.

2Butor représente l’une de ces figures de l’étrangeté radicale. Trisomique, âgé d’une quarantaine d’année, l’homme courtaud, au visage poupin et au corps déformé et pantelant, nous convoque en un temps où le sujet adulte conserve toutes les fragilités et insuffisances liées à sa néoténie présumée. Il n’est rentré dans aucun des apprentissages cognitifs élémentaires ; il ne possède pas les codes sociaux. Il s’exprime dans une élocution difficile qui rend son propos souvent abscons. Disposant d’un matériel génétique défectueux, démuni face aux exigences du vivant, Butor a plus que jamais besoin d’un autre secourable à ses côtés. Il a partagé la vie émotionnelle d’une mère qui, malgré sa grande sollicitude et tous les soins qu’elle lui a prodigués au fil des ans, n’a pu lui transmettre sa capacité à reconnaître le monde, encore moins à le traduire. Il a perçu, dès son immersion dans les flux mécaniques de la phase embryogénique, la charge libidinale d’amour et/ou de haine exprimée dans sa voix, ses gestes, ses caresses ou retraits. Ces premières séquences rythmiques – qui participent activement à la construction des premières enveloppes psychiques – contiennent en germe les prémices de la séduction maternelle dans sa double valence d’investissement de l’infans et de contre-investissement désubjectivant lorsqu’elle se fait interminable. Au plan somatique – outre l’aspect génétique que l’on ne peut négliger –, la peau de l’homme, abîmée, rougie, eczémateuse ou crevassée témoigne de la difficulté à maintenir le contact. La peau malade image le défaut d’intériorité : Butor ne dispose pas d’un espace interne où loger ses angoisses. Pas de lieu d’inscription au-dedans où pourrait se développer pleinement un processus de mentalisation qui part nécessairement du corps et duquel s’origine la pensée.

3À sa naissance, Butor fut accueilli dans la famille. On l’investit, on le stimula. Il développa des compétences : on l’initia à nombre d’activités… Il s’exerça à la randonnée, au ski, à la natation. L’accueil en foyer d’hébergement et l’orientation en ÉSAT représenta pour ses proches l’opportunité d’entrer dans de nouveaux apprentissages. Mais aussi et surtout d’apprendre à la mère dévouée et au fils tyrannique, à se séparer.

4Au bord de l’allée centrale du lieu de vie, on le trouvait souvent qui sanglotait jusqu’à l’épuisement. Dans ces moments, apparaissait un bébé hurlant noyé dans un chagrin inextinguible. Psychologue en foyer d’hébergement, je le rencontrai à la demande de l’équipe éducative mise à mal dans son accompagnement. Celle-ci pointait l’omnipotence de l’homme rétif aux apprentissages du quotidien, son affliction qui ne passait pas, l’excitation constante qui le traversait et s’exprimait dans des compulsions déambulatoires, des absorptions massives de nourriture, des masturbations intempestives… Sollicité, Butor accepta avec empressement ces temps qui lui allaient lui être consacrés.

Une rythmicité de base

5Il lui fallut l’expérience de nombreuses rencontres pour que se représente dans son espace mental un peu de ce temps à deux que je lui proposais. En séance, Butor délivrait dans des mots désarticulés, un message inaudible. Mais son corps parlait par le geste et la voix. Assis de biais, yeux mi-clos mais agrippés à mon regard, baragouinant des mots peu distincts qu’il répétait à l’envi, l’homme projetait son buste d’avant en arrière dans un balancé qui faisait enveloppe et l’apaisait. Ces « procédés auto-calmants » (Szwec, 1998) [2] s’inscrivaient dans un rythme binaire qui rappelait les premiers rythmes fondamentaux intra-utérins puis ceux plus tard de la tétée. Une rythmicité de base semblait se construire qui se reconfigurait à chaque nouvelle rencontre et produisait une alternance entre temps de liaison et de déliaison, temps du rapproché et de la césure, de la séparation et des retrouvailles. Ce rythme de sécurité était effort pour adhérer à la surface du corps de l’objet qui ne cessait de se dérober. Se berçant, Butor dessinait autour de soi une sorte d’enveloppe virtuelle… qui nous enceindrait lui et moi dans l’espace du bureau. Comme une peau, une entourance de plus par-delà les murs pour nous tenir ensemble. Et ce jusqu’à la disparition de la perception du corps pris dans ce mouvement au profit d’une pure sensation auto-créée. C’est ainsi qu’il s’éprouvait vivant.

6Les sonorités, la gestuelle se déployaient dans le jeu sans fin de la répétition luttant contre le vide de sens, affirmant la présence de l’homme et représentant autant de tentatives de le verticaliser, de l’inscrire dans le lien. Cette opération d’accordage et de régulation rythmique manifestait un fonctionnement interpsychique qui nous inscrivait dans une intersubjectivité. La gestuelle stéréotypique racontait une histoire en négatif, celle d’un contour enveloppant qui autrefois fit défaut, celle d’une rencontre qui ne put s’amorcer suffisamment, témoignant de la présence d’un objet indisponible, absent ou indifférent, à qui l’on continuerait inlassablement de faire signe. « Signifiant formel » (Anzieu, 1987) [3], elle constituait le premier récit scénarisant l’expérience d’une rencontre manquée mais qui par sa réédition devenait partageable en tant qu’elle constituait une adresse à l’autre. Par cette dynamique d’enveloppement – à laquelle participait la voix – un processus de transformation/symbolisation se mettait en route, qui œuvrait à la cohésion du Moi. À charge pour le psychiste de lâcher sur un sens à découvrir à l’endroit d’une parole qui se cherchait et d’accepter de se laisser bercer dans cette expérience de peau commune [4]. Les stéréotypies auto-calmantes avaient un effet positif, limité cependant. Elles répétaient une excitation motrice perceptivo-sensorielle sans pour autant accéder à la décharge, à la satisfaction. Elles calmaient l’homme dans la recherche d’une excitation à bas bruit qui se réitérait. Mais le rythme comme tentative d’élaboration d’une liaison intrapsychique de l’excitation, témoignait néanmoins du travail des pulsions de mort. Ils répétaient le traumatisme tout en faisant écran aux angoisses que produisait cette dynamique.

7Si le rythme ouvre à une tentative de symbolisation, il scénarise aussi la séparation jamais accomplie car prise dans la répétition permanente. Un vécu de continuité narcissique se développait dans le temps de la séance qui allait peu à peu rendre tolérable la séparation. Les manifestations d’angoisse, les pleurs, les cris s’atténuèrent. Au fil du temps se construisait un fond de permanence qui permettait à Butor d’élaborer la perte momentanée de l’autre, de vivre la discontinuité psychique qu’elle représentait, défaite des affects de détresse. Il procurait un certain apaisement.

Avant le sens, la voix, le rythme

8L’homme connaissait manifestement la fonction phatique du langage. En début d’entretien, il prononçait quelques formules, toujours les mêmes. Je considérais ces paroles rituelles souvent incompréhensibles comme d’étranges sésames qui ouvraient à la relation et n’avaient de sens que pris dans le transfert. Ces manières de phrases ne renseignaient guère sur la demande concrète mais elles appelaient une parole en réponse. Elles avaient vocation à créer le lien, elles établissaient, elles soutenaient le contact. Le contenu sémantique du message importait peu ; il s’évanouissait dans la répétition du même. Restait l’appel à l’autre et l’agrippement verbal que produisait l’adresse.

9Dans nos entretiens, le sentiment d’étrangeté dominait. Je pris conscience que je ne m’adressais pas tout à fait à Butor comme aux autres résidents. En réponse aux séquences phrastiques qu’il répétait dans une sorte de mélopée intarissable, ma voix, mes intonations devinrent chantantes. Elles s’efforçaient de suivre son rythme, la hauteur de sa voix. Dans ses origines et ses effets, la langue de Butor était rythme avant d’être sens. Ce faisant, ma voix se calait sur les modulations de son chant. En vérité, je lui parlais dans une langue que nous seuls avions en commun, une langue que nous bâtissions ensemble pas à pas. Je parlais un mamanais [5] qui répondait à « lalangue » (Lacan) [6] de Butor. Fallait-il y entendre le lointain écho d’une conversation mère-infans qui, lors de la rencontre inaugurale avec le handicap, n’avait pu sereinement s’amorcer, oubliant le sujet lui-même ? Une langue qui résonnait avec la part la plus archaïque du langage dans le rythme qui la fondait ?

Entre scénarisation et symbolisation

10L’activité de langage en tant qu’elle est rythme fait l’expérience du monde. Elle fait le monde plutôt qu’elle n’en rend compte. Le langage, c’est le corps qui parle dans un geste, une posture, un visage, une voix… adressés et auquel l’autre répond. En cela le rythme est mode de signifier et non de faire-valoir du sens. C’est une langue dont la fonction de holding donne corps au sujet par ses jeux de scansion et le (re)narcissise. Butor me répondait, empressé, m’inondant de son jargon qu’il utilisait avec délectation. Des « effets de présence » (Avron, 1996) [7] mutuels se construisaient et s’organisaient entre nous, qui créaient et soutenaient le contact. Nos échanges verbaux avec leurs prosodies, leurs intonations, leurs silences comme nos corps en présence à travers nos regards, nos attitudes d’ouverture ou de fermetures gestuelles étaient des figurations du toucher.

11En pratiquant cette langue première, ne se parlait-on pas ensemble d’une émotion, d’un affect, liés à l’expérience pulsionnelle ? Après une période de trouble née du caractère quasi « scandaleux » – car si peu orthodoxe – de l’échange, mon étonnement de voir Butor aussi participatif se conjugua à un plaisir persistant. Plaisir de le garder présent à moi, de susciter l’envie chez lui de faire à sa façon son récit au moyen de phonèmes-mots évoquant des pans de son vécu. Je m’imaginais dans les mêmes dispositions d’une mère surprise et conquise par le propre plaisir que son enfant prenait dans l’échange.

La voix de la mère

12La voix de la mère représente le tout premier objet pulsionnel. Le fœtus entend la voix maternelle dans la caverne utérine dès avant que l’infans à la naissance ne saisisse l’objet du regard. Le voir n’acquerra sa pleine fonction au service du développement de l’activité mentale qu’après la naissance de l’infans. Une définition de la voix nécessite de situer cette instance dans l’entre-deux du champ du langage et de la fonction de la parole. Le langage précède la parole, laquelle le constitue et s’enrichit de sens et de signification. Mais la voix s’impose sur un autre registre que celui du sens. Elle produit du sonore. Elle produit aussi un en-plus autre que du pur sonore : elle dit les émotions, les affects. Le « être entendu » de l’infans par le premier objet, nous parle de la qualité du lien à l’autre, en particulier quand le langage articulé se révèle problématique, là où le sujet semble être resté collé au « son pur de la voix » maternelle (Miller, 1989) [8]. La voix – comme le regard – est directement impliquée dans la séduction maternelle au plan inconscient. Lorsqu’elle est tempérée, c’est-à-dire quand l’enfant qui y est confronté ne devient pas objet exclusif de l’objet, la séduction s’exprime en quelque sorte dans un processus qui lui permet d’être au contact de son propre désir.

13Ces deux pulsions scopique et invocante fonctionnent sur le modèle de la première dyade pulsion orale/pulsion anale (sein/fèces). P.-L. Assoun (2013) [9] qui reprend l’hypothèse lacanienne propose que « l’objet oral (soit) référé à la demande à l’Autre, l’objet anal à la demande de l’Autre : en regard et en écho, l’objet scopique sera référé au désir à l’Autre et l’objet vocal au désir de l’Autre ». Il existe une analogie structurelle entre les objets oral-scopique et anal-vocal, chaque dyade reflétant des postures pulsionnelles référées à la demande et au désir selon ses modalités spécifiques. Le besoin, lorsqu’il taraude l’enfant, l’oblige à solliciter l’autre. L’oralité se présente comme demande à l’autre d’un objet dont il est dépourvu. À l’inverse, le fonctionnement de l’analité suppose que l’enfant produise lui-même son objet (les fèces), lequel sera susceptible de répondre à la demande d’un autre et en cela de se métaphoriser en objet de jouissance. Le regard s’inscrit dans l’adresse d’un désir à l’autre tandis que la voix suppose que l’autre puisse capter l’objet vocal émis et le restituer à l’enfant sous la forme d’un appel. Mais Butor est resté fixé au premier terme d’une demande primordiale d’aide absolue sur le modèle de la fixation orale. Avec lui, le cri reste suspendu, dans l’attente d’un destinataire qui pourrait, en lui restituant un sens, l’autoriser à entrer dans une perspective subjectivante.

14En deçà des mots, quand elle ne se réduit pas à des entités sonores, la voix est une modalité expressive corporelle manifestant le degré d’intégration psychique du vécu pulsionnel. Le monde des sons et leurs respirations, le bain de vocalisations que Butor me fait partager m’immergent dès les premiers instants de la rencontre dans un temps mythique, un temps du paradis perdu où règne l’indifférenciation, état de quiétude, de « désir de non-désir » (Aulagnier, 1975) [10] qui représente le désir originaire de retourner à l’état de fusion avec le premier objet. Quelle langue Butor parle-t-il donc, qui produit un tel effet chez l’autre ? C’est une langue qui nous transporte en pensée jusqu’aux confins des eaux siréniques pleines de la voix envoûtante des étranges créatures. Butor a-t-il jadis entendu leur appel ? Se serait-il laissé charmer ? Sa voix se confond en un cri, lointain écho du cri des premiers temps, qui n’a pu ni disparaître, ni trouver d’adresse [11]. Il parle une langue indéchiffrable. C’est la langue du collage, de l’indifférencié ; c’est la langue de l’incestuel.

Le bébé hurlant

15Butor nous apparaît dans un premier temps comme un bébé hurlant agrippé au pur son qu’il refuse de lâcher. Mais qu’est-ce que le cri de l’infans ? Que représente-t-il ? Quel sens peut-on lui trouver ? Le cri inaugure la venue au monde. Il est décharge motrice liée à une excitation interne et qui témoigne d’un état de déplaisir, aux commencements de l’existence du sujet. Le cri est l’expression vocale d’une souffrance au moment du passage de l’utérin à l’aérien, à l’endroit où le souffle du monde pénètre dans le corps du nouveau-né. D’abord manifestation d’une angoisse originelle pour celui qui, encore inachevé, émerge au monde, il exprime dans un second temps la douleur de la séparation. Il révèle le dénuement de l’être, son Hilflosigkeit que seule la personne secourable peut aider à surmonter. Il reviendra plus tard, provoqué par l’excitation interne liée aux besoins biologiques de faim et soif. Il est à l’origine « cri pur » (Vives (2008) [12], sans adresse et tout en son, seulement caractérisé par le timbre, la hauteur, l’intensité de la voix. Il est première satisfaction de l’infans face à la poussée pulsionnelle. De « cri pur », il devient « cri pour » (Vivès 2008), c’est-à-dire appel au moment où l’autre maternel répond par le médium d’une voix porteuse de signification dans la parole, soutenue de son propre désir. La voix est ce réel du corps que l’infans va devoir perdre dans sa matérialité pure, ce point de captation soumis au refoulement originaire, pour qu’advienne la parole. Elle est du corps avant d’être humanisée, ordonnée selon la loi du langage. « La parole fait taire la voix » (Vivès, 2008). L’enfant qui perd la voix comme objet pulsionnel est en route pour s’approprier sa part de subjectivité.

16Mais Butor est né génétiquement fragilisé. Butor n’a jamais quitté la configuration symbiotique. Plus que le « manquement », ce « symbole du défaut » (Marcelli, 2007) [13] qui eût défait dans la relation mère-infans la potentialité d’une emprise réciproque et eût tiercéïsé la relation duelle, c’est le registre du manque de l’objet qui, chez lui, est agissant. L’homme n’a pas intériorisé l’objet dont la vacance le laisse démuni face à l’afflux d’excitations qui le déborde. Le processus de subjectivation achoppe. La voix apparaît comme matérialité sonore et non porteuse d’une parole signifiante. Butor se fait l’écho d’une voix qui rend mutique ou qui déclenche l’incompréhension, jusqu’à l’hostilité de ceux qui l’entourent [14]. Néanmoins, dans nos rencontres, cette voix et ce qu’elle transporte en termes d’affect ne demande qu’à être réceptionnée, qu’à être entendue… Et c’est là, je crois, le sens du travail au long cours entrepris avec lui.

17La pensée s’origine dans l’écart qui permet d’élaborer dans le registre de la représentation et de l’abstraction des modèles prototypiques, lesquels vont pouvoir dans un second temps se mesurer à l’expérience réelle. Pour que le processus se soutienne, la présence active de l’enfant est nécessaire qui s’ajoute à celle, sollicitante, de la mère. Cette co-construction communicationnelle a des vertus essentielles. Elle est fondée sur le partage d’affects, sur un échange poly-sensoriel qui a lieu dans une co-modalité perceptive. Ainsi le message de l’un passe par un canal auquel répond le message de l’autre qui emprunte un autre canal. Au regard répond la voix ou le toucher… Le transfert des messages arrivés par un canal s’effectue dans un autre. Ce processus communicationnel complexe soutient l’acquisition du langage et plus largement l’entrée dans tous les apprentissages à venir qu’ils soient cognitifs ou sociaux.

18L’expérience fondamentale de la découverte et du plaisir partagés constitue un premier fond représentatif mobilisable tout au long de l’existence. Mais quand survient l’enfant mal fait au regard de la norme, ce fond représentatif se constitue à l’aune du déplaisir. Sa valeur messagère, dans les émotions et les affects éprouvés et transmis, s’en trouve âprement modifiée. Quid de la surprise et de l’émerveillement de la mère devant l’enfant Butor ? Ces éprouvés semblent trouver bien davantage leur équivalent dans la sidération et dans l’effroi.

19La scène que je partage avec Butor met en jeu une part de ce qui n’a pu se constituer autrefois entre l’objet et l’enfant trop peu conforme aux attentes parentales. Est à l’œuvre dans la rencontre que je soutiens avec lui, une expression de ce processus d’échoïsation de la dynamique pulsionnelle à travers un premier niveau représenté par le « partage esthésique » (Roussillon, 2004) [15] – défini par les sensations corporelles et appartenant au registre sensori-moteur – et un second niveau représenté par le partage d’affect. Parmi les sensations corporelles, la voix est initialement objet corporel qui acquiert une dimension psychique à la condition d’être investie comme objet pulsionnel lors de l’instauration du lien objet-infans en tant qu’ils sont corps distincts. La pulsion est éminemment porteuse de sens et de message dans son adresse à un autre. En cette occurrence, c’est le psychiste qui réfléchit à l’accueilli une part de son état d’être au monde, assumant le rôle de « fonction miroir identifiante » (Roussillon, 2004) de son état interne. Il s’agit bien de se laisser sidérer par la rencontre pour se dé-sidérer dans un second temps qui ouvre au plaisir à être ensemble. Cette fonction permet à Butor et au psychiste d’éprouver ensemble un plaisir suffisamment partagé. Le processus rappelle le rôle de miroir que représente le visage de la mère tel que l’a décrit Winnicott. C’est une « mère (qui) regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle voit » (Winnicott, 1971). Qu’a vu Butor dans les yeux de la mère ? Le trouble ? La déception ? La détresse ? Comment se voit l’enfant qui a chu de sa position d’enfant merveilleux ? Comment l’objet peut-il pleinement remplir les fonctions de « holding », de « handing » et d’ «objet-presenting » (Winnicott, 1971) [16] qui participent du processus de maturation du Moi du sujet, sauf à faire preuve d’une sollicitude qui masque la haine ? Comment bercer cet enfant-là, dans un plaisir partagé ? Butor n’éprouva assurément pas la jubilation narcissique de celui qui, soutenu par la voix et la parole maternelles, se construit sujet, identifié à l’image du miroir qui lui promet son unité [17].

Conclusion

20Butor plus encore qu’un autre, perçoit un écart entre l’image du miroir et les désordres internes pulsionnels. Cependant, bien qu’il soit resté immergé dans l’état narcissique primaire qui ne trouve pas de fin, il fait aujourd’hui l’expérience d’être tenu, porté, reconnu sous l’effet de la voix et du regard d’un autre. Butor rencontre une image vivante, probablement inédite de lui à travers un partage émotionnel. L’effet de cet accordage mutuel lui procure un relatif apaisement en même temps qu’il génère chez lui le désir ardent de retrouver l’autre pour revivre ces temps à deux. Un rythme se dessine peu à peu qui amorce une temporalité dans son monde chaotique et sans épaisseur. On se rencontre, on se quitte… mais on se retrouve.

Références

  • Articles

  • Ouvrages

    • Assoun P.-L. (2013). Le regard et la voix, Leçons de psychanalyse, Anthropos, Paris.
    • Avron O. (1996). La pensée scénique. Groupe et psychodrame, Érès, Toulouse.
    • Aulagnier P. (1975). La violence de l’interprétation, PUF, Paris.
    • Szwec G. (1998). Les galériens volontaires, PUF, Paris.
  • Chapitres d’ouvrage

    • Anzieu D. (1987). Les signifiants formels et le Moi-peau in Les enveloppes psychiques, pp. 19-41, Dunod, Paris.
    • Lacan J. (1949). Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique in Écrits, pp. 93-100, Le Seuil, Paris.
    • Miller J.-A. (1989). Jacques Lacan et la voix in La voix, Actes du colloque d’Ivry, pp. 175-184, Lysimaque.
    • Winnicott D. W. (1971). Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant in Jeu et réalité. L’espace potentiel, pp. 203-214, Gallimard, Paris.

Mots-clés éditeurs : pulsion, voix, rythme, étrangeté, corps du handicap

Date de mise en ligne : 25/08/2020

https://doi.org/10.3917/cpc.055.0317

Notes

  • [1]
    Le vivant et l’inanimé, la vie et la mort, l’humain et le non humain, le masculin et le féminin, l’enfant et l’adulte… représentent autant de paires contrastées dont les termes ne peuvent se penser et se définir l’un sans l’autre…
  • [2]
    G. Szwec, Les galériens volontaires, Paris, PUF, 1998.
  • [3]
    D. Anzieu, Les signifiants formels et le Moi-peau in Les enveloppes psychiques, Paris, Dunod, 1987.
  • [4]
    On voit poindre ici le fantasme originaire d’une peau commune à la mère et l’enfant décrit par D. Anzieu (1985) dans Le Moi-peau. Butor vit l’expérience de la séparation comme un arrachage de la peau commune.
  • [5]
    Le mamanais est cette langue que la mère parle à son bébé, faite de pics prosodiques, alternant surprise et plaisir, lui communiquant son émerveillement.
  • [6]
    « Lalangue » est un néologisme lacanien né d’un lapsus de Lacan en novembre 1971. Le terme signifie la langue maternelle, transmise par la mère ou toute autre personne en place de premier Autre. La « Lalangue » représenterait une langue d’avant le langage, ce qui de la langue entre en résonnance avec la jouissance.
  • [7]
    O. Avron, La pensée scénique. Groupe et psychodrame, Toulouse, Érès, 1996. Par « effets de présence », O Avron entend ce qui se produit et s’organise spontanément entre les membres d’un groupe en termes de rythmes et d’énergie quels que soient le sexe et l’histoire du participant.
  • [8]
    J.-A. Miller, « Jacques Lacan et la voix », in La voix, Actes du colloque d’Ivry, Lysimaque, 1989.
  • [9]
    P.-L. Assoun, Le regard et la voix, Leçons de psychanalyse, Paris, Anthropos, 2013.
  • [10]
    P. Aulagnier, La violence de l’interprétation, Paris, PUF, 1975. Le « désir de non désir », « désir de ne pas avoir à désirer » concentre les pulsions de mort. En cela, il s’oppose au « désir de plaisir » si l’on consent à reconnaître en ce dernier l’intrication des pulsions de vie et des pulsions sexuelles.
  • [11]
    P.-L. Assoun (2013) voit dans le chant des Sirènes une version stylisée du cri de l’enfant quand il naît.
  • [12]
  • [13]
    D. Marcelli, Entre les microrythmes et les macrorythmes : la surprise dans l’interaction mère-bébé, Spirale, 44, 2007. Par le « manquement », D. Marcelli évoque une part de manque qui crée le désir.
  • [14]
    Souvent il répète le nom, le prénom d’un résident qu’il poursuit jusqu’à provoquer sa colère au point de le frapper pour le faire taire.
  • [15]
    R. Roussillon, La dépendance primitive et l’homosexualité primaire « en double », RFP, vol. 68, PUF, 2004.
  • [16]
    D. W. Winnicott, Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant, in Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1971.
  • [17]
    J. Lacan, Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique, in Écrits, Paris, Le Seuil, 1949

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.90

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions