Notes
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Psychologue clinicien, docteur en psychopathologie et psychologie clinique.
Hôpital d’Accueil Spécialisé, Clinique Fond’Roy – Bruxelles.
Université Libre de Bruxelles. -
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Assistant en psychologie clinique, accompagnant
Hôpital d’Accueil Spécialisé, Clinique Fond’Roy - Bruxelles. -
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Nous entendons ici la notion de traitement dans le sens que J. Lacan (1977) lui en donne, à savoir non pas chercher à supprimer le symptôme mais inventer une manière de « savoir y faire » avec lui, de « savoir le débrouiller, savoir le manipuler ».
1Dans son article « Après l’Œdipe, que devient la psychose ? », A. Zenoni, en se référant aux différents temps de l’enseignement de J. Lacan, met en tension deux modalités d’approche de la clinique de la psychose, et par extension, de la condition humaine. La première cherche à appréhender la psychose à partir d’un défaut spécifique affectant le système symbolique du sujet. Un élément fondateur y manquerait, le « Nom-du-Père », entraînant une inscription partielle ou défectueuse du sujet dans le champ du langage. Dans ce paradigme, premier dans l’œuvre de J. Lacan (1958), la psychose serait fonction de l’absence d’un signifiant fondamental, garant de la possibilité pour le sujet de prendre place au sein des principes, des idéaux, des traditions qui structurent la société dans laquelle il se meut. Dans cette perspective, comme le souligne A. Zenoni : « le rapport folie-normalité, auquel se superpose le rapport psychose-névrose, est alors un rapport d’opposition binaire : l’une se définit par la négation de l’autre » (Zenoni, 2013, p.90).
2La seconde modalité d’appréhension de la psychose, corrélative d’une certaine dissipation de la prévalence des discours d’autorité traditionnels telle que relevée par J. Lacan (1972, 1975) lors de ses derniers enseignements, cherche moins à situer la psychose comme le résultat d’un défaut dans l’ordre symbolique, que comme un mode de réponse, parmi d’autres, à l’absence de tout fondement, de toute garantie au sein de l’ordre symbolique lui-même. La faille, l’inconsistance, l’instabilité, initialement conçues comme conditions de la psychose, seraient in fine inhérentes à la structure même du langage, toujours en défaut de pouvoir pleinement contenir et signifier ce qui relève de l’affect et du corps. Dans ce cas, comme le met en évidence A. Zenoni :
« Nous n’avons plus affaire à une opposition entre absence et présence d’un signifiant fondamental, mais à une impossibilité de fondement tout court, à une forclusion irrémédiable d’une loi dans le réel, remplacée, supplée par des discours, des constructions, des solutions de fortune. La question n’est plus de savoir s’il y a Nom-du-Père ou pas, mais s’il y a ou non un élément qui pourrait avoir la fonction de connecter en un point symbolique, imaginaire et réel, c’est-à-dire de stabiliser, d’ordonner, de capitonner, une existence […]. Il ne s’agit plus de noter la présence ou l’absence d’une fonction, mais d’apprécier la diversité des variables qui peuvent la remplir ».
4Le repérage de cette absence de toute norme “naturelle”, de tout fondement premier, de toute règle générique concernant les façons pour un sujet de s’inscrire dans le langage et de prendre place dans le monde produit un renversement dans la manière de concevoir la psychose et, à plus forte raison, la question de la folie à laquelle elle était appariée. Comme l’indique l’auteur : « Nous n’avons plus affaire à une opposition entre folie et non folie, mais à une diversité de “folies” au regard d’une norme qui manque, au regard d’un réel sans norme et sans boussole qui est le lot de tout parlêtre » (Ibid., p.90).
5La thèse d’A. Zenoni selon laquelle la psychose, au même titre que toute autre structure subjective, constituerait une réponse possible, et par là même une modalité de folie possible, à l’absence d’une loi fondatrice dans le champ du langage, tend à interroger de façon tranchée la notion même de guérison. Ainsi, si, comme le soutient l’auteur, toute élaboration humaine constitue « une solution de fortune » face à l’absence d’une règle, valable pour tous, qui définirait une façon harmonieuse de vivre avec les autres et avec son corps, la question de la guérison, au sens d’une disparition de ce qui fait difficulté pour chacun, n’aurait plus lieu d’être posée. Elle ferait dès lors place à celle du traitement [1], à savoir traiter ce qui ne se guérit pas au regard de l’inexistence d’un mode d’emploi, d’une règle première qui, dans le champ du langage, dirait comment “bien” vivre en tant que sujet.
6Comment cette hypothèse, à savoir le caractère potentiellement inopérant de la notion de guérison du fait de l’absence de toute norme fondatrice susceptible de la définir, peut-elle être interrogée par l’expérience clinique elle-même ? De quelles façons cette dernière pourrait-elle corroborer cette distinction tranchée, à laquelle nous conduisent les propositions théoriques d’A. Zenoni, entre la notion de guérison et celle de traitement ? De surcroît, quelles en seraient les conséquences concernant l’élaboration et le maniement de l’accompagnement clinique ? Afin de développer ces différentes questions, nous allons nous référer à un cas clinique rencontré dans le cadre de notre pratique avec des sujets hospitalisés sous contrainte, et pour qui la seule perspective d’une guérison de ses difficultés semble problématique.
« Pourquoi ne me laissez-vous pas mourir ? »
7« Vivre pour moi, c’est comme demander à un mort de vivre : impossible ». C’est de cette manière que Léa se présente à nous dès les premiers jours de son hospitalisation sous contrainte. Léa est une jeune femme de 18 ans ayant déjà été hospitalisée à de nombreuses reprises pour troubles alimentaires et tentatives de suicide au sein de différents services psychiatriques pour adolescents. Une première injonction de soins, dite de « mise en observation », est décidée suite à un arrêt cardio-respiratoire sur strangulation lorsqu’elle a 17 ans. Cette obligation de soins est ensuite prolongée pour une période de deux ans sous la forme d’une mesure dite de « maintien » qui, à la majorité de la patiente, sera assurée par l’institution où nous la recevons.
8Dès nos premières rencontres, Léa nous explique que sa vie n’a plus de sens, qu’elle ne veut plus la vivre, que personne ne se rend compte de son malheur et n’arrive à la comprendre. Elle souligne que plus rien ne la rattache au vivant depuis qu’on l’a séparée de sa meilleure amie à l’âge de 8 ans, séparation qu’elle a vécue comme un immense abandon. Depuis, toutes les relations qu’elle entretient avec les autres, tant sa famille que ses compagnons de classe, ne cessent de réactualiser ce laisser-tomber qui ne la quitte plus. Ainsi, elle se dit toujours toute seule à l’école, ses amies la délaissant pour d’autres et la prenant pour la « tête de turc ». Cette impression d’abandon se répète, par exemple, à l’occasion de la mise en place d’un travail de groupe où les camarades qu’elle invite ne lui répondent que par un regard indifférent. Elle dit : « Au moins qu’elles me disent non mais pas juste me regarder et puis se retourner vers quelqu’un d’autre. J’ai alors pris un de leurs ciseaux et j’ai été m’enfermer dans les toilettes et je me suis étranglée. »
9Ce sentiment de laissé-pour-compte se reproduit également au sein de la relation avec sa famille. Elle se plaint notamment de son père qui se « fout » de ses malheurs ainsi que de ses frères qui ne cessent de la rejeter. Elle dit : « Quand je suis rentrée chez moi, mes frères m’ont dit qu’ils étaient plus heureux quand je n’étais pas là. Je n’ai pas de place avec eux. » Toutefois, elle peut préciser qu’à certaines occasions elle se trouve satisfaite de la relation avec ses parents et ses frères. Elle ajoute uniquement qu’elle serait plus heureuse dans sa famille si elle y était acceptée comme elle est, avec ses problèmes.
10Un second point de difficulté énoncé par Léa concerne les tensions qu’elle éprouve vis-à-vis de son corps. Elle se trouve « trop grosse » et insiste sur le fait qu’elle n’arrive plus à manger. Elle dit aimer les corps des petites filles de l’âge de 6 ans, « l’âge où l’on a des jambes fines comme des baguettes ». Le fait d’être confrontée à une femme plus mince qu’elle constitue un point d’insupportable auquel elle ne peut répondre qu’en se mutilant ou cherchant à se stranguler. Le fait de manger tend également à éveiller cet insupportable qui se retourne contre elle. Après un repas, elle nous adresse une lettre dans laquelle elle écrit : « Je ne me sens pas bien, j’ai pris six tartines… À la maison, quand j’ai trop mangé, je me mutile. Je me sens mal dans mon corps… J’ai besoin de me punir, ça me soulage. Mais je l’ai quand même fait ». Elle dit notamment en vouloir à sa mère qui l’obligerait à manger alors qu’elle n’a pas faim.
11Léa nous explique que ses difficultés alimentaires se rapportent à son impossibilité de trouver une place dans le monde et au fait que personne ne l’accepte telle qu’elle est. Dans une lettre adressée à sa psychiatre, elle écrit : « Pourquoi personne ne m’aime ? Pourquoi personne ne me comprend ? Pourquoi personne ne pense à moi ? De toute façon, je n’ai plus qu’à mourir ! ». Ce recours à la mort est situé par Léa comme l’enjeu principal de sa présence à l’hôpital. Ainsi, la relation aux membres de l’équipe relèverait d’« une lutte » où nous serions ses adversaires. Elle veut mourir et nous voudrions l’en empêcher. À plusieurs reprises, elle affirme qu’elle finira par gagner et que c’est pour cette raison qu’elle ne veut pas de notre aide pour aller mieux. À sa psychiatre, elle écrit : « Je ne veux plus venir vous voir. De toute façon vous m’abandonnerez, un jour vous ne me suivrez plus, et ce jour-là je pourrai mourir ».
12Au cours des premiers moments de rencontre avec Léa, nous observons que deux éléments peuvent, ne fût-ce que temporairement, faire barrage à cette volonté de mort qui frappe son corps. Tout d’abord, le recours à la contention et à l’isolement. Cette mesure ne s’avère pas, à elle seule, génératrice d’un moment d’apaisement. Ainsi, elle explique que le fait de la contentionner résonne avant tout pour elle comme un signe d’abandon et de punition de la part de l’autre. Elle dit : « Quand vous faites cela, vous me laissez seule, attachée comme un chien ». Toutefois, rattacher le recours à l’isolement au respect du règlement de l’hôpital semble plus jouable pour elle. De même, rester temporairement à côté de la patiente et discuter de tout et de rien apparaît comme une condition supplémentaire pour que le temps de l’isolement produise une suspension de cette « lutte » permanente pour la mort qui s’impose à elle. Elle dit : « Si je reste attachée je pense encore plus à me faire du mal. Alors que si je suis près de vous, je peux m’occuper l’esprit et ne plus penser à me faire du mal. »
13Ensuite, dialoguer avec Léa de sa « passion », le sport, semble également soutenir une certaine mise à distance des pensées suicidaires et des passages à l’acte qui leur sont associés. Elle dit : « Quand je ne vais pas bien, je fais du sport, je vais courir, faire de la natation ou de la gymnastique. Ici on veut m’en empêcher alors c’est normal que je me fasse du mal. » Aussi, l’accompagner aux activités sportives proposées au sein de l’hôpital permet de tempérer l’angoisse et de discuter d’autres choses avec la patiente que ses idées sur la mort. Bien qu’il pose un frein, pour un temps, aux coupures et aux strangulations, le recours au sport ne semble toutefois pas les endiguer totalement, Léa se retirant parfois de l’activité pour chercher à se pendre ou à se scarifier.
14À partir du constat que les passages à l’acte s’avèrent moins nombreux à l’extérieur qu’une fois dans l’institution, nous soutenons que les hospitalisations de Léa soient relativement brèves et qu’elle puisse poursuivre sa scolarité. Cette perspective tient vaille que vaille plusieurs mois jusqu’à ce que, avant un entretien en consultation ambulatoire avec sa psychiatre, elle se mutile le visage dans les toilettes puis s’étrangle avec son tee-shirt devant elle. Une réintégration au sein de l’hôpital est alors décidée pour la patiente dans le cadre de la mesure de maintien.
La mort comme effet de création
15Cette hospitalisation, plus longue que les précédentes, nous semble avoir été l’occasion de deux changements majeurs dans l’accompagnement de Léa, le premier se situant du côté de la patiente, le second se situant du nôtre. Tout d’abord, Léa intensifie un travail de création qu’elle avait déjà initié lors de ses précédents séjours au sein de l’institution. Elle compose notamment son avis de décès, dessine les différentes manières de mettre fin à ses jours, modélise un cercueil en terre glaise tout en écrivant de nombreuses lettres où elle demande à son interlocuteur de la laisser mourir. Ces différentes productions nous questionnent, voire nous inquiètent en raison de leur tonalité sombre et mortifère. Nous remarquons cependant lors d’une supervision que ce travail de création, aussi troublant soit-il pour nous, semble opérer chez la patiente une réduction des passages à l’acte en localisant ses pensées mortifères dans des productions qui ne s’inscrivent pas sur son corps. Et ce, à condition qu’un autre puisse les recevoir sans tenter d’y donner sens ou de mettre en mots ce qu’elle fait.
16Pour que les activités créatives de Léa puissent produire des effets d’apaisement pour elle, nous avons observé qu’une mise au travail de notre part était également nécessaire. Outre un traitement de l’inquiétude que pouvaient susciter en nous les objets élaborés par Léa, nous avons également constaté que le fait de réduire le plus possible notre intention de résoudre ses problèmes permettait de ne pas raviver la volonté de mort à laquelle elle avait à faire et contre laquelle elle luttait. Au contraire, accueillir ses difficultés et les prendre au sérieux sans rien lui vouloir, mettre des limites à sa volonté de mourir à l’aide des règles institutionnelles, être présent sans chercher à interpréter son discours, semble créer un contexte relationnel plus praticable pour la patiente. Ainsi, à une stagiaire, elle demande que cette dernière soit présente à ses côtés lorsqu’elle mange mais sans la regarder. De même, lorsqu’elle nous adresse sa décision de ne plus manger, chercher à la convaincre en évoquant le caractère savoureux du repas paraît davantage la mettre en difficulté qu’une réponse plus formelle telle que « Le repas est servi, bon appétit ». Enfin, quand elle demande à différents travailleurs pourquoi on ne la laisse pas mourir, le fait de se retrancher derrière la règle institutionnelle « L’hôpital n’autorise pas que l’on se fasse du mal » semble plus recevable par elle qu’une intervention qui mette en jeu la volonté de l’autre à travers l’expression de sa bienveillance ou de sa sollicitude. En suivant ces hypothèses de travail, nous remarquons que Léa peut faire valoir d’autres demandes que celle de la laisser mourir (comme par exemple le fait que sa voisine de chambre dorme la porte ouverte et que cela la dérange) et qu’elle tend ensuite à nous remercier de l’avoir écoutée.
17Progressivement au cours de son hospitalisation, Léa nous explique que les membres de l’équipe ne lui servent à rien mais qu’elle peut néanmoins les rencontrer et discuter avec eux lorsqu’elle se sent moins bien. Elle ajoute que ce n’est pas parce qu’elle mange davantage et qu’elle a moins recours aux passages à l’acte que son problème n’existe plus. Elle dit : « Je vais mieux, enfin j’ai toujours un problème mais c’est mieux qu’avant. » Ce problème tend progressivement à être désigné par Léa comme un manque de confiance en elle qui l’empêcherait de se nourrir normalement. Elle dit : « J’ai toujours du mal à manger mais comme on ne me laisse pas mourir j’ai décidé de tester la vie. » En raison de cette difficulté à avoir confiance en elle, Léa formule le souhait d’arrêter temporairement l’école et de poser sa candidature au sein d’un centre de jour dont lui a parlé sa psychiatre. Un travail d’accompagnement se met alors en place afin de la soutenir dans cette démarche, et ce conjointement avec ses parents qui, quant à eux, espéraient qu’elle puisse reprendre sa scolarité. Finalement, Léa est acceptée au sein du centre de jour qu’elle fréquente maintenant depuis plusieurs mois tout en continuant à consulter sa psychiatre dans le cadre de la mesure de maintien.
Ne pas guérir comme condition au traitement
18Comme nous l’avons souligné précédemment, la dernière hospitalisation de Léa fut l’occasion d’un double changement dans son parcours au sein de l’institution. Ces changements sont, selon nous, susceptibles de dégager deux principaux enseignements concernant l’hypothèse d’une distinction franche entre les notions de traitement et de guérison, allant jusqu’à interroger le point d’application utile de cette dernière au sein de la pratique clinique.
19Premièrement, ce qui paraît, pour Léa, avoir une valeur de protection contre son angoisse d’être abandonnée par l’autre et la volonté de mourir qui lui répond consiste en un mode de présence où son interlocuteur ne cherche pas à la soustraire de ce qui la met à mal. Il ressort de nos rencontres avec elle que toute tentative directe de réduire son angoisse, que ce soit en lui témoignant notre bienveillance, en lui proposant des pistes de solution ou en cherchant à la raisonner sur ce qui lui arrive, semble paradoxalement l’alimenter davantage. Ne pas entendre son sentiment d’abandon et ne pas accorder à ce dernier une certaine place dans l’accompagnement revient ainsi à ne pas accepter Léa « comme elle est » et à redoubler l’impression d’abandon qu’elle nous adresse. En somme, vouloir supprimer, voire même minorer ce qui l’accable, que ce soit en cherchant à l’interroger ou à l’éluder lors de nos conversations, paraît aboutir tant à sa réactualisation au sein de notre relation avec la patiente qu’au passage à l’acte violent que cette dernière réalise ensuite sur son corps.
20À partir de ce constat, nous avons cherché à mettre en place un style d’accompagnement le plus évidé possible de toute forme de volonté à son égard et qui accueille ses difficultés sans chercher à les boucher par le sens, la raison ou une solution toute faite. Pour ce faire, un premier traitement a été nécessaire, pas tant sur la patiente elle-même que sur nos propres souhaits, nos propres attentes, nos propres idéaux de vouloir la guérir de ce qui l’affecte. Ce premier traitement, qui rejoint ce qu’A. Zenoni (2009) nomme le « traitement de l’Autre », n’en reste pas moins articulé à une tentative d’endiguer le sentiment d’abandon qui la ravage, en veillant précisément à ne pas incarner, dans notre présence et dans notre discours, ce qui fait abandon pour elle. Il ressort de nos rencontres avec elle qu’à plusieurs reprises Léa a pu nous témoigner de l’importance d’avoir une présence à ses côtés qui, tout étant vide d’intention, fasse bord à celle qui ne cesse de s’imposer à elle du côté de l’abandon et de la mort.
21Deuxièmement, il se dégage de la seconde hospitalisation sous contrainte de Léa que certaines activités entreprises par elle permettait une sédation de ce qui l’angoisse. À condition qu’on ne les interprète pas et que l’on n’interfère pas dans leur élaboration, le modelage de son cercueil, l’écriture de lettres où elle demande à ce qu’on la laisse mourir, la rédaction de son avis de décès, la réalisation de dessins mettant en scène son suicide sont concomitants d’avec une réduction du nombre de passage à l’acte. Ce travail de création, tout aussi particulier soit-il, semble permettre à Léa d’inscrire ses difficultés dans un autre registre que celui qui vise son corps. Selon ses dires, elle reste ainsi confrontée aux difficultés centrales de son existence mais ces dernières prennent, au travers de ses différentes productions, une forme moins ravageante et plus supportable pour elle.
22À la lumière de ces observations, il ressort que la possibilité d’un apaisement des difficultés éprouvées par Léa semble conditionnée par le fait de ne pas chercher à les supprimer ou à les modifier à sa place. Que ce soit concernant le mode de relation transférentielle qui puisse lui être supportable ou des activités susceptibles de tempérer le recours au passage à l’acte, l’enjeu de l’accompagnement clinique auprès de la patiente paraît se situer moins dans une tentative de la guérir de ses problèmes que de l’écouter et de l’assister dans ses manières de vivre avec eux. En somme, tout semble se passer comme si, à ce moment de son parcours de vie, la direction même du traitement consistait précisément pour Léa à ne pas guérir mais plutôt à trouver une façon la moins nocive possible d’exister avec ce qui ne guérit pas pour elle. Ces enseignements, extraits de la prise en charge de la patiente au sein de l’institution, appuient la différence de valeur que peuvent acquérir comme outil les notions de guérison et de traitement au sein de l’expérience clinique, la perspective de guérir s’avérant, en elle-même, non-thérapeutique pour Léa.
Une place pour ce qui ne cesse pas de ne pas guérir
23Envisager la condition humaine non à l’aune des modes d’investissement habituels, standards du langage mais à partir du caractère imparfait, approximatif, arbitraire de celui-ci amène à reconsidérer la question de la folie et celle de ses modes de traitement. Si toute construction humaine, si toute élaboration symbolique témoigne d’un certain degré de folie en regard d’une norme qui manque concernant la manière de prendre place dans la vie, d’un mode d’emploi qui n’existe pas quant à l’existence, la perspective de pouvoir en guérir se révélerait, en elle-même, si pas impossible, tout du moins hautement problématique. Ainsi, comme le cas de Léa semble l’indiquer, l’idée même de résoudre ce qui fait problème pour un sujet peut non seulement produire des effets limités mais également aboutir à des effets délétères. La considération de l’impasse à laquelle peut mener la notion de guérison prise comme idéal thérapeutique invite, selon nous, à s’interroger sur la possibilité de construire une orientation de la pratique clinique à partir d’autres repères de travail. À savoir, des repères qui ne se basent pas sur un idéal ou sur une norme de guérison prédéfinis mais qui laissent une place pour accueillir et border ce qui ne cesse pas de ne pas guérir. Comme le résume A. Zenoni à partir des deux paradigmes de la clinique de la psychose développés par J. Lacan :
Les enseignements retirés du cas de Léa et des difficultés rencontrées au cours de son accompagnement nous semblent soutenir cette démarcation franche entre une pratique orientée par un idéal de guérison et une pratique pragmatique tout en mettant en évidence, en ce qui concerne cette patiente, leurs conséquences respectives sur le plan clinique.« Nous sommes amenés à une pratique qui est plus pragmatique, c’est-à-dire beaucoup plus orientée par la question d’un autre usage du symptôme, d’une autre manière de se débrouiller avec ce qui est embrouillé, de s’arranger avec ce qui ne s’arrange pas, que par la notion d’adaptation à des normes et des idéaux. Il s’agit plutôt d’une opération du sujet par rapport à lui-même. Comment traiter ce qui, de la jouissance qui l’habite, ne peut être éliminé, de manière à ce qu’il en soit moins accablé, qu’il fasse quelque chose d’autre, qu’il prenne une certaine distance : voilà les questions qui sont à l’horizon de notre pratique et qui transforment, par là même rétroactivement, notre construction de la clinique ».
Bibliographie
Bibliographie
- J. Lacan, D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, In : Écrits II, Paris, Le Seuil, 1958, pp. 9-61.
- J. Lacan, Le séminaire, Livre XIX, …ou pire, [1971-1972], Seuil, Paris, 2011.
- J. Lacan, Le séminaire, Livre XXII, R.S.I., [1974-1975], inédit.
- J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIV, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, [1976-1977], inédit.
- A. Zenoni, L’autre pratique clinique. Psychanalyse et institution thérapeutique, Toulouse, Érès, 2009.
- A. Zenoni, Après l’Œdipe, que devient la psychose ?, Quarto, 104, 2013, pp. 87-94.
Notes
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[*]
Psychologue clinicien, docteur en psychopathologie et psychologie clinique.
Hôpital d’Accueil Spécialisé, Clinique Fond’Roy – Bruxelles.
Université Libre de Bruxelles. -
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Assistant en psychologie clinique, accompagnant
Hôpital d’Accueil Spécialisé, Clinique Fond’Roy - Bruxelles. -
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Nous entendons ici la notion de traitement dans le sens que J. Lacan (1977) lui en donne, à savoir non pas chercher à supprimer le symptôme mais inventer une manière de « savoir y faire » avec lui, de « savoir le débrouiller, savoir le manipuler ».