1Athènes, un après-midi ensoleillé du mois d’août. Sur une petite place, des enfants jouent au foot. Les rebonds du ballon, les exclamations des joueurs, les bruits de course, mêlent leurs sonorités aux conversations des passants, aux pépiements des oiseaux, et aux lointaines rumeurs de circulation. Par les fenêtres ouvertes d’une église orthodoxe, on entend le chant du pope. Qu’on le pense consciemment ou non, les symboliques véhiculées par cette juxtaposition de bruits peuvent allumer de multiples circuits dans notre psychisme : l’enfance (la sienne, nos enfants si on est parent etc.), la nuisance ou l’agrément du rebond du ballon, la course perçue comme un stress ou comme une exultation, la tolérance d’une société au sein de laquelle le recueillement ne requiert pas le silence, l’association de la ville et de la nature, l’été et le Sud évoqués par le timbre particulier des sons lorsqu’il fait très chaud, la nonchalance des conversations, le rapport à notre propre spiritualité, à la religion des autres... Ainsi nous cheminons toute notre vie les oreilles immergées dans un foisonnement de symboles qui tracent, le plus souvent à notre insu, des sillons et des ponts dans notre vie intérieure. De plus, chacun de ces éléments sonores pourra se trouver engrammé dans notre mémoire en corrélation avec notre état émotionnel du moment, un événement concomitant dans notre vie... Parfois, des années plus tard, un timbre bref suffira à faire émerger une cohorte de sensations ou de souvenirs.
2Au cours des siècles précédents, l’environnement sonore (chats, oiseaux, cris du marché de Paris…) était déjà source d’inspiration musicale. Au début du XXe siècle, des fragments sonores deviennent matériaux à part entière. En 1913, Luigi Russolo énumère ses sources d’inspirations : « Voici les six catégories de bruits de l’orchestre futuriste que nous nous proposons de réaliser bientôt mécaniquement :
- Grondements / Eclats / Bruits d’eau tombante / Bruits de plongeon / Mugissements
- Sifflements / Ronflements / Renâclements
- Murmures / Marmonnements / Bruissements / Grommellements / Grognements / Glouglous
- Stridences / Craquements / Bourdonnements / Cliquetis / Piétinements
- Bruits de percussion sur métal, bois, peau, pierre, terre-cuite, etc.
- Voix d’hommes et d’animaux ; cris, gémissements, hurlements, rires, râles, sanglots. »
3Avec les techniques d’enregistrement, les sons deviennent des objets conservables et transportables. Les techniques de montage permettent ensuite de les agencer à volonté. C’est ce qui a été à l’origine d’une floraison de créations sonores, née dans le monde de la radiophonie, avec en France des artistes comme Pierre Schaeffer, Edgar Varèse, ou Pierre Henry récemment disparu. Le Groupe de Recherche Musicale initié dans les années cinquante poursuit ses recherches, au sujet desquelles on peut trouver des informations en consultant le site de l’INA (http://www.inagrm.com/).
4Dans le même temps, l’impact des sons sur l’imaginaire et sur le comportement a suscité un intérêt grandissant de la part des psychologues, des pédagogues, des publicitaires et des sonorisateurs de film. Il s’agit généralement de leur rôle cognitif et comportemental, ou de réactions émotionnelles collectivement partagées. Le travail que nous relatons ici se situe plutôt dans un registre psychanalytique, même si d’autres « effets secondaires », potentiellement utiles, sont apparus.
5Comme toutes les technologies numériques, les possibilités d’enregistrement, de sélection, de juxtaposition et de modification de sons concrets, musicaux ou synthétiques, ont été simplifiées et rendues désormais à la portée de tous publics.
6Aussi a été mis en place dans un CATTP (Centre d’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel) parisien, de mars à décembre 2016, un dispositif destiné à des enfants de 5 à 11 ans atteints de troubles envahissant du développement, d’autisme et de troubles psycho-affectifs. Ce travail a été effectué en étroite collaboration avec Laurence Groult, éducatrice de jeunes enfants, que je remercie. D’autres membres de l’équipe, l’infirmière Maeva Le Fahler, l’orthophoniste Laurence Chabah, ont également été impliqués et ont enrichi le déroulement par leurs observations.
Chacun a un parcours singulier dans le monde des sons
7L’expérience sonore, et donc sa mémoire, commencent dès la vie intra-utérine. Très liée aux autres sensations, vue et toucher, durant les premiers mois, elle s’en distingue ensuite et elle est un moyen extrêmement efficace de connaissance et de repérage pour le petit enfant, notamment lorsque d’autres signaux sont manquants, tel un objet désiré absent du champ visuel. Ce bagage personnel s’étoffe et se modifie continuellement, et chaque nouvelle information auditive va moduler la façon dont seront perçus, hiérarchisés et engrangés les apports suivants, d’autant plus fortement s’ils sont empreints d’émotion. Ainsi se construit pour chacun ce que O.R. Benenzon appelle identité sonore ou Iso sonore, et qu’Edith Lecourt, à la suite du psychanalyste Didier Anzieu, a intégré à la notion d’enveloppe sonore.
8Dès les années 50, la psychologie commençait à prendre en compte le potentiel symbolique des bruits dans la pratique, plutôt à visée diagnostique. Des études relatent l’utilisation de sons dans des tests projectifs, associés ou non à des morceaux musicaux. (Wilmer H.A., 1953) (Ball T.S. et al., 1953)
9Gabrielle Boissier, psychologue suisse, a mis au point en 1968 un test projectif sonore. Les réponses des sujets montrent la diversité des symbolisations et des projections. Selon G. Boissier, la différence avec ce qu’apporte un test projectif visuel est que les sujets réagissent très instantanément au son, sans avoir le temps de mobiliser leurs défenses psychiques.
10Depuis les années 70, se sont développés (notamment au Groupe de Musique Expérimentale de Bourges), des outils de création sonore mis à disposition des enfants. D’abord peu maniables, ils évoluent actuellement comme tous les autres outils numériques, et de nombreux jeux permettant des créations ou des modifications sonores sont proposés sur divers supports, notamment tablettes. Ils allient généralement des éléments visuels, afin de rendre l’usage plus ludique. C’est pour cette raison que ces matériels n’ont pas été choisis pour le dispositif qui fait l’objet de cet article et qu’il a été préféré un outil très sobre, afin que l’imaginaire de l’enfant soit le moins possible détourné de l’univers sonore.
11Dans le domaine thérapeutique la musique assistée par ordinateur (MAO) est utilisée en France depuis plus d’une quinzaine d’années, mais plutôt à des fins de création de chanson ou de jeu musical collectif.
12Le musicothérapeute Jérôme Blois (Blois, 2002), a été précurseur en mettant en place un dispositif de création musicale sur ordinateur pour des enfants en grande difficulté sociale et scolaire, puis pour des enfants hospitalisés pour des pathologies médicales graves. Il relate l’observation suivante (non publiée) d’un enfant atteint de cancer hématologique, qui après avoir enregistré une chanson qu’il avait inventée, lui a demandé d’apporter « un son de feu, pour pouvoir tout brûler maintenant ! ».
13La MAO en thérapeutique s’est également développée dans les pays anglo-saxons (Crowe 2004, Whitehead-Pleaux 2011, Knight 2016).
Les jeunes patients
14Les enfants sont accueillis au CATTP une fois par semaine, en groupes de 3 à 6. La durée de participation au groupe est d’un an renouvelable. Chaque séance est d’une durée d’une heure et demie ou deux heures, et répartie en différents temps : accueil, jeux collectifs, communication sonore, conte, peinture, salle de jeux symboliques. Le dispositif de création sonore s’est inséré dans ces ateliers selon deux modalités : une modalité individuelle, et une modalité collective en binôme ou petit groupe.
15Pour les temps individuels, j’accueille chaque enfant à tour de rôle dans une pièce à part, pendant une vingtaine de minutes, une fois par semaine ou une semaine sur deux. Nous sommes assis côte à côte, face à l’écran. L’enfant est assis devant l’ordinateur, avec une souris à son entière disposition, afin de se sentir maître de son sujet. Je suis décalée sur le côté, mais avec également une souris pour aider au fonctionnement et éviter des soucis liés à l’inexpérience du patient. À chaque séance, et même au cours d’une même séance, l’enfant a le choix entre poursuivre une création entamée ou en démarrer une nouvelle. Pour une même composition, la version de chaque séance est sauvegardée avant de poursuivre.
16L’ensemble des séances effectuées au CATTP concerne 12 enfants (46 séances au total).
Le dispositif
17L’outil de création sonore est le logiciel Audacity, software à disposition du grand public, qui permet de :
- enregistrer ou réunir des échantillons sonores : bruits, voix, musiques, ambiances sonores.
- en faire des montages : les faire succéder, superposer, coïncider…
- modifier ces échantillons : effets, filtres, changements de hauteur, de durée, de rythme…
18L’enfant peut choisir des échantillons dans des banques mises à sa disposition, ou insérer des enregistrements qu’il fait lui-même, à la voix, en percussion corporelle, avec des objets etc.
19Les échantillons en banque sont rangés selon deux modes : un mode « ARMOIRE », dans lequel les sons sont classés dans des dossiers thématiques (« NATURE », « JOUETS », « MAISON » etc.) et nommés selon leur origine (« vague », « moto », etc.). Et un unique dossier « PIOCHE » dans lequel les mêmes sons que ceux de l’armoire sont regroupés, et nommés selon des combinaisons de lettres et chiffres aléatoires. Dans ce dernier cas, le choix ne peut se faire qu’en écoutant l’échantillon. Lorsqu’un patient tombe sur un échantillon dont il ne reconnaît pas la source, je ne lui dévoile celle-ci que s’il le demande expressément.
20Ainsi le patient peut soit déterminer son choix en connaissant par avance la nature du bruit, soit opter pour une rencontre de hasard avec un élément qu’il gardera ou délaissera, soit enregistrer sa propre production sonore. Il peut combiner les trois modes pour une même création.
21Connaissant les potentialités des sons, dans un sens rassurant comme dans un sens inquiétant, et les dangers de manipuler des sons produits par l’enfant lui-même, notamment sa voix, j’agis avec prudence. J’ai toujours une possibilité d’interrompre l’écoute, je veille à ce que les modifications soient toujours réversibles, et chaque séance est suivie d’une discussion avec l’éducatrice et d’autres membres de l’équipe. Par ailleurs, je participe aussi à d’autres temps de l’accueil des enfants, jeux, peinture, goûters.
22J’enregistre les séances avec un magnétophone indépendant. En effet, les commentaires que l’enfant a faits, les échantillons qu’il n’a pas retenus, ses hésitations, sont tout aussi importants dans sa démarche que le résultat final.
Au cœur des séances
23Pour approcher le processus en jeu, observons le déroulement détaillé des séances pour trois enfants.
Mickaël, des ressources expressives inexplorées
24Mickaël, 9 ans, est en grande difficulté scolaire. Ce sont également des troubles du comportement, surtout des bagarres, qui ont motivé son admission au centre. Étant maintenant accueilli pour la deuxième année, le suivi en petit groupe thérapeutique a sans doute joué un rôle dans l’adoucissement de son attitude.
251ère séance : Mickaël choisit un son d’ailes de pigeons, après en avoir écouté plusieurs autres. Il remarque les variations visuelles de la courbe. Puis il choisit un son électronique, « lune », et décide se servir de ce son comme base de création. Il extrait une portion du son des ailes, et l’incorpore au son « lune ». Il choisit un autre son électronique, « space », et en extrait une petite portion qu’il incorpore à son premier montage. Il choisit ses extraits avec soin. Il réécoute, et dit que « ça ne se remarque presque pas », car effectivement la portion de son qu’il a choisie ressemble à l’échantillon dans lequel il l’incorpore, mais ça semble être pour lui une chose positive, un effet recherché.
26Dès cette première séance, il s’inquiète de ce qui adviendra de ses créations.
272e séance : Mickaël veut poursuivre sur le même fichier. Il enregistre quelques sons vocaux, mais n’est pas satisfait de ce premier essai et l’efface. Puis il enregistre une autre courte suite. Le dernier son vocal est suivi d’un son de frottement, dont il ne reconnaît pas l’origine. C’est sa manche de pull contre le tapis de souris. Ca l’amuse. Je lui précise qu’il peut supprimer cette portion. Mais il la garde et place l’extrait à la fin de sa composition.
28Il veut ajouter encore un son, et retourne dans l’ARMOIRE, où il identifie rapidement le dossier « ELECTRO » dont il avait mémorisé le nom, et choisit un son après l’avoir écouté. Je lui fais remarquer qu’il choisit un son de même nature que celui qui lui sert de base. Il me répond que c’est mieux, « ça va raconter une histoire ».
29Il est très précis dans ses choix de son, de fragments, de place pour l’insertion. Il fait un travail délicat. Tout en étant très imaginatif, il me paraît avoir une certaine maturité dans sa distance avec sa création. Il est vraiment impliqué, mais n’hésite pas à supprimer ou refaire si ça ne convient pas.
30À la fin il me redemande ce qu’on fera des créations. On les garde ou bien après on les supprime ? (il a donc envisagé cette éventualité).
313e séance : Il réécoute sa création précédente, puis décide d’en démarrer une nouvelle. Il se promène dans les différents dossiers de l’ARMOIRE, puis écoute un des sons de jouets et l’importe. Ensuite il va dans la PIOCHE et tombe sur un lion. Il l’importe, en sélectionne un passage et l’insère au début. Ensuite il trouve un son de galop de cheval. Il en découpe deux extraits, qu’il place, l’un au milieu du son de jouet, l’autre à la fin. Tout ça est à la fois plein de fantaisie et très réfléchi. Il sait quelle histoire il veut raconter : le lion menace le jouet, le cheval le sauve. Mickaël me demande si je vais rester tout le temps au CATTP. Je lui dis que je partirai après décembre, mais que Laurence Groult continuera ce travail avec eux. Il me demande encore une fois s’il pourra avoir ses musiques, par exemple sur une clé USB.
32Après cette séance, je consulte l’anamnèse dans le dossier de Mickaël. Je constate que cet enfant a eu une enfance très chaotique, séparations, migration, négligence voire maltraitance, logement précaire, situations ambiguës avec une jeune parente. Né en Colombie où il a vécu ses premières années en grande partie chez ses grands-parents, il a ressenti très douloureusement le déracinement. De plus il semble avoir été confronté à des appréciations dévalorisantes de la part de certains enseignants, de sa mère et de son beau-père, et le dossier relève un grand manque de confiance en lui. Or il s’avère être un compositeur talentueux, avec beaucoup d’imagination, d’astuce et d’humour.
334e séance : il veut poursuivre sa composition. Il va dans la PIOCHE, trouve un son de moineau. Il sélectionne un fragment de ce son et l’insère dans le galop du cheval. La parenté de timbre est intéressante. Puis il décide d’enregistrer quelque chose, une suite de « coin-coin », descendante, et se terminant par « perdu ». Très jingle de jeu. Il l’insère à la fin de sa composition. Il fait des modifications fines pour faire disparaître certaines parties. À sa demande, nous rajoutons un effet d’écho au mot « perdu », après plusieurs manipulations soigneusement choisies. Ca le satisfait. On réécoute tout. Il dit « encore une histoire ». Mais en partant, dans le couloir il me dit « c’est nul ce que j’ai fait ». Je pense qu’il attend que je le contredise, ce que je fais très volontiers.
345e séance : je préviens Mickaël que c’est notre dernière séance individuelle, que la semaine prochaine ce sera du temps collectif, et qu’ensuite je quitte le Centre. Il enregistre quelques jingles à la voix, puis il prend la guitare que j’ai posée près du bureau et enclenche un nouvel enregistrement. D’abord une chanson de « Dragon Ball », puis il fait quelques sons rythmés et très doux sur la guitare, puis semble bercé et commence à chanter une sorte de blues, disant en quelques phrases son désarroi à l’école, et son envie de la faire brûler, puis d’exulter par une pirouette de flamenco.
35Il est difficile d’évaluer l’impact thérapeutique de ce dispositif sur Mickaël, notamment du fait de l’utilisation concomitante, au CATTP, d’autres procédés de création et de socialisation. Mais un des éléments marquants fut la modification du regard porté par les autres membres de l’équipe, après que j’aie relaté le déroulement des séances au cours d’une réunion de synthèse, en soulignant son investissement dans ce mode d’expression. Il semblait y trouver une valorisation narcissique, un sentiment rassurant de pouvoir communiquer des émotions personnelles, et un réconfort d’être entendu, sans se mettre en danger par des récits factuels.
Bercement et conjuration, les chaos d’Issam
36Issam, 9 ans, est accueilli pour la deuxième année, avec pour diagnostic “trouble de l’attachement de l’enfance avec désinhibition”. On note des difficultés à élaborer, et des productions écrites pauvres au niveau des idées. Il est né en France de parents orginaires du Maghreb. Les parents se sont séparés quand il avait 1 an, avec la notion d’une relation difficile voire violente. Issam vit actuellement avec sa mère, et un demi-frère et une demi-sœur nés d’une première union et beaucoup plus âgés que lui. L’équipe suppose qu’Issam, souvent gardé par ses grands frères et sœurs, est spectateur de films et vidéos qui comportent des scènes de violence et de sexe.
37Au cours de la première séance, il écoute des sons sans les sélectionner puis va dans le dossier ARMOIRE sous-dossier MUSIQUES. Il y trouve trois musiques à son goût et les importe toutes les trois. Une fois superposées, comme elles n’ont ni le même style ni le même rythme, le résultat a un côté très bancal et foisonnant, qui lui convient tout à fait. Il les écoute en se balançant les bras levés avec une expression ravie. Au cours de ses pioches, il tombe sur des sons dont il dit qu’ils lui font peur. Ce sont des bruits variés : sons électro-acoustiques assez doux, chant de fauvette. Il ressent la peur aussi dans un passage de sa propre composition. Suite à cette dernière remarque, je lui propose d’essayer des modifications pour que ça ne l’effraie plus. Il manifeste, comme il l’a déjà fait à deux reprises, qu’il tient beaucoup à sa composition et ne veut pas la perdre ou l’abîmer. Je le rassure en lui disant que toutes les modifications sont réversibles. Nous faisons des essais d’action sur la vitesse et la hauteur, et il retient la manipulation qui lui convient. Le résultat est toujours aussi chaotique, et prend en plus une connotation étrange dans les timbres. Il est très content du résultat. Les superpositions rythmiques inhomogènes, loin de l’affoler, semblent le combler et le centrer. Je ne me serais jamais risquée à proposer à un enfant un univers sonore empreint d’une telle bizarrerie. Mais c’est lui-même qui se l’est fabriqué, volontairement et par étapes, et qui l’a partagé avec moi. Il le réécoute de très nombreuses fois.
38Au cours de sa création, Issam a pioché un son de fer à repasser. On y entend des frottements, le bruit de l’eau ballottée par le mouvement du fer, et des jets de vapeur. Il dit « c’est dégoûtant », et… se dépêche de s’en saisir pour l’incorporer à son œuvre. Il y a là une mise en jeu (au sens de “playing”) et une possibilité d’action sur des symboliques éventuellement perturbantes que permet ce procédé de création. Ses commentaires au cours du travail ne manquent pas d’imagination : en écoutant des petits sons électro-acoustiques, il dit « ce sont des gens qui parlent le plus doucement du monde ».
39Je pense qu’Issam rencontre dans ce dispositif la possibilité de se créer un univers sonore rassurant, contenant. Cette contenance semble liée au fait de maîtriser son propre chaos par le pouvoir de la composition, et d’en partager l’écoute dans un cadre bienveillant. Il a le sentiment d’y exprimer quelque chose de très personnel, comme en témoigne son attachement au résultat produit. Il cherche aussi un moyen d’apprivoiser des bruits qui l’angoissent.
Ali, en chemin vers la prosodie
40Ali, 5 ans ½, fréquente le CATTP depuis 2 ans. Le diagnostic posé est celui de TED. Ali a très peu de relation avec ses pairs. Il parle très peu et tout bas. Il est hypersensible au bruit. Les parents sont originaires du Maghreb, arrivés en France 4 ans avant la naissance d’Ali.
41Etant donné son expression vocale extrêmement retenue et discrète, je m’attends à ce qu’il joue essentiellement avec les échantillons à disposition. Mais ce n’est pas du tout ce qui se produit. Il sélectionne deux sons dans la PIOCHE, mais ensuite les oublie complètement et se met à explorer l’enregistrement des sons qu’il peut produire lui-même. Cela commence par de tout petits claquements de dent, à peine perceptibles sur l’enregistrement, puis se poursuit par un chantonnement pianissimo, et puis il se met à enregistrer successivement de longs discours dans une langue imaginaire. Il tient à mettre fin à chaque enregistrement lui-même, exactement au moment où il le sent, et à réécouter systématiquement chaque enregistrement avant de commencer le suivant.
42La fascination qu’il montre pour sa propre voix et ses possibilités d’expression sera au centre des trois premières séances que nous avons faites. Dans les séances 1 et 3, c’est une expression libre, quoique toujours précédée d’une recherche d’échantillon dans l’ARMOIRE ou la PIOCHE. Dans la deuxième séance, c’est une expression autour des cris d’animaux conduite à la demande de l’éducatrice en parallèle avec un travail qu’elle fait avec lui. Il y a fait preuve de talents expressifs, probablement favorisés par l’ajout d’un micro-jouet inhabituel dans mon dispositif. Et ainsi tous les animaux crient en chantant : la poule, le chat, la vache, la grenouille, le cheval, entrecoupés de chantonnements personnels enregistrés par Ali. A la quatrième séance, il commence par l’usage du micro-jouet pour produire divers bruits, puis rapidement les accompagne de productions vocales, lesquelles deviennent progressivement majoritaires. Chacun de ses enregistrements semble être sous-tendu par un fil narratif, la succession des onomatopées et des mots inventés étant comme la bande-son d’un dessin animé, avec un début, un déroulement d’action, et une fin.
43Cette expression libre, affirmée, foisonnante, est loin de l’image que donne Ali dans sa vie sociale habituelle. Il est trop tôt pour en tirer des conclusions. Pour ma part, j’espère qu’il trouvera dans cette expérience des ressources pour s’exprimer envers d’autres que lui-même (et moi qui suis là en arrière-plan).
44Dans un registre semblable, j’ai décrit ailleurs le cas d’Alexis, un enfant considéré comme autiste (Entat, 2017), dont la parole s’est trouvée libérée. Ce jeune garçon qui ne parlait presque que par onomatopées et mots isolés, s’est mis à prononcer des phrases suivies, probablement stimulé par le foisonnement sonore avec lequel il jonglait depuis plusieurs séances. Même si cela est survenu pendant la création sonore, il est probable que d’autres facteurs, y compris sa propre maturation, ont pu jouer. Mais ce rôle facilitateur de l’immersion sonore demande à être approfondi.
Temps et volumes, des repères
45Au cours de ce travail ont été observés des phénomènes qui ouvrent des perspectives de recherche complémentaire, notamment en ce qui concerne le rapport au volume sonore, et les séquences temporelles. J’ai mentionné le cas de Sam, un enfant qui perturbait énormément son entourage, familial, scolaire, et même thérapeutique, par des cris soudains et assourdissants (Entat, 2017). Un jeu a été testé avec lui, qui consistait à lui demander de maîtriser son émission sonore pour ne pas entraîner de saturation à l’écran, et il s’y est prêté très volontiers. Ce jeu a aussi été expérimenté en groupe, comme un facteur de régulation dans un cadre collectif. Chacun des enfants (de 4 à 5 ans) enregistrait à tour de rôle un son à l’instrument ou à la voix, en veillant à ne pas couvrir les sons des autres ni déborder dessus, visualisation à l’appui.
46Un autre enfant, âgé de 7 ans, a fait un usage très inattendu du dispositif. Sa séance ayant eu lieu après une crise clastique très violente, il a démarré l’enregistrement puis est resté silencieux en me demandant aussi de ne pas faire de bruit. Il est resté fasciné pendant quarante secondes devant le défilement du signal s’affichant complètement plat. Cela semblait l’amuser beaucoup, je pense qu’il jubilait de pouvoir ainsi inscrire sous mes yeux sa capacité d’apaisement total.
47Ces deux exemples posent la question du rôle de la présence visuelle des éléments sonores. J’en rapproche l’expérience que m’a relatée Philippe Garnier, musicien et enseignant en école maternelle. Il avait fait enregistrer à chaque enfant son prénom grâce au logiciel Audacity, puis fait une capture d’écran du signal produit, et affiché chaque courbe sonore au-dessus des porte-manteaux de chacun. Quoi de plus personnel que de prononcer son nom et d’en afficher la trace ?
48La relation des enfants avec l’écran était généralement intense. J’ai cité ailleurs le cas de Djamila, 7 ans, qui en enregistrant des sons, se balançait régulièrement vers l’écran, comme si son balancement participait à l’inscription du signal. Sur la piste s’affichait la récurrence très organisée des événements sonores. Nous avons ensuite cherché à travailler avec elle sur le repérage temporel, en commençant par les jours de la semaine, mais cela sort du cadre strict de l’art-thérapie.
49Le défilement du curseur sur les courbes a joué un rôle rassurant pour certains enfants qui présentaient des traits autistiques et réagissaient intensément à certains bruits. Cela leur permettait d’anticiper la survenue de timbres perturbants, et après quelques séances, ils mettaient beaucoup moins souvent leurs mains sur leurs oreilles.
50D’autre part, les compositions s’affichent sous forme de pistes, que l’on peut déplacer latéralement pour les décaler les unes par rapport aux autres. Ainsi, on voit qu’un événement sonore survient avant, pendant, ou après un autre, et on peut agir dessus, modifiant ainsi des relations qu’on peut interpréter, consciemment ou non, comme causales. Toutes ces caractéristiques visuelles peuvent être à la fois des facteurs positifs ou négatifs. À l’instar de ma propre expérience de compositrice, j’ai ménagé des temps où je demandais à l’enfant de réécouter sa composition les yeux fermés.
Comment garnir la palette des bruits ?
51Avant de faire le point sur les conclusions provisoires que l’on peut tirer de cette expérience, il semble utile de donner quelques détails qui illustrent les questions qui se posent au fur et à mesure que le dispositif se développe, et qui ont à voir avec les possibilités de symbolisation, par le choix des échantillons.
52Tout d’abord, il semblait préférable d’écarter dans un dossier à part les sons susceptibles de faire peur. Il existe des recherches concernant les sons qui feraient universellement ou culturellement peur. On peut écouter l’émission que France Culture a consacré à ce sujet le 13/02/2012 (L’atelier intérieur n°25, en postcast sur : http://www.franceculture.fr/emissions/latelier-interieur/numero-25-la-peur-du-loup).
53Rien n’empêcherait de faire un usage ciblé et prudent de bruits effrayants, mais l’éventualité ne s’est pas présentée au cours de notre travail.
54Ensuite s’est posée la question de la longueur des échantillons : un échantillon trop long peut avoir le défaut d’imposer un fil narratif. Mais ce défaut peut s’avérer une qualité si la narration n’est pas contraignante et si elle sert de support pour insérer des éléments personnels. J’opte pour une mixité d’échantillons longs (mais généralement moins de 30 secondes) et courts (parfois une à deux secondes seulement). Par exemple une séquence : choc d’un œuf sur un saladier en verre, craquement de la coquille, battement à la fourchette, versement dans une poêle chaude, peut être proposée telle quelle, pour être enrichie, détournée ou modifiée, mais on peut aussi l’insérer, dans l’ARMOIRE comme dans la PIOCHE, en tronçons très brefs : « craquement de coquille », « grésillement de cuisson », etc.
55Les enfants concernés par ce travail, comme d’ailleurs de nombreux enfants fréquentant le Centre, avaient pour la plupart une origine étrangère, ou étaient nés à l’étranger. Etait-il pertinent d’inclure des échantillons évoquant des aspects culturels ou environnementaux particuliers à certaines régions du monde ? A mon avis, la réponse est non. Tout d’abord, l’essence même de l’art-thérapie est de ne pas confronter le patient directement à des éléments biographiques, sinon la stratégie de détour qu’elle permet sera entravée (Klein, 2012). D’autre part, il est impossible de savoir ce qui, pour telle personne en particulier, a constitué un élément marquant de sa mémoire sonore. J’ai mis en place, en même temps que le dispositif de création sonore, des entretiens avec les parents, à la fois pour établir avec eux une relation de confiance sur une thérapie nouvelle proposée à leur enfant, et pour recueillir quelques éléments sur leur environnement, goûts, et habitudes sonores. Ce qui en est ressorti n’est pas ce que j’aurais imaginé a priori en fonction du contexte culturel. Si, au cours d’une séance, un timbre rencontré dans la panoplie proposée évoque au patient une particularité géographique, alors ce sera à lui de se saisir de cette évocation, et le cas échéant je pourrai élargir ses ressources s’il exprime une demande particulière.
56Certains enfants n’ont pas hésité à réclamer des échantillons qu’ils ne trouvaient pas en banque, souhaits souvent faciles à satisfaire, comme un moteur de Ferrari, mais parfois plus problématiques, comme un cri de girafe.
À propos de l’outil
57Etant donné que ce mode de création comporte un versant technique, et que la création sonore est sans doute moins familière aux enfants que d’autres arts comme la peinture, il existait un risque que la créativité et l’expression soient entravés. Or les enfants ne me percevaient pas comme informaticienne, mais comme un membre de l’équipe soignante avec qui ils pouvaient partager leur imaginaire et leurs préoccupations, et les faire évoluer en toute sécurité. Ils se sont saisis de ce support d’élaboration à leur façon, différente pour chacun, et très instinctive. Bien que je sois aussi intervenue régulièrement pour faire des propositions artistiques permettant de relancer la démarche de l’enfant et d’élargir sa palette de ressources, mon expérience rejoint ce que Winnicott rapporte à propos d’un entretien pédiatrique utilisant des squiggles : « On notera qu’une partie importante de l’entretien repose sur moi et sur ma manière d’agir. Pourtant finalement c’est l’enfant lui-même qui se révèle et son problème du moment qui l’emporte » (Winnicott, 1971, p. 32).
58La mise à disposition d’une PIOCHE est en relation avec le rôle de la surprise en art-thérapie. Voici par exemple ce qu’en dit, à propos des arts plastiques, Martine Colignon : « Les hasards, l’aléatoire provoqués par les techniques picturales engagent le patient dans des voies inexplorées qui peuvent convoquer des images sensorielles avant d’être oralisées. » (Colignon, 2015, p. 68). Dans la PIOCHE, à la différence d’un aléa technique la surprise est attendue. Les réactions des enfants ont montré qu’elle produisait une ouverture intéressante dans l’exploration, tout en restant dans une écoute confortablement partagée avec la thérapeute.
59On peut considérer que ce dispositif possède les caractéristiques de l’art-thérapie. Il permet à l’enfant de mobiliser ses ressources psychiques et d’exprimer des émotions et préoccupations en restant dans un champ non-verbal. Il lui offre, par le biais de la création, un pouvoir d’action sur des symboles qui ont un écho dans sa vie psychique, entrouvrant une possibilité de contrôle de ses conflits intérieurs. Il met en place un cadre contenant, protégé et permettant le jeu, et instaure une relation triangulaire entre le patient, le thérapeute, et la pratique artistique. Il l’aide à cheminer dans un espace rassurant entre son univers personnel et la réalité extérieure, et ce cheminement se poursuit au fil des séances. La réalité d’un espace transitionnel se fait sentir à toutes les étapes de la création, y compris les écoutes des sons de la PIOCHE dans les étapes de choix.
Quelle singularité apporte cette médiation artistique ?
60Tout d’abord, il est impossible d’affirmer que cette modalité thérapeutique possède des bénéfices objectivables. Comme pour tout procédé d’art-thérapie, il n’est pas question de mettre en évidence un effet sur un symptôme. De plus, les enfants évoluent extrêmement rapidement, vers des améliorations et des progrès, ou vers des aggravations de leur mal-être, en raison de multiples autres facteurs.
61Dans le cas des enfants présentés dans cette étude, je peux seulement observer que les séances de création sonore ont été, tout en restant ludiques, un soutien aux mobilisations psychiques des enfants, un espace contenant qui a permis des évolutions dans un climat de confiance, notamment en raison du mode non-verbal évitant un abord frontal des difficultés.
62Les particularités tiennent aux caractéristiques de l’univers sonore, qui se situe au carrefour de la compréhension de l’environnement, des émotions, du repérage temporel, de la narration, du langage, des souvenirs.
63Le son, ondulatoire et immatériel, ne peut être ni palpé, ni immobilisé. Enregistré et numérisé, il prend la forme d’une courbe visible, et acquiert un statut d’objet manipulable (et même jetable). Mais il garde sa capacité à créer un lien direct avec des pensées inconscientes, avant l’intervention des défenses psychiques.
64Le lien avec la parole et la communication est à étudier plus amplement. Pour certains enfants, la rêverie induite par les paysages sonores, ou la possibilité de s’immerger dans sa prosodie personnelle, a probablement eu un effet facilitateur sur le langage.
65Ce dispositif se prête aussi à d’autres usages, permettant de travailler sur le repérage temporel et les productions vocales, et il peut aussi s’insérer dans une consultation thérapeutique sous la forme des squiggles proposés par Winnicott. Alors même que je n’avais pas encore trouvé l’occasion de tenter ce mode de relation, c’est une petite patiente qui m’y a invitée !
66Enfin, des ateliers thérapeutiques collectifs ont été temporairement mis en place avec les enfants du Centre, sous forme de création d’histoire sonore ou de communication sonore enregistrée et retravaillée, et les observations qu’on a pu en retirer incitent à poursuivre.
Conclusion
67De même que la création de paysages sonores est devenue un art à part entière depuis plusieurs décennies, cette médiation peut prendre une place spécifique au sein des thérapies de l’enfant.
68Elle pourrait aussi certainement prendre place dans des stratégies thérapeutiques pour des adultes, car la liberté induite par les différentes étapes de sa démarche invite au lâcher-prise et aux associations, tout en étant contenu par le cadre de la séance et la présence du thérapeute.
69Il est important de souligner que ce travail a été mis en place dans un contexte propice, au sein d’une équipe où l’esprit de collaboration a permis un fructueux croisement de regards. L’organisation du service a également rendu possible d’insérer des temps individuels au sein d’un accueil collectif.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : TED, autisme, art-thérapie, création sonore, travail psychique associatif, symbolisation
Mise en ligne 30/04/2018
https://doi.org/10.3917/cpc.050.0087