Notes
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[*]
Psychologue, psychothérapeute d’orientation analytique au Service de Santé Mentale Chapelle-aux-Champs (Woluwé – Bruxelles). Assistant de la Faculté de psychologie et des Sciences de l’Education de l’Université de Louvain. Chercheur attaché au CIRFASE et membre des CPS en Histoires de vie (UCL ).
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[**]
Psychologue clinicienne et psychothérapeute d’orientation analytique au Centre de guidance de Louvain-la-Neuve dans le département enfants-adolescents-famille et au Centre Psychothérapeutique de jour Charles-Albert Frère.
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[1]
Barrie, J.M. (1982). Peter Pan. Paris : Flammarion, trad. fr. : p. 55.
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[2]
Témoignages entendus sur divers plateaux de télévision.
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[3]
Paru sur le site officiel du journal « De Standaard » le 20 avril 2007 et provenant d’une dépêche de l’agence de presse Belga.
-
[4]
Kaës, R. in Roussillon, R., et coll. (2007). Manuel de psychologie et de psychopathologie clinique générale, Paris : Masson.
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[5]
Janssen, C. Les avatars de la rencontre amoureuse in Marquet, J., Janssen, C. (2009). Amours virtuelles, conjugalité et Internet. Louvain-la-Neuve : Academia-Bruylant.
-
[6]
« Als ob » en allemand. Freud, S. (1948), L’avenir d’une illusion. Paris : PUF, trad. fr., 1971, p.40.
-
[7]
Dans une note de bas de page, Freud, Op. cit., renvoie le lecteur à la lecture du philosophe Vaihinger, H. (1922), Die philosophie des Als ob.
-
[8]
Winnicott, D.W. (1971). « Phénomènes transitionnels et objet transitionnel » in Jeu et réalité, Trad. Cl. Monod et J.B. Pontalis, Paris : Gallimard, 1975, p. 30.
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[9]
Green, A. (2005). « Jouer avec Winnicott », Paris : P.U.F. ; p. 15.
-
[10]
Green, A. (2005), ibid. ; p. 30.
-
[11]
Winnicott, D.W. (1971), Op.cit.
-
[12]
Frankard A.-C., Brackelaire J.-L., Janssen C. (2005). Objet transitionnel, capacité de croire et appareil à croyance, Cahiers de Psychologie clinique, 25, p. 161-177.
-
[13]
Winnicott D.W., op.cit.
-
[14]
Pontalis, J.B. (1971). L’illusion maintenue, Nouvelle revue de psychanalyse, 4, pp. 3-11, Paris : Gallimard.
-
[15]
Le nouveau Littré, Edition 2006 (2005). Paris : Garnier.
-
[16]
Florence, J. (1978). L’identification dans la théorie freudienne, Bruxelles : Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2ème édition, 1984.
-
[17]
Florence, J., Op. Cit., p. 224.
-
[18]
Voir Janssen, C. (2006). J.M. Barrie : mort d’un frère et travail du négatif, Cahiers de Psychologie clinique, 27, p.123-140.
-
[19]
Ehrenberg, A. (1995). L’individu incertain, Paris : Calman-Lévy.
-
[20]
Lacan, J. (1961-1962). Séminaire sur l’identification, Paris : Editions de l’Association Freudienne Internationale.
-
[21]
Winnicott, D.W. cité dans Lehmann, J.-P. (2009). Comprendre Winnicott, Paris : Armand Colin, p. 124.
-
[22]
Roussillon, R. (2008). Le transitionnel, le sexuel et la réflexivité, Paris : Dunod, pp. 3-4.
-
[23]
Janssen, C. (2009), Op. Cit.
-
[24]
Roussillon, R., et coll. (2007). Manuel de psychologie et de psychopathologie clinique générale, Paris : Masson.
-
[25]
Winnicott, D.W., Op. cit., p. 128.
-
[26]
Ehrenberg, A. Op. Cit., p. 15.
-
[27]
Ehrenberg, A., Op. Cit., p. 19.
-
[28]
Le Nouveau Littré, Edition 2006, Op. Cit.
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[29]
Janssen, C. (2009), Op. Cit.
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[30]
Janssen, C. (2006), Op. Cit.
« Ce qui le distinguait des autres garçons, en pareille occasion, c’est que les autres savaient qu’on faisait semblant, alors que pour lui le jeu et la réalité étaient tout un. Cela présentait parfois quelque inconvénient, surtout lorsqu’on devait faire semblant d’avoir déjà dîné ». [1]
Viol sur Second Life : entre jeu et réalité
1 Second Life, comme nous l’expliquent sur leur site les concepteurs, est « un monde virtuel en trois dimensions entièrement façonné et organisé par ses résidents ». Plus de six millions de personnes de par le monde forment cette communauté régie principalement, comme nous allons le voir, par les impératifs capitalistes et néo-libéraux d’une part, la sexualité sous toutes ces formes d’autre part.
2 Concrètement, les individus souhaitant rejoindre cette plate-forme virtuelle se créent un personnage (un avatar) dont ils choisissent le nom mais aussi l’aspect physique modulable à chaque instant. Chaque avatar rencontré est donc créé et dirigé par une personne réelle avec laquelle, à travers son écran d’ordinateur, il est possible d’interagir. Vente d’objets virtuels en tous genres, spéculation « immobilière », « lieux » de rencontres, propositions de services rémunérés allant du simple gardiennage à la prostitution ; « tout devient possible », pour reprendre le slogan de Nicolas Sarkozy lors de la dernière campagne électorale pour les élections présidentielles françaises. Et c’est à travers ce « tout possible » que se fait déjà entendre le glissement d’un jeu réglé vers le brouillage du principe de réalité et la promesse nécessairement factice d’un monde où les individus n’auraient plus à s’arranger d’un manque fondamental et structural.
3 Un autre élément vient semer davantage la confusion entre ce qui relève du fantasme – mis en scène sans trop de risque par le biais du jeu – et la réalité tangible de l’expérience. En effet, toutes les transactions dans Second Life s’opèrent au moyen d’une monnaie virtuelle : les Linden Dollars (LD). Mais ces LD peuvent à tout moment être convertis en Dollars U.S. bien réels. Pensons un instant à cette femme remplissant son réfrigérateur grâce à l’argent gagné en tant que prostituée dans Second Life, à cet homme voyant son compte en banque crédité d’une certaine somme d’argent reçue pour ses activités virtuelles de gogo dancer alors même qu’il tremble à l’idée d’adresser la parole à une inconnue [2]. Non, décidément, Second Life ne semble fonctionner adéquatement ni comme espace de jeu ni comme espace de réalité.
4 Nous commencions à nous inquiéter de cette confusion et des effets réels potentiels sur le sujet d’une telle mise en œuvre virtuelle de soi quand est tombée la nouvelle suivante :
« Dans le monde virtuel de Second Life, un personnage s’est récemment fait violer. Suite à ce viol virtuel, la police judiciaire de Bruxelles a ouvert un dossier. “Le but est de vérifier si des infractions ont été commises”, indique-t-on auprès de la police fédérale. Le parquet a également été alerté » [3].
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Il semblerait que le parquet de Bruxelles ait demandé aux enquêteurs de la Federal Computer Crime Unit d’aller patrouiller au sein de Second Life. Des policiers – non pas en civil mais « en avatar » – enquêtant dans un monde virtuel à propos, notamment, du viol d’une représentation graphique en 3D par une autre ; sommes-nous en pleine science-fiction ? Cela pourrait être amusant si ce fait divers ne révélait un fait inquiétant : une jeune femme semble avoir vécu psychiquement les effets dévastateurs bien réels d’un viol et cette confusion entre deux ordres de réalité se retrouve validée par les institutions sociales. Autrement dit, nous ne pouvons nous contenter d’énoncer quelque hypothèse diagnostique à propos de cette jeune femme. Si les institutions elles-mêmes valident cette confusion, alors nous avons à tenir, dans nos réflexions, le double fil de la clinique et de l’étude des transformations contemporaines de notre société.
Second Life est sans doute l’une des expériences les plus radicales du monde dit « virtuel ». Mais il en existe bien d’autres sur la Toile : sites de rencontre, chatrooms, blogs, etc. Chaque « lieu virtuel » a ses spécificités, ses codes, ses particularités quant à l’expression de soi et la rencontre de l’autre. Cependant, il semble que quelques éléments traversent toute expérience du virtuel.
Nous proposons, dans la suite de cet article, de comprendre ce qui échoue dans la mise en place de tels espaces-temps virtuels. Cependant, il nous semble tout aussi important d’essayer de saisir le potentiel de ces mêmes espaces-temps particuliers. En effet, nous envisagerons le monde virtuel comme un symptôme certes individuel, mais aussi social et donc, comme une tentative de résolution d’une difficulté spécifique à notre société contemporaine. Si cette tentative n’est pas toujours des plus heureuses, il nous semble que nous avons tout de même intérêt à ne pas nous y opposer radicalement en nous soutenant d’un discours catastrophiste et réactionnaire. Bien au contraire, il nous serait sans doute plus profitable d’en saisir les ressorts que les individus cherchent à y puiser. D’ailleurs, il ne revient nullement au clinicien qui se réfère à la psychanalyse d’exprimer un quelconque jugement de valeur concernant ce phénomène.
Le cas clinique que nous allons vous exposer ci-après est le cas d’un adolescent, Adam, dont le symptôme présenté d’emblée par lui-même et ses parents est la participation « excessive » à un jeu en ligne massivement multi-joueurs. Les particularités de ces jeux, et ce qui les en rend si proches de Second Life, sont l’utilisation d’un avatar comme représentation de soi, la constitution d’un réseau social « proche » mais composé d’individus jamais rencontrés, la plupart du temps, dans la vie réelle, et l’évolution dans un monde créé graphiquement qui continue d’exister lorsque le joueur se déconnecte. Cette dernière caractéristique a son importance dans la mesure où ce monde a une temporalité indépendante du joueur. Nulle possibilité d’appuyer sur une touche ‘pause’ qui arrêterait le temps du jeu. Cela nous fait penser aux jeux d’enfants dans une cour de récréation qui s’interrompent lorsque l’un d’entre eux crie « deux ! ». Le jeu se fige. Celui qui ne respecte pas cette règle intangible se voit sermonné par ses camarades. Souvent, cet arrêt intervient lorsque l’enfant se sent dépassé par le temps du jeu, ou lésé par une tentative de tricherie d’un de ses camarades, ou encore parce qu’il – ou un autre – est blessé, ne pouvant suivre le jeu au même rythme que les autres. Face à toutes ces petites catastrophes, une règle existe afin que chacun puisse accommoder le rythme du jeu à son propre rythme. Une telle règle n’existe pas ni dans Second Life, ni dans le jeu massivement multi-joueurs auquel participe, à l’excès, Adam. Chaque joueur semble devoir adapter son rythme personnel à la temporalité de ce monde virtuel en perpétuel mouvement.
Adam : L’illusion virtuelle d’être « partout tout le temps »
7 Adam a 17 ans lorsqu’il se présente avec ses parents au Centre de consultation où nous travaillons en équipe multidisciplinaire. Il est en décrochage scolaire depuis 6 mois après avoir redoublé sa dernière année. Ses parents sont très inquiets. Ils observent des signes dépressifs et une importante « dépendance aux jeux en ligne ». Adam est en échec scolaire. Ils ne savent pas comment intervenir et ont peur d’amplifier les symptômes s’ils se montrent trop exigeants à l’égard de leur fils.
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Au cours des premiers entretiens auxquels il accepte de venir sans difficulté, Adam s’avère être un garçon intelligent et sensible, doué pour la musique, et en particulier la guitare dont il joue régulièrement seul ou avec son groupe. Il a développé ses talents d’auteur et d’interprète sans prendre le moindre cours bénéficiant d’une excellente oreille musicale. Le jeune homme est cependant très inhibé et semble à l’arrêt psychiquement et socialement. Il se déprécie sans cesse et peine à garder la trace des expériences positives. Adam est aux prises avec des angoisses importantes qui le tourmentent de jour comme de nuit. Il a, entre autres choses, peur de la fin du monde et de n’être « qu’un simple individu sans valeur parmi des milliards ». La mort représentant un obstacle majeur à la vie, il semble tout mettre en œuvre pour ne pas ressentir l’écoulement du temps. Aussi s’accroche-t-il aux rythmes quotidiens qui se répètent sempiternellement et refuse-t-il obstinément de travailler pour l’école préférant la pensée magique selon laquelle s’il se contente de lire son cours, il réussira. Mais Adam est tellement obnubilé par ce que les autres peuvent penser de lui qu’il n’écoute plus en classe et n’écrit pas une ligne. L’adolescent a l’impression d’être presque transparent pour ses condisciples, mis à part quelques amis « qui s’intéressent à autre chose qu’à l’apparence ». Néanmoins, il prend conscience dans les premières séances que son rôle de cancre lui confère une place reconnue et différenciée des autres.
La relation à autrui fait peur à Adam. Il craint d’être jugé, rejeté, de s’attacher à quelqu’un et d’être laissé sur le carreau. Il ne parvient que difficilement à s’exprimer auprès des autres et se montre souvent bougon ; nourrit le souhait que ses pairs puissent magiquement comprendre ce qu’il vit, saisir les nuances de sa personnalité et s’y ajuster sans qu’il ait à s’investir ou supporter le manque inhérent à toute rencontre.
Lors de ces premières séances, Adam est peu disert et nous avons l’impression de devoir lui prêter notre appareil à penser pour relancer le sien tout autant que d’installer un cadre contenant et immuable.
Nous abordons progressivement la question des jeux en ligne, ce qui l’anime quelque peu. Nous découvrons avec lui qu’il y exerce des capacités qu’il ne parvient pas à mettre en œuvre dans la réalité. Adam s’est créé un avatar et a construit un réseau qu’il dit « amical » à travers les discussions autour et au-delà du jeu par lequel ils sont tous concernés, ou connectés, pourrait-on dire. Il excelle dans les différentes parties auxquelles il s’adonne étant souvent premier ou second du jeu.
Adam n’a jamais rencontré les autres joueurs en live mais discute avec eux grâce à un système de casque et de microphone, ainsi que par chat.
Adam se sent valorisé et doué lorsqu’il est dans ce monde virtuel. Ses expériences positives ont des corollaires négatifs. Il se sent « dépendant du jeu », ne veut rien en rater puisque nous avons vu que le jeu ne s’interrompt jamais. Le jeune homme ne parvient pas à consacrer l’énergie libidinale qu’il y met à des échanges avec son environnement « réel » ou à l’investissement dans sa scolarité. Il s’aperçoit qui si le jeu pare à son angoisse, elle lui en génère en retour. Il est pris dans un cercle vicieux ; ce qui est une tentative de résolution de ses difficultés l’y maintient, ou ne lui donne qu’un sentiment temporaire d’évacuation de son angoisse. La satisfaction à laquelle il accède virtuellement ne se transpose pas dans la réalité. Elle lui donne un besoin presque maniaque de retour au virtuel pour éprouver à nouveau ces sensations finalement toujours insuffisantes.
Adam, qui se considère comme « drogué au jeu », résume ce que celui-ci lui permet en ces termes : « J’ai l’impression de pouvoir être partout, tout le temps ».
Dans le décours de la thérapie, nous allons tenter d’insérer un écart entre les promesses du virtuel et le possible de la réalité afin qu’Adam puisse vivre davantage d’expériences dans son environnement réel, in real life. Pour se faire, nous avons, avec son accord, demandé à ses parents, et en particulier à son père, d’établir des règles restrictives quant au temps passé sur la Toile. Cela a généré une frustration chez Adam mais également, en contrepartie, un sentiment de sécurité.
Il osera à plusieurs reprises de nouvelles expériences dans la réalité qui auront des effets sur lui et son environnement. Il commencera par se couper les cheveux, participera à des spectacles scolaires, partira en retraite avec sa classe, participera à des soirées, etc. Chacun de ces épi-changements fera l’objet d’une mise en lien rendue possible par un travail d’étayage constant dans l’espace potentiel trouvé-créé de la rencontre thérapeutique.
Adam semble utiliser cet espace-temps pour éprouver non seulement la consistance même de son être mais aussi la consistance d’un lien ouvrant, sur la base d’un nécessaire étayage [4], à la possibilité de se sentir en continuité d’existence dans la relation avec un thérapeute capable de supporter sa pulsionnalité et de résister à sa destructivité.
Adam va de plus en plus élaborer sa position et son vécu subjectifs pouvant nommer ses angoisses et ses désirs, se ré-inscrivant dans une certaine historicité personnelle et familiale où les imagos parentales se différencient et s’organisent progressivement.
Un jour, il s’autorisera à manquer un rendez-vous suite à une sortie « trop arrosée » avec des amis. Il demandera à sa maman d’appeler sa thérapeute à l’heure de sa séance et de l’excuser sans motif particulier. À la séance suivante alors que sa thérapeute s’étonne de cette absence et de son contexte, Adam lui détaillera les circonstances et son souhait ne pas se confronter au cadre en utilisant sa mère. Il lui a été alors demandé de payer la séance manquée ce qui l’a mis dans une colère qu’il n’a pu exprimer sur le moment mais qui l’a poussé à terminer cette rencontre par l’affirmation selon laquelle il arrêtait le suivi. Adam a néanmoins accepté l’exigence de sa thérapeute qu’il revienne en discuter avec elle la semaine suivante. Les séances qui ont suivi ont permis d’explorer avec lui ce qui s’est joué à cet endroit et notamment sa pulsionnalité, sa destructivité, ses difficultés de mentalisation, ses craintes face aux affres de l’attachement, sa position subjective à l’égard de sa maman, son refus de la castration. Ce moment a contribué à ce que l’espace thérapeutique devienne, pour lui et pour la thérapeute, une aire de jeu transformatrice.
L’adolescent a grandi aux côtés d’une mère qui a connu plusieurs épisodes dépressifs majeurs et qui, aujourd’hui encore, souffre de troubles obsessionnels compulsifs marqués par le sceau du secret et de la honte. Il parviendra à différencier son appréhension du monde de celle de sa mère, rétablissant de possibles identifications positives, notamment à la figure paternelle. Le jeune homme comprendra, en partie, le rôle des jeux en ligne dans son économie psychique osant s’en écarter pour vivre illusions – et nécessairement les désillusions qui les accompagnent – dans la réalité, osant le lien à l’autre autant qu’à lui-même sans être paralysé par le double risque de la perte et/ou de l’intrusion.
Aujourd’hui Adam s’est remis en mouvement psychiquement et corporellement. Sa pensée semble se lier et il ose se mettre en acte dans la vie concrète faite de rencontres sur lesquelles il accepte de ne pas avoir la pleine maîtrise. L’adolescent ose faire des choix sans vivre un sentiment de perte radicale. Il accepte de renoncer au « tout est possible », a repris sa scolarité non sans difficultés, mais il s’accroche. Il voit plus d’amis, fait de nouvelles rencontres et prend plaisir à écouter et jouer de la musique.
Le jeu en ligne continue à faire partie de son quotidien. Lorsqu’il affronte de nouvelles zones difficiles de son existence, Adam a tendance à s’y réfugier. Mais il parvient aujourd’hui à trouver des ressources plus créatives qui le maintiennent à flot.
Le virtuel : échec de la transitionnalité ?
9 Nous aurions sans doute tort de concevoir le « virtuel » comme renvoyant totalement à la dimension imaginaire de l’expérience. Une telle conception nous amènerait à envisager le sujet comme lui-même dupé par l’artifice du virtuel. Or, nous nous sommes déjà demandé ailleurs si les personnes qui cherchent à entrer en contact avec d’autres sur la Toile ne seraient pas plutôt des individus déçus de la réalité, jouant à se duper par écran interposé [5]. C’est-à-dire que le support Internet actualiserait, mais concrètement, la dimension imaginaire à l’œuvre dans toute rencontre. Les internautes semblent conscients – et Adam pas moins qu’un autre – qu’ils ne voient pas toujours le corps de l’autre, que l’avatar est une représentation graphique souvent sans rapport direct avec son créateur, qu’une photo ne représente peut-être pas réellement la personne, que le nom est souvent – toujours en ce qui concerne Second Life ou les jeux massivement multi-joueurs – un pseudonyme, etc. Peut-être sont-ils en fin de compte moins dupes dans ces circonstances dites « virtuelles » que dans les rencontres in real life. De plus, si l’on considère le cas d’Adam, l’adolescence s’accompagne d’un moment de re-confrontation à la réalité pour le jeune qui, si ce processus s’avère compliqué pour lui, peut chercher à pallier les difficultés vécues en ayant recours à ces supports virtuels.
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Mais avec Internet, il semble que nous glissions d’un imaginaire inconscient, fantasmatique, guidant le sujet à son insu, à un imaginaire conscient, ludique, de l’ordre du « faire comme si ». Cela n’est pas sans rappeler la philosophie du « Comme si » proposée par Freud comme tentative d’explication des croyances religieuses [6]. Il s’agirait de ne pas méconnaître le caractère absurde de certaines théories ou idées, de les reconnaître comme « fictions » mais, pour des raisons pratiques, de faire « comme si » nous y croyions [7]. Freud finit par réfuter cette explication arguant qu’on ne peut raisonnablement s’attendre à ce que les individus se comportent de la sorte face à des idées qu’ils jugeraient eux-mêmes absurdes. L’auteur a incontestablement raison de ne pas limiter les croyances religieuses à une telle posture philosophique, mais qu’en est-il de ces croyances particulières générées par les plates-formes virtuelles ? Le cyber sex est bien une façon de faire comme si on faisait l’amour. « Décris-moi comment tu es habillé(e) et ce que tu es en train de faire… » ; peu importe la réalité, ce qui compte est que le récit alimente l’imaginaire de celui qui est de l’autre côté de l’écran. Mais le corps de l’autre est absent, ou plutôt présent comme manque, en creux. Plus grand-chose du réel de l’autre ne semble venir résister aux projections imaginaires du sujet. Sur la Toile, l’écran d’ordinateur et la virtualité du monde qui s’y offre au regard n’assureraient plus suffisamment leur fonction de médiation et leur qualité d’espace propice à la transitionnalité, au jeu.
Un espace de jeu est la reprise créative et subjective de cet entre-deux-réalités que Winnicott nomme aire intermédiaire ; cette aire à laquelle on ne demande rien d’autre « sinon d’exister en tant que lieu de repos pour l’individu engagé dans cette tâche humaine interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure » [8]. Ici, la confusion est grande et la fonction des processus transitionnels paraît échouer.
Ce qui semble ne pas se mettre en place, c’est donc un espace d’illusion. « Depuis Winnicott, ‘illusion’ n’est plus un terme péjoratif (une erreur qui ne devrait pas exister) ; c’est devenu un concept utile à l’expérience et à la pensée » [9]. Il s’agit de la capacité de prêter à l’objet des propriétés, des traits, qu’il n’a pas réellement. Si nous nous en tenions à ceci, nous pourrions y lire, en quelque sorte, une définition de l’hallucination. Mais il faut encore que cet objet soit susceptible de revêtir, d’endosser, ces propriétés projetées. C’est en ce sens que Winnicott pose l’illusion, ou la capacité d’illusion, comme l’essence même du lien, ou de la capacité à faire lien : « nous pouvons, si nous le désirons, nous unir et former un groupe ayant pour base l’affinité de nos expériences illusoires » [10]. L’établissement de cette aire intermédiaire, espace ni totalement intérieur ni tout à fait extérieur, constitue l’élément essentiel de cette possibilité d’illusion utile autant que nécessaire. C’est ce processus qui, dès nos premiers rapports au monde, soutient notre conviction d’exister. C’est également le processus en jeu dans les rapports amoureux, dans les phénomènes religieux, sociaux et culturels [11]. Le point commun de tous ces phénomènes est qu’ils appellent tous à un moment de création subjective en adéquation avec ce qu’un autre – ou plusieurs autres – propose(nt). Autrement dit, il y est chaque fois question d’halluciner à l’endroit même où quelque chose nous est présenté par un autre. L’enfant hallucine le sein à l’endroit même où la mère le lui présente. C’est parce que cette hallucination peut être, en quelque sorte, partagée, ou en tout cas en accord avec au moins un autre, qu’il s’agit d’une illusion.
Si l’avatar et la plate-forme virtuelle tout entière étaient des objets trouvés-créés ouvrant à la possibilité de se lier à d’autres sans se perdre dans l’hallucination de la fusion, réalités interne et extérieure seraient en rapport mais non fondues l’une dans l’autre. Or, nous pensons que toute rencontre nécessite que s’ouvre entre les partenaires – comme entre la mère et l’enfant lorsque surgit, parfois, un doudou – une aire intermédiaire, une aire d’illusion. C’est l’aire des phénomènes transitionnels, du trouver-créer. C’est-à-dire qu’il s’agit de créer (de se réapproprier subjectivement) ce qui est trouvé (ce qui est objectivement perçu). Son doudou, l’enfant le crée au sens où il se le représente, l’anime, lui prête des qualités qui n’ont rien avoir avec sa réalité matérielle [12]. En même temps, ce doudou a une certaine forme et une certaine consistance qui résistent à une création subjective totale par l’enfant. Ces projections imaginaires sur l’objet ne sont pas des hallucinations parce qu’elles tiennent compte, dans une certaine mesure, de la réalité de l’objet et parce qu’elles peuvent être partagées avec au moins un autre et non remises en question [13]. Nous pensons que la construction des liens ultérieurs s’appuie sur des processus largement semblables, même si plus complexes, que l’ouverture aux tous premiers liens. Il s’agit de créer l’autre à partir de ses propres fantasmes inconscients dans la mesure où cet autre peut servir de support adéquat à ces mêmes projections. C’est ainsi que nous pensons le lien affectif comme une illusion, non pas au sens de quelque chose qui n’existe pas réellement, mais bien comme une interprétation subjective d’éléments de la réalité. L’image générée par l’illusion d’optique qu’est le mirage en plein désert est transformée, inversée, déplacée mais l’oasis perçue existe bien quelque part !
« Cet espace d’illusion est celui où se déploie l’activité de jeu, dans laquelle l’enfant est absorbé, où l’on se ‘perd’, dit-on, alors qu’en fait on se trouve » [14]. Mais, sur les plates-formes virtuelles, de quelle nature serait-ce « soi-même » que l’on trouve ? Que trouve Adam à travers son écran ? Disons déjà qu’il semblerait que se « télescopent » les hallucinations de chacun. Il s’agirait donc, en quelque sorte, d’hallucinations de soi qui trouveraient comme unique support ces images virtuelles dont la base, modulable à l’infini, est commune à tous et que les utilisateurs eux-mêmes nomment « avatars ».
Les avatars du moi
11 Le mot avatar nous éclaire quant aux enjeux de cette projection de soi. Aujourd’hui, par contresens, ce mot signifie mésaventure ou malheur [15]. Étrange idée que de nommer ainsi une figuration de soi supposée donner accès à un monde où « tout » serait possible. À moins que l’on puisse déjà y entendre la menace que représente la réalisation d’un tel fantasme.
12 Mais avatar désigne initialement chacune des incarnations de Vishnou dans la religion hindoue. Vishnou est décrit comme le premier être sorti de la mer primordiale. À lui seul, il représente l’avènement de tout être et la destruction du monde. Il résiste aux petites destructions du monde en se maintenant au-dessus des eaux : représentation d’un être qui s’extirpe de la mer et s’y maintient en ne se soutenant de rien si ce n’est de lui-même. Bref, un être qui serait suffisamment complet que pour ne pas avoir à s’en référer à un Autre.
13 Au sens figuré, ce même mot est synonyme de métamorphose, de transformation. Et en effet, les avatars dans Second Life et les jeux massivement multi-joueurs semblent davantage relever d’un tel processus que d’une représentation projetée de soi. Les différents témoignages glanés ici et là rendent compte de ce phénomène évoquant leurs expériences virtuelles en se les appropriant subjectivement : « Je suis beaucoup plus libéré dans Second Life ! » ou encore, « Avant, je n’aurais jamais osé m’habiller comme ça ! ». L’avatar serait bien plus une trans-figuration qu’une figuration de son être. Il s’agirait non pas de jouer à être un autre – principe de tous les jeux de rôles – mais bien d’être soi-même… autrement.
14 Si l’on s’en réfère à la métapsychologie psychanalytique, nous pouvons avancer l’idée que l’avatar serait, en quelque sorte, une représentation idéale du moi. Précisons même, et cela est d’importance, qu’il s’agirait d’une représentation du moi-idéal : instance imaginaire, générée par un processus d’identification spéculaire [16]. Le moi se voit ainsi projectivement tout-puissant. Et c’est bien là que semble se trouver l’enjeu de la construction d’un avatar ! Dans les jeux massivement multi-joueurs, auxquels joue notamment Adam, il s’agit de sans cesse faire évoluer son avatar, le rendre plus puissant, avec plus de pouvoirs, mieux armé, etc. Une (trans-)figuration du moi si possible indestructible ; nous sommes bien face à la mise en scène du moi-idéal, cet « espace inattaquable pour le moi » [17] visant un état de plénitude imaginaire.
15 Adam semble souffrir de cet écart entre la toute-puissance narcissique recherchée par le moi et la réalité. Nous avons vu que la mère de cet adolescent a vécu plusieurs épisodes dépressifs et il n’est pas inenvisageable que ceux-ci aient contribué à fragiliser les liens entre moi et moi-idéal. Cette difficulté peut s’entendre dans le sentiment d’infériorité et une certaine inhibition dont témoigne Adam. Le miroir que constitue le visage d’une mère dépressive n’est pas propice à se reconnaître de façon suffisamment narcissisée dans l’image qu’il renvoie. Il s’agit alors, parfois, de chercher un autre miroir : l’écriture fantastique, pour J.M. Barrie cité en exergue [18], et sans doute l’écran d’ordinateur pour Adam, écran « reflétant » un avatar surpuissant.
16 Une fois encore, le monde du virtuel nous apparaît comme un symptôme largement répandu dans notre société actuelle. En effet, le moi-idéal semble prévaloir sur l’idéal du moi. Quoi de plus normal dans une société qui contraint à, plus qu’elle ne prône, un individualisme exacerbé et une logique totalitaire basée sur la performance [19].
17 Sous cet angle, le travail clinique peut consister à faire glisser le sujet de la logique du moi-idéal à celle de l’idéal du moi. L’idéal du moi, par opposition au moi-idéal, est non spéculaire. Il ne s’agit plus d’une toute-puissance narcissique projetée mais plutôt d’une instance générée par l’introjection de signifiant. Nous avons vu que le moi-idéal renvoyait au registre de l’imaginaire, l’idéal du moi introduit à l’ordre symbolique. Le moi-idéal est une représentation imaginaire idéale de soi alors que l’idéal du moi, au contraire, entame pour le sujet la représentation idéale de soi, le castre et par-là, l’institue comme sujet désirant [20].
L’illusion narcissique primaire
18 Nous l’avons décrit, le virtuel semble bien ne pouvoir servir totalement d’aire intermédiaire d’expérience. Cette dernière existe comme espace d’entre-deux permettant de soutenir créativement les coordonnées de la rencontre humaine et les capacités d’être au monde autant que les capacités du monde à être à soi. Nous pourrions dire que la transitionnalité permet à notre subjectivité de se déployer dans ses rapports au principe de réalité. Winnicott exprime cela en ces termes : « le subjectif a une valeur immense mais il est si alarmant et magique qu’on ne peut en jouir si ce n’est en parallèle avec l’objectif » [21]. Autrement dit, si le subjectif doit se laisser traverser par la réalité, la réalité doit être également transformée par la subjectivité à l’aide, encore une fois, des processus transitionnels. « La réalité, qu’il s’agisse de la réalité matérielle ou de la réalité partagée qui caractérise sa place au sein de l’échange intersubjectif, doit aussi pouvoir être “transitionnalisée” pour ne pas apparaître comme un réel brut auquel se soumettre sans autre forme de procès psychique » [22]. Le virtuel ne semble pas permettre la nécessaire dialectique transitionnelle favorisant l’activité transformatrice qui ouvre à une libre circulation, et la création de frontières, entre réalité interne et réalité externe, entre soi et les autres.
19
L’hypothèse que nous formulons au regard de ce qu’Adam nous donne à entendre est que le virtuel ne se laisse pas suffisamment pénétrer par la réalité concrète, tangible et corporelle. Le virtuel auquel Adam a recours à travers des jeux massivement multi-joueurs fonctionne sur le mode d’une illusion permanente qui ne trouverait pas de quoi suffisamment le désillusionner. En ce sens, il ne s’agirait plus d’une illusion au sens winnicottien du terme. Cela lui confère un sentiment d’omnipotence et répond aux exigences de son moi-idéal. Il a le sentiment qu’il peut être « partout tout le temps ». Il peut gérer comme bon lui semble ses relations à des pairs, eux-mêmes virtualisés. Il s’est en quelque sorte auto-engendré sur la toile. Son avatar gagne et il est apprécié, il peut choisir quand et à qui il parle, il peut donner dans la rencontre ce que bon lui semble ni plus ni moins et il ne le doit, pense-t-il, qu’à lui-même. Toute sa pulsionnalité et sa destructivité peuvent se déployer à travers le jeu. Adam gère lui-même le continu et le discontinu de ses connexions et il tente de ne rien en rater pour maintenir l’illusion virtuelle, une illusion dont il serait le héros.
Le mécanisme d’addiction s’installerait dès lors par cette volonté du moi de se prendre pour le moi-idéal, et dans le fait de goûter sans cesse à l’expérience subjective ni tout à fait illusoire ni tout à fait hallucinatoire d’autosatisfaction [23] : expérience impossible à maintenir dans la durée et, surtout, dans la réalité. Il retrouve cette sensation que le bébé a quand il perçoit, grâce à l’ajustement d’une mère suffisamment bonne, que tout fonctionne comme si c’était lui qui créait ce qu’il trouve : illusion narcissique primaire d’être lui-même la source de sa propre satisfaction. Cette illusion narcissique primaire n’est pas encore de l’ordre de l’illusion qui sous-tend les processus transitionnels et ouvre à la capacité de jouer. Pour en arriver à faire l’expérience de ce type d’illusions, l’environnement doit nécessairement être partiellement défaillant. Dans les mondes virtuels, tout est fait pour qu’aucune faille ne vienne anéantir le désir d’omnipotence ; mise à part la réalité du monde à laquelle l’adolescent veut échapper et qui sonne inexorablement le glas de cette virtuelle toute-puissance.
Nous pourrions dire qu’Adam tente de créer des liens qu’il ne parvient pas à créer dans la réalité, mais des liens dont il chercherait à garder la pleine maîtrise par un retour à un fonctionnement auto-érotique. Le virtuel viendrait alors empêcher le passage à des mécanismes secondarisés et à la véritable rencontre vivante dans une aire intermédiaire entre réalité interne et réalité externe.
Le virtuel rend floues les frontières entre le principe de réalité et le principe de plaisir. La désillusion est censée venir permettre à tout être humain de percevoir que la réalité et l’imaginaire ne sont pas identiques. Cette désillusion que la mère installe progressivement après que son enfant ait suffisamment intégré l’expérience de l’illusion permet à l’existence de se dialectiser. L’enfant peut alors concilier principe de plaisir et principe de réalité et exercer ses capacités transformatrices et sa créativité dans le monde. Illusion et désillusion forment ensemble la possibilité d’un mouvement, d’un processus à l’œuvre pour vivre sa subjectivité en lien avec les autres et avec la réalité dans toute sa complexité.
Or, dans son usage du virtuel, illusion et désillusion ne s’articulent pas pour Adam. Il met en jeu une rencontre quasi-hallucinatoire d’avatars en lieu et place d’assumer les avatars de la rencontre. L’illusion – de type narcissique primaire – est entretenue par les mondes virtuels. Le monde in real life, quant à lui, est le lieu de toutes les désillusions, ou plus exactement de l’anéantissement de l’illusion première. Adam ne parvient pas à transposer ses expériences et ses capacités virtualisées dans la réalité. Il est confronté à une forme de désillusion qui n’est pas articulée à ses capacités d’illusion ; la réalité ne lui offre pas de possibilité d’illusion de plénitude omnipotente aussi forte que le virtuel. Il se sent alors dans une impasse. La réalité est décevante, mais le virtuel également. Le jeune homme aimerait trouver de la satisfaction et du plaisir dans des rencontres effectives, dans son quotidien d’adolescent, comme les autres qu’il regarde avec envie et dont il se sent si souvent étranger.
Comme nous l’avons déjà souligné, l’engouement pour les plates-formes et mondes virtuels relève sans doute des transformations sociales propres au temps de la seconde modernité où l’individualité cherche à trouver et à créer de nouveaux types de liens pour échapper aux avatars de la rencontre dans une réalité sociale parfois trop brute, en perte de repères, avec le danger potentiel, mais pas inexorable, de croire que « tout est possible » et de se dés-inscrire de tout ce que nécessite le vivre ensemble.
Mais aussi, pour Adam comme pour d’autres, il apparaît que le virtuel agit comme révélateur et tentative de résolution d’une difficulté ou d’une souffrance d’ordre psychique. Cette souffrance pour Adam est non seulement une reprise de difficultés infantiles, liées notamment à sa constellation familiale, mais également un passage qui entraîne pour tout sujet adolescent une confrontation aux questions identitaire propres à ce temps particulier de l’existence. En ce sens, le virtuel peut être à la fois un symptôme individuel et sociétal. Les premières interactions entre Adam et sa mère ont probablement été imprégnées par l’état dépressif de cette dernière. Adam a alors fait l’expérience non pas seulement d’une illusion positive mais également d’une illusion négative. Selon Roussillon [24], le processus « trouver-créer » présente deux faces et génère deux types d’illusion, l’une positive et l’autre négative. L’illusion positive résulte du processus qui fonctionne bien. Elle génère un sentiment de plénitude qui soutient la pulsion de vie, l’élan vital, et engendre l’investissement positif d’un soi qui a été capable de produire satisfaction et plaisir. L’enfant qui a connu cela construit alors un noyau de capacité de croyance en soi, de confiance en soi et en le monde. Cette base s’étayera pour conduire le sujet à intégrer un sentiment d’estime de soi, de la spontanéité et de l’espoir en ses potentialités d’accomplissement. Enfin, elle permet d’investir et de faire circuler la vie psychique.
Telle n’est pas la destinée de l’illusion négative issue d’une expérience subjective insatisfaisante et productive de déplaisir. L’illusion négative va donc, quant à elle, entraîner des mouvements de la pulsion de mort, favoriser des mouvements létaux et de l’inertie. L’investissement de soi et du monde prend une coloration négative, de type paranoïde. Elle est à l’origine d’un noyau de méfiance envers soi et le monde qui entraîne une retenue ou une désorganisation de l’élan vital. L’espoir du bébé peut se voir entamé et le sujet sera, dès lors, aux prises avec un sentiment de culpabilité.
Nous retrouvons dans l’énoncé des conséquences d’un contact prolongé avec une illusion négative des traits présentés par Adam. Lorsque nous le rencontrons pour la première fois, il est coupé de lui-même, de sa pensée et de ses émotions. Il est à l’arrêt, pétrifié par des fantasmes de fin du monde, et vit l’extérieur comme potentiellement destructeur ou persécuteur. Seul l’espace de jeu multi-joueurs le rassure et lui procure du plaisir. Comme s’il y retrouvait les sensations de l’illusion positive vécue dans ses premières relations et pouvait y éviter toute nouvelle confrontation aux effets délétères trop douloureux de l’illusion négative, ou peut-être ses expériences d’illusions positives ne sont-elles pas assez inscrites pour s’articuler à la réalité désillusionnante du monde. Bien entendu, pour toutes les raisons déjà mentionnées, cette tentative de (re-)vivre cette illusion positive à travers l’expérience virtuelle échoue largement dans la mesure où elle conduit à cliver plus qu’à dialectiser illusion et désillusion. Or, c’est de cette dialectique qu’émergent les phénomènes transitionnels qui inscrivent l’individu dans un rapport apaisé entre réalités interne et externe, lui permettant de développer sa capacité à entrer en lien avec d’autres individus dans son environnement.
Là où le virtuel échoue, l’espace thérapeutique réussit mieux. Adam a pu y vivre, à travers la présence suffisamment bonne d’un autre, de nouvelles expériences subjectives, éprouver un sentiment de continuité d’existence, exercer sa destructivité et voir l’autre y survivre, se départir de sa culpabilité, se ré-inscrire dans une certaine historicité, se différencier de ses parents, s’individuer, co-construire un espace transitionnel.
Pour se faire, nous avons sollicité progressivement ses parts vivantes, notamment celles qu’il utilise sur la Toile, soutenu ses élans mêmes ténus, redoré par touches son narcissisme. Nous avons invité ses parents à jouer leur rôle de tiers, à limiter son utilisation de l’ordinateur, à border son quotidien. Nous avons, avec lui, métaphorisé le jeu multi-joueurs. Adam s’est remis progressivement à penser, à éprouver et, surtout, à vivre des expériences positives et négatives dans la réalité. Il a accepté de transférer dans l’espace thérapeutique certaines motions psychiques qu’il évacuait dans le virtuel. Il a retrouvé et découvert de véritables capacités créatrices se libérant petit à petit de ses comportements addictifs à l’égard du jeu multi-joueurs et a accepté les affres de la castration et les limitations au principe de plaisir sans crainte d’anéantissement ou d’effondrement.
L’espace virtuel peut sans aucun doute offrir une aire de jeu, une illusion créatrice, un plaisir presque enfantin à « faire comme si », pour peu que les utilisateurs n’y perdent pas le sens ou l’essence de la réalité. Le processus adolescentaire peut y trouver de nouvelles manières de s’y jouer, à bonne distance des parents, ouvert sur l’extérieur et sur les pairs. Néanmoins, les parents et les adultes ont à s’en mêler, à s’y intéresser ; non pas pour empiéter mais pour accompagner, pour réguler. Le virtuel peut, en effet, faire symptôme et soumettre son aficionados à une forme d’aliénation et d’émoussement de son être. Le virtuel est d’une telle complexité, capable du meilleur comme du pire, qu’il serait dommageable d’y surfer seul sans la présence d’un autre dans la réalité.
Conclusion
20
Winnicott affirme que sa théorie « présuppose que vivre créativement témoigne d’une bonne santé et que la soumission [à l’environnement extérieur] constitue, elle, une base mauvaise de l’existence ». Winnicott poursuit : « Il est vraisemblable que l’attitude générale de notre société et l’atmosphère philosophique de notre époque favorisent une telle conception ; elle aurait pu ne pas être la nôtre en d’autres lieux et d’autres temps » [25]. Nous pensons que cette proposition de Winnicott ne fait que se confirmer aujourd’hui, dans notre société. En effet, les exigences de notre société sont telles que l’individu souffre de sa subjectivité sans doute plus radicalement encore qu’à l’époque de Winnicott. Selon le sociologue Alain Ehrenberg, à partir des années 80, l’individu « n’allait […] devoir [son épanouissement] qu’à lui-même » [26]. Il précise encore : « le “nouvel” individualisme signale moins un repli généralisé sur la vie privée que la montée de la norme d’autonomie : se comporter en individu signifie décider de sa propre autorité pour agir par soi-même, avec les libertés, les contraintes et les inquiétudes qu’une telle posture implique » [27] Face à de telles injonctions, nous avons créé des mondes que nous savons, la plupart du temps, être d’une réalité autre que celle dans laquelle nous évoluons habituellement. Cette réalité, nous la désignons, d’ailleurs, comme étant « virtuelle » ; c’est-à-dire « qui est seulement en puissance mais sans effet actuel » [28]. Et pourtant, des effets actuels du virtuel, il y en a ; le premier étant de permettre aux individus d’échapper pour un temps à ces normes sociales tyranniques en se réfugiant dans un monde largement imaginaire, où le moi peut se prendre pour le moi-idéal. Un monde ou tout serait possible.
Les mondes virtuels apparaissent, dès lors, comme une tentative de ré-introduire du transitionnel dans une société où les liens se trouvent fragilisés, mais qui échoue en ne permettant pas que s’y déploie une véritable aire intermédiaire. C’est-à-dire que les échanges sur ces sites ne remplissent pas les conditions d’une possible illusion. Ce qui semble s’ouvrir comme expérience transitionnelle se voit mis en échec par une prépondérance du créer sur le trouver [29].
Nous parlions en début d’article de confusion entre les réalités ; nous aimerions ici nuancer, ou préciser, notre propos. Nous ne pensons pas que la majorité des utilisateurs des plates-formes virtuelles confondent la réalité tangible de l’expérience et celle qu’ils expérimentent à travers leur écran d’ordinateur. Cependant, échouant dans sa fonction transitionnelle espérée, les risques sont bien de conduire soit au choix presque exclusif du virtuel au détriment de l’environnement réel, soit à la confusion de ces deux réalités.
Autrement dit, si les mondes virtuels ne garantissent pas le maintien à la fois du lien et de la séparation – au sens d’une différenciation – de ces deux réalités, l’investissement de ces mondes par des individus psychiquement fragilisés – par structure, traumatisme ou via la confrontation à un environnement trop défaillant – peut engendrer de réelles difficultés comme celles, par exemple, rencontrées par Adam.
Tel J.M. Barrie qui se soutient de son écriture, en même temps qu’il se perd dans un imaginaire qui prend le pas sur la réalité de son environnement. Tel le personnage de Peter Pan lui-même qui, s’il se perd dans un monde imaginaire et des jeux qui pour lui deviennent réalité, se rétablit de sa blessure narcissique infligée par sa mère qui l’a remplacé par un autre enfant, profitant d’une escapade nocturne du jeune garçon [30]. Adam, comme tant d’autres de nos contemporains, se perd et se sauve en s’échappant de notre réalité commune par la fenêtre de l’écran de son ordinateur.
Bibliographie
Bibliographie
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- Ehrenberg, A. (1995). L’individu incertain, Paris : Calman-Lévy.
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- Janssen C. (2006). J.M. Barrie : mort d’un frère et travail du négatif, Cahiers de Psychologie clinique, 27, p.123-140.
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- Lacan, J. (1961-1962). Séminaire sur l’identification, Paris : Editions de l’Association Freudienne Internationale.
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- Pontalis, J.B. (1971). L’illusion maintenue in Nouvelle revue de psychanalyse, 4, p. 3-11, Paris : Gallimard.
- Roussillon, R. (2008). Le transitionnel, le sexuel et la réflexivité, Paris : Dunod.
- Winnicott, D.W. (1971). « Phénomènes transitionnels et objet transitionnel » in Jeu et réalité, Trad. Cl. Monod et J.B. Pontalis, Paris : Gallimard, 1975.
Mots-clés éditeurs : illusion, virtuel, lien, transitonnalité, moi-idéal
Mise en ligne 28/09/2010
https://doi.org/10.3917/cpc.035.0057Notes
-
[*]
Psychologue, psychothérapeute d’orientation analytique au Service de Santé Mentale Chapelle-aux-Champs (Woluwé – Bruxelles). Assistant de la Faculté de psychologie et des Sciences de l’Education de l’Université de Louvain. Chercheur attaché au CIRFASE et membre des CPS en Histoires de vie (UCL ).
-
[**]
Psychologue clinicienne et psychothérapeute d’orientation analytique au Centre de guidance de Louvain-la-Neuve dans le département enfants-adolescents-famille et au Centre Psychothérapeutique de jour Charles-Albert Frère.
-
[1]
Barrie, J.M. (1982). Peter Pan. Paris : Flammarion, trad. fr. : p. 55.
-
[2]
Témoignages entendus sur divers plateaux de télévision.
-
[3]
Paru sur le site officiel du journal « De Standaard » le 20 avril 2007 et provenant d’une dépêche de l’agence de presse Belga.
-
[4]
Kaës, R. in Roussillon, R., et coll. (2007). Manuel de psychologie et de psychopathologie clinique générale, Paris : Masson.
-
[5]
Janssen, C. Les avatars de la rencontre amoureuse in Marquet, J., Janssen, C. (2009). Amours virtuelles, conjugalité et Internet. Louvain-la-Neuve : Academia-Bruylant.
-
[6]
« Als ob » en allemand. Freud, S. (1948), L’avenir d’une illusion. Paris : PUF, trad. fr., 1971, p.40.
-
[7]
Dans une note de bas de page, Freud, Op. cit., renvoie le lecteur à la lecture du philosophe Vaihinger, H. (1922), Die philosophie des Als ob.
-
[8]
Winnicott, D.W. (1971). « Phénomènes transitionnels et objet transitionnel » in Jeu et réalité, Trad. Cl. Monod et J.B. Pontalis, Paris : Gallimard, 1975, p. 30.
-
[9]
Green, A. (2005). « Jouer avec Winnicott », Paris : P.U.F. ; p. 15.
-
[10]
Green, A. (2005), ibid. ; p. 30.
-
[11]
Winnicott, D.W. (1971), Op.cit.
-
[12]
Frankard A.-C., Brackelaire J.-L., Janssen C. (2005). Objet transitionnel, capacité de croire et appareil à croyance, Cahiers de Psychologie clinique, 25, p. 161-177.
-
[13]
Winnicott D.W., op.cit.
-
[14]
Pontalis, J.B. (1971). L’illusion maintenue, Nouvelle revue de psychanalyse, 4, pp. 3-11, Paris : Gallimard.
-
[15]
Le nouveau Littré, Edition 2006 (2005). Paris : Garnier.
-
[16]
Florence, J. (1978). L’identification dans la théorie freudienne, Bruxelles : Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2ème édition, 1984.
-
[17]
Florence, J., Op. Cit., p. 224.
-
[18]
Voir Janssen, C. (2006). J.M. Barrie : mort d’un frère et travail du négatif, Cahiers de Psychologie clinique, 27, p.123-140.
-
[19]
Ehrenberg, A. (1995). L’individu incertain, Paris : Calman-Lévy.
-
[20]
Lacan, J. (1961-1962). Séminaire sur l’identification, Paris : Editions de l’Association Freudienne Internationale.
-
[21]
Winnicott, D.W. cité dans Lehmann, J.-P. (2009). Comprendre Winnicott, Paris : Armand Colin, p. 124.
-
[22]
Roussillon, R. (2008). Le transitionnel, le sexuel et la réflexivité, Paris : Dunod, pp. 3-4.
-
[23]
Janssen, C. (2009), Op. Cit.
-
[24]
Roussillon, R., et coll. (2007). Manuel de psychologie et de psychopathologie clinique générale, Paris : Masson.
-
[25]
Winnicott, D.W., Op. cit., p. 128.
-
[26]
Ehrenberg, A. Op. Cit., p. 15.
-
[27]
Ehrenberg, A., Op. Cit., p. 19.
-
[28]
Le Nouveau Littré, Edition 2006, Op. Cit.
-
[29]
Janssen, C. (2009), Op. Cit.
-
[30]
Janssen, C. (2006), Op. Cit.