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Article de revue

Psychose, suicide, secret et transmission

Pages 139 à 152

Notes

  • [*]
    Psychologue, Professeur à l’Université Libre de Bruxelles, Responsable du Service de Psychologie du développement et de la famille, psychothérapeute de couple et de famille et formatrice en thérapie systémique à Forestière Asbl, Bruxelles. isduret@ ulb. ac. be
  • [1]
    Cette illustration clinique a fait l’objet d’une présentation au colloque organisé par la Ligue Bruxelloise Francophone pour la Santé Mentale sur le thème « Les adultes en souffrance Psychique et leurs enfants », Bruxelles, 17-18 janvier 2008.

1La question de l’héritage psychique et de l’hérédité génétique peut se poser et être extrêmement sensible, lorsqu’un enfant nous arrive alors qu’un de ses parents est atteint d’une maladie psychiatrique dite à transmission génétique.

2Notre expérience de thérapeute familiale systémique nous a permis de faire quatre observations :

  1. S’il n’est pas facile de faire la part entre ce qui serait de l’ordre d’un héritage psychique ou d’une hérédité génétique, un « processus anxieux contagieux » (N. Georgieff, 2000) est fréquemment à l’œuvre dans les familles dont un des parents est porteur d’un diagnostique psychiatrique.
  2. Ce processus anxieux vient parfois se cristalliser autour d’un secret qui est précisément mis en place pour prémunir l’enfant de l’inquiétude induite par la maladie. Le risque est grand que l’enfant ne soit alors enfermé dans le déterminisme d’un diagnostic médical à caractère inéluctable.
  3. Les familles ont des représentations de leur héritage familial (relevant du mythe familial) qui peuvent entrer en collusion avec les représentations des soignants (le modèle médical héréditariste). La conviction que « Chez nous on est dépressif ou psychotique de père en fils » peut être moins payante qu’un « chez nous on est mathématicien ou artiste, de génération en génération ». Il s’agit d’un même processus de renforcement d’une identité groupale qui, dans le cas de la maladie mentale, peut s’avérer extrêmement invalidant.
  4. Il est important dans ces situations de pouvoir dialoguer et bien coordonner notre travail entre thérapeutes consultés pour les enfants et thérapeutes (psychiatres, médecins traitants, membres d’équipes ambulatoires ou hospitalières, …) soignant leurs parents.
Cette réflexion vise à mettre en lumière la place du secret et comment il œuvre sur les mécanismes de transmission dans ce contexte délicat. Sur base d’une situation clinique, nous montrerons qu’un travail d’exploration systémique, s’il peut être mené en collaboration avec tous les acteurs impliqués, peut s’avérer extrêmement puissant pour mobiliser les ressources de l’enfant et de sa famille, pour activer les « forces vives » du groupe. Dans cet exemple, nous verrons que le diagnostic médical – et l’idée d’une transmission génétique réussie – a failli s’imposer tant l’inquiétude autour des symptômes de l’enfant a envahi la scène familiale et médicale. Et nous verrons aussi qu’il y avait de quoi. Le secret qui a été mis en place vis-à-vis des enfants pour masquer la réalité du suicide de leur oncle peut être considéré comme une protection pour la survie du groupe, en mettant « à l’oubli » la maladie mentale. Nous pensons que le secret n’est pas un problème en soi. Là où il peut poser problème c’est lorsqu’il se prolonge durablement ou qu’il induit en erreur ou qu’il est agi. Car nier le passé n’a pas le pouvoir de l’annuler. Paradoxalement, plus le passé est refoulé, plus il est susceptible d’imprimer sa marque dans l’existence d’une famille. Lorsque c’est le cas, seule la reconnaissance du passé peut alors permettre de rompre les chaînes qui emprisonnaient en lui.

3Comme nous ne sommes ni généticienne, ni médecin, ni biologiste, ni sociologue, mais psychologue systémicienne, nos réflexions autour de ces questions prendront appui sur la psychologie, sur les théories systémiques au départ de notre clinique. Nous nous appuierons également sur les apports des neurosciences et sur les travaux de certains psychanalystes et en particulier aussi sur ceux de Georges Devereux. Ce dernier était psychanalyste, ethnologue, préoccupé d’épistémologie, imprégné d’histoire et de mythologie et il a jeté les bases de l’ethnopsychiatrie. Pourquoi nous intéresse-t-il ? Parce qu’il a souligné que le cadre culturel, des patients comme des thérapeutes, doit toujours être pris en compte puisqu’il influe sur la santé psychique, les désordres du psychisme et sur les traitements que l’on propose à nos patients. Nous essayerons de le montrer, ce socle culturel (qui contient nos modèles explicatifs de la psychopathologie) est essentiel à envisager pour cheminer autour de ces questions.

4En effet, en interrogeant la transmission des maladies mentales, on est certes renvoyé à la question du déterminisme génétique que nous sommes amenés à débattre avec nos patients ; non seulement, cela fait partie des découvertes scientifiques importantes de ces dernières années que nous devons intégrer dans notre compréhension des psychopathologies, mais ils ont des effets culturels incontournables en dehors des milieux académiques. Les personnes qui viennent nous consulter en savent parfois beaucoup plus qu’on ne le croit, voire beaucoup plus que nous, sur leur maladie, difficultés ou troubles, grâce à leurs lectures, grâce à Internet, grâce à l’extraordinaire diffusion des connaissances dont on bénéfice aujourd’hui. Les soignants, les patients et leurs familles peuvent avoir des représentations très différentes de la maladie, de la guérison, de la santé mentale ainsi que de la souffrance ou du bien-être psychique. C’est à travers nos différents prismes que se tissent et s’articulent des relations de confiance ou de méfiance réciproques, alimentées par des messages implicites ou explicites qui circulent. Il nous semble clair que la manière dont on va parler de la maladie mentale tant avec les parents que leurs enfants est tributaire des modèles de référence qu’on a sur les origines, le déclenchement, l’évolution et les traitements des troubles psychiques. S’il ne s’agit pas d’exclure l’influence génétique possible de certaines maladies mentales, il nous semble toujours important de resouligner, en discutant avec nos patients, l’absence de prédictibilité. Il est constructif aussi de leur parler des facteurs protecteurs, de l’importance des facteurs environnementaux, du caractère complémentaire de la lecture psychodynamique et des modèles biologiques de la psychose et de la dépression. Si la psychanalyse élabore depuis près d’un siècle une abondante connaissance des mécanismes du fonctionnement psychique, il semble que les apports récents de la biologie ne les démentent pas. Aujourd’hui l’apport des neurosciences du développement, par exemple, nous montre mieux que jamais combien les mécanismes biologiques et psychologiques sont intimement liés. Ces travaux nous éclairent sur la façon dont le cerveau se construit dans l’interaction avec l’autre. On sait maintenant que le cerveau seul n’existe pas, qu’il ne se construit ou ne se développe que dans l’accès à l’autre, en interagissant avec autrui, en partageant la vie psychique de l’autre. Les travaux passionnants sur les « neurones miroirs » que l’on doit à l’équipe de G. Rizzolatti et C. Sinigaglia (2008) nous apprennent que les mêmes zones du cerveau sont activées lorsque nous effectuons une action ou que nous percevons cette action réalisée par quelqu’un d’autre. Et qu’il y aurait des neurones appelés « neurones miroirs » qui seraient spécialisés dans de telles compétences à saisir l’intention d’autrui. De là à peut-être pouvoir rendre compte un jour d’un point de vue neurologique de ce que nous appelons l’empathie, il n’y a plus qu’un pas ! Ces deux approches, biologique et psychologique, sont donc profondément complémentaires, comme nous le rappelons souvent en conversant avec les patients. Et malgré le déni de certains fondamentalistes de la biologie ou de la psychanalyse ou de la systémique (aucun modèle n’est préservé de l’idéologie) qui voudraient réduire la connaissance au seul champ de leur pratique, on a là affaire à des perspectives articulées d’une seule et même réalité.

5On se rappellera donc que les gènes s’expriment ou non en fonction de l’environnement, ce que le neurobiologiste J.-P. Changeux (1983) nomme « épigenèse ». Dans l’hypothèse épigénétique, qui construit l’approche de Changeux, l’évolution du cerveau superpose, à l’action des gènes, un développement intrinsèque coordonné par l’apprentissage et l’expérience propre à chaque individu. Ceci signifie donc qu’un gène sans l’environnement n’est pas grand-chose. Sur le rôle de l’environnement et de la culture dans la transmission, nous ferons deux remarques :

  1. Pour la première, nous nous réfèrerons encore à G. Devereux qui, déjà en 1970, dans ses essais d’ethnopsychiatrie générale, nous invite à distinguer systématiquement deux termes : « homo sapiens » (genus homo) en tant qu’être biologique et « l’homme », en tant qu’être humain. L’homo sapiens est le terme actuel d’un processus évolutif qui tend vers un très haut degré de différenciation et d’individuation. L’homo sapiens a pour « constante de la nature humaine » une extrême plasticité et variabilité du comportement. Ces caractéristiques du genus homo (différenciation, individualisation, plasticité et variabilité du comportement) constituent un potentiel biologique unifié et cohérent que l’homme actualise par l’acquisition d’un psychisme spécifiquement humain et de la culture. Ni la culture, ni le psychisme ne constituent les caractéristiques biologiques du genus homo mais bien celles, spécifiquement humaines, de l’homme. Le psychisme humain et la culture sont des concepts indissolublement liés. L’actualisation du potentiel biologique passe donc par l’environnement qui inclut la culture. Cette dernière élargit la portée, l’applicabilité, la gamme, l’efficacité du comportement. Devereux inclut bien sûr, dans la culture, les modèles explicatifs de la maladie mentale et le sens qu’on donne aux troubles psychiques dans une société, un groupe social, une institution, une famille. Ces notions qui nous semblent extrêmement importantes sont, à la lumière des découvertes scientifiques récentes, tout à fait d’actualité.
  2. En psychopathologie, l’environnement c’est aussi le sens qu’on donne à un fait. Comme le montre N. Georgieff, on peut considérer que l’impact d’une pathologie parentale sur le développement d’un enfant va se jouer à deux niveaux, neuro-cognitif et psychologique, et avoir deux niveaux d’expression :
    1. L’impact direct, c’est-à-dire tout ce qui se transmet au niveau neuro-cognitif et qu’on pourrait nommer les influences biologiques et cérébrales.
    2. L’impact représentationnel, c’est-à-dire la manière dont l’enfant, les parents, le groupe social se représentent la maladie mentale ; celui-ci influence également le fonctionnement psychique de l’enfant. C’est toute la question de la transmission psychique du trouble, également abordée par des auteurs comme D. Stern (1989) ou P. Fonagy (2003), qui nous conduit à interroger les représentations de la filiation. Si je suis un parent malade, je vais avoir deux types de représentations qui interviennent : celle de ma propre pathologie et ma représentation d’une transmission à l’enfant. Ces deux types de représentations s’imprègnent et imprègnent mes comportements comme parent. Elles vont influencer également les relations que j’aurai avec mon enfant : « J’agis avec autrui en fonction des représentations de l’autre que j’ai, en fonction des représentations que j’ai de lui ». C’est aussi ce que nous confirment aujourd’hui les travaux passionnants en psychologie cognitive sur la « Théorie de l’esprit ». Celle-ci nous enseigne que pour comprendre le monde, il ne suffit pas de percevoir ce qui est, il faut aussi deviner ce qui se passe dans le monde psychique des autres (H. Bee et D. Boyd, 2003).

Illustration d’une situation clinique [1]

6C’est l’histoire d’Arthur, 7 ans, qui ne voulait plus manger ses tartines… Nous ferons sa connaissance dans l’hôpital au sein duquel nous travaillons, à l’époque, comme psychologue clinicienne dans un Service de pédiatrie où les deux enfants sont suivis.

7Arthur est le deuxième enfant né d’un couple de parents vivant dans la région du Centre de la Belgique. Le papa est instituteur, la mère s’occupe de ses deux enfants ; Thomas, 12 ans, est en 6e année et ne pose aucun problème. Arthur est en première année et s’est développé harmonieusement jusqu’à récemment. Les deux parents sont attentifs aux enfants et soucieux que la maladie de la mère n’entrave pas leur développement.

8La maman est soignée pour « maniaco-dépression » (terme plus répandu à l’époque, recouvrant une forme de maladie qu’on nommerait trouble bi-polaire actuellement) par un professeur de psychiatrie, spécialiste de la dépression. La rencontre débute ainsi : nous recevons un coup de fil du psychiatre qui nous indique que sa patiente vit dans l’angoisse extrême d’avoir transmis sa maladie à son fils cadet. En effet, depuis deux semaines il présente des comportements inquiétants, des hallucinations et des peurs d’être empoisonné s’il mange ses tartines, ce qui lui fait penser à son frère à elle, suicidé à l’âge de 17 ans. Le psychiatre nous confie qu’il est lui-même inquiet, qu’il est important vu les antécédents familiaux de la maman (plusieurs personnes exprimant la maladie dans les générations précédentes dont le père de Madame et deux de ses oncles) de faire un bilan diagnostique rigoureux. Il souligne que c’est important étant donné la symptomatologie d’allure psychotique. Nous comprenons que notre mandat comporte un diagnostic différentiel que l’on peut traduire par la question suivante : « Arthur est-il, lui aussi, touché par la terrible maladie ? »

9C’est ce que nous nous emploierons à éclaircir à l’aide d’un Rorschach, de dessins et d’un CAT dans le cadre d’entretiens individuels qui nous permettront de faire plus ample connaissance avec Arthur. Puis nous élargirons le cadre exploratoire à l’ensemble de la famille, ce qui ne suscite guère l’enthousiasme de la maman. Chose intéressante, elle ne croit pas que son mari, ou son fils aîné, ait quelque chose à voir avec tout cela ! Nous nous permettrons d’insister sur le principe d’au moins une rencontre familiale. Mais avant cela, nous rencontrerons, selon son désir, la maman qui souhaite nous exposer la situation et son contexte en tête-à-tête. Nous apprendrons qu’Arthur, depuis quinze jours, dit être possédé par le diable. Il entend sa voix qui lui dicte ce qu’il doit faire ; en plus il revient de l’école systématiquement sans avoir mangé ses tartines, tant il redoute d’en mourir. Là, nous confie la mère, il y a pour elle une énorme angoisse réactivée puisque son plus jeune frère, dépressif, qui s’est suicidé à l’âge de 17 ans, avait eu, dans son enfance, ce type de comportement de refus alimentaire. Elle aimait énormément son frère et aurait tellement voulu le sauver. Mais, nous dit-elle, même si elle ne s’en est jamais consolée, elle n’avait, à l’époque, rien pu faire pour lui. Elle nous précise que ses enfants n’ont jamais rien su de son suicide, qu’elle leur a toujours soigneusement caché. Nous apprendrons aussi que sa culpabilité de risquer de « transmettre » lui a fait hésiter à avoir des enfants, mais qu’elle les a faits sur insistance de son mari. Par ailleurs, lorsqu’Arthur est né, elle a très fort été frappée par la ressemblance physique avec son propre frère à elle, ressemblance d’ailleurs reconnue de tous dans la famille.

10Arthur est donc un petit garçon qui a grandi sans encombre jusqu’à ce comportement étrange récent. Depuis deux semaines, c’est comme s’il avait été pris d’une grande frayeur : non seulement il ne mange plus ses tartines, mais encore il dit à sa maman qu’il a tout le temps envie de pleurer ; il dit que le diable est entré dans son corps et qu’il peut tout lui demander y compris de la tuer. Nous demandons à la maman de nous expliquer comment elle a réagi à ses peurs. Elle nous explique qu’elle a directement appelé son mari (ce que nous trouvons très adéquat) et qu’elle a été chercher un crucifix en expliquant à son fils qu’à l’aide d’une croix, on est protégé du diable. Il est donc parti, muni de son crucifix, jouer chez les voisins. En parlant avec elle, il nous apparaît que la maman semble surtout effrayée par les tartines empoisonnées. Elle trouve extrêmement préoccupant qu’il soit hanté par la mort (laquelle, nous le découvrirons très vite, est un sujet tabou par excellence dans la famille). La maman répète souvent, comme si elle se parlait à elle-même : « Sept ans, c’est un peu tôt pour se préoccuper de la mort ». Nous questionnons la maman sur la réaction du papa et elle nous dit qu’il est, selon elle, « […] peu conscient de la gravité de la situation, qu’il ne se rend pas compte ».

11En écoutant la maman, nous pensons à ce petit garçon que nous ne connaissons pas encore, qui a 7 ans et qui se balade avec son crucifix pour échapper au pire. Nous pensons que le pire, à savoir la possession qui le guette depuis qu’il est né, ce n’est pas le diable mais la psychose maniaco-dépressive, cette sorte de diable qu’on appelle aujourd’hui « dépression bi-polaire » et nous pensons à P. Watzlawick (1972) qui disait : « le problème, c’est la solution »…

12Alors, cette image surprenante se fixe en nous et, imaginant ce petit bonhomme se balader chez ses voisins avec sa croix en main, nous nous demandons si la maman avec l’aide de son psychiatre, avec qui elle parle beaucoup de ses angoisses et de sa culpabilité morbide, n’amplifierait pas, sans le vouloir, les comportements anxieux de l’enfant ? Est-ce que cette peur qu’il a renvoie forcément à la maladie redoutée ? Est-ce que l’histoire de la maman et sa maladie n’aiguisent pas en elle des perceptions préférentielles qui provoquent chez elle des réponses émotionnelles inattendues ? Est-ce que dans un autre contexte, cette peur si compréhensible n’aurait pas pu être désamorcée ? Est-ce qu’Arthur n’est pas en train de porter non pas sa croix mais celle de sa mère qui ne se console toujours pas de n’avoir pas pu sauver son frère ? Autrement dit : si le problème était que la mère voyait dans son fils la confirmation absolue de ce qu’elle redoute depuis toujours ? Les séances individuelles avec Arthur vont nous permettre de découvrir le rôle des cours de catéchisme qui l’ont fortement impressionné et d’exclure les signes de psychose. Mais ce sera surtout la rencontre familiale qui nous confortera dans notre hypothèse. Le papa décode la situation d’un point de vue très différent et puis grâce au grand frère, nous serons rapidement mise au courant d’un film vu pendant les vacances où l’héroïne n’est autre qu’une enfant de 8 ans habitée par le diable… Thomas qui connaît le caractère impressionnable de son jeune frère n’avait pas manqué, lui, de faire le lien. Dans une situation comme celle-là, la transmission peut se trouver bloquée et le développement de l’enfant entravé parce que la maman est comme hypnotisée par son passé qui se trouve pour elle soudainement réactivé. Elle a tendance à vouloir écarter le père qui, dès qu’il en aura l’occasion, viendra à l’entretien et montrera qu’il ne voit pas du tout les choses comme elle. D’où l’importance de l’introduire sans tarder dans la danse, ainsi que le fils aîné qui apportera, lui aussi, une autre lecture.

13Ce qu’on peut se dire c’est que la maman, en proie à des douleurs non symbolisées de son passé (suicide de son frère en particulier), est en réalité elle-même hantée par des drames qu’elle a préféré taire à ses enfants. Comme on le voit parfois, et des auteurs comme S. Tisseron (1995) l’expliquent bien, la génération des enfants, c’est le cas d’Arthur ici, va s’emparer des miettes de symbolisation pour tenter de comprendre ce qui n’a pas pu être dit dans les générations précédentes. Et comme le dit joliment Boris Cyrulnik (1997), ce qui ne peut pas être dit dans une famille peut toujours devenir un « para-dit ». On peut alors voir les comportements symptomatiques comme une tentative d’en savoir plus, de commencer à élaborer. C’est pourquoi, ce qui se glisse dans les tartines du jeune Arthur n’est probablement pas du poison. Ce serait plutôt en lien avec le processus contagieux anxieux et la culpabilité associée, un fantôme qui hante la maman puis l’enfant.

14Alors, entre hérédité du trouble bipolaire ou fantôme, entre dépression endogène ou fantôme dans les tartines, nous avons opté avec eux pour le fantôme. Le fait de réunir toute la famille a permis de nommer le fantôme et par la suite de reparler de tout cela pour en dégager Arthur. Celui-ci était en train de s’approprier cette histoire douloureuse qui n’était pas la sienne mais celle résonnant en lui, d’un oncle maternel qui s’était, il y a longtemps, suicidé.

15Les voir tous ensemble a aidé aussi à dépathologiser les comportements d’Arthur et, avec l’aide de tous, de les recontextualiser. Nous avons demandé à la maman de retransmettre nos conclusions communes à son psychiatre ; celui-ci nous a téléphoné pour nous dire qu’il avait été mis au courant et pour nous remercier. L’état de sa patiente qui, nous a-t-il appris, ne dormait plus tant l’angoisse l’envahissait, s’était parallèlement amélioré.

16Il nous a semblé que cette histoire illustrait bien les 4 points dont nous sommes partie :

  1. La mise en œuvre d’un « processus contagieux anxieux » débouchant sur la mise en place d’un secret.
  2. Le risque pour l’enfant d’être enfermé dans le déterminisme du diagnostic médical qui réduit la transmission à sa seule dimension biologique. Avec ce qui ressemble à la réalisation d’une prophétie auto-réalisatrice qui suggère qu’Arthur ait hérité de cette forme moderne du malheur (entretenue par un discours qui légitime les découvertes neurobiologiques récentes) : une maladie due à un déficit des neurotransmetteurs.
  3. Le risque de collusion entre les représentations des soignants (le modèle médical héréditariste) et l’héritage familial maternel comprenant tous les deux la notion de transmission pathologique. Le risque est grand que le comportement de l’enfant ne soit renforcé puisque actualisant les craintes partagées ici par le psychiatre et la maman.
  4. L’importance d’avoir pu faire une exploration systémique, en commençant par travailler en parfaite confiance et en collaboration étroite avec le psychiatre de la maman. Mais aussi, bien entendu, en faisant appel au papa, au frère aîné et aux ressources de la famille. C’est leur présence qui a permis de mettre en évidence le souci partagé de taire le suicide du frère de la maman. Ceci probablement avec l’intention de prémunir les enfants et, au-delà d’eux, le mythe familial de cet épisode traumatique renvoyant à une filiation porteuse d’une malheureuse « hérédité ». A pu être partagé, le fait que l’apparence physique d’Arthur éveillait le souvenir du frère suicidé dans l’histoire de la maman et que cette évocation organisait la réponse affective qu’elle donnait aux angoisses banales de son fils.
    La collaboration des uns et des autres a permis de sortir d’une lecture univoque d’un symptôme qui portait en lui le « potentiel résilient » nécessaire pour relancer le groupe dans sa capacité à transmettre (Duret I., 2000).

Pour conclure

17Le travail en partenariat a créé un climat de sécurité nécessaire pour mobiliser les ressources et les compétences de la famille et des intervenants. Il ne s’agit pas de disqualifier un modèle théorique au profit d’un autre mais, au contraire, de permettre la co-existence de différentes lectures explicatives. Réintroduire de la complexité a permis ici de mieux cerner la dimension psychique de la transmission. En effet, réunir la famille a donné accès aux résonances entre l’histoire des uns et la biologie des autres, l’héritage psychique des uns et le comportement des autres. Les mécanismes interprétatifs interpersonnels ont été mis en lumière. Après-coup, nous avons l’impression d’avoir pu dégager la logique de filiation et de transmission du fantasme persécuteur que la maladie induit. Nous avons l’impression aussi que la famille n’attendait que « ça » : pouvoir parler de ce qu’était en train d’agir le secret (Ausloos, 1980). Les entretiens familiaux ont permis également de pouvoir envisager la transmission en s’appuyant sur les aspects sains, non pathologiques. Il nous est toujours utile de nous rappeler qu’un enfant est toujours issu, au minimum, d’une double filiation (Rosenfeld Z., Delvenne V., Duret I., 2008). C’est ce qui a permis de réinscrire Arthur dans sa filiation paternelle qui avait tendance, malgré la présence du père, à être occultée par cette redoutable prédiction génétique qui l’enfermait dans sa seule lignée maternelle, marquée, abîmée par la dépression. Comme se plaît à nous rappeler Robert Neuburger, il s’agit d’une maladie qui doit son nom à une métaphore météorologique. Prédire la maladie est sans doute souvent aussi peu fiable que nos « prévisions météorologiques ». Et pourtant souvent, on y croit.

Bibliographie

Bibliographie

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Notes

  • [*]
    Psychologue, Professeur à l’Université Libre de Bruxelles, Responsable du Service de Psychologie du développement et de la famille, psychothérapeute de couple et de famille et formatrice en thérapie systémique à Forestière Asbl, Bruxelles. isduret@ ulb. ac. be
  • [1]
    Cette illustration clinique a fait l’objet d’une présentation au colloque organisé par la Ligue Bruxelloise Francophone pour la Santé Mentale sur le thème « Les adultes en souffrance Psychique et leurs enfants », Bruxelles, 17-18 janvier 2008.
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