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Article de revue

La rêverie dans la situation analytique : de l’imaginaire aux transformations psychiques

Pages 15 à 37

Notes

  • [1]
    Traduction personnelle.
  • [2]
    Les termes daydream et nightdream ne semblent différer qu’en ce qu’ils qualifient un moment de la journée. Le terme de reverie sera lui aussi utilisé pour qualifier celui de la rêverie.
  • [3]
    Ces dispositions sont reprises dans la situation psychanalytique où l’implication du corps est diminuée et l’effet d’intégration par l’automatisme routinier est accru grâce à la fréquence des rencontres et la stabilité du cadre.
  • [4]
    ♀—♂ selon l’écriture de Bion, à laquelle nous pourrions préférer ○↔● permettant de dégenrer les représentations.
  • [5]
    Conception qui se retrouve dans la pensée de James Grotstein (2000), lui-même formé auprès de Bion, qui associe presque systématiquement la rêverie à l’intuition.
  • [6]
    Sans doute que d’une des tentations en psychanalyse, étant donné le caractère constamment imprévisible et surprenant des productions psychiques auxquelles nous sommes confrontés, est d’aspirer à les contenir de manière trop rigide, en espérant les maîtriser par leur « mise en boîte » dans un système de pensée scientifique. En théorisant à outrance les contenus animiques, nous nous éloignons de leur essence, qui provient du doute et contient de l’incertitude. Cette tentation fait écho à la sensation que nous pouvons rencontrer chez un théoricien sensible tel que Bion, qui a soutenu ce paradoxe de penser la rêverie et la pensée intuitive tout en développant un système structuré méta-analytique tel que « la grille » (1963).
  • [7]
    « an apparatus for thinking the thoughts » ou « apparatus for dealing with thoughts » (Bion, 2014).
  • [8]
    Pour aller plus loin, voir Ciccone et Lhôpital (2019).
  • [9]
    Chapitre 3 : « Jouer. Proposition théorique »
  • [10]
    L’agentivité psychique (Desveaux, 2020) qualifie ici la capacité du sujet à pouvoir se sentir agissant sur ses contenus intrapsychiques, sa capacité à percevoir et à mobiliser tant les contenus que les processus psychiques dans une perspective de transformation. L’agentivité psychique est un mouvement anti-projectif favorisant l’intégration d’éléments ordinairement imputés au monde extérieur. C’est en effet en s’éprouvant comme sujet capable d’agir sur son monde interne que le sujet va pouvoir secondairement accéder à un processus d’appropriation subjective aux fins de transformations.
  • [11]
    Ces phénomènes relevant pour Bion (1961) d’un registre « proto-mental » qui peut s’ériger comme un système de fonctionnement psychique spécifique (2014, p. 176-185). Mireille Fognini écrit à ce sujet : « Quand des fragments de pensée ne peuvent être contenus dans un contenant de l’expérience émotionnelle, ils bloquent la capacité de rêver et peuvent alors, selon Bion, devenir des sortes de pensées corporelles » (2007, p. 191).
  • [12]
    « La crainte de l’effondrement », Winnicott, non daté, trad. fr. 2000.
  • [13]
    Plus spécifiquement au chapitre 2 : « Rêver, fantasmer, vivre ».
L’activité de rêver se produit continuellement à la fois pendant que nous sommes éveillés et pendant que nous sommes endormis. Tout comme les étoiles perdurent dans le ciel même lorsque leur lumière est cachée par l’éblouissement du soleil, aussi, rêver est une fonction continue de l’esprit qui persiste même lorsque nos rêves sont cachés de la conscience par l’éblouissement de la vie éveillée. Rêver est la forme de travail psychologique la plus libre, la plus inclusive et la plus profondément pénétrante dont les êtres humains sont capables.
(T. H. Ogden, 2009, p. 103-104 [1])

1Dès les premiers temps de la psychanalyse (Freud, 1900), le rêve a été identifié comme un vecteur important pour accéder à des récits de soi imaginaires, à des figurations de l’inconscient dont la production quotidienne ne semble jamais pouvoir se tarir. La rêverie, quant à elle, n’a pas véritablement fait l’objet d’une attention aussi soutenue, alors que ces deux activités psychiques détiennent de nombreux processus analogues. Ces deux activités octroient au sujet la possibilité d’oser se raconter sous un angle différent de celui de sa conscience ou de sa raison, de générer une fiction subjective de soi riche de potentiels qui aspirent à s’exprimer. La dimension de la fiction, en ce qu’elle sous-tend le champ de l’imaginaire, est en effet un axiome majeur de toute thérapie psychanalytique. Le fonctionnement psychique ne peut se limiter à ses éléments conscients pas plus que la pensée ne peut évacuer la dimension de l’affect ou de la rêverie. La mise en récit détourne, altère et remanie la réalité factuelle du fait de son passage par l’appareil psychique. Aussi, lorsque nous écoutons des personnes en séance, nous sommes confrontés à une réalité complexe et polymorphe, contenant tant des éléments de la réalité factuelle et historique que des éléments issus de la réalité psychique, les uns étant constamment mêlés aux autres. Toute évocation recèle en effet une transformation, une distorsion du fait externe, lui apportant une charge subjective, une part d’âme qui personnalise tout autant qu’il le corrompt.

2Si Freud avait très tôt relevé l’importance de démarquer la réalité psychique de la réalité factuelle, ce n’est qu’assez tardivement qu’une place de choix a pu être faite non plus seulement aux rêves, mais aussi aux rêveries. Cet intérêt particulier pour l’apport des rêveries au sein du travail analytique a été développé selon une voie spécifique par différents analystes qu’il est possible d’identifier comme appartenant à des courants post-bioniens dont les figures marquantes portent les noms de D. Chianese, G. Civitarese, A. Correale, A. Ferro, Th. H. Ogden, C. Neri, pour ne citer qu’eux. Ces analystes, faisant la part belle à la rêverie, se retrouvent autour de la prise en compte du « champ dynamique », paradigme conceptuel majeur développé par Madeleine et Willy Baranger au début des années 1960. Au sein de ces apports, le rêve est le plus souvent entendu ici comme une activité continue pouvant se produire tant à l’état de veille que de sommeil [2], et la rêverie semble ne pas être singulièrement considérée.

3Je propose donc que nous observions ici les spécificités de l’activité de rêverie à l’état de veille afin de mieux pouvoir identifier la ressource qu’elle peut constituer dans le cadre d’une psychanalyse ou d’une psychothérapie.

L’activité de rêverie dans la vie ordinaire

4La rêverie n’est pas une activité spécifique à la situation psychanalytique. Nous rêvons ou rêvassons potentiellement en tout temps, dès que nous avons la possibilité de laisser vagabonder notre esprit, dès qu’il est déchargé de toute contrainte cognitive consciente, de toute tâche volontaire à effectuer. Cette activité de fond de la psyché semble plus marquée dès que nous ne sommes pas rappelés à notre corporalité, car nous sommes mobilisés dans une action motrice automatique (sous la douche, durant une marche quotidienne, lors d’un déplacement en voiture, etc.). Les tâches répétitives et les actions routinières favorisent elles aussi l’allocation à l’espace interne de rêverie [3].

5Il arrive ainsi que nous « tombions en rêverie », qu’une sensation, une image ou une pensée nous saisisse malgré nous et que nous acceptions de nous laisser ainsi porter, au gré du vent de ces pensées flottantes. Lorsque la pensée vagabonde, se forment en nous des images (que nous pouvons ou non intégrer, accepter de percevoir), apparaissent des sensations (que nous pouvons ou non ressentir), des pensées (que nous identifions ou caractérisons par des noms ou au contraire que nous laissons errer à l’état sauvage), constituées d’éléments nouveaux ou de traces mnésiques et autres souvenirs identifiés. Ces rêveries, qui ne sont pas des réflexions, nous plongent dans un état intermédiaire entre la pensée élaborée et le rêve. L’activité de rêverie se comprend ici comme un flux constant qui parcourt l’activité psychique et qui varie en intensité en fonction des états de conscience du sujet, ses formes légères permettant le maintien d’un contact avec le monde extérieur, ses formes radicales, proches de l’activité délirante, entravant tout lien avec l’environnement immédiat.

6Dans leurs configurations les plus élaborées, les rêveries peuvent prendre la forme de projections hypothétiques de soi dans des situations, des scénarios ou des histoires que nous nous créons ou auxquels nous avons été confrontés antérieurement. Elles nous permettent de nous percevoir, de nous mettre dans une situation expérimentale, imaginaire ou à venir, et de songer aux modalités hypothétiques que nous aurions alors de réagir, de ressentir, de répondre ou de parler. D’autres fois, elles nous octroient la possibilité de nous remémorer un temps passé, en lui apportant une coloration subjective nouvelle, ou revisitant des destins hypothétiques qui auraient pu avoir lieu.

Gradients de rêveries

7La rêverie recouvre différents registres d’activités psychiques qui ne sont pas segmentés les uns des autres, mais forment une sorte de continuum au sein du fonctionnement mental et émotionnel. Ainsi, nous pourrions considérer une rêverie consciente, une rêverie plus préconsciente et une troisième qui serait plus proche encore des processus inconscients, rejoignant l’activité onirique, le rêve.

  • La rêverie consciente est celle que nous pouvons produire au quotidien, lorsque nous voyons se déployer en nous des mises en forme du désir en images, lorsque nous pensons sans trop réfléchir à certaines situations imaginaires ou potentielles. Il s’agit alors d’une rêverie les yeux ouverts, qui peut être effectuée lorsque nous sommes éveillés et impliqués dans une situation sociale ou relationnelle. Ces rêveries d’un gradient superficiel génèrent alors en nous des pensées et des images mentales qui ne sont que partiellement sélectionnées et volontaires. Nous voyons se projeter en nous des images, mais conservons un contact étroit avec la réalité extérieure.
  • La rêverie préconsciente (ou rêvé éveillé) pourrait être considérée comme relevant de situations où des images et des pensées s’invitent en nous, sans que l’on ne puisse déterminer d’où elles proviennent, pourquoi elles émergent, ni le sens que nous pourrions a priori leur accorder. Il s’agirait ici d’une rêverie les yeux mi-clos, dans laquelle le sujet n’a pas décidé de rêvasser, ces pensées s’imposent à la conscience et ne semblent pas posséder de rapport spécifique avec ce que le sujet est en train de vivre ou avec ce à quoi il souhaitait penser. C’est cette forme qui est la plus proche de l’état dans lequel un analysant est plongé par la production d’associations libres en séance. Lorsque surgissent ces rêveries, le sujet peut ici avoir la sensation de se retirer temporairement du monde extérieur, parfois même de s’en couper totalement, s’absentant aux autres.
  • La rêverie profonde, mobilisant des processus inconscients et bordant le préconscient, serait quant à elle la forme connue dans le processus onirique à l’état de sommeil. Ce gradient de rêverie, le plus proche des processus primaires, correspond à ce qu’il est coutume de nommer les pensées latentes ou pensées du rêve. Dans cette rêverie les yeux du moi sont fermés, le sujet n’a pas conscience qu’il est en train de rêver, il rêve. Nous sommes ici au cœur des manifestations de processus primaires et les images ou sensation priment sur les formes plus secondaires telles que les mots ou la pensée structurée.

8Tous ces gradients de rêverie, allant de la rêverie spontanée, qui se produit à l’insu de la conscience du sujet, à la rêverie suscitée, générée par une volonté interne, mobilisent tous des formes mêlées de sensations, d’images et de représentations de mots. Les images peuvent aller du flash, fugace et succinct, à des enchaînements de séquences imagées plus complexes ressemblant à des films (Ferro, 2012). À l’intérieur de ces gradients de rêverie se déploient des mises en image de désirs, parfois aussi des angoisses dès lors que le sujet en perd le contrôle (tel que cela peut se produire dans les rêves). Chacun des types de rêveries contient des dégradés et des nuances complexes, et bien que leurs formulations semblent ici sommaires dans leur présentation, il nous faut les envisager comme des repères dans un monde psychique en mouvement permanent.

9À l’instar des expériences oniriques nocturnes, la présence de la conscience du sujet et son sentiment d’agentivité à leur égard peuvent osciller : le sujet peut se percevoir en train de rêver, parfois même avoir la sensation de pouvoir diriger un scénario, ou encore de re-rêver une séquence si l’issue a généré trop d’angoisse. De la même manière, au sein des rêveries diurnes, les pensées-rêvées qui apparaissent peuvent sembler venir d’ailleurs, ou bien être suscitées ou provoqués, elles peuvent sembler être des pensées-rêvées sauvages ou d’autres fois apprivoisées par le moi du sujet. Les rêveries flash semblent le plus souvent surgir au sein de l’esprit malgré toute volonté subjective ou intention consciente, là où les rêveries scénarisées en longs ou courts métrages, semblent avoir été produites et agencées à partir d’une initiative pré-consciente ou consciente du sujet. Plus les images générées mentalement sont sommaires, floues, incertaines, et plus nous nous rapprochons de formes non-pensées, relevant du registre de la symbolisation primaire ; plus ces images nous semblent définies, identifiables par des mots et modulables, et plus nous avons affaire à la mise en formes de processus selon les logiques de la symbolisation secondaire.

10Ce continuum de l’activité de rêverie, trace de la vivance de l’inconscient au sein du fonctionnement psychique, est contingent de la capacité de penser, fonction cognitive et fonction rêvante s’articulant en permanence. Nous pouvons ainsi les envisager à l’instar de la « fonction contenante » où contenant–et–contenu sont liés [4]. Ces vues rejoignent ainsi les conceptions bachelardiennes de la rêverie pour qui la pensée du sensible et celle de la rationalité se différencient sans s’exclure pour autant. Didier Houzel (2016, 2018a) souligne que le terme de reverie peut aussi signifier « pensée intuitive [5] », traduction qui permet d’induire en français une représentation plus proche de la pensée de Wilfred Bion. Les processus de pensée sont en effet constitués de suppositions, d’hypothèses, de doutes, de fluctuations, les pensées sont infiltrées tout autant que générées par ces passages du mou au dur (et inversement), du contenant au contenu (et inversement), ces pensées en mouvement sont des flux bien plus que des objets, elles s’éloignent des représentations d’une pensée rigide qui serait régie par les lois de la fixité, une pensée qui s’attacherait aux concepts dans leur degré d’abstraction le plus marqué [6].

L’émergence de la rêverie au début de la vie

11Wilfred Ruprecht Bion a proposé le terme de reverie pour qualifier une capacité mentale que développe la mère en présence de son bébé. La « capacité de rêverie » (Bion, 1962) est selon lui « l’organe de réception » (Bion, 1967) des besoins du bébé. Cette rêverie, qualifiée de maternelle, vise à transformer les formes brutes que le bébé produit (nommés éléments bêta) afin de pouvoir les mettre en forme pour son enfant, leur donner des contenants afin qu’elles puissent s’y loger, les convertir en éléments alpha (les « alphabétiser » selon la formule d’Antonino Ferro). La « fonction alpha » développée par Bion est une fonction « rêvante » (Fognini, 2009), soutenant les aptitudes à la réceptivité, à la contenance et à la transformation mais aussi à la déformation et à la traduction de contenus archaïques ou bruts en des contenus plus raffinés. Un peu comme des ingrédients qui ne sont pas toujours digestes en soi ; il faut les transformer, les agencer ensemble afin de parvenir à un plat (qui peut suivre ou non une recette) et qui sera alors plus facilement digérable. La métaphore de l’appareil digestif se retrouve ainsi régulièrement dans l’œuvre de Bion, de Meltzer et de Ferro, qui considèrent que l’activité de rêverie se produit tout au long de la journée et de la nuit, à l’instar de la digestion.

12Lorsqu’il est évoqué que la mère prête son « appareil à penser les pensées [7] », il s’agit d’entendre que le parent met à disposition de son enfant son « équipement pour penser », son « instrument pour penser » les pensées, et que, face à l’énigmatique de ces communications préverbales et ces états non-communicables, le parent va tenter de décoder ces énigmes, en produisant une série d’hypothèses qui permettront de rendre pensable (digeste psychiquement) le non représenté chez l’enfant. Ce faisant, il met à disposition de son bébé sa capacité à rêver des contenus-inrêvables que ce dernier a générés. Concrètement, cela signifie que lors des tout premiers temps de la vie, étant donné son état d’immaturité, un bébé est confronté à des expériences corporelles et à des états émotionnels qu’il n’a pas la capacité de traiter tout seul. Il va communiquer ces contenus selon des modalités assez rudimentaires, entre autres, par ses mouvements musculaires, ses pleurs ou ses rires, ses cris ou ses babillements. Comme il n’a pas d’autres moyens pour tenter de communiquer ses vécus internes, ces productions sont perçues comme des expulsions, des évacuations de contenus bruts, dont l’identification projective (Klein, 1946), ou la « projection identificatoire » (Guignard, 2016) en est la forme paradigmatique. Les contenus expulsés sont ainsi en attente d’être réceptionnés par un autre, qui va devoir les accueillir, les contenir, pour pouvoir les transformer, les retraiter et enfin les interpréter. L’interprétation signifie ici un effort de traduction et de liaison par l’adulte, qui va émettre des hypothèses, des propositions qu’il soumettra à l’enfant. Ce sont des fictions hypothétiques exprimées verbalement, bien que souvent accompagnées de manifestations émotionnelles ou gestuelles. En demandant à l’enfant s’il a faim, s’il a froid, s’il aimerait être changé ou bercé, le parent propose des hypothèses dont il espère qu’elles viendront répondre aux sensations de manque, de gêne ou de souffrance du bébé. Il favorise ainsi chez le bébé la capacité à produire des liens, à générer des relations entre des éléments (bêta) jusqu’alors disjoints. En effet, « les éléments β sont éprouvés mais non pensés, faute de pouvoir se lier entre eux. Les éléments α deviennent pensables en acquérant la capacité de se lier entre eux », écrit D. Houzel (2018b, p. 125-126). Dans la dimension énigmatique que le bébé génère est contenu un besoin de comprendre ce qui se passe en lui ou autour de lui, mais pas seulement ; progressivement, il accompagne ses productions communicatives d’une activité interne fantasmatique. Il commence lui-même à émettre des hypothèses pour son propre compte. Nous pourrions ainsi résumer brièvement l’émergence de la capacité de rêverie au fil de la naissance à la vie psychique du jeune sujet [8]. Cette capacité va émerger chez tout sujet en parallèle de son avènement chez l’adulte donneur de soin, le parent ou l’éducateur. Au-delà de ces vécus des temps premiers de la vie psychique, il nous faut garder à l’esprit qu’au cœur des interactions quotidiennes de tout individu, ces expériences de traduction et d’interprétation des contenus sont constamment mises à l’œuvre, toute expérience intersubjective étant chargée de projections et de réceptions, de transformations et d’autres fois de renvois sous une forme brute non digérée (ce qui est alors source de conflit). De ces proto-rêveries vont germer des capacités de rêverie plus élaborées, enrichies à mesure que l’enfant se développe, acquiert des capacités à se représenter ses expériences ainsi qu’à les communiquer, mais aussi à mesure que se développe sa vie fantasmatique et le monde de l’imaginaire.

13Ces vues peuvent être complétées par celles de D. W. Winnicott (1971), qui, bien que ne traitant pas directement de la rêverie, produit des hypothèses analogues dans sa formulation de l’origine de la créativité et d’un objet qui sera « créé-trouvé ». Le bébé, qui aspire à une satisfaction, n’étant pas à même de se satisfaire seul, doit rencontrer une expérience de frustration momentanée, durant laquelle il hallucine l’objet dont il espère qu’il viendra le combler. Ce travail d’hallucination, d’illusion, est source de la créativité primaire et de l’imagination, que nous allons ultérieurement retrouver dans l’activité de rêverie.

Spécificités de la rêverie dans la situation analytique

La place de la rêverie dans la situation analytique : un espace intermédiaire

14Au sein d’une séance analytique, favorisé par l’absence de perception visuelle de l’autre et le fait d’être allongé, le sujet laisse venir en lui des images, des sensations, des pensées ; il se laisse traverser par ces flux qui sont constants, mais le plus souvent négligés, contenus ou réprimés. En saisissant un flux, un canal de sensations internes, et en choisissant de l’évoquer, le sujet le transforme par la mise en forme narrative. En procédant de la sorte, s’opère une attention légère sur l’un de ces flux internes, pour le transformer en fil narratif, pour l’isoler et le différencier de tous les autres. Il le sélectionne et en l’adressant à un autre, il se l’adresse aussi à lui-même. Dans une situation de solitude, la même fonction peut être mise en œuvre ; elle répond alors à une fonction d’ « interlocution interne » (Chiantaretto, 2019) ou le sujet prend son « self comme objet » (Bollas, 1982), il se parle à lui-même par une voix intérieure ou non d’ailleurs.

15La rêverie peut ainsi être envisagée comme un champ, un espace intermédiaire (Winnicott, 1951, 1971 [9]), qui mobilise le registre de l’imagination et, partant, de la fiction intrapsychique. Cet espace de rêverie est un espace transitionnel qui permet d’offrir des zones de jonction entre dedans et dehors, entre les mondes subjectifs et ceux objectifs. Tout comme l’enfant au sein de l’activité de jeu, le sujet en analyse va tenter de faire jouer ses représentations, ses fantasmes et les personnages internes qui l’habitent. La rêverie ouvre un espace de création dans la psyché personnelle offrant ainsi un potentiel de transformation psychique. Si un individu reste pour ainsi dire « collé » au réel historique de son histoire, il ne peut se réinventer, se transformer, se re-raconter.

16Au sein de l’activité de rêverie réside un agent qui est en quête de transformation, un sujet qui va pouvoir œuvrer et se trouver agissant envers son histoire propre. Si la fictionnalisation de soi permet de générer un écart envers le passé historique, la rêverie contient un « potentiel d’agentivité psychique » (Desveaux, 2019) [10], de symbolisation et de transformation d’un destin en destinée (Bollas, 1989). Face à une existence déterminée, une vie ou un avenir prédestiné auxquels l’individu pourrait se sentir assigné, la force agentive et transformationnelle qu’octroie la rêverie peut permettre au sujet d’échafauder son existence en contribuant activement à en modifier les paradigmes. Selon l’image du transfuge de classe, ce passage d’un destin en destinée pourrait s’entendre pour le sujet comme un « transfuge psychique ».

17Ces issues sont favorisées par l’indétermination qui règne au sein des espaces de rêverie : vrai et faux, réel et imaginaire, objectif et subjectif, concret et abstrait, authentique et inauthentique, toutes ces dialectiques sont mises en suspens et n’ont plus besoin d’être traitées selon un choix qui demande de situer arbitrairement l’objet concerné.

18La fiction, alimentée de la rêverie, peut ouvrir à une rêverie transformante, une création transformationnelle de l’existence, elle permet de se re-rêver, se porter un regard sur soi inédit, où fantasmes et imaginaire sont accueillis à égale mesure avec le passé historique ou événementiel. Les mondes oniroïdes forment ainsi des espaces féconds pour vivre des « vies non-vécues » (Phillips, 2013), redessiner des romans familiaux, s’inventer des vies, mais ces constructions doivent prendre appui sur des éléments probants, des séquences rencontrées, des sources expérimentées dans l’existence passée du sujet, faute de quoi, la parole manquerait d’ancrage et se perdrait alors dans les errances de l’affabulation ou de l’imposture, ou bien encore, revêtirait la dimension du retrait pathologique. La rêverie peut en effet servir de retrait psychique potentiellement pathologique, comme Winnicott (1971) l’évoque dans la fantasmatisation (fantasying) ou la « rêverie compulsive éveillée » qui selon lui, à l’instar de l’auto-érotisme, ne vise alors qu’à apaiser l’angoisse et l’excitation interne, coupe le sujet du monde extérieur et s’oppose à l’imagination. Il revient ainsi à l’analyste ou au thérapeute de maintenir une vigilance quant aux plongées dans l’activité de rêverie systématique, où le patient peut trouver plaisir à cycliquement spéculer sur son existence sans ne jamais articuler ses élaborations avec la vie réelle, ni transformer ses réalisations dans sa vie personnelle.

La capacité de rêverie en présence d’un autre : une spécificité de la situation analytique ?

19L’une des spécificités de la pratique analytique est de tendre à favoriser un relâchement attentionnel du sujet à l’égard de lui-même, de sa pensée consciente, pour se laisser aller à un état de libre association, de libre rêverie associative. L’ensemble des pensées, images et sensations que le patient va ressentir, percevoir ou identifier en séance ne seront pas forcément toutes verbalisées et communiquées à l’analyste ; pour autant, elles habitent sa psyché et colorent les contenus qu’il va adresser. Ce relâchement attentionnel se soutient d’une contrainte narrative, ces deux axes pouvant sembler de prime abord antagonistes. L’adresse verbale, le fait de parler à un autre, suppose en effet de mobiliser une intention consciente à l’égard de contenus que le sujet identifie suffisamment. Cela ne signifie pas que tout ce que la personne évoque représente véritablement son monde interne, car celui-ci est peuplé de bien d’autres images, pensées ou émotions, et à l’instar de ce que nous rêvons et ce que nous sommes à même d’en raconter, beaucoup (la plus grande part) est perdu.

20Lorsqu’une personne se retrouve en présence d’un thérapeute ou un analyste, il ne lui est pas toujours aisé de se relâcher, de mettre en suspens l’idée de tout jugement, et d’évoquer tout ce qui lui vient à l’esprit. Souvent, après quelques premiers mots de convention pour briser la glace, la personne va progressivement s’engager dans un récit qui va lui permettre d’oublier partiellement et momentanément la situation relationnelle avec son analyste, mais pas sa présence. Elle en vient idéalement à se parler à elle-même, à développer une interlocution interne, et comme une part de son self maintient un effort analytique, elle ne pense pas seulement en elle, mais produit l’effort d’évoquer à voix haute ses pensées, afin que l’analyste puisse en bénéficier.

21Certains patients peuvent être en difficulté pour se relâcher suffisamment et laisser venir librement leurs pensées-rêvantes. Le plus souvent, cela est lié à la crainte que des pensées honteuses soient évoquées, alors qu’ils souhaiteraient les conserver pour eux. Ceci est renforcé par le fait que les rêveries ont pour caractéristique d’être intimes et ordinairement conservées en soi : « Les rêveries éveillées font partie du psychisme conscient difficilement communicable, car en parler serait détruire l’absolu de leur vérité » écrit ainsi Gilbert Diatkine (1994, p. 645).

22L’activité psychique spécifique qui est attendue au sein d’une séance analytique n’est en fin de compte rien d’autre qu’une capacité de rêverie, mais à la différence d’une rêverie personnelle produite dans l’intimité du monde interne individuel, celle-ci est partagée. On peut considérer que son acquisition témoigne à elle seule d’un développement important dans le fonctionnement psychique du sujet en analyse : être capable de mobiliser une rêverie librement en présence d’un autre est une activité spécifique et secondaire à la capacité de rêverie individuelle. Se dessine un paradoxe essentiel : pour parvenir à la capacité de rêver en présence de l’autre, il faut avoir fait l’expérience de rêver seul, et à la fois, pour que la rêverie individuelle puisse émerger, le sujet doit préalablement en avoir fait l’expérience auprès d’un autre.

23Parce qu’elle met en suspens la dimension relationnelle entre les deux acteurs de la séance, la situation analytique favorise la mobilisation de la capacité de rêverie partagée, elle est un attracteur, un générateur de rêveries. La rêverie n’est d’ailleurs pas seulement ni vraiment une activité narcissique, elle engage une communication implicite constante avec l’environnement interne et social ; l’activité de rêverie peut ainsi s’entendre depuis les apports de René Kaës (2002, 2007) comme une expérience « polyphonique », considérant qu’au sein de toute expérience onirique plusieurs voix s’expriment au sein de la psyché individuelle. Pour le dire autrement, le travail de rêverie contient intrinsèquement différents personnages, différents narrateurs, nourris d’imagos et de pensées, souvenirs et rêveries antérieurs qui animent le monde interne du sujet. Les liens, les interactions, les situations relationnelles caractéristiques de paradigmes interpsychiques sont naturellement à l’œuvre au sein de la rêverie individuelle, on y trouve aussi les traces des différents environnements passés et actuels, fantasmatiques et concrets du sujet.

Capacité négative, inattention et narration

24En analyse, cette capacité suppose pour l’analysant de pouvoir laisser aller sa pensée, suspendre ses réflexions, pour que l’attention se relâche et ne s’arrime plus à un objet en particulier. L’esprit voit passer en son sein des images, des flashs visuels, des souvenirs, des sensations, parfois des pensées à peine identifiables comme telles, et il ne s’agit pas de les saisir au vol pour les observer de toutes parts ; la rêverie demande de les laisser défiler, de supporter un certain lâcher-prise envers ces contenus internes, d’accepter de ne pas tout en percevoir, de ne pas tout en comprendre, de les laisser naviguer, s’entrecroiser, s’évaporer parfois aussi vite qu’ils sont venus. C’est en observant les objets internes ainsi, d’une attention discrète et distraite, d’une inattention relative, forte de cette capacité négative, que les dérivés oniriques vont pouvoir être secondairement utilisés. Lorsque le sujet se met à parler, pour en témoigner les mouvements, il produit alors des « dérivés narratifs de la pensée onirique à l’état de veille » (Ferro) : il s’agit là de formes communicables de contenus informes et non représentés qui sont ainsi transformés en contenants formels ; la rêverie leur donne une forme malgré nous, elle permet à la psyché de se représenter des contenus qui jusqu’alors n’arrivaient pas à se représenter et donc à se communiquer. Cette exigence de narration des contenus internes mobilise une attention sur les représentations de mots, là où la rêverie semble être plus proche des représentations de choses (en images), ce qui fait dire à Ferro que les voies de l’association libre et de la rêverie peuvent dans une certaine mesure se différencier :

Il y a […] une grande différence entre « associations libres » et rêveries. Ces dernières sont caractérisées par le contact direct avec une image (qui naturellement ne sera pas communicable, sauf exception, au patient et qui va rester dans l’insigth privé de l’analyste). Les associations libres ont lieu avec les « dérivés narratifs », alors que les rêveries ont à faire, comme je le disais, avec une prise de contact directe avec les pictogrammes qui constituent la pensée onirique de la veille.
(Ferro, 2012, p. 66)
Lorsqu’une personne éprouve la sensation de ne pas réussir à communiquer un état interne qui la taraude, il n’est que très rarement utile de la guider pour lui demander ce qu’elle s’en représente, car cela va mobiliser une attention consciente qui va alors l’éloigner de ses contenus inconscients, proches des processus primaires. Il est bien plus facilitant de l’inviter à se détendre, à oublier toute contrainte de communication liée à la situation relationnelle actuelle et progressivement, les contenus non représentés, sans formes, vont pouvoir s’animer, parfois sous la forme de sensation, d’émotion brute, ou de proto-représentations.

Champ dynamique, expérience de partage et co-rêverie

25La capacité de rêverie est ainsi l’affaire du champ bipersonnel (Baranger, 1961), elle concerne « ni l’un ni l’autre » tout autant que « et l’un et l’autre » des acteurs en présence au sein de la séance. C’est bien par la co-rêverie que les contenus proto-formels, pré-représentés du issus du champ analytique, vont trouver à se révéler et se transformer en des représentations identifiables, appréhendables et symbolisables. Pour qu’un sujet puisse s’approprier subjectivement ce qui n’a pas été intégré à son histoire psychique interne, il lui faudra ainsi en passer par ces différentes étapes. La co-rêverie rend possible la capacité de rêverie du patient en séance. La fonction alpha au sein de la situation analytique n’est pas la seule affaire de l’analyste, elle est co-générée par les deux sujets en présence et son avènement n’est possible que si elle est articulée dans un échange interpsychique, et que si elle est psychiquement partagée.

26Parfois, c’est effectivement en percevant que l’analyste peut « rêver les rêves non-rêvés », comme le propose Thomas H. Ogden (2012), que le patient va pouvoir les intégrer à son tour. Cette capacité de rêver les contenus non-rêvables d’une personne suppose en quelque sorte de parler plusieurs langues et de pouvoir traduire des contenus en leur donnant une forme alternative, qui sera plus à même d’être comprise et digeste pour le patient. C’est quelquefois une manière de favoriser à ce que le patient s’écoute, car il dit des précieuses choses, mais ne semble en entendre qu’une partie seulement. D’autres fois, il nous faudra recourir soit à nos propres rêveries comme bain onirique au sein duquel nous irons piocher une représentation, une image, une forme, qui traduira ce que nous avons perçu des processus mobilisés par le patient, d’autres fois encore, il nous faudra passer des ces formes mixtes, prenant appui sur des objets culturels qui serviront de formes intermédiaires, d’objets transitionnels avec lesquels nous pourrons jouer. Cette troisième voie permet de se décaler de l’impact de la réalité et des objets concernés pour faciliter chez le patient une certaine souplesse, et produire du jeu à l’égard des représentations mobilisées par ces objets. Cette forme a été développée par T. H. Ogden (2008, 2014) dans le « parlé-rêvé » ou la « conversation-onirique » (talking-as-dreaming) : il s’agit d’un recours à une conversation qui semble plus ordinaire, prenant appui sur un objet culturel (un film, un livre, une musique, etc.) pour partager des contenus internes que l’on ne parvient pas à identifier clairement. Ces rêveries parlées, sont une activité plus proche de ce que l’on peut produire dans la vie quotidienne, ce qui en facilite l’usage pour des personnes dont les capacités de rêverie sont provisoirement ou durablement empêchées.

Pour une éthique de l’écoute analytique de la rêverie

27Le champ dynamique qui est généré par la situation analytique favorise ainsi une « communication interpsychique » (Bolognini, 2019), une « relation interpsychique » (Fognini, 2007) où tous les membres du champ sont impliqués (même si à mesures inégales) dans la formation d’un récit du champ, d’une narration fictionnelle de soi ou d’une rêverie-parlée, et surtout adressée, permettant la fictionnalisation de l’existence subjective. Bien que nous évoquions ici l’idée d’une rêverie co-produite et que l’on retrouve fréquemment sous la plume des auteurs traitant du champ analytique (Basile, Ferro, Ogden, etc.) les termes tels que « co-narration », « co-rêverie », « co-production de séance », il ne s’agit pas de considérer une équité dans l’origine des productions de séance, car en fin de compte, c’est le patient qui apporte du matériel et l’analyste est censé s’abstenir (au moins consciemment) de contribuer par des éléments personnels. Pour autant, l’effet d’adresse nous permet de soutenir l’idée que ces productions impliquent notre responsabilité. Un patient n’apporterait pas les mêmes récits, les mêmes idées ou pensées s’il avait été en présence d’un autre analyste ou d’une personne qui ne soit investie de cette fonction analytique (comme peuvent l’être par exemple ses destinataires du quotidien). Ces contenus appartiennent au patient, mais comme ils sont adressés, ils appartiennent également en partie à leur destinataire. L’analyste, en qualité de destinataire, possède une fonction accueillante et réceptrice qui favorise l’attraction de certains contenus. D’une certaine manière, l’analyste est générateur de contenus, par sa fonction même d’attracteur de rêveries, d’attracteur de l’inconscient, puisque c’est là sa fonction sociale et professionnelle ; c’est également ainsi qu’il est investi fantasmatiquement dans le transfert par l’analysant, il est un contenant qui doit pouvoir accueillir inconditionnellement tous les contenus générés par le sujet.

28Si l’analyste peut développer une fonction rêvante (Chauvin, 2015) il ne peut pour autant se plonger totalement dans cette activité de rêverie, car il lui faut maintenir un contact suffisant avec le monde extérieur, et surtout avec les propos que le patient apporte. Écouter un sujet signifie ne pas se laisser prendre par la totalité de sa rêverie personnelle, mais bien plutôt de favoriser une ambiance qui permet au patient de développer la sienne, un climat de confiance qui lui permette d’avoir envie de la partager, et enfin de l’accueillir avec notre pensée rêvante. Si nous écoutons trop nos rêveries ou nos productions contre-transférentielles, nous risquons d’oublier le patient, sa problématique, ses souffrances et ses besoins, si nous ne les écoutons pas assez, nous n’entendrons que le discours manifeste du sujet, et quand bien même nous pourrions le passer à l’appareil de traduction automatique que peut constituer la théorie métapsychologique (l’analyse symbolique des rêves en est l’une des illustrations), nous en raterions inéluctablement l’essence. Il semble du devoir de l’analyste contemporain de rester constamment en contact avec les enjeux de la réalité externe subjective du patient et de son environnement, soutenant une attention tant envers l’inconscient du sujet qu’envers sa réalité de vie, toute subjective soit-elle. Lorsque cette prise en compte de l’environnement psychique du sujet est délaissée, l’activité analytique risque alors de tourner à vide et de prendre la forme d’une chimère auto-satisfaisante pour les deux acteurs ; l’espace analytique devient alors un espace hermétiquement coupé du monde, un abri antisocial. Sans doute est-il préférable pour l’analyste de ne « rêver » que d’un œil.

La rêverie au service de l’appropriation subjective

29La rêverie en séance offre donc au sujet un creuset pour accéder à des parts de soi qui correspondent à des expériences non-vécues, ou non appropriées subjectivement, des expériences auxquelles le sujet a été confronté et qui n’ont pas pu générer de traces clairement représentables et donc intégrables à son histoire subjective. Ces expériences trouvent ainsi à se représenter par des états corporels [11], des sensations, des images furtives, des états émotionnels internes énigmatiques qui semblent a priori ne pas avoir de rapport avec les pensées conscientes du sujet ou avec des traces mnésiques identifiées constituant son histoire personnelle.

30Ainsi accompagnée par le travail analytique, l’activité de rêverie peut permettre au sujet de dépasser des expériences de non-intégration, pour intégrer (au sens winnicottien) des pans de soi et de son histoire qui n’ont jusqu’alors pas pu être appropriés subjectivement. T. H. Ogden écrit ainsi dans sa relecture de « la crainte de l’effondrement [12] que :

31

L’une des principales motivations – sinon la plus essentielle – d’un individu qui n’a pas pu éprouver en grande partie ce qui lui est arrivé à l’aube de sa vie est le besoin urgent de s’approprier ces parties perdues de lui-même, pour parvenir enfin à se reconstituer en incluant au sein de lui-même et au maximum de ses capacités sa vie non vécue (non éprouvée).
(Ogden, 2015, p. 30)

32Dans leurs modalités d’expression les plus radicales, les rêveries peuvent apparaître comme une fuite à l’intérieur de soi, un « retrait psychique pathologique » (Steiner, 1993) au sein duquel la personne pourrait se perdre, et ce d’autant plus si l’espace analytique est investi comme un abri antisocial, un refuge hermétique face aux réalités du monde extérieur. Comme nous l’avons déjà mentionné, Winnicott (1971 [13]) en évoque aussi les effets lorsqu’il traite de l’activité de « fantasmatisation » (fantasying) compulsive, où la personne s’étourdit volontairement dans un automatisme fantasmatique aux limites de l’activité sub-délirante, de l’activité mentale dissociée. Cependant, ces activités psychiques peuvent aussi être entendues comme des occasions de réappropriation subjective potentielle, des espaces où le sujet tente de reprendre un contrôle sur les débordements de son monde interne. Face à des vécus informes ou irreprésentables, l’activité de rêverie permet un accès aux processus primaires par les images qu’elle génère, mais si elle reste une activité auto-centrée, auto-adressée, elle est susceptible de s’engouffrer dans une impasse auto-subjective. L’accès à une mise en forme verbale, qu’elle soit interne ou exprimée à un tiers, suppose de produire une articulation entre ces représentations en images et en sensations et les représentations en mots, en récits. Ce travail de liaison est favorisé par la mise en fiction de soi, soutenue par l’expérience de partage de l’activité de rêverie au sein d’un travail thérapeutique analytique.

33L’activité de rêverie peut se concevoir comme un moteur, une force agissante fonctionnant à plus ou moins bas régime tout au long de la journée ou de la nuit, comme l’évoque T. H. Ogden dans la citation en exergue. Cette ressource intarissable demande à être captée, canalisée, pour qu’elle puisse être mise à profit et soutenir le travail de symbolisation et d’appropriation subjective, c’est là le lot du travail analytique. Adresser les rêveries permet ainsi pour le sujet de fictionnaliser sa subjectivité : le sujet se raconte dans des projections imaginaires de lui-même, développant ainsi un regard réflexif renouvelé. Les rêveries-parlées permettent en effet au sujet, à l’instar d’un jeu de rôle, de s’imaginer, de se projeter dans une forme de soi hypothétique tout autant que potentielle. Les formes qui en découlent sont porteuses de créativité, de réinvention de son existence mais aussi de générativité psychique. D’autre part, comme la mise en fiction de soi exige un positionnement subjectif, elle vectorise cette force agissante en favorisant le déploiement de l’agentivité psychique. Sans rêverie, nul projet, nul avenir, nul destin, l’individu resterait figé dans un présent mortifère ; l’espoir d’un autrement, d’un ailleurs serait aboli au profit d’une quotidienneté plate. Une vie déprise de rêverie relèverait plus d’une vie automatique, robotisée, sans âme, d’une survie plus que d’une vie riche et créative.

34La rêverie qui s’exprime et qui se partage, en étant canalisée par la mise en forme narrative, permet au sujet de se réinventer, de songer à des existences alternatives, tout autant que de sonder des expériences non-vécues. Le travail analytique qui l’accompagne doit pouvoir favoriser l’intégration de ces fictions subjectives à l’histoire du sujet, dont les destins prendront parfois la voie du renoncement, et d’autres fois ceux de la réalisation ou la mise en œuvre agie.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : fiction subjective, transformation, vie non-vécue, champ dynamique, transitionnalité, potentiel, capacité de rêverie

Mise en ligne 25/08/2020

https://doi.org/10.3917/cpc.055.0015

Notes

  • [1]
    Traduction personnelle.
  • [2]
    Les termes daydream et nightdream ne semblent différer qu’en ce qu’ils qualifient un moment de la journée. Le terme de reverie sera lui aussi utilisé pour qualifier celui de la rêverie.
  • [3]
    Ces dispositions sont reprises dans la situation psychanalytique où l’implication du corps est diminuée et l’effet d’intégration par l’automatisme routinier est accru grâce à la fréquence des rencontres et la stabilité du cadre.
  • [4]
    ♀—♂ selon l’écriture de Bion, à laquelle nous pourrions préférer ○↔● permettant de dégenrer les représentations.
  • [5]
    Conception qui se retrouve dans la pensée de James Grotstein (2000), lui-même formé auprès de Bion, qui associe presque systématiquement la rêverie à l’intuition.
  • [6]
    Sans doute que d’une des tentations en psychanalyse, étant donné le caractère constamment imprévisible et surprenant des productions psychiques auxquelles nous sommes confrontés, est d’aspirer à les contenir de manière trop rigide, en espérant les maîtriser par leur « mise en boîte » dans un système de pensée scientifique. En théorisant à outrance les contenus animiques, nous nous éloignons de leur essence, qui provient du doute et contient de l’incertitude. Cette tentation fait écho à la sensation que nous pouvons rencontrer chez un théoricien sensible tel que Bion, qui a soutenu ce paradoxe de penser la rêverie et la pensée intuitive tout en développant un système structuré méta-analytique tel que « la grille » (1963).
  • [7]
    « an apparatus for thinking the thoughts » ou « apparatus for dealing with thoughts » (Bion, 2014).
  • [8]
    Pour aller plus loin, voir Ciccone et Lhôpital (2019).
  • [9]
    Chapitre 3 : « Jouer. Proposition théorique »
  • [10]
    L’agentivité psychique (Desveaux, 2020) qualifie ici la capacité du sujet à pouvoir se sentir agissant sur ses contenus intrapsychiques, sa capacité à percevoir et à mobiliser tant les contenus que les processus psychiques dans une perspective de transformation. L’agentivité psychique est un mouvement anti-projectif favorisant l’intégration d’éléments ordinairement imputés au monde extérieur. C’est en effet en s’éprouvant comme sujet capable d’agir sur son monde interne que le sujet va pouvoir secondairement accéder à un processus d’appropriation subjective aux fins de transformations.
  • [11]
    Ces phénomènes relevant pour Bion (1961) d’un registre « proto-mental » qui peut s’ériger comme un système de fonctionnement psychique spécifique (2014, p. 176-185). Mireille Fognini écrit à ce sujet : « Quand des fragments de pensée ne peuvent être contenus dans un contenant de l’expérience émotionnelle, ils bloquent la capacité de rêver et peuvent alors, selon Bion, devenir des sortes de pensées corporelles » (2007, p. 191).
  • [12]
    « La crainte de l’effondrement », Winnicott, non daté, trad. fr. 2000.
  • [13]
    Plus spécifiquement au chapitre 2 : « Rêver, fantasmer, vivre ».
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