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Article de revue

L’identité subjective face à la vieillesse

Pages 47 à 58

Notes

  • [1]
    Traduit également par « estime de soi » dans l’édition française de « Pour introduire le narcissisme ». La traduction la plus proche de ce qui sera évoqué dans ce texte peut être « sensation de soi », car elle tient compte de l’éprouvé corporel. Cette notion est développée plus loin.
  • [2]
    J. Maisondieu. Angoisses de mort et psychopathologies du 3ème âge. In Les psychothérapies de la personne âgée. Lyon, A.R.A.G.P., 1986, pp. 136-149.
  • [3]
    S. De Beauvoir. La vieillesse. Tome 1, Paris, Gallimard, 1973, pp. 13-14.
  • [4]
    M. Mannoni. Le nommé et l’innommable. Paris, Denoël, 1991, p. 36.
  • [5]
    Lettre du 8 mai 1921. Cité par E. Jones. La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. Tome 3. PUF, 1990, p.89. Rappelons qu’à cette époque, à 63 ans, un individu est considéré comme âgé. L’espérance de vie tourne alors autour des 65 ans.
  • [6]
    E. Jones. La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. Tome 3. PUF, 1990, p. 89., p. 257.
  • [7]
    P. Ricœur. Soi-même comme un autre. Paris, Editions du seuil, 1990.
  • [8]
    « Le caractère (…), c’est la mêmeté dans la mienneté. » P. Ricœur, ibid., note de bas de page 1., p.145. Pour une élaboration plus approfondie du concept, cfr. P. Ricœur, ibid., pp. 144-146. Pour ma part, j’aurais tendance à y voir « ce à quoi le sujet s’identifie subjectivement ».
  • [9]
    D. Quinodoz. Vieillir, une découverte. Paris, PUF, 2008. p. 54-55.
  • [10]
    S. Freud. Pour introduire le narcissisme. In La vie sexuelle. PUF, Paris, 2002. p. 104.
  • [11]
    J. Lacan. Séminaire sur Les écrits techniques de Freud. ALI, p. 143-144. Leçon du 24 mars 1954.
  • [12]
    C’est d’une façon semblable, me semble-t-il, que des Anglo-Saxons ont développé la notion de self, en particulier D. W. Winnicott ou H. Kohut.
  • [13]
    Cfr. par exemple C. Janssens. Transmission psychique des capacités d’illusion. In Cahiers de psychologie clinique, De Boeck, 2014/2, n° 43, pp. 97-116.

1Ces dernières années, l’attention accordée au travail clinique et psychothérapique auprès des personnes âgées tend à se généraliser. Le nombre de celles-ci ne cessent en effet de croître au sein de nos sociétés. Conjointement, la population âgée suscite davantage d’intérêt auprès des théoriciens du psychisme. Ceux-ci mettent en évidence, de façon de plus en plus flagrante, la particularité et la spécificité d’une vie psychique en lien avec le grand âge et ses avatars, sans pour autant omettre ou négliger l’expression des singularités subjectives.

2Ainsi est-on à même de penser le grand âge comme le surgissement d’évènements et d’expériences subjectives qui lui sont propres, au même titre que d’autres moments de la vie, tels que l’enfance ou l’adolescence.

3C’est le constat auquel mène le présent article, à travers l’idée que la confrontation à la vieillesse constitue un événement majeur dans la vie psychique de bon nombre de sujets à un moment donné de leur existence. Dès lors, contrairement à certains modèles pour lesquels l’âge seul détermine le moment de la vieillesse, le point de vue défendu ici considère que c’est le vécu psychique qui est responsable de l’entrée dans la vieillesse. Ce moment reste indéfini et très subjectif : c’est son contenu tel qu’il est perçu par le sujet, qui en détermine la survenue.

4Les réactions défensives les plus vives et les plus flagrantes nous donnent un aperçu de l’ampleur de cette confrontation, mais elles nous incitent par ailleurs à déceler ce qui se manifeste plus souvent à bas bruit.

Manifestations cliniques

5« Pourquoi irai-je me rabaisser à écouter ce concert, alors que j’ai entendu le summum de ce qui se fait en musique ? » me dit cette dame à qui l’on avait proposé d’assister à un récital en maison de repos. Je reste pantois face à cette femme de 81 ans : en quoi le fait d’assister à un modeste concert peut-il se vivre comme une atteinte personnelle ? En ce qui me concerne, le plus bel Ave Maria qu’il m’ait été donné d’entendre était chanté par une ancienne cantatrice de la Monnaie qui palliait au vieillissement de sa voix par une intense émotion et une grande implication personnelle.

6En association, on pense à d’autres réactions fréquentes dans les institutions de soins pour personnes âgées, qui consistent à dénigrer le temps présent au profit du temps passé. Ou encore à l’attachement intense, nostalgique, à un ou plusieurs objets représentant un pan de l’histoire passée à laquelle le patient semble désespérément s’identifier. Voire peut-être les réflexions critiques quant à une prétendue détérioration de la qualité des soins ou de la nourriture depuis un séjour hospitalier précédent, alors qu’objectivement aucun changement ne s’est produit. Le sentiment d’insécurité et d’appréhension face à toute nouveauté ou nouvelles rencontres, lui aussi récurrent dans la clinique auprès des personnes âgées, ne vient-il pas à son tour rendre compte d’une même difficulté ?

7La sidération, l’angoisse, la révolte ou l’abattement mortifère de certains sujets nouvellement admis en maison de repos ou en service de gériatrie, constituent peut-être les réactions les plus perceptibles de cette même difficulté à affronter une modification conséquente du quotidien.

8Ces diverses manifestations témoignent pour le moins d’un fait commun : l’attachement intense à un état antérieur et la difficulté du sujet à faire face à un nouvel état, attribué pour une part à un extérieur étranger à soi. Dans certains cas en effet, ce non-soi/hors-soi confronte le sujet à une mise en question difficilement soutenable de ce qui fait son identité subjective, entendue comme la représentation subjective à laquelle il s’identifie. En des termes plus freudiens, c’est le sentiment de soi (en tant que « Selbstgefühl » [1]) qui se trouve directement atteint.

9Ce qui ferait la spécificité du vécu d’un grand nombre de personnes âgées, c’est le terrain sensible sur lequel se produit, de façon répétée, la confrontation difficile à ce hors-soi. On sait en effet les pertes et renoncements, non seulement matériels, physiques mais aussi psycho-sociaux auxquels bon nombre de personnes arrivées à un grand âge ont dû et doivent encore faire face.

10Ces changements liés à l’avancée en âge impactent le rapport que le sujet entretient avec la représentation subjective de lui-même et son sentiment de soi : ils mettent à mal le sujet dans sa faculté à les intégrer à sa vie psychique.

L’entrée en vieillesse

11D’emblée il faut nous entendre : vieillesse n’est pas vieillissement. Le vieillissement se produit dans la durée, depuis la venue au monde d’un sujet qui en perçoit progressivement les aléas. La vieillesse quant à elle, en tant qu’état de fait, a tendance à se vivre comme un instantané.

12L’entrée en vieillesse, rappelle Jean Maisondieu, se fait souvent de façon brutale [2]. « Rien ne devrait être plus attendu, rien n’est plus imprévu que la vieillesse », écrit Simone de Beauvoir dans son ouvrage consacré à cette thématique [3]. « Quand la vieillesse vous tient, c’est toujours de façon inattendue » affirme à son tour Maud Mannoni [4]. Une patiente disait aussi : « Devenir vieux, ça vient brutalement, contrairement à ce qu’on croit. On croit, quand on est jeune, qu’on a le temps de s’y préparer, mais pas du tout ! On ne devient pas vieux, il y a un moment où l’on se dit : « je suis vieux » ! ». Freud lui-même écrit en 1921 dans une lettre à Ferenczi, à 65 ans : « le 13 mars de cette année, je suis entré brusquement dans la véritable vieillesse. Depuis, la pensée de la mort ne m’a pas quitté » [5].

13Les patients nous rappellent régulièrement, dans leurs premières réactions mais aussi dans l’après-coup, l’évènement majeur que constitue la découverte de leur propre vieillesse. Et en particulier à l’hôpital, après un incident physique tel qu’une fracture du col du fémur, comme il arrive si souvent. La fracture, la cassure, le morcellement sont autant de façons de rendre compte sur le plan psychique de la rupture de continuité vécue lors de la confrontation avec la vieillesse.

L’inquiétante étrangeté

14Comme on sait, les manifestations corporelles jouent un rôle crucial au grand âge. Mais pas seulement en tant qu’éprouvé physiologique, car le vécu du corps concerne également ce qu’il nous donne à voir en tant que reflet de nous-mêmes.

15Dans une note de bas de page de « L’inquiétante étrangeté » paru en 1919 à l’âge de 63 ans, Freud écrit : « j’étais assis tout seul dans un compartiment de wagon-lit, lorsque sous l’effet d’un cahot un peu plus rude que les autres, la porte qui menait aux toilettes attenantes s’ouvrit, et un monsieur d’un certain âge en robe de chambre, le bonnet de voyage sur la tête, entra chez moi. Je supposai qu’il s’était trompé de direction en quittant le cabinet qui se trouvait entre deux compartiments et qu’il était rentré dans mon compartiment par erreur ; je me levai précipitamment pour le détromper, mais m’aperçus bientôt, abasourdi, que l’intrus était ma propre image renvoyée par le miroir de la porte intermédiaire. Je sais encore que cette apparition m’avait foncièrement déplu. » [6].

16L’expérience vécue par Freud rend compte de situations semblables de sujets âgés qui ne se sont d’abord pas reconnus dans une vitrine par exemple, et qui ont éprouvé la sensation désagréable de devoir mettre en perspective cette image spéculaire à la représentation préalable qu’ils se faisaient d’eux-mêmes. Ou encore ces impressions étranges, fréquentes lors de la toilette matinale, de ne pas se reconnaître dans le miroir. S’en suit très souvent une confrontation pénible à l’âge réel que manifeste le miroir, et la nécessité de devoir se conformer à cette nouvelle représentation de soi. Les troubles cognitifs qui surgissent à des degrés divers au grand âge participent bien souvent au phénomène : les troubles de mémoire qui affectent particulièrement les souvenirs récents, viennent perturber l’intégration et l’adaptation progressive de la représentation subjective de soi, qui s’opèrent habituellement en fonction des évènements et expériences de vie. Autrement dit, l’image inconsciente de soi ne s’est pas adaptée aux changements opérés par le temps et les vécus subjectifs récents.

17Ce que ces expériences spéculaires mettent donc en évidence, c’est le décalage, parfois douloureux, entre la représentation imaginaire subjective de soi et ce que le miroir donne à voir. Elles confrontent le sujet à un autre de lui-même qui contraste avec la représentation familière de soi. « Je ne me reconnais plus », « je ne suis plus le même », « je ne suis pas à ma place parmi tous ces vieux », disent les patients en service de gériatrie.

18Le réel du corps, manifeste dans certains éprouvés corporels mais aussi parfois dans le reflet du miroir, risque donc de confronter brutalement le sujet âgé à une image de soi à laquelle il ne peut s’identifier. Au point où, défensivement, le corps lui-même peut se vivre comme cet autre étranger à soi, dont on fait un hors-soi. « Je me sens comme une étrangère dans mes propres meubles. » disait une patiente.

Soi-même comme un autre

19Le rapport entre les concepts d’ipse et idem, tel qu’il a été travaillé par Paul Ricœur en 1990, offre un éclairage sur la compréhension du phénomène en question [7]. Transposé à la clinique du grand âge, l’ipse fait référence à ce qui de soi perdure dans le temps malgré les changements liés à l’avancée en âge. L’identité se fonde dès lors non plus sur la récurrence de la mêmeté et de l’identique (idem), mais bien sur le caractère[8] résistant au temps.

20Cette conception rejoint celle que Danielle Quinodoz développe dans son livre intitulé « Vieillir, une découverte » : selon sa formule très parlante, il s’agit au grand âge de « rester soi-même sans rester le même » [9]. En somme de percevoir la permanence d’un soi qui perdure à travers les changements opérés par le temps et les vicissitudes de la vieillesse. On pourrait dire encore : « perdre sans se perdre ». Accepter en intégrant psychiquement les renoncements, les pertes et les changements d’états, sans pour autant perdre de sa substance existentielle et identitaire.

21Le travail psychique consiste donc à s’y retrouver dans l’occurrence des changements, à retrouver une part de ce soi auquel s’identifier durablement, à rassembler les morceaux épars dans une unité et unicité identitaire, et nous donner un sentiment continu d’exister.

L’estime de soi, ou le sentiment de soi

22La notion freudienne d’estime de soi (Selbstgefühl) semble au plus près de cette conception d’un sentiment de soi auquel se relie un sentiment continu d’exister. Dans « Pour introduire le narcissisme », l’estime de soi, le Selbstgefühl, a trois origines : « Une part du sentiment d’estime de soi est primaire, c’est le reste du narcissisme infantile, une autre partie a son origine dans ce que l’expérience confirme de notre toute-puissance (accomplissement de l’idéal du moi), une troisième partie provient de la satisfaction de la libido d’objet. » [10]

23On comprend qu’au grand âge, l’expérience trouve plus difficilement confirmation de la toute-puissance. De même, les objets ont tendance à faire défauts, du fait notamment de la perte des proches et d’un certain nombre de relations sociales. Reste le narcissisme infantile ou narcissisme primaire. Cette notion de narcissisme primaire, régulièrement discutée, nécessite un développement trop long à effectuer ici. En synthèse, j’adopte le point de vue de Jacques Lacan en 1954 qui maintient la distinction freudienne entre deux narcissismes : « Il y a d’abord, en effet, un narcissisme qui se rapporte à l’image corporelle. (…) Elle fait l’unité du sujet, et nous la voyons se projeter de mille manières, jusque dans ce qu’on peut appeler la source imaginaire du symbolisme, qui est ce par quoi le symbolisme se relie au sentiment, au Selbstgefühl (sentiment de soi) que l’être humain, le Mensh, a de son propre corps. ». Le second narcissisme concernerait davantage un type de relation objectal [11].

24Cette conception, simplifiée, induit que le sentiment de soi (Selbstgefühl), à l’instar du narcissisme primaire, a à voir avec l’image de soi et est la relation imaginaire que le sujet entretient avec lui-même à travers ce qu’on qualifie globalement comme son vécu corporel [12]. Elle aide à comprendre d’une part l’importance de l’impact douloureux de l’éprouvé corporel déficitaire chez bon nombre de personnes âgées, mais également la tentative de le contenir favorablement dans une représentation imaginaire unitaire.

Le sentiment de soi comme illusion

25Quoi de plus compréhensible en effet que de convoquer ce corps imaginaire quand le réel du corps est insupportable ? Et plus globalement, de tenter de contrecarrer, sous couvert de l’imaginaire, un réel inadmissible ? Quitte à ce que le soi imaginaire s’éloigne quelque peu d’une certaine réalité, par une idéalisation ou une revalorisation fantasmée de ce soi initialement mis à mal. Ainsi peut-on percevoir le récit de vie fantasmé que nous relatent de façon récurrente (comme s’ils voulaient se persuader eux-mêmes) certains sujets âgés. En tant que fiction, tout récit de vie ne participe-t-il pas de la même opportunité de rompre avec la répétition mortifère du réel ?

26Bien sûr, l’illusion ainsi créée comporte sa part de tromperie en tant que déformation de la réalité. Pour cela, face au risque de maintenir durablement le sujet dans une déréalisation dépersonnalisante, elle est justement combattue. Mais l’illusion comporte également une part créatrice et permet l’expression du désir d’un sujet qui s’y met au monde. Car l’illusion, notion abordée en ce sens par D.W. Winnicott [13], est également la façon dont on s’approprie subjectivement le monde (illudere : jouer avec), dont on fait illusion, par opposition à la désillusion. En institution gériatrique, le thème récurrent de la perte d’objet, attribuée illusoirement à un vol plutôt qu’un oubli par le patient souffrant de troubles de mémoire, s’explique souvent de cette façon : si la faute est hors de soi, le soi est préservé.

27L’exemple évoqué plus haut des plaintes concernant une détérioration de la qualité des soins ou de l’alimentation entre deux passages à l’hôpital, alors qu’objectivement on ne constate aucun changement, rendrait compte d’un même phénomène : défensivement, le sujet se protège d’une atteinte narcissique et projette sur l’extérieur la détérioration du sentiment de soi.

28Dans le même ordre d ‘idée, je voudrais reprendre encore une caractéristique remarquable de l’attitude de certains résidents en maison de repos. J’avais déjà observé, avec surprise, que des personnes mettent en évidence dans leur chambre une photographie d’eux-mêmes, seuls, et plus jeunes. Il semble en effet peu banal de poser sur un meuble ou au mur, au vu de tout le monde, une photo de soi, et on peut se questionner quant à l’utilité d’une telle démarche. J’y vois l’appel du sujet âgé à un autre regard sur soi, ainsi que l’occasion de restaurer une continuité de son être par-delà le temps : entre une image de soi issue du passé, et ce que le corps réel donne à voir.

29Un espace transitionnel s’instaure de la sorte, entre le vécu subjectif de soi d’une part et d’autre part ce que la réalité laisse à voir et qui semble incompatible avec ce sentiment de soi, entre un soi et un non-soi. Il favorise un terrain d’entente, un espace où il y a du jeu, et une transition que l’on espère douce vers l’acceptation, l’intégration psychique du soi étrange (unheimlich) qui se révèle être aussi soi-même.

Vignette clinique

30Sur les murs de ce qui lui tient lieu à la fois de chambre et de lieu de vie en maison de repos, Thuur a choisi de suspendre un ensemble de photos, dessins, portrait et titres personnels. Les photographies le mettent en scène, seul ou accompagné, à différents moments de son existence passée. Une bibliothèque rassemble des ouvrages qui l’ont toujours accompagné, des archives où il figure par son nom ou en photos, ou encore des livres qui décrivent ses origines familiales et son lieu de naissance. Des objets en tout genre ont été scrupuleusement sélectionnés pour figurer dans l’espace restreint qui fait désormais son intimité. Tout dans cet intérieur semble en permanence le rappeler à lui-même, à travers ses activités passées, les gens et les lieux qui l’ont entouré. La maison de repos elle-même se trouve dans le quartier de son enfance, comme un retour aux sources.

31Thuur évoque l’insurmontable difficulté de sa récente venue en maison repos, en insistant conjointement sur les hautes responsabilités qu’il a occupées professionnellement : comment peut-on se trouver réduit à vivre dans une petite chambre numérotée, dans l’indifférence la plus complète, et assimilé à ces vieux infirmes et désorientés que sont ses voisins de chambre ? Faut-il se résigner à n’être plus que l’ombre de soi-même, se demande-t-il ouvertement ? Sa colère gronde et il éructe en insoumission face à cet accident vasculaire cérébral qui l’a terrassé physiquement. Il bande les muscles de son cerveau mais doit bien reconnaître là aussi quelques déficits insupportables. C’est bien lui pourtant, celui en qui la famille a fondé tous ses espoirs, le seul ayant les aptitudes intellectuelles pour suivre des études coûteuses, et qu’il n’a jamais déçue, qui maintenant peine à fournir un raisonnement logique quelque peu approfondi.

32Le corps, prédominant aujourd’hui par ses manquements et la dépendance qu’il lui impose, n’a jamais été un frein. Faudrait-il que dorénavant il doive composer avec son insuffisance ? L’illusion de l’insécable unité psycho-physique, constitutive de son identité subjective, est mise à mal. À travers son corps, c’est le réel qui réclame ses droits, et l’imaginaire qui peine à compenser.

33Lui qui avait constamment des projets, n’en a plus à présent. L’étau se resserre sur un moi exsangue. Il me fait parvenir les paroles de « La quête » de Jacques Brel :

34

« Rêver un impossible rêve / Porter le chagrin des départs / Brûler d’une possible fièvre/ Partir où personne ne part / Aimer jusqu’à la déchirure / Aimer, même trop, même mal, / Tenter, sans force et sans armure, / D’atteindre l’inaccessible étoile. / Telle est ma quête, / Suivre l’étoile / Peu m’importent mes chances / Peu m’importe le temps / Ou ma désespérance / Et puis lutter toujours / Sans questions ni repos / Se damner / Pour l’or d’un mot d’amour / Je ne sais si je serai ce héros / Mais mon cœur serait tranquille / Et les villes s’éclabousseraient de bleu / Parce qu’un malheureux / Brûle encore, bien qu’ayant tout brûlé / Brûle encore, même trop, même mal / pour atteindre à s’en écarteler / Pour atteindre l’inaccessible étoile. »

35Ses cauchemars nocturnes le confrontent constamment à l’homme qu’il a du mal à continuer à être.

36Les mots manquent à dire l’impensable. Pourtant, et malgré la légère aphasie, les phases d’hébétement et d’épuisement psychique, Thuur énonce avec force et révolte ce qui lui est imposé. Il évoque les cassures identitaires radicales que furent sa venue en maison de repos et son accident vasculaire cérébral. « Je ne suis plus moi », « je ne me reconnais plus », « Thuur est mort », « je suis le x, l’inconnue d’une équation », « moi est ailleurs, moi n’est pas ici », « Pendant la nuit, dans mes rêves, je suis comme avant. Et tous les matins, je suis confronté à mon handicap et je dois me redemander où je suis. », me dira-t-il.

37Les visites, relativement fréquentes, sont pour Thuur une opportunité d’énumérer ses exploits passés, à travers les regards portés à ses murs. Ces regards participent à la reconstruction identitaire qu’il réclame à hauts cris. Des regards qui se détournent de son corps et de son mental défaillant, mais se portent sur les traces de ce qu’il était et insiste à rester.

38Par là peut-être, et dans le discours qu’il porte sur lui-même, s’élabore un sentiment de continuité entre l’être du passé et l’être devenu. Dans ces regards qui se portent tantôt sur les traces, tantôt sur l’homme qui parle, s’accomplit le rapport unifiant les deux réalités subjectives.

39Une habitude de vie qu’est la lecture de son journal, dans lequel il est plongé à longueur de journée, ainsi que la musique que Thuur continue d’écouter, comme des bouées qui le rappellent à ce qui a toujours fait son quotidien, servent peut-être là aussi discrètement de transition favorable et de continuité entre l’avant et l’après.

40Peu à peu, le nœud se desserre. Il n’y a plus d’identique, mais l’autre que Thuur est devenu pourra peut-être s’apprivoiser. Il se découvre des aspects qu’il ne se connaissait pas, mais qu’il savait tapis au fond de lui-même. Il renonce par la même occasion à la représentation, sans doute quelque peu usurpée, à laquelle il s’est identifié tout au long de ces années. Il se raconte sans plus se faire d’histoires : son histoire, désormais singulière, s’écrit au fur et mesure des péripéties de son existence. Par là il s’inscrit dans l’histoire de l’humanité, et renoue avec sa vocation première d’historien.

Pour conclure

41« La quête » de l’homme de La Mancha, chantée par Jacques Brel, dont Thuur me transmet les paroles, est une ode à l’héroïsme des hommes qui tentent désespérément de dépasser leur finitude. Cette quête est la mise en scène d’un désir, parfois porté à son comble, et toujours confronté à son incomplétude, de façon parfois rude et déstabilisante, comme lorsque la vieillesse se révèle.

42Ainsi devons-nous saisir l’enjeu de ce qui se joue lors de la confrontation brutale à la vieillesse et ce qu’elle convoque chez le sujet âgé, notamment lors de sa venue à l’hôpital ou lors d’une autre institutionnalisation. C’est alors que l’on prendra conscience également de la nécessité vitale pour lui de parcourir un chemin d’acceptation et d’intégration du changement identitaire qui s’opère, à travers tout un dispositif offert dans un cadre contenant, à l’adresse de ceux qui le souhaitent. Il importe que ce cadre reste varié pour aller à la rencontre de la singularité d’un sujet (il existe aujourd’hui un grand nombre de structure d’aides, de soins, de séjours, de soutien… adaptés aux besoins spécifiques d’un sujet âgé), et de laisser un temps suffisamment long à l’élaboration de cette conflictualité psychique (d’où la nécessité d’envisager des lieux de transition comme la revalidation gériatrique, des temps de concertation, des réunions et des rencontres avec les aidants-proches…) avant de prendre des décisions définitives parfois contraignantes (par exemple envisager de l’aide, changer de domicile…).

43Entre la représentation imaginaire de soi d’une part, et d’autre part un réel perçu dans le corps ou dans le miroir, la mise en place de cet espace transitionnel, travail éminemment subjectif qui se doit donc de s’inscrire dans un environnement favorable, est très fréquemment la condition sine qua non d’une vieillesse durable.

Bibliographie

Bibliographie

  • S. De Beauvoir. La vieillesse. Tome 1, Paris, Gallimard, 1973.
  • S. Freud. Pour introduire le narcissisme. In La vie sexuelle. PUF, Paris, 2002.
  • C. Janssens. Transmission psychique des capacités d’illusion. In Cahiers de psychologie clinique, De Boeck, 2014/2, n°43.
  • E. Jones. La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. Tome 3. PUF, 1990.
  • J. Lacan. Séminaire sur Les écrits techniques de Freud. ALI.
  • J. Maisondieu. Angoisses de mort et psychopathologies du 3e âge. In Les psychothérapies de la personne âgée. Lyon, A.R.A.G.P., 1986.
  • M. Mannoni. Le nommé et l’innommable. Paris, Denoël, 1991.
  • D. Quinodoz. Vieillir, une découverte. Paris, PUF, 2008.
  • P. Ricœur. Soi-même comme un autre. Paris, Editions du seuil, 1990.

Mots-clés éditeurs : rupture, illusion, corps, vieillesse, sentiment de soi

Date de mise en ligne : 15/04/2019.

https://doi.org/10.3917/cpc.052.0047

Notes

  • [1]
    Traduit également par « estime de soi » dans l’édition française de « Pour introduire le narcissisme ». La traduction la plus proche de ce qui sera évoqué dans ce texte peut être « sensation de soi », car elle tient compte de l’éprouvé corporel. Cette notion est développée plus loin.
  • [2]
    J. Maisondieu. Angoisses de mort et psychopathologies du 3ème âge. In Les psychothérapies de la personne âgée. Lyon, A.R.A.G.P., 1986, pp. 136-149.
  • [3]
    S. De Beauvoir. La vieillesse. Tome 1, Paris, Gallimard, 1973, pp. 13-14.
  • [4]
    M. Mannoni. Le nommé et l’innommable. Paris, Denoël, 1991, p. 36.
  • [5]
    Lettre du 8 mai 1921. Cité par E. Jones. La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. Tome 3. PUF, 1990, p.89. Rappelons qu’à cette époque, à 63 ans, un individu est considéré comme âgé. L’espérance de vie tourne alors autour des 65 ans.
  • [6]
    E. Jones. La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. Tome 3. PUF, 1990, p. 89., p. 257.
  • [7]
    P. Ricœur. Soi-même comme un autre. Paris, Editions du seuil, 1990.
  • [8]
    « Le caractère (…), c’est la mêmeté dans la mienneté. » P. Ricœur, ibid., note de bas de page 1., p.145. Pour une élaboration plus approfondie du concept, cfr. P. Ricœur, ibid., pp. 144-146. Pour ma part, j’aurais tendance à y voir « ce à quoi le sujet s’identifie subjectivement ».
  • [9]
    D. Quinodoz. Vieillir, une découverte. Paris, PUF, 2008. p. 54-55.
  • [10]
    S. Freud. Pour introduire le narcissisme. In La vie sexuelle. PUF, Paris, 2002. p. 104.
  • [11]
    J. Lacan. Séminaire sur Les écrits techniques de Freud. ALI, p. 143-144. Leçon du 24 mars 1954.
  • [12]
    C’est d’une façon semblable, me semble-t-il, que des Anglo-Saxons ont développé la notion de self, en particulier D. W. Winnicott ou H. Kohut.
  • [13]
    Cfr. par exemple C. Janssens. Transmission psychique des capacités d’illusion. In Cahiers de psychologie clinique, De Boeck, 2014/2, n° 43, pp. 97-116.
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