Notes
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[1]
Psychologue clinicien, psychanalyste. 107, Rue Mouffetard, 75005, Paris. pradoliveira@gmail.com
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[2]
S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, Paris, PUF, 2006, traduction F. Kahn et F. Robert, p. 349.
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[3]
Wakefield, J. C. (2007). Max Graf’s “Reminiscences of Professor Sigmund Freud”; Revisited: New Evidence from the Freud Archives, Psychoanalytic Quarterly, 76: 149-192.
-
[4]
Warner, S. L. (1989), “Sigmund Freud and Money”, Journal of the American Academy of Psychoanalysis, 17: 609-622. Aussi :Warner, S. L. (1994), “Freud’s Analysis of Horace Frink, M.D.: A Previously Unexplained Therapeutic Disaster”, Journal of the American Academy of Psychoanalysis, 22: 137-152. Voir, enfin, M. Borch-Jaconsen, Les patients de Freud : Destins, Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 2011.
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[5]
M. Eitingon, (1923), “Report of the Berlin Psycho-Analytical Policlinic”, Bulletin of the International Psycho-Analytical Association, 4: 254-269.
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[6]
Prado de Oliveira, Être psy, Éditions du CNRS - Daniel Friedmann et Paris, Éditions du Montparnasse, 2008 ; A. Rothstein, (2004), « The Seduction of Money: An Addendum », Psychoanalytic Quarterly, 73: 525-527
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[7]
J. Lacan (1953), Le mythe individuel du névrosé ou poésie et vérité dans la névrose, École lacanienne de psychanalyse, en ligne.
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[8]
J. Lacan (1953), Fonction et champ du langage et de la parole en psychanalyse, École lacanienne de psychanalyse, en ligne.
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[9]
J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 36. Quelques précisions s’imposent : « Le Séminaire sur “La lettre volée” prononcé le 26 avril 1955 au cours du séminaire Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse fut d’abord publié sous une version réécrite datée de mi-mai, mi-août 1956, dans La psychanalyse n° 2, 1957 pp. 15-44 précédé d’une « Introduction », pp. 1-14, École lacanienne de psychanalyse, en ligne.
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[10]
J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 303.
-
[11]
Prado de Oliveira, Les pires ennemis de la psychanalyse, Montréal, 2009, pp. 78-79. M. Safouan, Jacques Lacan et la question de la formation des analystes, Paris, Seuil, 1983, p. 90-91.
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[12]
Impossible de présenter ici une argumentation large au sujet de la place du nom propre dans l’ordre symbolique. Disons simplement que si nous concevons comme « symbolique », selon Lacan, l’ensemble de la culture et de la chaîne des signifiants, le nom propre y occupe une place à part pour chacun, comme étant le signifiant qui sans cesse revient et qui articule ainsi symbolique et réel, quand une telle articulation est concevable. Si les termes n’étaient pas si galvaudés, nous pourrions dire que le nom propre est un point de capiton entre imaginaire, symbolique et réel au même titre que l’image du corps propre.
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[13]
C. Spezzano, (1997), « For Love Or Money: A review of Psychoanalytic Technique and the Creation of Analytic Patients by Arnold Rothstein », New York, International Universities Press, 1995, Contemporary Psychoanalysis 33: 641-653.
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[14]
A. Rothstein, The narcissistic pursuit of perfection, New York, New York: International Universities Press, 1984, deuxième édition.
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[15]
Par faible taux d’inscription j’entends ici le caractère indémontrable de la plupart des thèses psychanalytiques. Un taux d’inscription fort implique qu’une affirmation soit faite une fois pour qu’elle soit admise. Rien ne contredit les théorèmes d’Euclide encore aujourd’hui, par exemple. Voir B. Colombat, J.-M. Fournier et C. Puech, Histoire des idées sur le langage et les langues, Paris, Klincksieck, 2010, pp. 33 et 244.
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[16]
Spezzano mentionne L. Stone (1982), « The influence of the practice and theory of psychotherapy on education in psychoanalysis », Psychotherapy: Impact on Psychoanalytic Training, New York, International Universities Press et, surtout, M. Gill (1984), « Psychoanalysis and psychotherapy: a revision », International Review of Psychoanalysis, 11:161-179.
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[17]
Bion et Anzieu ont assez insisté sur le rôle fondamental de la contenance pour que les paroles et les pensées adviennent. W. R. Bion (1963), Elements of Psycho-Analysis, Londres, Heineman, traduction française par F. Robert, Paris, PUF, 1979 ; D. Anzieu (1985), Le Moi-peau, Paris, Dunod.
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[18]
Rappel : pour Marx et, par la suite, dans la tradition du matérialisme historique, le lumpen prolétariat, sont les marginaux de la classe ouvrière. Bien entendu, des marginaux de la production existent dans toutes les classes sociales. Dans une étude ancienne, j’ai pu montrer comment Marx considérait les marginaux comme des ennemis de ceux qui travaillent, comment Lénine a hésité à ce sujet et comment Mao a décidé d’intégrer le lumpen en tant que travailleurs à part entière.
-
[19]
David J. Lynn, « L’analyse par Freud d’un homme psychotique, A. B., entre 1925 et 1930 », Filigrane, Québec, vol. 16, n° 1, 2007, pp 110-123 ; Psychologie Clinique, Paris, n° 26, 2008, pp. 101-116, traduction de Luiz Eduardo Prado de Oliveira.
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[20]
L. E. Prado de Oliveira, « Little Jeremy Struggle With Austim, Schizophrenia and Paranoïa », Interrnational Forum of Psychoanalysis, 8:3,172-188. Une traduction française résumé de cet article existe : « Jérémie, enfant, en lutte contre l’autisme, la schizophrénie et la paranoïa », Topique, 2004, 87, 89-111.
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[21]
Nous penserons ici au beau texte de Ferenczi, de 1929, « L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort », Œuvres complètes, IV, 1927-1933, Paris, Payot, 1982, pp. 76-81, traduction du groupe du Coq-Héron.
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[22]
Winnicott mentionne en effet le besoin de pouvoir mentir et le mensonge comme propre à la création d’un espace transitionnel. Voir, par exemple, « La psychanalyse et le sentiment de culpabilité », De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, pp. 334-350.
1« Comme j’ai le temps, je me suis laissé convaincre de prendre en traitement deux cas sans rémunération, » écrit Freud à Fliess à la fin octobre 1897 [2]. C’est aussi simple : « Comme j’ai le temps »… Freud n’a pas hésité à dispenser une patiente de payer quand sa situation ne la permettait plus de le faire, comme ce fut le cas avec Olga Hönig, plus tard devenue Olga Graf, la mère du petit Hans [3]. Ce ne sont que des exemples parmi d’autres. Freud pouvait aussi augmenter de manière inopinée le prix de ses séances, demander très cher, voire se montrer intéressé par l’argent de manière inappropriée, comme avec la baronne Marie von Ferstel, Albert Hirst ou, de manière catastrophique, avec Horace Frink [4].
2Car le paiement de la séance peut être thérapeutique ou ne pas l’être, ou n’avoir aucune importance pour le patient. Nous ne savons jamais avant longtemps comment tel ou tel signifiant s’inscrit pour un patient donné, ni où, ni sa dynamique, ni son économie. Nous ne savons jamais avant longtemps ce que veut dire l’argent. Est-il un brin de merde, une goutte de lait, une preuve ou une épreuve phallique ? Les polycliniques de Vienne et de Berlin ont été créées à l’instigation de Freud pour permettre des cures analytiques gratuites ou très faiblement rémunérées. Nos services de santé mentale publique obéissent à peu près à leur modèle, en ce qui concerne l’argent.
Position des psychanalystes en 1923
3Max Eitingon, autant « bras armé » de Freud au sujet de la pratique de la psychanalyse auprès de la population en général que Ferenczi a pu l’être par ailleurs, résume assez bien leur position à l’époque. Je le cite longuement, pour que les parcours de ces positions soient précisés, tout en m’excusant auprès du lecteur de la mauvaise qualité de cette traduction :
« La position de ce dernier (le psychanalyste) est assez considérablement renforcée du fait que, en tant qu’analyste de la Polyclinique, il est entièrement désintéressé matériellement à l’égard du patient, et ce fait met aussi à nu la nature de nombreuses résistances. En particulier, la pratique de la Polyclinique a été source de beaucoup de soucis et d’angoisse pour nombreux de nos collègues intra muros et extra. Je fais allusion à notre méthode de traiter la question du paiement. Certains ont craint que nous n’abandonnions un moyen important de faire pression sur le patient et un bon instrument pour mettre en lumière des complexes d’importance vitale, comme le complexe érotique anal. Nous avons été très surpris que ceux qui s’en sont angoissés semblent ne pas avoir entendu ou avoir négligé un passage très intéressant du discours de Freud à Budapest dont nous avons fait notre principe. […] parlant des centres et instituts psychanalytiques à venir, (il) a dit clairement, avec son incomparable sûreté, que “les cures y seraient gratuites”.
« Nous n’avons pas encore été jusqu’au point d’établir le principe des cures gratuites. Pour des raisons pratiques et éducationnelles, nous souhaitons et espérons que nos patients en analyse payent, et qu’ils payent autant ou aussi peu qu’ils peuvent ou pensent pouvoir ; et même quand ils disent ne pas pouvoir payer du tout, nous les croyons et bien sûr les prenons en analyse dans ce cas aussi. Nous conduisons à la Polyclinique parallèlement des analyses pour lesquelles rien n’est payé et d’autres pour lesquelles des sommes assez importantes sont payées, et […] nous ne pouvons pas dire que le facteur de payer ou de ne pas payer ait une quelconque influence importante dans le déroulement de l’analyse. Mais je veux mentionner une contribution favorable de l’indépendance du paiement qui est celle de l’analyste de la Polyclinique, car elle constitue une ébauche de l’avenir de la technique que Freud m’a présenté il y a de nombreuses années. […] Je veux dire ceci : en tant que représentants de l’Institut et aussi de notre propre initiative, quand nous permettons à nos patients soumis à des constellations névrotiques de ne rien nous payer ou de nous payer très peu, nous agissons pendant un certain temps selon un rôle (généralement celui du père, mais parfois aussi celui de la mère), que le patient nous attribue dans le transfert, et nous agissons selon ce rôle jusqu’à ce que le bon moment nous arrive pour induire le patient à renoncer à ce jeu infantile. Ici, nous récupérons ou rendons possibles de nombreuses analyses qui, dans la pratique privée ne pourraient jamais être entreprises, car ce n’est que rarement que la vie permet des performances si coûteuses. Et ainsi nous élargissons le cercle de ceux qui peuvent bénéficier d’une cure analytique. Pour sûr, même là nous ne pouvons pas le considérer comme de la “thérapie pour les masses”. Cela est hors du pouvoir d’une seule Polyclinique et même de nombreuses Polycliniques. Souvenez-vous que nous ne traitons ici que de la question de rendre la psychanalyse accessible à davantage de personnes, tout en admettant que même si nous considérons les activités de notre Institut avec une grande satisfaction, justifiée je pense, nous ne considérons la méthode de la psychanalyse de la Polyclinique comme la forme superlative de notre thérapie, mais certainement comme une comparaison très gratifiante de celle-là [5]. »
5Nous comprenons l’essentiel de la position d’Eitingon et des Polycliniques : l’argent n’est pas un problème, le paiement n’est pas un impératif thérapeutique, il se situe dans le transfert. Eitingon semble considérer que le fait de ne pas payer positionne le patient de manière infantile et situe l’analyste dans une position parentale. En est-il autrement quand le patient paye, surtout quand il paye beaucoup ? Pourrions-nous dire que, dans ce cas, il assignerait à l’analyste une position « infantile », nourrisson qui tète un sein corne d’abondance ? J’ai mentionné le problème provoqué par un patient qui essayait de me séduire ou de me réparer en m’offrant un cadeau. La situation est loin d’être rare [6].
6« Comme j’ai le temps, je me suis laissé convaincre de prendre en traitement deux cas sans rémunération. » La possibilité de prendre des cas sans rémunération obéit aux disponibilités et aux nécessités de l’analyste. Pour Freud, nous connaissons l’évolution de la situation : famille nombreuse, nécessités accrues, recherche d’une rémunération conséquente, ce qui pourtant ne l’a jamais empêché d’aider financièrement L’Homme aux loups et même de prendre des dispositions – ou de les accepter quand d’autres les ont prises ? pour que cette aide lui soit accordée sa vie durant. À l’autre extrême, en proie à un transfert extrêmement problématique envers Horace Frink, qu’il aurait voulu comme un Jung des États-Unis, Freud n’a pas hésité à faire pression sur sa richissime épouse pour qu’elle fasse un don à la cause analytique.
Positions du problème dans les années 1950
7Lacan apporte des éléments essentiels, à partir de Marcel Mauss, à la compréhension de la question de la dette en psychanalyse. « […] l’élément de la dette est placé sur deux plans à la fois, et c’est précisément dans l’impossibilité de faire se rejoindre ces deux plans que se joue tout le drame du névrosé [7]. » Ces deux plans sont le symbolique et le réel. Dans le premier, intervient le maintien de la dette en tant que castration imaginaire du père ; dans le second, intervient le remboursement réel de la dette auprès de la femme pauvre. C’est la lecture proposée par Lacan de « L’Homme aux rats », de Freud.
8Très vite, la même année, la question de la dette est abordée autrement : « Ainsi c’est la vertu du verbe qui perpétue le mouvement de la Grande Dette dont Rabelais, en une métaphore célèbre, élargit jusqu’aux astres l’économie. Et nous ne serons pas surpris que le chapitre où il nous présente avec l’inversion macaronique des noms de parenté une anticipation des découvertes ethnographiques, nous montre en lui la substantifique divination du mystère humain que nous tentons d’élucider ici [8]. »
9Il est difficile de distinguer dette symbolique et Grande Dette. Peut-être pouvons-nous faire l’hypothèse que cette distinction serait isomorphe à celle existante entre petit et grand autre. Toujours il est que la dette est maintenant identifiée au sacré et au nom. Peu après, Lacan affirme la portée de son propos : « Si l’efficacité symbolique s’arrêtait…, c’est que la dette symbolique s’y serait éteinte aussi ? Si nous pouvions le croire, nous serions avertis du contraire… », et il poursuit son analyse de la nouvelle de Poe, « La lettre volée » [9].
10Ainsi, rattacher le paiement en analyse à la dette symbolique est une entreprise périlleuse. Lacan mentionne précisément la « béance impossible à combler de la dette symbolique [10]. » Effectuerions-nous un tel rattachement, qu’il resterait à examiner la question de la dette payée par le patient du fait de nous parler. Soumettre la possibilité d’une analyse à une disponibilité financière est une étrange tournure de pensée, par rapport aux pratiques et aux thèses constantes de Freud. Lorsqu’un collègue psychiatre m’a accueilli dans un important Centre hospitalier où j’ai longtemps travaillé, en me précisant que je ne pourrais jamais y exercer ma discipline de psychanalyste en raison de l’absence d’argent et de l’absence du divan, il se livrait à cette bêtise qui consiste à regarder le bout du doigt quand on montre la lune. C’était une forme particulière de résistance à l’analyse, à savoir l’utilisation d’un dispositif analytique préfabriqué, considéré, à cause d’un aveuglement du raisonnement, comme « analyse classique ». Le bout du doigt est ce qui compte les billets.
11J’ai pu mentionner le rappel effectué par Safouan, lorsqu’il établit comme un des piliers de la psychanalyse « un principe qui met cet effort à l’abri de la méconnaissance : ne pas écarter les “règles descriptives” au profit des “règles normatives”. Ce principe, énoncé par Lacan, doit guider l’institution, mais également toute cure analytique [11]. »
12La dette symbolique est celle qui se règle, quand elle se règle, à travers l’assomption du nom propre. L’argent n’est pas en mesure de la régler. Au contraire, si payer est nécessaire, c’est que le sujet n’a pas trouvé sa voie pour y mettre fin, au niveau où elle se situe, de manière symbolique. Dans ce sens, la dette symbolique se réglerait simplement par une réelle reconnaissance de dette [12].
Position des problèmes à la fin du XXe siècle
13De nombreuses recherches ont été effectuées au sujet de l’engagement de la cure analytique à la fin du siècle précédent. L’une d’entre elles constate que les désaccords entre patients et psychanalystes se sont répandus, au fur et à mesure de la diffusion de la psychanalyse. Ainsi, les nouveaux patients veulent que leurs traitements soient conduits différemment de la recommandation de l’analyste. Habituellement, cela signifie qu’ils « souhaitent payer moins, ou des séances moins fréquentes ou s’asseoir plutôt que d’utiliser le divan [13]. »
14Les critiques adressées par Rothstein à Kernberg et à d’autres, selon qui, pour se débarrasser des problèmes que de tels patients apportent, il suffirait de les déclarer « non analysables » ou de déclarer que leur prise en charge ne relève pas de la psychanalyse mais de la psychothérapie, sont évidemment fondées. Le vrai problème, d’après Rothstein et d’après mon expérience, est qu’il faut traiter ces demandes – d’un paiement ou d’un nombre de séances réduit, aussi d’un face-à-face au lieu d’une écoute et d’une parole dont le regard s’absente ?, comme toute autre libre association ou, éventuellement, mise en acte [14].
15Le problème est le suivant : des patients vont consulter des spécialistes et se refusent à suivre leurs indications, prescriptions ou conseils. C’est un problème qui se répand bien au-delà de la psychanalyse. J’ai reçu des patients envoyés par leurs odontologistes parce qu’ils se refusaient à ouvrir leurs bouches pour un examen. Ou d’autres qui demandaient à leurs odontologistes de soigner telle dent en particulier, au moyen de telle technique, en dépit de l’avis du spécialiste. Les pharmaciens proposent bien des médicaments génériques, sans que le médecin prescripteur l’ait indiqué. Le problème du non suivi des prescriptions médicamenteuses des psychiatres est connu. Tout cela relève d’une banalisation des différentes manières de soigner et des nouvelles possibilités de se renseigner procurées par les nouvelles technologies de communication, ce que n’analyse pas Rothstein, comme si les recommandations psychanalytiques étaient les seules à être transgressées.
16Il n’en reste pas moins que le psychanalyste, le psychologue ou le psychiatre sont particulièrement désarmés face à ce type de patients, dans la mesure même du faible taux d’inscription de leurs disciplines [15]. Cette faiblesse permet en permanence qu’un trouble de la pensée soit présenté comme variante existentielle. Sauf à garder une perspective normative ou, à défaut, interroger la souffrance réelle, les raisons de ne pas admettre que ce sont effectivement des troubles existentiels sont difficiles à mettre en évidence et, même en reconnaissant que ce sont de tels troubles, rien n’interdit de penser qu’une réflexion conjointe, dite psychanalyse ou psychothérapie, serait utile. Quelqu’un qui a mal aux dents et ne suit pas les conseils de son odontologiste en éprouve très vite les conséquences. Celui qui présente un problème cardiaque et ne suit pas les prescriptions de son cardiologue sait qu’il risque sa vie. Quelqu’un d’angoissé qui ne suit pas les prescriptions de son médecin de l’âme trouvera dans son existence même les moyens d’inscrire son angoisse.
17L’avantage de Rothstein est l’abondance de cas cliniques qu’il présente et analyse. Elles secouent avec violence les idées au sujet de « l’analyse classique », si peu existante, quelle que soit la « direction » qu’on entende lui donner. Quand quelqu’un est saisi d’un problème, ou qu’une demande lui est adressée, et que son avis n’est pas respecté, un problème se pose qui mobilise le narcissisme du demandeur, comme de celui à qui s’adresse la demande. C’est ce « défi narcissique » qu’entend analyser Rothstein. Son analyse montre que les propositions par le patient de transformations du cadre préconisé par l’analyste exigent un effort supplémentaire d’auto-analyse de la part de l’analyste et un dépassement de son narcissisme. L’argent est véhicule d’investissements narcissiques. Leur abandon peut apparaître comme douloureux.
18Plus intéressant que le livre de Rothstein est le compte rendu qu’en fait Spezzano et les questions qu’il pose ou rappelle. Une question récurrente est celle de ce que constitue une analyse. Même si Rothstein accueille des demandes d’analyse en conflit avec ce qu’il pense de sa pratique et de ce qu’elle vaut, il revient à la thèse de « l’analyse classique ». Spezzano rappelle qu’une telle définition est contestée depuis longtemps [16]. Stone a souligné « le rôle de l’abstinence, le rôle central de la névrose de transfert, la primauté hiérarchique du dialogue libre association-interprétation » comme critères pour définir une analyse, alors que Gill a fortement souligné l’interprétation du transfert comme seul critère pour cette définition.
19Pour ma part, surtout pour les patients qui défient le cadre, je pense que ces définitions sont inconsistantes. L’interprétation du transfert devient vite persécution pour un certain nombre de patients fragilisés. Pour ces patients, la psychanalyse relève plutôt de la création d’un cadre contenant [17]. D’autre part, le dialogue instauré par Freud n’est pas celui entre « libre association et interprétation », mais celui entre libre association et attention flottante. L’analyste, faut-il insister, n’a pas à interpréter, ni à être trop attentif, mais, au contraire, à garder une attention flottante. Je veux souligner ici l’approche métapsychologique des phénomènes auxquels les psychanalystes doivent faire face comme essentielle à la définition de la psychanalyse et à sa clinique. Pour rappel, une approche métapsychologique est une approche en même temps économique, dynamique et topique. Économique, en ceci qu’elle indique le bénéfice et le préjudice d’une manifestation de l’âme ; dynamique, en ceci qu’elle indique ses origines et transformations, c’est-à-dire, son histoire ; topique, en ceci qu’elle indique le lieu de son inscription : pensée, rêve, symptôme, sexe, souvenir, conscient, préconscient, inconscient. L’approche métapsychologique est indépendante de la supposée « analyse classique ». Elle relève plutôt d’une méthode de pensée. L’argent en analyse doit être l’objet d’une approche métapsychologique. Si des ruptures de cadre existent, elles ne peuvent être autres que celle de l’incapacité du patient à rêver ou à se souvenir de manière à reconstituer son histoire, de ses passages à l’acte ou de ses graves maladies, enfin celle qui consiste à garder un silence persistant.
L’argent est surdéterminé
20Spezzano souligne avec pertinence qu’aucune appréciation de l’acte singulier du paiement d’une séance ne peut se faire sans une évaluation globale, même imprécise, de la situation socio-économique de l’argent à un moment donné, à la fois pour la communauté en question et pour un patient donné. Nous nous rappellerons que l’Homme aux loups était très riche au moment du début de sa cure avec Freud et qu’il était devenu très pauvre pendant cette cure, à cause des événements en Russie, mais aussi à cause de l’interventionnisme de Freud en matière de gestion des finances de ce patient. Freud l’a interdit de rentrer dans son pays gérer ses affaires et, plus tard, il a cru qu’il était de son devoir de l’aider financièrement. Comment un psychanalyste qui intervient peut-il ne pas être responsable du destin de son patient ?
21Un marché de la santé mentale a été créé entre le milieu du XIXe siècle et celui du siècle suivant, quand des professions se sont organisées pour s’en occuper, notamment la psychiatrie, la psychanalyse et la psychologie clinique. Ce marché comporte ainsi ses acteurs : soignants-soignés, ceux qui souffrent et ceux qui proposent des modalités d’allégement de cette souffrance, voire de guérison. D’autres professions existent, bien entendu, qui s’occupent ou entendent s’occuper aussi du même secteur, dont la plus importante est celle des infirmiers et infirmières. Parmi ces professions, il convient de distinguer celle des enseignants en philosophie. En effet, depuis Kant et ses Observations sur les maladies de la tête, les philosophes réclament de pouvoir s’occuper des maladies mentales, quoique sans rémunération, souligne Kant. Néanmoins, l’État ne leur a jamais reconnu cette capacité. Enfin, une large nébuleuse existe ? une intellectualité curieuse de la maladie mentale qui ne s’organise pourtant pas comme profession ?, constituant une sorte de lumpen intellectuel, distribué sur toute la gamme socio-économique présente sur l’échiquier de nos sociétés [18].
22Psychiatres et psychologues cliniciens s’organisent tantôt dans le secteur public, tantôt dans le secteur privé, se réclamant souvent de la psychanalyse. Contrairement à ce que prétendent les uns et les autres, même si la psychanalyse ne fait plus scandale, elle continue à nourrir la pensée de ceux qui travaillent avec un certain type de troubles. Nous voyons néanmoins que beaucoup de considérations sur l’exercice de la psychanalyse se heurtent à la question de l’argent.
23Comme il s’agit de professions, le paiement est essentiel. Mais, il l’est essentiellement pour le professionnel, pour qu’il puisse en vivre. Quant au patient, son rapport à l’argent est soumis aux mêmes aléas que ceux du rapport intime du professionnel à l’argent et, en fin de comptes, à celui de nous tous. Phallique, anal, urétral, nourricier, merdique, petit ou grand autre, véhicule du narcissisme, l’argent est ce qu’il est, et chacun l’investit selon son histoire. En faire un pilier de la cure pour le patient est un argument extrêmement délicat.
24Une situation idéalisée où les seuls acteurs intervenant seraient le psychothérapeute qui rend un service et le patient qui le rémunère n’existe simplement pas, ni n’a jamais existé. C’est une fiction créée par ceux qui prétendent croire à la « cure classique ». Les familles ou l’entourage des patients interviennent inévitablement. Freud négocie le remboursement de ses séances avec Hilde Doolittle avec la maîtresse de celle-ci, qui se présente comme sa cousine. Il négocie le payement des séances de Carl Liebman, dit A. B., avec ses parents, malgré l’âge mûr de ce patient [19]. Il ne s’interroge pas plus sur cet étrange dispositif. Sécurité Sociale et autres Mutuelles interviennent, comme les laboratoires pharmaceutiques, d’une part et, d’autre part, toute la porosité entre le secteur public et le secteur privé dont peuvent bénéficier pour l’essentiel les psychiatres, vu que ce sont eux qui détiennent une position concurrentielle avantageuse et avantagée. Le rapport à l’argent implique ainsi le rapport aux médicaments.
25En somme : ceux qui vendent des promesses ou des techniques d’acquisition de la santé mentale, de la paix d’esprit ou de l’auto-connaissance ont un rapport très particulier à l’argent. Cela vient du fait qu’ils ne savent pas très bien ce qu’ils vendent et l’acheteur ne sait pas très bien ce qu’il achète. Sans rien dire des médicaments qui mériteraient une autre recherche, en prenant en considération d’autres critères.
26La transformation du cadre supposé classique amène l’analyse à se situer ailleurs. Dans les Hôpitaux ou Centres de cure, le paiement direct est exclu, même si la régularité des séances ou leur durée ne le sont pas. Ce qui exprimait le long exposé d’Eitingon au sujet des Polycliniques correspond en de nombreux points avec la pratique actuelle en milieu hospitalier ou en cure ambulatoire dans le service public, qui renouent avec les propositions révolutionnaires des Polycliniques.
Mon expérience
27C’est poursuivant cette orientation qu’il importe de décrire et d’essayer d’aboutir à des analyses comparatives entre ce qui se passe autour de l’argent en institution et dans une pratique privée. J’ai déjà exposé le traitement d’un petit enfant dans des cadres qui ont changé entre celui offert par un centre médico-psycho-pédagogique, puis un autre centre du même genre, se poursuivant pour terminer dans mon cabinet, où cet enfant réglait ses séances avec des cailloux, des noix, des noisettes ou des amandes. C’était notre manière de contourner l’opposition des parents à la poursuite de son analyse [20]. Je propose ici un autre exemple, en essayant de montrer les moments de transition entre différentes positions transférentielles et cadres cliniques.
28Ma première rencontre avec Clémence est assez spectaculaire. Elle était hospitalisée suite à l’intervention de la police. Une collègue psychiatre m’avait demandé d’examiner la possibilité d’engager une cure psychanalytique avec cette jeune femme « hébéphrène ». Les concepts de la nosographie psychiatrique ne me semblent pas convenir à l’approche psychanalytique. Clémence a les cheveux hirsutes et sales, très noirs. Elle est habillée comme une clocharde. Manifestement, elle est très agitée et marche comme fauve en cage dans la salle d’attente. Plutôt que de penser au diagnostic de ma collègue, je me questionne sur mes possibilités de la contenir en l’invitant à me suivre, alors qu’elle me fusille de son regard noir. Dans mon bureau, comme je l’invite à s’asseoir, elle continue à marcher de long en large et réagit à mon invitation avec des coups de poing sur les murs. Je lui demande si cela ne lui fait pas mal et si elle ne souffre pas par ailleurs au point de vouloir changer cette douleur par une autre. Elle m’injurie. Je me tais. Peu de temps après, elle hurle que cela fait déjà quinze minutes qu’elle est dans mon bureau et que cette « putain de psychanalyse n’a encore rien changé » à sa vie. Je la questionne, furieux à mon tour : elle a pris plus de vingt ans à se mettre dans ce sale état et elle veut le résoudre en un quart d’heure ? Elle balance contre le mur la chaise que lui était destinée et sort du bureau en claquant la porte. J’ai le temps de lui crier, dans le couloir, de penser à nous, car nous penserons à elle. Il me semble très important d’utiliser le « nous ». La solitude du psychanalyste est une illusion. En institution, nous travaillons en équipe. Les équipes sont contenantes, avec les infirmiers et les infirmières, les psychiatres, les assistantes sociales, les psychomotriciennes et les psychomotriciens, qui pensent au sujet d’une personne déterminée. La pensée en équipe est diversifiée et contenante. Dans notre cabinet, dans le privé, nous réfléchissons à un patient à partir de nos lectures, de notre vie institutionnelle, de nos supervisions et de notre analyse. Clémence, elle, souffre de solitude, parmi d’autres douleurs.
29Elle revient plus calme presqu’un an plus tard. Elle semble avoir honte et veut s’excuser. Elle était « un peu nerveuse ». Elle a pensé. « C’est un beau mot, finalement, personne ne m’avait jamais dit de penser, ni qu’on penserait à moi ». Des choses ont changé. Le problème est que son ami ne supportait pas de la voir un couteau à la main. Il avait peur d’elle, de ce qu’elle ferait avec ce couteau. Je lui dis qu’en effet, cela fait peur. « Que pensait-elle faire avec un couteau ? » Elle ne le sait pas. Cela lui vient comme ça. Elle se réveille au milieu de la nuit, insomniaque. Elle saisit le couteau, ça la rassure. Maintenant, elle en veut à son ami, mais ils ont beaucoup pensé ensemble. Lui aussi, il a été émerveillé de ce mot. Elle espère qu’ils vont pouvoir continuer à se fréquenter. Je lui fais remarquer qu’un couteau n’aide pas à penser. Et si elle mettait simplement de la musique quand elle est insomniaque ? « Nous verrons bien ! » Que peut-on faire d’autre ?
30C’est ce couteau qui a été la cause immédiate de son hospitalisation. Son ami en avait averti sa famille. En l’apprenant, Clémence a pris la fuite et a erré dans les rues de Paris. La famille a fait un signalement auprès de la police, qui a fini par la trouver et l’amener au Centre psychiatrique. L’analyse de la présence du couteau n’est pas très compliquée, ni longue. Elle amène directement aux souhaits de mort de la famille à son égard qui entraîne immédiatement des pensées de suicide ou, en tout cas, mortifères de la part de Clémence [21]. Un jour, encore à l’hôpital, à la sortie d’une séance de sismothérapie visant à la sortir de sa dépression, elle me dira que si elle a accepté des électrochocs, c’était avec le secret espoir d’y mourir, soit par une défaillance de son corps, soit par une défaillance du psychiatre. Une certaine psychiatrie peut relayer les souhaits familiaux.
31Quant à sa famille, leurs souhaits de mort s’expriment de la sorte : dès que Clémence a décidé de quitter le domicile familial et s’établir avec son ami, ce à quoi s’opposait sa famille, et alors même que Clémence avait déjà mentionné des idées suicidaires ? par ailleurs communes à ses sœurs, grand-mère ou mère ?, ses parents lui ont offert un studio au sixième étage d’un immeuble. J’attire l’attention de Clémence sur ce fait : à quelqu’un qui manifeste des idées suicidaires, il vaut mieux offrir un studio au rez-de-chaussée. La localisation de son studio devient le signifiant principal pendant un long moment des conflits de Clémence avec ses parents, conflits souvent violents : le père de Clémence va jusqu’à prendre contact avec le médecin-chef du service, la direction de l’hôpital et l’association des malades pour essayer d’interrompre la cure où s’est engagée sa fille, car son psychanalyste, psychothérapeute, psychologue « l’ameute contre les siens. » L’équipe se montre alors d’une solidarité sans faille et, surtout, Clémence tient à son traitement. Et il est hors de question qu’il se déroule dans le privé, car elle n’est pas en mesure de travailler et ses parents ne se disposent pas à payer.
32Par un mouvement de bascule propre à ce genre de situation, Clémence finit par obtenir de sa famille que tous s’engagent dans une thérapie familiale, qui, pour ne pas être longue, interrompue par la mère, n’a pas été moins utile. Nous apprenons ainsi que, dès son enfance, cette jeune femme avait été confiée à sa grand-mère, qui les avait le plus souvent élevées, elle et ses sœurs, alors que la mère et le père courraient de cours en séminaires, de conférences en congrès. Ils sont tous les deux d’éminents enseignants universitaires dans des secteurs pointus, et quand ce n’était pas les cours et les conférences c’étaient les messes, ils étaient aussi très religieux. Ces petites-filles étaient, pour ainsi dire, venues remplir auprès de cette grand-mère le vide affectif laissé par le décès du grand-père. « Vous pensez que je suis la seule folle ? Faudrait voir mes sœurs », me lance un jour Clémence. Je lui explique que cela aurait été le rôle du thérapeute familial. Pourquoi ont-ils quitté leur thérapie ? « Quand le thérapeute a demandé à voir grand-mère ! »
33Cette grand-mère maternelle devient ainsi pour Clémence et moi un signifiant central. « J’ai toujours été la plus proche de Mamie », m’explique Clémence. « Avec l’âge, elle s’est mise à boire. Elle considérait que les foutaises de mes parents avec les messes et les églises étaient nuisibles ! Elle se sentait trop seule. Les parents ont tout fait pour l’empêcher de boire. Ils ont payé les concierges de l’immeuble pour qu’ils l’appellent quand elle rentrait des courses avec des bouteilles. C’est alors que j’ai commencé à traficoter des bouteilles pour Mamie. Les parents m’en ont voulu. Maintenant, sa mort s’approche et elle veut me laisser un bel appartement qu’elle a dans le Marais. Les parents et les sœurs ne sont pas d’accord. »
34Un appartement dans un riche quartier de Paris ? Mais c’est énormément d’argent ! Clémence ne souhaite vraiment pas aller consulter dans le privé ? Pas encore. Elle voulait pouvoir payer sa cure elle-même et elle n’a pas encore de travail. Nous commençons à réfléchir ensemble, de temps en temps, quand l’occasion se présente, à ses possibilités de travail, aussi à la situation d’impuissance où la laisse le fait de ne pas travailler, ou bien où elle se met du fait de ne pas travailler.
35L’analyse de cette situation d’impuissance, nouveau signifiant, comporte l’analyse de ses angoisses relatives à l’abandon, à la séparation, à la différence des sexes, à son incapacité de séduire, différents éléments d’une même constellation. « Comment pourrait-elle séduire, si elle ne se soigne pas ? » - je la questionne un jour. « Comment pourrais-je me soigner si jamais je n’ai eu une robe à moi, achetée pour moi, achetée par moi ? » - me rétorque-t-elle. Comment ça ? Commence ici un long chapitre où ce qui pourrait être considéré comme angoisse de castration pour les femmes apparaît comme pouvant être décliné en termes de parures ou bijoux. La mère de Clémence avait porté les vêtements de sa propre mère, la mamie devenue alcoolique. Plus tard, ayant eu des filles, les aînées passaient leurs vêtements aux plus jeunes. S’il fallait absolument quelque chose de particulier à l’une des sœurs, cette mère se rendait avec elles dans une boutique et le volait. Ensuite, pour commémorer la réussite du vol, elles allaient manger une glace et allaient au cinéma. Les vêtements jouaient ainsi un rôle de « seconde peau » imposant le collage aux générations précédentes et empêchant toute autonomisation de la pensée. Littéralement, l’ombre des morts tombait sur les vivants.
36« Voler ? » - j’interroge. « Ma mère était contre dépenser de l’argent pour des futilités. Sauf que ça a toujours été très difficile de savoir au juste ce qui étaient des futilités ! » Le vol me semble plutôt un rituel où mère et fille, voire mère et filles, récupèrent un petit quelque chose, un petit objet, quelque chose qui sera dévoré ensuite sous la forme de glaces et qui donnera lieu à une plus large commémoration visuelle, dans le noir des salles de cinéma. « Quand on vole, on ne paye pas ! Quand on paye, on ne vole pas ! » - je commente avec Clémence, qui commence plus activement à chercher un travail et à chercher à séduire. Elle obtient un peu d’argent de sa grand-mère et elle s’achète des robes à elle, tranquillement, sans rien craindre.
37Peu après, elle me communique qu’une voiture l’a klaxonnée dans la rue, qu’un jeune homme est descendu et l’a invitée à prendre un café. « Ne prend-elle pas des risques à aller avec des inconnus ? » - « Je lui ai laissé un faux numéro de portable ! » Je pense que ce sont des bons signes [22]. Encore quelques exercices de la sorte et Clémence me communique avoir trouvé un poste de vendeuse dans une librairie. C’est un premier travail, avant qu’elle puisse reprendre des études qui lui plairaient et lui permettraient de mieux se situer sur le marché de l’emploi.
38Ce qui était inévitable, arrive. Sa grand-mère décède, en lui laissant en effet un bel appartement dans le Marais. Ses parents entendent faire annuler cette clause de son testament. Ils n’ont pas été lésés et leurs autres filles non plus : simplement ils n’entendent pas que Clémence puisse être singularisée ou se singulariser. Bien entendu, cet héritage présente des problèmes, mais d’un tout autre ordre que ceux envisagés par ses parents. Un appartement, comme une robe, sont des contenants. Nous nous souvenons d’un couteau comme d’un instrument propre à rompre et déchirer des contenants. La défenestration possible quand on habite au sixième étage est une autre menace de rupture des contenants. Comment comprendre cet appartement ? Une survie de la grand-mère et de ses défis au couple parental de Clémence ?
39Entre-temps, en attendant, la jeune femme doit prendre un avocat qui défende ses intérêts. Et il faut le payer. Il aurait été difficile d’expliquer auparavant à Clémence qu’elle aurait défendu ses intérêts en payant son analyse. Mais elle aurait été aussi dans l’impossibilité de le faire. Maintenant, ayant reçu son héritage, ayant dû le vendre pour payer des frais de succession, ayant pu se racheter autre chose pour elle, plus convenable et de son choix, ayant appris à manier des sommes d’argent, Clémence peut envisager d’abandonner tout lien à l’hôpital. Dans la librairie où elle avait été vendeuse, puis caissière, elle est devenue gérante. Elle a le choix entre poursuivre son analyse avec moi, dans le privé, selon un prix dont nous convenons ensemble, ou aller voir quelqu’un d’autre. Pendant un moment, elle choisit de rester avec moi. Nous effectuons encore un long travail ensemble, pour situer sa folie dans un moment de son histoire et la dissipation de cette folie dans l’engagement d’une autre période de sa vie. Le fait que nous nous sommes connus quand elle était supposée « folle » la rassure quant à son bon état actuel. Elle ira plus tard en traitement avec une collègue conventionnée.
Pour conclure
40Je pourrais donner d’autres exemples qui attestent des variations de la position de l’argent au cours d’une cure. Questionné, un patient qui me réglait une séance avec une photocopie en couleur, recto-verso, d’un billet de banque, m’a rétorqué : « Vous pensez que c’est un faux billet ! Prouvez-moi que c’est une vraie analyse !!! » Comment le prouver ? Comment le savoir ? Son analyse ne s’est pas engagée car, au fond, c’était à lui de construire sa vraie analyse.
41Je ne peux pas m’empêcher de mentionner cette très belle et très douée patiente, psychotique mais aussi danseuse d’une importante troupe de ballet, dont la crise a éclaté de la façon suivante : elle s’est rendue au siège d’une toute aussi importante banque parisienne et, dans le hall d’entrée, elle s’est déshabillée et, complètement nue, elle s’est mise à danser un ballet de son invention. Plus tard, questionnée, elle a répondu vouloir montrer aux gens que des choses plus belles et importantes que l’argent existaient et que le véritable « triple A », c’était son corps. Sans doute, avait-elle raison. Ses tentatives d’analyse n’ont jamais été payantes.
42L’argent est toujours surdéterminé. La surdétermination est un concept absolument révolutionnaire de Freud. C’est aussi un des très rares concepts qui soit entièrement de lui. La surdétermination exige une approche métapsychologique. L’argent est essentiel à la survie de l’analyste. Il n’est pas essentiel à la cure des patients. Il est un paramètre parmi d’autres dans une cure analytique. Néanmoins, nous pouvons admettre que la survie de l’analyste est essentielle à la cure des patients. Seulement, des cadres existent où l’argent se présente autrement que comme un mode de paiement immédiat. Des analystes existent aussi qui ont un rapport à l’argent ou au temps qui leur permette d’accueillir des patients en difficulté. Les contenants préfabriqués, confondus avec « l’analyse classique », sont loin d’être les seules ressources de la psychanalyse et des psychanalystes. La création d’un cadre de travail confortable pour chaque patient, la création d’un contenant singulier s’impose toujours, à un moment ou un autre de l’analyse. Au patient et à l’analyste de l’inventer !
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Mots-clés éditeurs : clinique, transfert, histoire, psychanalyse, argent
Date de mise en ligne : 11/04/2012
https://doi.org/10.3917/cpc.038.0011Notes
-
[1]
Psychologue clinicien, psychanalyste. 107, Rue Mouffetard, 75005, Paris. pradoliveira@gmail.com
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[2]
S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, Paris, PUF, 2006, traduction F. Kahn et F. Robert, p. 349.
-
[3]
Wakefield, J. C. (2007). Max Graf’s “Reminiscences of Professor Sigmund Freud”; Revisited: New Evidence from the Freud Archives, Psychoanalytic Quarterly, 76: 149-192.
-
[4]
Warner, S. L. (1989), “Sigmund Freud and Money”, Journal of the American Academy of Psychoanalysis, 17: 609-622. Aussi :Warner, S. L. (1994), “Freud’s Analysis of Horace Frink, M.D.: A Previously Unexplained Therapeutic Disaster”, Journal of the American Academy of Psychoanalysis, 22: 137-152. Voir, enfin, M. Borch-Jaconsen, Les patients de Freud : Destins, Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 2011.
-
[5]
M. Eitingon, (1923), “Report of the Berlin Psycho-Analytical Policlinic”, Bulletin of the International Psycho-Analytical Association, 4: 254-269.
-
[6]
Prado de Oliveira, Être psy, Éditions du CNRS - Daniel Friedmann et Paris, Éditions du Montparnasse, 2008 ; A. Rothstein, (2004), « The Seduction of Money: An Addendum », Psychoanalytic Quarterly, 73: 525-527
-
[7]
J. Lacan (1953), Le mythe individuel du névrosé ou poésie et vérité dans la névrose, École lacanienne de psychanalyse, en ligne.
-
[8]
J. Lacan (1953), Fonction et champ du langage et de la parole en psychanalyse, École lacanienne de psychanalyse, en ligne.
-
[9]
J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 36. Quelques précisions s’imposent : « Le Séminaire sur “La lettre volée” prononcé le 26 avril 1955 au cours du séminaire Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse fut d’abord publié sous une version réécrite datée de mi-mai, mi-août 1956, dans La psychanalyse n° 2, 1957 pp. 15-44 précédé d’une « Introduction », pp. 1-14, École lacanienne de psychanalyse, en ligne.
-
[10]
J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 303.
-
[11]
Prado de Oliveira, Les pires ennemis de la psychanalyse, Montréal, 2009, pp. 78-79. M. Safouan, Jacques Lacan et la question de la formation des analystes, Paris, Seuil, 1983, p. 90-91.
-
[12]
Impossible de présenter ici une argumentation large au sujet de la place du nom propre dans l’ordre symbolique. Disons simplement que si nous concevons comme « symbolique », selon Lacan, l’ensemble de la culture et de la chaîne des signifiants, le nom propre y occupe une place à part pour chacun, comme étant le signifiant qui sans cesse revient et qui articule ainsi symbolique et réel, quand une telle articulation est concevable. Si les termes n’étaient pas si galvaudés, nous pourrions dire que le nom propre est un point de capiton entre imaginaire, symbolique et réel au même titre que l’image du corps propre.
-
[13]
C. Spezzano, (1997), « For Love Or Money: A review of Psychoanalytic Technique and the Creation of Analytic Patients by Arnold Rothstein », New York, International Universities Press, 1995, Contemporary Psychoanalysis 33: 641-653.
-
[14]
A. Rothstein, The narcissistic pursuit of perfection, New York, New York: International Universities Press, 1984, deuxième édition.
-
[15]
Par faible taux d’inscription j’entends ici le caractère indémontrable de la plupart des thèses psychanalytiques. Un taux d’inscription fort implique qu’une affirmation soit faite une fois pour qu’elle soit admise. Rien ne contredit les théorèmes d’Euclide encore aujourd’hui, par exemple. Voir B. Colombat, J.-M. Fournier et C. Puech, Histoire des idées sur le langage et les langues, Paris, Klincksieck, 2010, pp. 33 et 244.
-
[16]
Spezzano mentionne L. Stone (1982), « The influence of the practice and theory of psychotherapy on education in psychoanalysis », Psychotherapy: Impact on Psychoanalytic Training, New York, International Universities Press et, surtout, M. Gill (1984), « Psychoanalysis and psychotherapy: a revision », International Review of Psychoanalysis, 11:161-179.
-
[17]
Bion et Anzieu ont assez insisté sur le rôle fondamental de la contenance pour que les paroles et les pensées adviennent. W. R. Bion (1963), Elements of Psycho-Analysis, Londres, Heineman, traduction française par F. Robert, Paris, PUF, 1979 ; D. Anzieu (1985), Le Moi-peau, Paris, Dunod.
-
[18]
Rappel : pour Marx et, par la suite, dans la tradition du matérialisme historique, le lumpen prolétariat, sont les marginaux de la classe ouvrière. Bien entendu, des marginaux de la production existent dans toutes les classes sociales. Dans une étude ancienne, j’ai pu montrer comment Marx considérait les marginaux comme des ennemis de ceux qui travaillent, comment Lénine a hésité à ce sujet et comment Mao a décidé d’intégrer le lumpen en tant que travailleurs à part entière.
-
[19]
David J. Lynn, « L’analyse par Freud d’un homme psychotique, A. B., entre 1925 et 1930 », Filigrane, Québec, vol. 16, n° 1, 2007, pp 110-123 ; Psychologie Clinique, Paris, n° 26, 2008, pp. 101-116, traduction de Luiz Eduardo Prado de Oliveira.
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[20]
L. E. Prado de Oliveira, « Little Jeremy Struggle With Austim, Schizophrenia and Paranoïa », Interrnational Forum of Psychoanalysis, 8:3,172-188. Une traduction française résumé de cet article existe : « Jérémie, enfant, en lutte contre l’autisme, la schizophrénie et la paranoïa », Topique, 2004, 87, 89-111.
-
[21]
Nous penserons ici au beau texte de Ferenczi, de 1929, « L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort », Œuvres complètes, IV, 1927-1933, Paris, Payot, 1982, pp. 76-81, traduction du groupe du Coq-Héron.
-
[22]
Winnicott mentionne en effet le besoin de pouvoir mentir et le mensonge comme propre à la création d’un espace transitionnel. Voir, par exemple, « La psychanalyse et le sentiment de culpabilité », De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, pp. 334-350.