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Article de revue

Le patriarcat, la filiation charnelle et les pères

Pages 103 à 122

Notes

  • [1]
    Laurence Croix est psychanalyste à Paris et Maître de Conférences en sciences de l’éducation et en psychopathologie à l’université Paris X-Nanterre. Attachée au laboratoire de l’Univ. Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité, CRPMS, EA 3522, 75013, Paris, France.
  • [2]
    S. Freud, L’interprétation des rêves (1900), PUF, 1980, p. 224.
  • [3]
    Voir par exemple l’ouvrage qui évoque plus largement l’acte de décès de la société hiérarchique ss la dir. d’I. Théry et P. Rosanvallon, Les révolutions invisibles, Calmann-Lévy, 1998.
  • [4]
    L . Croix, Le père dans tous ses états. Le père, les paternités et le patriarcat, coll. Oxalys, De Boeck, 2011.
  • [5]
    Voir par exemple sur le seul sujet de l’allaitement maternel de la naissance de la revue La santé de l’homme (1942) aux dernières associations qui cherchent à imposer l’allaitement, Naturalisme sur ce sujet que dénonce pertinemment E. Badinter, Le conflit, la femme et la mère, Flammarion, 2010.
  • [6]
    S. Freud, Totem et tabou (1914), pbp, Payot, 1987.
  • [7]
    S. Freud, Cinq psychanalyses (1005). Paris, PUF, 1975, p. 251, note 1
  • [8]
    Il y a bien des « fils d’Elohîms » qui apparaissent dès la Genèse (Le déluge, 6, 3, 2), mais ceux-ci sont tantôt des êtres célestes, tantôt des humains, selon les mythes répandus. Cf. A. Chouraqui, La bible, 10 vol., éditions J-C Lattès, 1992, Entête, vol I.
  • [9]
    S. Freud, L’avenir d’une illusion,(1927), PUF, 1971.
  • [10]
    Verus Israel : véritable Israël. Pour résumer, il s’agit des vrais textes du premier testament, et non des refontes et transpositions chrétiennes. Voir l’ouvrage de Marcel Simon, Verus Israël : Les relations entre chrétiens et juifs dans l’empire romain (135-425), Boccard, 2e édition, 1983.
  • [11]
    J. Baschet, Le sein du père, Gallimard, 2000.
  • [12]
    Liturgie pour les protestants de France, ou prières pour les fidèles privés de l’exercice public de leur religion (2e Éd ; 1578), repris par J. Delumeau et D. Roche, Histoire des pères et de la paternité, Larousse, 2000
  • [13]
    A. Hadj-Mouri, « Le père dans l’Islam », in Le père dans tous ses états. Le père, les paternités et le patriarcat, édition De Boeck, mai 2011, collection Oxalys.
  • [14]
    E. Zucker, in Le père dans tous ses états, opus cité.
  • [15]
    Nous devons évidemment rappeler que c’est en 1762, à Amsterdam, que parait le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, qui a toujours exclu toute idée de retour à la nature, où il tente d’examiner les conditions de légitimité de toute autorité politique. En décrivant le fondement de la démocratie, Rousseau préparait la décapitation du roi qui manifestait la volonté du peuple français d’en finir avec la puissance paternelle.
  • [16]
    Oudot, cité par J. Mulliez, « La désignation d’un père », dans Histoire des pères et de la paternité, Larousse, 2000.
  • [17]
    S. Freud, Totem et Tabou, op. cit.
  • [18]
    L’œuvre de Mélanie Klein développe précisément ces moments de culpabilité de l’infans.
  • [19]
    S. Freud, Sigmund Freud présenté par lui-même, Folio, Essais, 1991.
  • [20]
    J. Lacan dira d’ailleurs que son élaboration sur le discours du maître provient directement du monothéisme juif in L’envers de la psychanalyse, Seuil, 1991 (leçons VI et IX) et il évoquera le dieu d’Israël comme représentant de sa « métaphore paternelle ». in Des noms-du-père, Seuil, 2005 (leçon unique du 20/12/1963).
  • [21]
    S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Folio, essais, 1985.
  • [22]
    S. Freud, Cinq psychanalyses (1905), PUF, 1954.
  • [23]
    F. Kafka. Lettre à mon père, Gallimard, 2001.
  • [24]
    PH Castel, “L’interprétation du rêve” de Freud. Une philosophie de l’esprit inconscient, PUF, Paris, 1998, coll. “Les grands textes de la philosophie”.
  • [25]
    Ne prenons ici que l’exemple du transsexualisme qui est une impasse à devenir l’autre sexe mais qui ne peut aboutir qu’à la suppression du sexuel comme en témoigne tous ceux qui l’ont exécuté.
  • [26]
    Grâce à la libération et l’émancipation des femmes, il se retrouve dans d’autres réalités sociales aussi, déconnecté de l’organe (pénis). Le choix de la figure de l’incarnation est libre, c’est toute la promesse de l’avenir et ses impasses. Incarner le pouvoir dans la pensée ou la fortune, dans des idéaux progressistes ou réactionnaires, laïques ou religieux, voilà les enjeux. C’est aussi plus fondamentalement tout le problème de la « signification du phallus » (pour les ethnologues et les psychanalystes).
  • [27]
    J. Lacan, « Les complexes familiaux », 1938, Encyclopédie Universelle (republié au Seuil).
« Dans nos familles bourgeoises, le père développe l’inimitié naturelle qui est en germe dans ses relations avec son fils, en ne lui permettant pas d’agir à sa guise et en lui refusant le moyen de le faire. Le médecin remarque souvent que le chagrin causé par la mort du père ne peut empêcher chez le fils la satisfaction d’avoir enfin conquis sa liberté. Les pères s’accrochent d’une manière maladive à ce qui reste de l’antique potestas patris familias dans notre société actuelle [...] ».
Sigmund Freud, L’interprétation des rêves[2]

1La place du père est extraordinairement idéalisée dans de nombreux champs et, avec le déclin du christianisme qui l’avait élevé au nom de Dieu, et plus précisément depuis la Révolution française, l’occident s’inquiète souvent d’une « fin du monde » et de ses civilisations du fait de ces changements sans doute plus anthropologiques que psychologiques finalement.

2Le patriarcat comme modèle sociétal impose effectivement un ordre familial, et tout d’abord une autorité des hommes sur les femmes et les enfants. Quelles sont les conséquences directes de son très lent étiolement depuis plus de 200 ans sur les parentalités ? Devons-nous regretter ou nous inquiéter de ce déclin pour l’avenir des enfants ? L’accélération de sa déchéance depuis le milieu du xxe siècle [3], et les progrès scientifiques qui l’accompagnent, introduisent c’est certain de nouvelles dimensions psycho-sociales qui semblent souvent inquiéter plus que réjouir, des moralistes, mais aussi des éducateurs et des cliniciens.

3Nous ne traiterons pas ici de l’ensemble de ces questions qui ont des retentissements non seulement dans la clinique, mais aussi dans les théories psychologiques, les politiques et leurs modèles de soins [4]. Rappelons néanmoins d’une part, que les anthropologues ont su démontrer depuis longtemps que toute société a un système de parenté qui lui est propre et que celui-ci varie considérablement selon les cultures et les époques. D’autre part, que l’idéologie positiviste, jusqu’à ses plus récentes recherches en développement, prône toujours plus le retour à la « Nature », nature imposée comme norme, à laquelle les sociétés devraient se soumettre [5].

4Parallèlement, nos outils conceptuels et les réalités toujours singulières de notre clinique nous imposent aussi à interroger cet « ordre des choses » que sont le patriarcat, les paternités (qui ne peuvent être que plurielles) et la véritable question qui se pose tant en psychanalyse que pour l’avenir des enfants, qui est celle de la transmission, de ses outils et supports, au-delà peut-être de la question exclusive de la place des pères.

5Freud, qui soutient des hypothèses à partir des premiers travaux des anthropologues [6], reconnaîtra effectivement une place particulière au « père », en dehors de toute morale, même dans les systèmes matrilinéaires où cette place reste exclusivement attribuée en fait aux hommes (l’oncle maternel, le chef, le grand-père, un victorieux guerrier, etc.).

6Nous proposons donc ici de resserrer nos propos dans l’objectif de penser une question fondamentale qui se pose à nos sociétés modernes mais aussi dans notre clinique : comment les paternités peuvent s’exercer, l’autorité sur les enfants se maintenir, et plus fondamentalement les lois continuer de se transmettre en dehors du modèle patriarcal qui les soutenait ?

7Et puisque le patriarcat affirmait une supériorité des hommes sur les femmes, évidemment ce qui est sous-jacent à cette question en est une autre d’actualité et fondamentale : Le père est-il forcément et exclusivement un homme ?

8Il ne s’agit pas de traiter ici de telle ou telle opinion ou morale bien pensante (traditionnelle ou réformatrice), mais de rappeler que des faits de ce sujet socio-clinique : d’abord juridiques et historiques, ensuite psychologiques en référence principalement à l’œuvre freudienne. C’est à partir de ces faits historiques et cliniques, que nous espérons apporter des éléments de réflexion en particulier sur l’homoparentalité et/ou la monoparentalité, mais aussi plus largement sur la question de la transmission pour tout enfant né en dehors des voies traditionnelles du mariage et de la conception « naturelle ».
Freud citait Lichtenberg dans une note de « L’homme aux rats » : « L’astronome sait à peu près avec la même certitude si la lune est habitée et qui est son père, mais il sait avec une tout autre certitude qui est sa mère ». La notion de père nous renvoie effectivement d’abord à un vide de notre origine. Une béance structurale.
Et Freud ajoute : « ce fut un grand progrès de la civilisation lorsque l’humanité se décida à adopter, à côté du témoignage des sens, celui de la conclusion logique, passant du même coup du matriarcat au patriarcat » [7]. Ce n’est peut-être pas tant le passage au patriarcat en lui-même qui est un progrès de civilisation dans le sens de Freud, mais comme il le relève dans cette même fameuse phrase, le dégagement des civilisations des sens, d’une supposée nature, vers un logos, logos en tant que nécessité absolue à ce qui est désigné par « civilisation ».

Quelques rappels historiques et juridiques fondamentaux de notre civilisation toujours en mouvement

Au nom du Père

9C’est seulement avec le Nouveau Testament que dieu vire à la figure du « Seigneur », à l’image de la structure politique de l’époque, puis à celle de Père (« qui êtes aux cieux », « tout-puissant », etc.) [8].

10La première religion, le judaïsme, avait interdit la représentation. Cet interdit primordial entraîne un vide qui interpelle l’imaginaire. Le christianisme, à l’opposé et à partir de la filiation qui le soutient, n’a pas manqué d’offrir de multiples images. Car dieu-père est humanisé, donc on doit pouvoir le voir. Une autre forme de représentation de Dieu est proposée dans le registre symbolique, celui de l’Eucharistie, par la présence du corps du Fils dans le pain et le vin.

11De la réponse de Dieu donnée à Moïse je suis celui qui est, l’évangile de Jean en affirmera la primauté d’un logos ou verbum, autrement dit d’un concept qui correspond en théologie à la vie trinitaire de Dieu : le Père posant son autre (le fils) pour se réconcilier enfin avec lui-même (l’esprit).
C’est sans doute pourquoi Freud ira jusqu’à placer au cœur du sentiment religieux le « besoin de protection par le père » (Malaise dans la civilisation), et il écrit dans L’avenir d’une illusion : « Dès lors que l’homme en cours de croissance remarque qu’il est voué à toujours rester un enfant, qu’il ne peut se passer de protection contre les surpuissances étrangères, il confère à celles-ci les traits de la figure paternelle » [9]. Ce besoin de protection d’un père bienfaisant est effectivement d’une constance absolue dans les Nouveaux Testaments.

Au-delà du charnel : la dissociation transcendantale du géniteur et de la filiation

12Rappelons que c’est à partir de la divinisation du fils que Dieu obtient la figure de paternité céleste. Pour maintenir dans cette « contre-révolution » la figure paternelle d’Abraham, Saint Paul cherche à étendre la figure paternelle du premier des patriarches au-delà de sa descendance charnelle, caractérisée par le sceau de la circoncision. Évidemment, cela permet de destituer les Juifs de leur filiation. Paul écrit : « pour être postérité (semen) d’Abraham, tous ne sont pas ses enfants (filii) » (Rm 9, 6-7). « En introduisant une différenciation entre semen et filii, Paul ouvre une voie pour penser une filiation à l’égard d’Abraham, susceptible de former le Verus Israel[10] sans être asservie à sa définition charnelle » écrit Jérôme Baschet [11].

13La filiation charnelle (filii carni) est dévaluée au profit de la filiation de la promesse (filii promissionis). Par la suite, Augustin pourra affirmer qu’Abraham est le père de tous ceux qui suivent les traces de sa foi. Mais alors pourquoi sauvegarder cette figure paternelle dans les Nouveaux Testaments ? En retenant le « sacrifice d’Abraham » comme s’il l’avait commis, la foi qui lui est attribuée, dans le christianisme, dépasse la question de la Loi propre aux Anciens Testaments. C’est en tout cas ce qui ressort du débat de l’Épître aux Galates sur la Loi transgressée (par le sacrifice du fils) et qui entraîne le premier des patriarches à n’être plus qu’un homme de foi, un homme de l’alliance, et non plus un père en tant que celui-ci, du fait de son alliance, doit se soumettre à la Loi.

14Cette « élévation » imaginaire permet de comprendre comment Joseph, le mari de la mère du Christ, qui ne serait pas le géniteur de son fils, a pu néanmoins être reconnu comme Père par les fidèles. Alors qu’il aurait pu dans la Trinité disparaître du champ des prédicateurs, au début du xviie siècle, Joseph conquiert l’amour et la reconnaissance en Europe, jusqu’en Pologne et en Ukraine en passant par les États allemands et autrichiens qu’il patronne (1675-1676). D’Espagne, sa célébrité gagne l’Amérique latine et, de France, le Canada va devenir la terre d’élection du culte de la Sainte Famille. Il doit cependant attendre la clôture du premier concile du Vatican en 1870 pour devenir le patron de l’Église universelle, et en 1962 pour être introduit au canon romain. Saint Joseph, s’il a été exempté ou exclu de l’engendrement physique « non de la génération mais de la croissance », selon l’expression du père Bourgoing, n’en est pas moins père, Saint Joseph l’est par l’« office » : plus encore que la nourriture, c’est le don du nom, le dévouement, l’éducation à la Loi et le bon exemple auprès de l’Enfant…

Les premiers réformateurs des pères

15En rompant avec l’Église catholique et sa théologie, les réformateurs du XVIe s. et les Églises issues de la Réforme protestent avant tout contre le pouvoir des pères de l’Église, et en premier lieu du « Saint Père ». Mais les pères de famille sont maintenus en tête de l’enseignement et de la transmission : toutes les prières et méditations sont énoncées par la bouche du « père de famille ayant assemblé tous ceux de sa maison » [12]. Les réformés français de la période du « Désert » (à la fin du XVIIe et au XVIIIe s.) mettent ainsi en place un modèle de père-prêtre sans doute très proche de celui, mieux connu, des puritains anglais qui, les premiers et le plus radicalement, avaient transformé le foyer en temple.

16Mais les protestants introduisent d’une certaine manière notre modernité en fondant l’autorité politique sur un pacte, une convention qui met fin à l’état de nature. Loin d’être naturelle, familiale, la société politique est pour eux une construction artificielle reposant sur un accord de volontés. Les puritains de la Révolution anglaise ont sauvé l’autorité paternelle en la distinguant radicalement du pouvoir politique, à l’image de ce qui se passera sous la Révolution française : le roi n’est pas le père de ses sujets. Samuel Rutherford écrit en 1644 : « Un père est un père par la génération et il est une tête et une racine naturelles, sans le libre consentement et le suffrage de ses enfants. Mais un prince est un prince par les libres suffrages d’une communauté ».

Le masculin finalement en question

17Pour finir ces brefs rappels culturels de nos civilisations monothéistes dans leur rapport à la paternité, notons ici brièvement, une dernière rupture proclamée par l’Islam.

18Yahvé, le dieu des Juifs, « dieu d’Abraham, dieu d’Isaac et dieu de Jacob », est donc le dieu des patriarches, mais il n’est pas père lui-même. Le Père Éternel du christianisme réclamera, lui, l’expiation des fils et fondera une communauté de frères.

19Dans l’Islam, seule la communauté de frères subsiste, et l’on se demandera ce que devient le père, quand ni la Loi, ni la figure paternelle de dieu ne sont là pour justifier la foi en un dieu unique. Amin Hadj-Mouri constate : « Il n’existe pas dans le Coran de versets explicitement réservés au père. Cependant il est possible, en recoupant les lectures des différentes sourates (chapitres composés de plusieurs versets qui constituent le Coran), de dégager quelques caractéristiques qui pourraient définir la place accordée au père dans la religion musulmane. Ainsi le verset 228 de la sourate II affirme que « les maris sont supérieurs à leurs femmes ». Ceci est confirmé par la sourate IV (verset 38), qui édicte que « les hommes sont supérieurs aux femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-là au-dessus de celles-ci, et parce que les hommes emploient leurs biens pour doter les femmes ».

20C’est dans ce contexte que l’Islam place le respect et l’obéissance au père, représentant du genre masculin, au rang d’une étape dans l’accomplissement de la soumission à la volonté divine » [13].

21La figure du patriarche vient ici clairement être occupée par les hommes qui seraient « supérieurs aux femmes », du seul fait de la différence sexuelle, sans en passer par la paternité. Différence des sexes, qui permettrait donc de fonder une communauté de frères.

Les évolutions du droit à l’image de nos sociétés

22Le christianisme a imposé un ordre strict à ce qui est désigné par la famille. Elisabeth Zucker, spécialiste du droit de la famille écrit : « la paternité ne peut exister que dans et par le mariage et l’adoption n’est possible que de la part de parents supposés pouvoir eux-mêmes procréer. La loi admet une filiation fictive si celle-ci est plausible, mais elle ne peut rendre père un impuissant de naissance, ni faire d’un plus vieux le fils d’un plus jeune que lui. L’ordre du vivant et l’ordre générationnel sont intransgressibles ; ils sont liés à une filiation définie comme purement charnelle et de plus en plus contrôlée » [14].

23On sait comment le mariage et la filiation incarnés ont été et sont encore un des instruments du pouvoir de l’Église.

24Notons avec cet auteur, E. Zucker, que « parallèlement à l’affirmation de la puissance paternelle, directement liée au maintien ou à l’extension du patrimoine, les lois civiles et les coutumes avaient fait devoir aux pères de fournir à leurs enfants une éducation religieuse et profane qui leur permette de tenir leur rang. Ainsi s’était développé un courant préoccupé de la transmission d’abord religieuse puis intellectuelle dans l’éducation des enfants. Dans ce mouvement avaient été fondés plusieurs collèges et écoles qui ont permis non seulement l’éducation de la noblesse mais également celle de la riche bourgeoisie. »

25L’idée que les pères auraient des devoirs moraux vis-à-vis de leurs enfants émerge [15]. Mais ce n’est qu’avec la révolution que les pères sont véritablement soumis à des devoirs et des limites à leur pouvoir jusqu’alors total.

26En abolissant la puissance paternelle et en prenant appui sur le consentement, la Révolution ne renonce pas au mariage. C’est le contrat qui rend son unité à la paternité et qui unifie la condition juridique des enfants, qu’ils soient nés d’un mariage solennel ou de toute union contractée dans l’intention de procréer. Cela permet aux couples qui ne pourraient pas avoir d’enfant d’adopter des enfants dépourvus de parents, autrement dit des enfants “sans père”, puisque seule la volonté fait le père, et de constituer un vivier qui permet la pratique de l’adoption.

27C’est en quelque sorte un retour de ce que le droit romain reconnaissait, contrairement au droit médiéval : les parents réputés stériles peuvent adopter un enfant. « Ils le peuvent pour lui prodiguer soin et tendresse et non pour obtenir de ces héritiers soins et complaisances quand ils seront en un âge avancé » [16].
Depuis la Révolution française, il en va donc autrement que sous le patriarcat politique, la Monarchie, puisque le père est le géniteur, au moins supposé…

Déclin du patriarcat et progrès des parentalités

28Ce n’est qu’en 1889 que la puissance paternelle connaîtra une nouvelle limitation par le biais des mesures sur la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés : « la déchéance paternelle des pères indignes » est organisée par la loi du 24 juillet 1889. Une loi de 1927 supprime la prépondérance du père dans le consentement au mariage des enfants mineurs et en 1935 est aboli le droit de “correction paternelle”. Le principe de l’association de la femme à l’exercice de la puissance paternelle est admis en 1942, mais avec des restrictions. Ce n’est que depuis 1970 en France, que l’« exercice en commun des prérogatives de l’autorité parentale » complète le processus de limitation du pouvoir du père et d’égalité entre époux. « Un long chemin d’avancées et de retours en arrière, une sorte de bégaiement vers l’égalité des droits entre les hommes et les femmes est amorcé depuis la Révolution » (E. Zucker).

29Le parricide, était considéré comme un crime exceptionnel, ne pouvant bénéficier d’aucune excuse, a été retiré du Code pénal, par une loi de Robert Badinter votée en 1992 et entrée en vigueur en 1994. Le crime contre l’humanité a pris la place d’exception du parricide. Tuer le père réellement est depuis la fin du xxe siècle un crime parmi d’autres, car le père n’est plus qu’un homme parmi d’autres. Le seul crime qui a valeur d’exception est depuis, en France au moins, le crime contre l’humanité.

30Le père est même depuis peu réduit à ses caractères génétiques, à sa valeur biologique et ses fonctions résumées en France dans un certificat de paternité. A priori rien ne peut obliger la paternité biologique à se reconnaître dans la fonction sociale de père. Au contraire les ethnologues d’abord, puis les psychanalystes signalent que dans les tentatives de fondement biologique, la fonction sociale ne coïncide pas avec la consanguinité. À toutes les époques, effectivement, mais sans pouvoir le développer ici, la parenté fictive prime, tant pour les sujets dans leur singularité que pour les collectifs et les civilisations. Et Freud, nous offre sur ce point la seule théorie qui peut rendre compte de ce phénomène.

Les découvertes complexes de la psychanalyse

Le père est déjà mort

31Dans la théorie freudienne, la conscience de culpabilité est directement liée aux désirs d’inceste, mais garde une cause mystérieuse. C’est-à-dire que la conscience de culpabilité avec Freud ne se limite pas à l’Œdipe (cf. plus bas). Cette cause « inconnue », Freud l’invente en 1912 par le mythe du meurtre du Père de la Horde primitive [17]. C’est un mythe nécessaire pour expliquer les fondements de toutes nos civilisations et une culpabilité originaire, antérieure à la naissance de chaque homme, transcendant les générations. Cette culpabilité originelle née de ce meurtre du père mythique, Freud ne cessera dans toute son œuvre de la traquer du phénomène religieux jusqu’au cas de Moïse, à qui Freud a consacré les derniers souffles de sa vie, tentant d’y trouver une finalité à sa réflexion perpétuelle depuis le début de son œuvre.

32Remarquons simplement comme il n’est jamais besoin d’expliquer à un enfant qu’il est interdit de tuer ou de se marier avec ses parents. C’est déjà là, il le sait et ce dès les tout premiers temps de sa vie de sujet [18]. Aucun père ou éducateur n’est nécessaire à ce niveau. Mais tout adulte a pour fonction de lui garantir que la Loi est la même pour tous.

Le père du complexe d’Œdipe n’est pas le père des réalités familiales

33La psychanalyse émerge de ce passage dans la clinique de l’hystérie d’un père réellement violeur, d’un traumatisme objectif, réel (Charcot) à une autre dimension : celle de la réalité psychique. Le père y tient une place prépondérante, mais ce n’est pas le père de la réalité familiale. On observera néanmoins que ses faiblesses et symptômes réels marquent les symptômes de conversion de ces femmes.

34En dénonçant un père criminel, l’hystérique ne fait que signaler une détresse psychique à laquelle seul un père semble pouvoir remédier du fait de sa prétendue puissance. Le père incestueux devient un fantasme, classique et contingent de ce qui n’est plus une maladie, mais une réponse psychique « normale » : « Chez les personnes du sexe féminin, le rôle du séducteur était presque toujours attribué au père. J’ajoutai foi à ces récits et en conclus que j’avais trouvé en ces expériences de séduction sexuelle de l’enfance les sources de la névrose ultérieure. […] Je m’étais trouvé là confronté pour la première fois au complexe d’Œdipe, qui devait prendre par la suite une signification prépondérante, mais que je ne distinguais pas encore sous un travestissement aussi fantasmatique. » [19]. Et ces pères des fantasmes créent des symptômes plus qu’ils ne protègent ou sauvent en réalité.
Quand une jeune patiente de Freud, Dora, rêvera que son père est mort, elle ira « tranquillement dans sa chambre et lit un gros livre qui se trouve sur son bureau ». Il s’agit bien ici encore d’un père symbolique, celui auquel on accède sans communication, celui à qui elle pourra substituer un « gros Livre» (celui de la Loi) et non de son père de la réalité. C’est ici la version de l’Œdipe de Sophocle qui est retenue par la jeune hystérique, celle d’un père idéalisé pour ce qu’il est censé représenté à la hauteur du savoir et de la vérité. Autrement dit, il s’agit plus d’un Maître, un dieu de la loi et du texte, à l’image de celui du dieu des juifs [20].

À l’origine de l’idéalisation paternelle : la différence des sexes

35Une des idées principales qui émerge des théories sexuelles infantiles (1905-1908), est que pour le jeune enfant tous les humains possèdent un pénis, y compris les femmes. La différence des sexes agit comme un trauma pour l’enfant qui ne peut pas comprendre que la mère serait privée d’un organe. Ce constat si facilement accessible dans la clinique des enfants, et décrypté par Freud dans celle des adultes, est immuable et indémodable, quelles que soient les diversités culturelles.

36Le choc de cette découverte donnera naissance à deux réactions principales : les petites filles ont vu, elles savent immédiatement qu’il leur manque quelque chose et veulent l’avoir, dit Freud. Elles se tourneront alors logiquement vers le père pour obtenir ce qui leur manque. Les petits garçons ont du mal à accepter cette différence qui peut signifier qu’on pourrait leur prendre leur pénis, sans doute le père (dans le cas d’une configuration familiale « traditionnelle »), puisque lui, et non la mère, a su le conserver. L’angoisse est donc plus grande pour le garçon et le père devient pour lui un agent de la castration au moins jusqu’à la puberté.

37Ce qui est nommé père est ici purement et simplement celui qui est doté d’un pénis, donc un homme, qui aurait une autorité sur la mère. Ce n’est en aucun cas, forcément le géniteur, le porteur du nom ou le mari de la mère. Un homme, qui devient ensuite pour le garçon agent de la castration, donc source d’angoisse et progressivement une première identification, pour l’enfant qui le souhaite, car finalement c’est toujours l’enfant qui construit ses parents (cf. plus bas le cas de Hans).

38« L’anatomie, c’est le destin », comme l’écrivait Freud, la différence réelle des sexes (anatomique) fait en tout cas avec Freud la source d’une éventuelle place particulière à une fonction dite paternelle, mais qui est d’abord fonction de la différence, de l’altérité réelle.

39Ces théories sexuelles, ces constructions intellectuelles de l’enfant pour essayer de comprendre l’incompréhensible (la différence des sexes) révèlent toutes une grande violence supposée au père. Rappelons les grandes lignes de ce complexe de castration qui ne semble pas en péril de nos jours : en effet, si lui, le dit « père », possède ce petit bout en plus que la mère n’a pas, c’est qu’il a dû le lui confisquer (à la mère), pense logiquement l’enfant. « Forcément » le père a été ou est encore violent avec elle. Et, « s’il a pu être violent avec elle, il peut l’être avec moi ». C’est en tout cas ce que pensent les enfants autour de l’âge de trois ans, théorie qu’ils exposent relativement facilement non seulement aux analystes, mais aussi à l’entourage qui veut bien l’entendre. Le fait qu’il peut être dangereux et castrateur est une bonne raison pour le garçon de se soumettre à son autorité, et donc de mettre de côté son amour passionnel pour la mère. Il s’agit bien encore ici d’un mâle qui entretient un rapport d’autorité avec la mère et qui ne peut se limiter au seul mari ou concubin. Même si Freud était pris dans cette logique familiale traditionnelle et patriarcale qui pourrait permettre la confusion, depuis la clinique qui ne cesse de se diversifier démontre cette ouverture à d’autres hommes jusqu’à parfois le médecin qui aurait conçu pour la mère l’enfant en réalisant simplement une technique médicale (fécondation in vitro), que l’enfant pourra déplacer à d’autres figures médicales…
Freud a repéré cette invention infantile dans ses cures d’adultes, un fantasme récurrent qu’il a nommé « Un enfant est battu ». Paru en 1919, il est mis par son auteur au rang de contribution à l’étude de la genèse des perversions sexuelles ; mais, en se révélant structurant pour le futur adulte, il est compté parmi les « théories sexuelles infantiles ». Et revoilà un autre père violent venu non pas des constructions collectives des mythes, mais mythe du sujet lui-même.
Retenons simplement ici que ce père fantasmatique n’est pas plus protecteur que le père originaire (du mythe de la horde primitive), mais devient une source d’angoisse pour le garçon, ou source d’une promesse qui ne pourra être tenue pour la fille (d’être doté d’un organe qui lui manque). Mais surtout insistons : il ne s’agit que d’un homme (sans autre lien avec les réalités familiales) à qui la mère prête une autorité (son propre père, un prêtre, un médecin, un frère,…) mais que d’un homme aussi, dans le sens qu’une femme ne pourrait, de par son anatomie, occuper cette place. C’est donc finalement la castration de la mère, la reconnaissance de son manque, qui est ici fondamentale.

Des pères modernes

40Dans le fantasme primordial de ces théories sexuelles infantiles, Un enfant est battu, la conscience de culpabilité trouve sa nécessaire punition dans le renversement en « non, il (le père) ne t’aime pas, car il te bat » [21]. Et ce quelle que soit l’autorité ou la dite absence de l’autorité du père de la réalité. Rappelons simplement l’histoire de la phobie du petit Hans [22].

41En ce début du xxe siècle, ce garçon âgé de cinq ans, a la chance d’avoir un père avant-gardiste en tant qu’il est attentif à l’évolution de son fils et très à l’écoute de celui-ci. Il s’agit d’un père exceptionnellement tendre et affectif pour son époque, comme on peut en rencontrer plus fréquemment de nos jours, et qui peuvent se retrouver déprécier par des professionnels psycho-éducatifs, qui va se révéler être l’objet de l’angoisse du petit garçon.

42Le père présent lors d’une de ses consultations avec Freud s’étonne sincèrement que son fils puisse avoir peur de lui et lui rappelle qu’il ne l’a jamais battu. Mais Hans affirme le contraire. Devant l’indignation grandissante du père, Hans lui rétorque qu’une fois, il fut battu par lui. En effet le père se souvient que le matin même, alors que Hans le provoquait en lui donnant des coups de tête dans le ventre, voulant simplement se protéger, il le repoussa en lui donnant une « tape avec la main ».

43Le petit garçon, au père si bon, semble bien avoir besoin de s’inventer un père violent. Aussi le père découvre une hostilité de son fils à son égard paradoxale, pense-t-il, au fait que le petit aime venir se blottir dans son lit sous prétexte qu’il a peur seul dans son lit.

44Cette ambivalence des sentiments (père à la fois craint et vécu comme protecteur) relève selon Freud d’une double angoisse du petit garçon : peur de son père et peur pour son père. Hans aime profondément son père contre qui il nourrit pourtant des désirs de mort. Le prétexte du désir de meurtre est la violence inventée par l’enfant, mais elle lui permet en même temps d’asseoir l’autorité du père qui lui répondrait ainsi : « cette femme n’est pas à toi, mais à moi », comme un patriarche.

45C’est l’occasion de relever que le meilleur des pères dans la réalité n’est d’aucun rapport avec les conflits psychiques d’un enfant, mais que le père symbolique et imaginaire, violent et craint, est nécessaire à la construction normale du petit homme pour sortir de la relation exclusive et passionnelle avec la mère pour faire son entrée dans le monde.

46Les témoignages littéraires et cinématographiques de cette crainte du père, qui découlent et participent grandement de son idéalisation, foisonnent, citons simplement celui de Franz Kafka :
« Très cher père. Tu m’as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d’habitude, je n’ai rien su te répondre, en partie justement à cause de la peur que tu m’inspires ». [23]

La mort du père ou la liberté

47Il faut rappeler que Freud lui-même commença à s’auto-analyser à partir de la mort de son père ce qui lui permit aussi de cesser sa consommation de cocaïne. La mort de son père est l’événement qu’il dit être « une des plus grandes épreuves qu’un homme puisse rencontrer dans sa vie ». Pourtant au désarroi avoué provoqué par la mort de son père, succède sa créativité clinique et théorique.

48C’est ce dont témoigne son ouvrage majeur, L’interprétation des rêves (Traumdeutung), où il articule substantiellement la mort du père, les rêves, leur interprétation et la théorie scientifique de la représentation (une théorie du langage). Tant que Freud avait son père vivant, il ratait systématiquement ce qu’il ambitionnait d’une reconnaissance universelle. De même, plus précisément le désir nodal du fameux rêve de l’injection faite à Irma vise une théorie de la vérité, malgré les objections de Fliess et des autres maîtres de Freud ; or c’est un rêve dont le contenu de désir est tel que Freud le choisit comme exemplaire, afin de persuader rationnellement le lecteur de la justesse et de la vérité de son interprétation des rêves (que le rêve est Wunscherfüllung, accomplissement de désir).

49Ce que Freud entreprend en théorisant son expérience, en particulier dans cet ouvrage, c’est une pensée sur l’abyme dévoilée par la chute de l’imago du Père mort, écran qui conjure ce qui jaillit des tombeaux et des cauchemars. Mais, en même temps, il devient enfin capable de signer une œuvre qui lui soit propre. Et, la signant de ce qui est désormais son nom propre, il naît à lui-même, libéré de l’éprouvante contrainte dont il peut enfin, grâce à ses rêves, reconstruire l’origine : un mot de son père le jetant brutalement hors de la chambre à coucher : « On ne fera jamais rien de cet enfant ! ». Cette phrase, qui renvoie à l’histoire singulière de S. Freud, est violente car elle vient se greffer sur cette place structurale du père.

50Chez la femme, on observe en revanche, que maladie et mort réelles du père peuvent être extrêmement dévastatrices, jusqu’à les mener à des délires (plus ou moins éphémères) et/ou à des suicides. La promesse que pouvait tenir un père (cet homme) disparaît avec lui et semble renvoyer les femmes à cette béance, cet impensable de la castration.

51Chez l’homme, si tout son monde peut être désarticulé en perdant son repère identificatoire majeur, pour lui, c’est aussi la possibilité de ne plus subir de la même manière une angoisse de castration dont le dit « père » (dans une structure familiale traditionnelle) était le principal agent.
« La mort du père engendre un vide, une sorte de “centre de gravité impondérable”, ou comme un soleil négatif qui l’obligerait à irradier vers l’intérieur et lui rappelle son origine : ce qui fut là, pleinement, et qui n’est plus. Rien de grand dans la pensée qui ne naisse de cette assignation au vide, qui le métamorphose en point d’appel, en source de nomination et de convocation radicale, et qui en même temps ne libère dans l’abstraction la plus haute, la plus mobile, les contours jusque-là retenus sur les marges des images-écrans ultimes qui barraient l’accès à ce vide. Écrire sérieusement, soit ici capter quelque chose du réel de son être, n’est envisageable qu’au prix d’une telle perte assignante et délivrante » commente P.-H. Castel [24].

Pour conclure

52Nous ne prétendons évidemment pas avoir fait le tour des questions, ni d’avoir passé en revue toutes les références capitales en particulier chez Freud de ces liens qui ont tissé si longtemps le patriarcat et la paternité en particulier, mais nous pouvons déjà, il me semble, en tirer certains constats fondamentaux.

53D’abord celui que les figures variées de pères tant en psychanalyse que dans l’histoire des peuples monothéistes ne sont pas les protecteurs et les sauveurs promus par le christianisme et les systèmes patriarcaux.

54Ensuite, souligner que le point de butée de la psychanalyse, est effectivement ce que Freud a nommé le « roc de la castration », plus précisément le refus du féminin, pas seulement en tant que roc dans la pratique des cures, mais différence anatomique, béance psychique qu’aucune civilisation et qu’aucun enfant ne peut contourner (sauf à la dénier comme dans la perversion), malgré ses différentes tentatives [25]. Le patriarcat fut une réponse, mais pas une solution et nous n’avons pas à le regretter. A priori rien non plus ne permet de nos jours de pouvoir échapper à cette béance de la représentation infantile et à ses conséquences tant physiologiques que psychologiques, cette différence des sexes semble même faire obstacle à certaines avancées scientifiques.
Alors retenons pour les pères d’hier comme pour ceux d’aujourd’hui (et de demain certainement) :

Le père est une fiction

55Si les filles comme les garçons vont donc prendre comme objet d’amour un homme, la fonction du tiers impose pour les deux sexes une place à ce père-là non équivalente à celle de la mère. Il est pour les enfants l’objet d’une première identification en étant un idéal (non manquant). Il est en même temps pour les garçons, où le père apparaît alors comme un « en-trop », un rival.

56Soulignons ici encore comment pour les deux sexes la figure dite paternelle tient une distance importante avec le père de la réalité familiale. L’un des deux, le père de la réalité ou celui symbolique et imaginaire, dans les cliniques singulières devra être disqualifié au profit de l’autre.

57Dire « Père » pour désigner les processus qui permettent de garantir et transmettre la Loi est comme un générique, une nomination vide de sens. Le dit « Père » n’est pas un signifiant particulier, c’est la signification phallique de la demande maternelle en général, signification phallique mortifère (car c’est en amont de tout ce que l’enfant peut comprendre). À ce niveau, l’enfant ne peut que comprendre que quelque chose lui ait demandé, ce qu’il refoulera avec le refoulement originaire. C’est ainsi qu’il n’y a pas de signifiant du refoulement originaire, c’est seulement la signification phallique qui est en fonction. Mais Le phallus, quant à lui, est et restera par définition une représentation purement imaginaire, un symbole [26].

58Le besoin de nommer le symbole du manque, en l’occurrence par le mot père, relève de certaines idéologies. La paternité est une « fiction légale » écrivait James Joyce dans Ulysse, nous ajouterons depuis la Révolution au moins. L’amour pour les parents peut être « réel », autant que l’est notre manque fondamental et nos espoirs de le soulager. En revanche la Loi et l’éthique, qui seraient pour certains en jeu dans la notion de père, doivent être dégagés de la paternité pour les garantir et les préserver.

Les dits pères de la réalité psychique ne sont pas ceux des réalités familiales

59Quand le père de la réalité familiale est effectivement violent et abuse de l’autorité (légale ou pas), l’enfant risque de rester fixé plus fréquemment à un niveau pré-œdipien, développant des figures paternelles (plus imaginaires donc que symboliques) où le père reste un être violent ou simplement hors-la-loi (cf. en particulier l’analyse de Freud des mémoires de D.-P. Schreber).

60Tel qu’il nous est présenté par Freud, le père « normalement autoritaire » aurait d’abord pour fonction d’interdire l’inceste entre la mère et l’enfant.

61Mais tout père des réalités culturelles et familiales sera toujours « carrent », « défaillant » par rapport à cette fonction. Et les déceptions à la hauteur de cette idéalisation seront souvent si ce n’est ravagentes, une nomination au moins déstabilisatrices pour les filles comme pour les garçons, c’est ce que nous nommons les constructions névrotiques dont font partis les symptômes.

62Lacan l’a nommé fonction paternelle, pris lui-même dans ses références chrétiennes d’une part, dans son histoire personnelle de père d’autre part, mais surtout dans un moment de revendication de « la crise de l’imago paternelle » (pour reprendre son expression dans Les complexes familiaux) des années 1960, réclamée par mai 68.

63L’important au niveau psychique est cette existence dans l’esprit de la mère d’un autre à qui elle accorde une autorité qu’il soit son propre père, le géniteur ou le père de l’enfant n’y change rien.

64Si tous les enfants orphelins de père, ou nés de mères célibataires étaient psychotiques cela se saurait depuis longtemps. En revanche, la clinique nous démontre que les dits enfants psychotiques naissent de parents mariés et parfois même pas divorcés !

65Pourtant Jacques Lacan écrira dans son texte Les complexes familiaux : « La famille joue un rôle primordial dans la transmission de la culture […] et elle préside aux processus fondamentaux du développement psychique » [27]. Mais il vise dans ses élaborations, « à réintroduire la (dite) fonction paternelle dans la considération scientifique ».

66Toute la démarche freudienne est en effet une tentative de rendre compte que le dit « Père », est une figure purement métaphorique, une image. C’est la métaphore de celui ou celle qui en interdisant de jouir de la mère, va permettre à l’enfant de construire ses propres signifiants, d’accéder au langage et de s’inscrire dans l’histoire des hommes. Telle est sa fonction, et rien ne nous empêche de la penser sous d’autres figures que celle du père. Promouvoir la Loi s’est déjà exercé pour de nombreux peuples sous la figure d’un dieu, d’un maître, d’un seigneur, d’un chef… qui, comme dans les réalités familiales, ne peut tenir sa promesse, mais qui toujours relève de l’imaginaire qu’on voudra bien lui attribuer (ou pas).

67C’est ce dont rend compte finalement le concept de Nom-Du-Père de Lacan qui ne manque évidemment pas de cette empreinte chrétienne, mais qui met en relief la fonction qu’il symbolise en la désignant par le symbole du nom, qui ne désigne rien justement, à la hauteur du vide, de la béance, de la spaltung (coupure). J. Lacan ne réduit donc pas plus que Freud la question du père aux parentalités, ni ne permet les confusions si fréquentes à l’envers : les parentalités ne peuvent se confondre aux représentations psychiques. Les parentalités, ajouterons-nous, ne sont d’ailleurs pas des représentations, mais des états, des processus, des éducations qui peuvent manifestement être aussi divers et variés à toutes les époques que ne le sont les hommes et les femmes qui deviennent parents.

68Freud fut un révolutionnaire : en déplaçant les questions des réalités objectives à la réalité subjective, psychique, singulière, non seulement pour les femmes, mais aussi pour les enfants à qui il a prêté une attention exceptionnelle et leur a offert le droit à une vie psychique, mais aussi pour les hommes qui en tant que fils comme en tant que père devaient se soumettre à la terrible (ou ridicule) parade de la virilité. Alors peut-être qu’en ce début de xxie siècle, pour ces « nouvelles parentalités », qui parfois existaient de fait déjà mais qui aujourd’hui osent plus affirmer leur existence et désirent être reconnues socialement, les civilisations comme les névrosés, contrairement aux idées reçues, ont quelque chose encore à y gagner. La découverte freudienne s’adresse plus aux progrès des civilisations, qu’à ses craintes perpétuelles de changement de ses normes, en l’occurrence patriarcales, qui ne garantiront jamais aucun développement dit « normal » ou progrès de civilisation.

Bibliographie

  • E. Badinter, Le conflit, la femme et la mère, Flammarion, 2010.
  • J. Baschet, Le sein du père, Gallimard, 2000.
  • P-H. Castel, “L’interprétation du rêve” de Freud. Une philosophie de l’esprit inconscient, PUF, Paris, 1998, coll. “Les grands textes de la philosophie
  • A. Chouraqui, La bible, 10 vol., éditions J-C Lattès, 1992, Entête, vol I.
  • L. Croix, Le père dans tous ses états. Le père, les paternités et le patriarcat, coll. Oxalys, De Boeck, 2011.
  • S. Freud, L’interprétation des rêves, (1900), PUF, 1980, p. 224.
  • S. Freud, Cinq psychanalyses (1905). Paris, PUF, 1975, p. 251, note 1
  • S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Folio, essais, 1985.
  • S. Freud, Totem et tabou (1914), pbp, Payot, 1987.
  • S. Freud, L’avenir d’une illusion, (1927), PUF, 1971.
  • S. Freud, Sigmund Freud présenté par lui-même, Folio, Essais, 1991.
  • F. Kafka. Lettre à mon père, Gallimard, 2001.
  • J. Lacan L’envers de la psychanalyse, Seuil, 1991
  • J. Lacan, Des noms-du-père, Seuil, 2005 (leçon unique du 20/12/1963).
  • J. Lacan, « Les complexes familiaux », 1938, Encyclopédie Universelle (republié au Seuil).
  • J. Mulliez, « La désignation d’un père », dans Histoire des pères et de la paternité, Larousse, 200O.
  • P. Rosanvallon. I. Théry, Les révolutions invisibles, Calmann-Lévy, 1998.

Mots-clés éditeurs : idéalisation du père, patriarcat, paternités, lois, filiations

Date de mise en ligne : 06/10/2011

https://doi.org/10.3917/cpc.037.0103

Notes

  • [1]
    Laurence Croix est psychanalyste à Paris et Maître de Conférences en sciences de l’éducation et en psychopathologie à l’université Paris X-Nanterre. Attachée au laboratoire de l’Univ. Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité, CRPMS, EA 3522, 75013, Paris, France.
  • [2]
    S. Freud, L’interprétation des rêves (1900), PUF, 1980, p. 224.
  • [3]
    Voir par exemple l’ouvrage qui évoque plus largement l’acte de décès de la société hiérarchique ss la dir. d’I. Théry et P. Rosanvallon, Les révolutions invisibles, Calmann-Lévy, 1998.
  • [4]
    L . Croix, Le père dans tous ses états. Le père, les paternités et le patriarcat, coll. Oxalys, De Boeck, 2011.
  • [5]
    Voir par exemple sur le seul sujet de l’allaitement maternel de la naissance de la revue La santé de l’homme (1942) aux dernières associations qui cherchent à imposer l’allaitement, Naturalisme sur ce sujet que dénonce pertinemment E. Badinter, Le conflit, la femme et la mère, Flammarion, 2010.
  • [6]
    S. Freud, Totem et tabou (1914), pbp, Payot, 1987.
  • [7]
    S. Freud, Cinq psychanalyses (1005). Paris, PUF, 1975, p. 251, note 1
  • [8]
    Il y a bien des « fils d’Elohîms » qui apparaissent dès la Genèse (Le déluge, 6, 3, 2), mais ceux-ci sont tantôt des êtres célestes, tantôt des humains, selon les mythes répandus. Cf. A. Chouraqui, La bible, 10 vol., éditions J-C Lattès, 1992, Entête, vol I.
  • [9]
    S. Freud, L’avenir d’une illusion,(1927), PUF, 1971.
  • [10]
    Verus Israel : véritable Israël. Pour résumer, il s’agit des vrais textes du premier testament, et non des refontes et transpositions chrétiennes. Voir l’ouvrage de Marcel Simon, Verus Israël : Les relations entre chrétiens et juifs dans l’empire romain (135-425), Boccard, 2e édition, 1983.
  • [11]
    J. Baschet, Le sein du père, Gallimard, 2000.
  • [12]
    Liturgie pour les protestants de France, ou prières pour les fidèles privés de l’exercice public de leur religion (2e Éd ; 1578), repris par J. Delumeau et D. Roche, Histoire des pères et de la paternité, Larousse, 2000
  • [13]
    A. Hadj-Mouri, « Le père dans l’Islam », in Le père dans tous ses états. Le père, les paternités et le patriarcat, édition De Boeck, mai 2011, collection Oxalys.
  • [14]
    E. Zucker, in Le père dans tous ses états, opus cité.
  • [15]
    Nous devons évidemment rappeler que c’est en 1762, à Amsterdam, que parait le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, qui a toujours exclu toute idée de retour à la nature, où il tente d’examiner les conditions de légitimité de toute autorité politique. En décrivant le fondement de la démocratie, Rousseau préparait la décapitation du roi qui manifestait la volonté du peuple français d’en finir avec la puissance paternelle.
  • [16]
    Oudot, cité par J. Mulliez, « La désignation d’un père », dans Histoire des pères et de la paternité, Larousse, 2000.
  • [17]
    S. Freud, Totem et Tabou, op. cit.
  • [18]
    L’œuvre de Mélanie Klein développe précisément ces moments de culpabilité de l’infans.
  • [19]
    S. Freud, Sigmund Freud présenté par lui-même, Folio, Essais, 1991.
  • [20]
    J. Lacan dira d’ailleurs que son élaboration sur le discours du maître provient directement du monothéisme juif in L’envers de la psychanalyse, Seuil, 1991 (leçons VI et IX) et il évoquera le dieu d’Israël comme représentant de sa « métaphore paternelle ». in Des noms-du-père, Seuil, 2005 (leçon unique du 20/12/1963).
  • [21]
    S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Folio, essais, 1985.
  • [22]
    S. Freud, Cinq psychanalyses (1905), PUF, 1954.
  • [23]
    F. Kafka. Lettre à mon père, Gallimard, 2001.
  • [24]
    PH Castel, “L’interprétation du rêve” de Freud. Une philosophie de l’esprit inconscient, PUF, Paris, 1998, coll. “Les grands textes de la philosophie”.
  • [25]
    Ne prenons ici que l’exemple du transsexualisme qui est une impasse à devenir l’autre sexe mais qui ne peut aboutir qu’à la suppression du sexuel comme en témoigne tous ceux qui l’ont exécuté.
  • [26]
    Grâce à la libération et l’émancipation des femmes, il se retrouve dans d’autres réalités sociales aussi, déconnecté de l’organe (pénis). Le choix de la figure de l’incarnation est libre, c’est toute la promesse de l’avenir et ses impasses. Incarner le pouvoir dans la pensée ou la fortune, dans des idéaux progressistes ou réactionnaires, laïques ou religieux, voilà les enjeux. C’est aussi plus fondamentalement tout le problème de la « signification du phallus » (pour les ethnologues et les psychanalystes).
  • [27]
    J. Lacan, « Les complexes familiaux », 1938, Encyclopédie Universelle (republié au Seuil).

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