Couverture de CPC_030

Article de revue

Le discours transsexuel sur le corps

Pages 147 à 158

Notes

  • [*]
    Médecin et psychanalyste
  • [1]
    Castel Pierre Henri, (2003), La métamorphose impensable. Essai sur le transsexualisme et l’identité personnelle, (NRF), Paris, Gallimard, 551 p.
  • [2]
    Foerster Maxime, Psychanalystes, encore un effort… syndromedebenjamin.free.fr/textes/articles/psychanalystes_encore_un_effort.htm
  • [3]
    Foerster Maxime, Histoire des transsexuels en France, Ed. H&O, 2006
  • [4]
    Castel Pierre-Henri, A quoi résiste la psychanalyse ?, PUF, 2006.
  • [5]
    Castel, p. 90.
  • [6]
    MtF : male to female
  • [7]
    Conway Lynn, How Frequently Does Transsexualism Occur? http:// ai. eecs. umich. edu/ people/ conway/ TS/ TSprevalence. html
  • [8]
    Stoller Robert J., Masculin ou féminin, Puf – le Fil Rouge, Paris, 1989 & Recherches sur l’identité sexuelle à partir du transsexualisme, Gallimard - Connaissance de l’inconscient, Paris, 1978
  • [9]
    Castel P.-H., op . cit., p. 432, note 19
  • [10]
    Lacan J., …Ou pire, séminaire 1971-72, leçon du 8 déc. 1972.
  • [11]
  • [12]
    Millot Catherine, Horsexe, essai sur le transsexualisme, Point Hors Ligne, 1983
  • [13]
    Nahon C., « Trans-sexualité : défiguration, déformation, déchirement », Cliniques méditerranéennes,
    n° 74, 2006
  • [14]
    Castel P.-H., op . cit., p. 73
  • [15]
    Stengers J & Van Neck A, Histoire d’une grande peur : la masturbation, éd. De l’Université Libre de Bruxelles, 1984, p. 150-153.
  • [16]
    Cartuyvels Yves, À propos du Livre noir de la psychanalyse, in l’Anti-livre noir de la psychanalyse, sous la dir. de J.-A. Miller, Seuil, 2006, p. 158-160
  • [17]
    Jacques J. P., Pour en finir avec les toxicomanies. Psychanalyse et pourvoyance légalisée des drogues, De Boeck - Université, 1999
  • [18]
    Butler Judith, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, La Découverte, Paris, 2005.
  • [19]
    Castel Pierre Henri, op. cit., p. 83-84
  • [20]
    FtM : male to female.
  • [21]
    Schreber D., Mémoires d’un Névropathe, Le Seuil, Points, 1975
  • [22]
    Schreber D., op. cit., p. 46
  • [23]
    Mahieu Eduardo Tomás, Les délires transsexualistes ou le pousse-à-la-femme, http:// eduardo. mahieu. free. fr/ Cercle%20Ey/ Seminaire/ pousse. html
  • [24]
    En référence aux travaux du « pionnier » de la clinique transgenre, le Dr Harry Benjamin
  • [25]
    Tremain Rose, Le royaume interdit, Prix Femina Etranger 1994, éd. De Fallois, 2000
  • [26]
    Miller J.A., « Psychose ordinaire et clinique floue », in IRMA, La psychose ordinaire – la convention d’Antibes, Agalma éd. / Le Seuil, 2005
  • [27]
    Maleval J.-C., Éléments pour une appréhension clinique de la psychose ordinaire, séminaire de la Découverte freudienne, Toulouse, http:// w3. univ-tlse2. fr/ erc/ pdf/ elements_psychose_ordinaire. pdf

Demande de castration

1Il y a des sujets qui consultent en demande de castration : à rebours du constat freudien de l’angoisse de castration, il existerait donc des sujets qui la revendiquent, qui protestent contre le corps reçu en partage. Certes, castration chirurgicale et castration symbolique n’appartiennent pas au même répertoire sémantique, ni peut-être aux mêmes catégories diagnostiques. Les associer serait abus de langage. Encore que, selon des militants transsexuels, c’est sous l’effet de l’horreur de la castration, voire de la répulsion, chez les psychanalystes névrosés, qu’ils désignent comme « mutilation » ce que les candidats au bistouri définissent comme « réparation ». La demande de réassignation sexuelle est à la fois ce procès fait au corps hérité et détesté, et l’expression d’une confiance sans bornes dans le corps de l’autre sexe, doublé d’une confiance non moins démesurée dans les capacités de la médecine et de la chirurgie de le faire réel.

Militance trans contre psychanalyse

2Désormais, singulièrement depuis Internet, les transsexuels s’associent et militent pour l’obtenir de l’Autre cette reconnaissance d’une erreur symbolique au nom d’un Réel du genre. La vigueur des forums transgenre sur le Net et la ferveur avec laquelle les correspondants conspuent les psys, en particulier les psychanalystes, va bien au-delà de la fonction habituelle de la Toile comme chambre d’écho de toutes les revendications : il s’agit ici d’une mise en cause ciblée d’un certain discours analytique. J’en prends pour exemple un extrait d’un commentaire vitriolé de l’ouvrage de Pierre-Henry Castel[1] : « Les transsexuels ont été pris en otages pour défendre, à leur encontre, un ordre moral à ce point rétrograde qu’on préfère le présenter comme symbolique » [2]. J’ai choisi cet extrait non seulement parce que son auteur, Maxime Foerster, se présente lui-même comme intellectuel et fait à son tour œuvre de recherche sur le sujet [3], mais aussi parce que la page web s’intitule « Psychanalystes, encore un effort... ». Comment résister à pareille invitation, avec sa référence sadienne explicite ?

3Voilà les analystes avertis et priés de prendre au sérieux ce syndrome que leur dédain a abandonné à la médecine endocrino-sexologique, davantage empreinte de compassion. Or Castel ne manque pas de rappeler que ce syndrome questionne impitoyablement la notion d’identité et celle de l’identification, ces joyaux du trésor freudien. Ne pas y répondre ou y répondre en se crispant sur la défense de la norme hétérosexuelle sans se donner les moyens d’écouter ces sujets, c’est contribuer à la crise que traverse la psychanalyse, comme le rappelle encore P.-H. Castel dans son dernier ouvrage [4].

4L’idéologie des droits humains et les avancées de la science fait, selon ces militants, devoir à la médecine et à la loi de réparer cette erreur pour accorder leur anatomie à leur « identité de genre ». Pour eux, l’anatomie n’est pas le destin, mais l’inverse… Castel de le formuler clairement : « le genre, c’est l’irruption charnelle de la politique dans la science » [5].

5Le syndrome a reçu successivement de nombreuses appellations, dont la dernière serait : « dysphorie de genre ». Même s’il ne semble concerner que peu de sujets, et fait donc figure d’exception sensationnelle, les militants trans ne ménagent pas leurs efforts pour tenter de se dénombrer et faire valoir que leur demande ne serait pas si exceptionnelle qu’on le pense quand on pense frileusement. Lynn Conway, une chercheuse américaine, d’ailleurs elle-même transgenre MtF [6], publie des chiffres étayés qui permettraient d’estimer à 1 personne sur 2500 les sujets transgenres candidats à la réassignation [ 7].

6Le désamour entre psychanalystes et transsexuels ne date pas d’hier. Le psychanalyste californien R.J. Stoller[8] ne reconnaissait comme transsexuels opérables que ceux qu’il baptisait transsexuels primaires, c.-à-d. ceux qui l’étaient indiscutablement depuis leur plus tendre enfance. Castel[9] fait remarquer finement qu’il n’y a eu que Stoller pour rencontrer de tels cas de transsexuels stollériens, ce qui a déconsidéré ses publications. Jugement abrupt que je nuancerais personnellement. Plusieurs cas que j’ai pu écouter m’ont fait part d’une conviction plausible d’être depuis toujours de l’autre sexe que celui de leur état civil.

7Ensuite, il y eut cette phrase ambiguë de Lacan : « le transsexuel souhaite réaliser La femme en tant que toute, et comme il veut se libérer de l’erreur commune qui est de confondre l’organe avec le signifiant, il s’adresse au chirurgien pour forcer le passage du Réel » [10]. A quoi objecte de façon très pertinente cette patiente transsexuelle FtM : « je ne me considère pas comme une femme, mais je sais bien que je suis une femelle ».

8Pourtant, à partir de cette notation de Lacan, la vulgate psychanalytique a rangé commodément la demande transsexuelle du côté de la psychose, sans autre forme de procès. C’est du moins ainsi que son discours est interprété. On trouve ainsi sur Wikipedia : « La catégorisation de la transsexualité comme une maladie mentale est aussi le fait des sociétés viscéralement patriarcales, qui font des hommes et des femmes deux “classes” totalement séparées. Ce sont ces mêmes sociétés qui font tout pour faire disparaître les personnes intersexuées. Les personnes qui ont le plus ardemment défendu cette catégorisation se sont justement appuyées sur des théories fondamentalement patriarcales, comme la psychanalyse » [11]. Certes des auteurs se sont distingués par un effort de nuance ; on connaît le travail déjà ancien de Catherine Millot[12] et ceux, plus récents, de P.-H. Castel et de collègues réunis autour de Claire Nahon[13]. En dépit de quoi, la psychanalyse est désormais accusée de se faire « gardienne de la norme hétérosexuelle » [14]. Quant au diagnostic de psychose, il résonne aux oreilles des concernés comme une insulte, ce qui ne contribue pas à prodiguer à la rencontre thérapeutique des conditions qui lui soient propices.

9Notre horreur morale de névrosé devant une revendication qui nous paraît mutilante ne fonde pas un diagnostic et la psychanalyse ne gagne rien à fonctionner comme une idéologie. Les positions de Freud à l’égard de la masturbation, sujet sur lequel il s’est montré étonnement réactionnaire [15], n’invalident pas la psychanalyse, à condition de les contextualiser et de ne pas en faire dogme. De même la position de la plupart des psychanalystes français dans le débat sur les traitements de substitution en France, a pu desservir la psychanalyse au bout du compte, comme l’évoque Yves Cartuyvels[16].

10Les positions largement réticentes de la plupart des auteurs du champ psychanalytique à l’égard de la demande transgenre laissent le champ libre aux interventions de la médecine et de la psychiatrie d’inspiration anglo-saxonne, pragmatiques et biologisantes. A moins de se résigner à leur abandonner ce domaine et les questions cruciales sur le joint entre sexe et identité qu’il comporte, il y a là un défi à relever pour des psychanalystes soucieux de l’avenir de leur discipline.

Rencontre avec les transsexuels

11Ma rencontre avec les transsexuels trouve son origine dans mon expérience clinique avec les sujets dits toxicomanes. Parmi les héroïnomanes en traitement de substitution que je rencontrais en institution, quelques rares transsexuels assez paumés cherchaient à obtenir l’assentiment d’un psy et d’un médecin pour leur réassignation médico-chirurgicale. C’est dans un mouvement purement compassionnel que j’ai rédigé et signé les deux premiers rapports dans ce sens. À partir de quoi, mon nom a circulé sur Internet et cela m’a valu d’être consulté depuis par une quinzaine de sujets au nom de leur « dysphorie de genre ». Familier des pathologies auto-diagnostiquées par la clinique des toxicomanes, et accoutumé aux zones troubles entre médecine et psychanalyse, j’ai choisi de ne pas reculer.

12Puisque la bioéthique et parfois le législateur interposent un expert psy entre le candidat à la chirurgie et l’endocrinologue ou le chirurgien, comment renouveler l’accueil à réserver à ces demandes ? D’autant que celles-ci sont appelées à se multiplier comme effet d’une offre de « réassignation sexuelle ». La télévision, puis plus récemment Internet, ont popularisé, cristallisé et légitimé ces néo-identités, qui adressent à l’Autre cette demande d’authentification. À la limite, rejoindre cette identité véritable n’apparaît plus que comme une question pratique, médico-chirurgicale. La technique est de plus en plus performante grâce aux « progrès » de la médecine (hormones, vaginoplastie, phalloplastie, épilation laser, orthophonie, etc.). Les interventions s’effectuent désormais avec le soutien diffus de l’idéologie des Droits du patient et du « droit à disposer de son corps », héritage inestimable du combat féministe des années 1960. Ces interventions se déroulent souvent dans une parfaite méconnaissance des résistances massives et de la détresse majeure de l’entourage, familial et professionnel, à la transition. Et elles sous-estiment les effets pathogènes secondaires de cette ségrégation transphobe, analogue pour les sujets transgenre de ce qu’a pu être l’homophobie pour les homosexuels. Ici encore, se dessine l’analogie avec la douleur des héroïnomanes, accentuée par l’acharnement abstinenciel de ceux qui leur veulent du bien à tout prix [17].

Crise du genre

13Pourtant, à l’écouter très attentivement et avec la bienveillante neutralité qui sied à la praxis analytique, cette demande de castration, chimique ou chirurgicale, reste très particulière. Elle vise à résoudre les équations de la sexuation par une géométrie non euclidienne qui laisse en panne les nostalgiques du patriarcat et de cette époque bénie où le distinguo homme/femme semblait irréversible. Il faut situer cette subversion dans la bataille que mènent, aux États-Unis principalement, celles et ceux qui sont acharnés à pourfendre l’ordre phallique. Dans le contexte de déconfiture du patriarcat, Judith Butler[18] en tête nous annonce un monde qui ne serait plus régi par le binaire ? / ?, mais éclaté en une galaxie des sexes, aussi innombrables que les humains le sont, distribués dans un supermarché des identités, de surcroît résiliables et transitoires, et non plus fixées à jamais. Ce discours nouveau sur le corps pulvérise les tracés anciens et fait crouler le Mur de Berlin qui s’était construit dans la langue entre hommes et femmes quant aux définitions par l’anatomie de l’appartenance à l’un ou l’autre genre. La ferveur de certain(e)s adolescent(e)s pour l’androgynie par exemple de style « gothique », le succès des personnalités sexuellement ambiguës ou bi-, seraient ainsi à verser au compte de la prophétie butlérienne.

14Paradoxalement, les transsexuels, dans leur revendication de faire reconnaître leur appartenance à un autre sexe mais qui existe réellement, se dévouent, se sacrifient même pour faire exister l’identité de genre. Ils la construisent là où, comme effet de l’égalité en droit et en dignité des hommes et des femmes, la différence des genres paraît précisément vacillante. De même que lorsque l’institution du mariage est menacée de déshérence, elle se voit sauvée par les homosexuels qui, en le revendiquant, lui redonnent un lustre inattendu, ce qui n’est pas du goût de tous.

15Les travaux de Judith Butler tentent de déconstruire l’identité sexuelle. Celle-ci, loin d’être un monobloc, serait donc une mosaïque. Cette balkanisation de l’identité sexuelle n’est d’ailleurs pas incompatible avec la découverte freudienne d’une identité sexuelle foncièrement bricolée et conflictuelle, pour tous. Je cite Castel[19] : « Pour Freud, en effet, la sexualité dénature l’homme, parce que le plaisir pulsionnel excède, puis menace pathologiquement les fonctions physiologiques sur lesquelles il s’étaie (d’où l’exemple du baiser, supplément d’excitation greffé sur la muqueuse digestive). Corrélativement, les représentations ordinaires du masculin et du féminin sont frappées d’une sorte d’impuissance à cerner un référent univoque. Le bricolage verbal et intellectuel […], qui, pour les interpréter, privilégie ici les fonctions complémentaires du mâle et de la femelle dans la reproduction, là, un rapport du genre passif/actif, ailleurs encore d’autres oppositions d’origine culturelle, ne converge jamais. En ce sens, il n’y a d’usage social stable du “genre” qu’à condition de mettre entre parenthèses l’énigme qui se pose à tout individu, dénaturé par ses pulsions d’un côté, et soumis, de l’autre, à des stéréotypes qui ne peuvent jamais être pour lui que des idéaux identificatoires. […] C’est pourquoi le rapport de tout un chacun à la différence sexuelle est par principe symptomatique. » Autrement dit, bancal et souvent foireux.

16Ceci nous fournit de quoi rendre intelligible la singularité de la démarche de candidature FtM [20] de cette jeune femme d’origine turque qui insistait beaucoup sur le droit d’arborer une moustache comme signe de la réussite de sa transition, si l’on se rappelle que la moustache est un attribut majeur du Père de la Turquie, Kemal Atatürk.

La question de la psychose

17Stoller pouvait prétendre, à partir de son expérience clinique, qu’il se rencontrait parmi les dits transsexuels des sujets relevant de toutes les structures cliniques freudiennes (névrose, psychose et perversion). Il ne disposait certes pas des avancées de Lacan sur le « pousse-à-la-femme » dans la psychose, ni du concept de psychose ordinaire, qui permettent aujourd’hui de réinterroger la demande de ces sujets à nouveaux frais. Non sans s’exposer aussi à de nouveaux risques.

18Chez le psychotique, il y a toujours cette pente pour venir occuper la place de La femme, La femme de Dieu pour Schreber[21], par exemple. C’est la place que revendique le transsexuel MtF. Question malicieuse : le Président Schreber se serait-il aujourd’hui diagnostiqué transsexuel et quel sort réserverait-on à sa demande ?

19Dans mon expérience clinique, pourtant modeste, règne une grande diversité. D’un côté du tableau, il y a par exemple ce sujet, hystérie masculine probable, qui s’est interrogé pendant quelques mois sur son appartenance de genre parce qu’au cours d’un rapport sexuel avec une telle fille, il lui arrivait souvent de penser : « Ah ! Si je pouvais être à sa place ! ». Ce fantasme fait certes écho à la célèbre déclaration du Président Schreber[22] « que ce doit être une chose singulièrement belle d’être une femme en train de subir l’accouplement ». On sait que cet énoncé aurait inauguré sa psychose et a inspiré le concept lacanien du Pousse-à-la-femme dans la psychose [23]. Malgré ce rapprochement, il s’est avéré pour ce patient, au terme des entretiens, qu’il se sentait libéré de ne plus être enfermé dans cette perspective. Renoncer à l’étiquetage trans a eu pour ce patient un effet libérateur flagrant.

20A l’autre extrême du tableau, il y a un sujet manifestement psychotique, halluciné à l’occasion, hospitalisé trois fois après des passages à l’acte en public. Ce sujet revendique avec quérulence depuis des années sa trans-identité, au point de s’être approvisionné clandestinement en hormones féminisantes et de menacer de se mutiler les génitoires : « Évidemment, ne pas pouvoir pour moi avoir un vagin, consisterait à plonger dans ma mort pour l’éternité et c’est à ce fil que tient ma vie ». Avec les entretiens et l’intervention pacificatrice d’un collègue psychiatre, il est apparu que la violence de la revendication du sujet n’était que le reflet de la violence d’en face, des parents totalitaires en l’occurrence.

21Je peux aussi évoquer un sujet très « benjaminien » [24] qui se présente avec la certitude tranquille d’être femme piégé dans un corps d’homme ; il entame paisiblement sa transition puis redécouvre petit à petit, avec horreur, qu’il a été l’objet d’un abus sexuel incestueux perpétré par son père vers ses 3 à 5 ans. L’émergence de la question de son identité sexuelle a levé l’amnésie infantile et rendu impraticable sa position antérieure d’homme efféminé. Son refus de l’identité virile pourrait bien être la solution mobilisée pour faire taire en lui la honte et la douleur infligée par le père incestueux.

22Il y a encore ce cas d’un jeune patient qui avait vécu en homme sans trop d’histoires. Il pouvait faire l’amour avec des femmes sous certaines conditions : qu’elles soient dotées d’un corps androgyne et que lui-même soit autorisé par sa partenaire à porter des dessous féminins. Enfin, il lui fallait, pour parvenir à l’éjaculation, qu’il ne mentionnait qu’avec des guillemets, avoir recours à ce fantasme : s’identifier à la femme qui se fait pénétrer. Cela aurait pu sembler un fétichiste tranquille. Cet échafaudage s’effondre quand sa partenaire lui annonce qu’elle est enceinte. Contraint de se poser la question d’advenir comme père, il s’écroule : il renonce à cette compagne et à toute autre, ainsi qu’à tout rapport sexuel d’ailleurs, il développe une prétendue phobie sociale qui lui fait perdre son emploi, pour culminer dans un trouble de l’identité, au nom duquel il se découvre transsexuel. La grossesse inopinée a fait office de conjoncture de déclenchement d’une psychose qui était compensée par une solution perverse fragile.

23La question du diagnostic de psychose est de celle qui fâche. Pour les uns, militants transgenre ou autres insoumis à l’ordre phallique, le mot comporte une résonance d’insulte et soulève l’indignation à longueur de blogs antipsy. Pour les autres, psychiatres ou psychanalystes, ils considèrent avoir à faire chez ces sujets à la certitude délirante d’être de l’autre sexe ; bien entendu, cette certitude ne porte pas sur l’anatomie (« je reconnais que je suis mâle ou femelle »), mais sur ce que l’on a appelé « l’identité de genre », foncièrement subjective et qui n’existe que dans le discours. Pour tout sujet. Comment objectiver la subjectivité ? Paradoxe typiquement contemporain. D’ailleurs qu’est-ce qui me garantit que ma certitude d’être homme ne soit pas moins délirante ? L’assentiment d’autrui ne vaut pas vérité. Rappelons-nous la psychiatrie soviétique, qui diagnostiquait comme schizophrènes les opposants au régime communiste. Il fallait bien être fou pour prétendre s’opposer à la dictature, et pourtant nous avons des raisons de penser aujourd’hui que leur folie était raison quand c’est le discours du pouvoir qui était fou.

24Le même raisonnement a servi à la décision de déclassement de l’homosexualité comme maladie mentale et comme perversion. L’homosexualité a été retirée du Manuel diagnostique et statistique des maladies mentales en 1985 et a été déclassifiée lors du congrès de 1992, pour tous les états signataires de la Charte de l’OMS.

25De fait, pour la plupart des sujets, il s’agirait d’une bien curieuse psychose. On n’y observe pas d’hallucination, pas de phénomène élémentaire, pas de délire systématisé englobant l’ensemble de l’expérience du sujet. Au follow-up, dans les deux tiers des cas, selon Castel, les sujets opérés se déclarent tout à fait apaisés et rentrent dans la discrétion dont ils n’ont dû sortir qu’à regret. Ce qu’illustre à sa façon le roman très sensible de Rose Tremain Le royaume interdit[25].

26Si l’on maintient ce diagnostic de psychose, qu’est-ce que cela implique ? Y a-t-il eu déclenchement, ou risque de déclenchement ? Rien n’est moins sûr, ni systématique. Y a-t-il déraison ? Sans doute, mais pas davantage que chez les candidats à la chirurgie esthétique. Et quand bien même ? Ce diagnostic nous aide-t-il à les entendre, à les accompagner, à répondre à la demande d’expertise ? Ce n’est pas flagrant. Lorsque ce diagnostic sert à déconsidérer la demande, la pertinence du candidat comme sujet de sa demande, et, faute d’autre proposition thérapeutique, à le renvoyer aux neuroleptiques ou à une psychothérapie à visée adaptative, aussi superflue que celle que l’on administrait aux homosexuels obstinés, il y a une forme de maltraitance thérapeutique.

27Lorsque le diagnostic sert à réconforter le thérapeute qui ne peut envisager d’éviration sans frémir imaginairement pour son propre organe, il y a imposture professionnelle.

28Par contre, si ce diagnostic entend éclairer les enjeux de la demande sans la discréditer a priori et systématiquement, il se révèle un appui conceptuel fécond. A condition de prendre toutes les distances possibles avec la dimension péjorative que ce terme prend en psychiatrie. Parce qu’avec ce diagnostic resurgit la querelle des diagnostics : le terme de psychose n’a plus la même signification en psychiatrie et en psychanalyse. Il nous faut désormais distinguer la psychose au sens psychiatrique du terme, de la psychose au sens d’une structure de personnalité spécifique, marquée par un raté de l’inscription de la fonction paternelle. Or le plus souvent, la structure psychotique ne déclenche pas, ou seulement à bas bruit, d’une manière imperceptible à autrui. C’est cette psychose non déclenchée que l’on propose de nommer désormais « psychose ordinaire ». Il s’agit là d’une avancée conceptuelle récente majeure.

29Cette élaboration du concept de psychose ordinaire par J.A. Miller[26] et J.-C. Maleval[27], nous éloigne davantage du lexique psychiatrique. Il s’agit de rendre compte des cas de sujets qui sont structurés sur un mode psychotique sans pour autant en présenter les manifestations spectaculaires, de délire ou d’hallucinations : « des sujets qui ne possèdent aucun passé psychiatrique, qui ne sont ni délirants, ni hallucinés, ni mélancoliques, et pour lesquels, malgré tout, se pose la question d’un fonctionnement psychotique ». Ce qui amène à les considérer dans la sphère de la psychose tient à leur rapport persécuté à l’autre, comme objet de l’autre, d’un autre généralement malveillant, ou encore un certain « laisser-tomber » du corps propre, repéré avec insistance dans l’observation des S.D.F. ou de certains ados, dans certaines anorexies mentales par exemple. Ou encore un certain débranchement du lien social, du sens commun, des conventions et des semblants qui organisent la cité.

30Si pour la nomenclature psychiatrique, le terme est nécessairement d’un pronostic funeste, il n’en va pas de même désormais pour la psychanalyse d’orientation lacanienne, qui ne conçoit pas la psychose comme une structure déficitaire, ou moins bonne que la névrose, mais comme une autre façon de faire avec la condition du parlêtre, ni meilleure ni pire que celle du névrosé. Au lieu de considérer la psychose comme insulte à la raison, il convient de rappeler que le névrosé n’est pas moins déraisonnable que le psychotique, sauf qu’il est mieux accroché aux semblants. Il en est « dupe », disait Lacan. L’identité de genre est l’un de ces semblants, dont le sujet trans n’est pas dupe.

31A ces conditions, le candidat transsexuel peut être entendu comme sujet de sa demande. Son identification, extravagante d’un point de vue anatomique et pour le bon sens, peut alors apparaître pour ce qu’elle est, souvent sans doute : une suppléance efficace.

Conclusion

32La demande de réassignation du sexe bouleverse certes les conventions mais surtout la langue qui maçonnait le lien supposé intangible entre l’identité de genre – homme ou femme – et les organes visibles auxquels attribuer la différence des sexes. Celle-ci pourrait donc être affaire de conviction intime et subjective plus que d’anatomie objective. De surcroît, l’accès à l’identité de genre ne se ferait plus par ce qui se voit mais par ce qui s’entend. Là où prédominait le regard, devrait advenir le discours du sujet sur le corps qui devrait lui échoir en lieu et place de celui, abhorré, dont la nature l’a doté et que la langue de l’autre avait nommé. Cette puissance de la nomination sur l’identité et cette position non dupe du sujet à l’endroit des semblants consonne avec la logique de la psychose. Sans prétendre que toutes les demandes de réassignation de genre émaneraient de sujets qui ressortissent à la psychose ordinaire, ce qui serait un raccourci insoutenable et périlleux, cette structure fournit un éclairage précieux à l’intelligence d’une bonne proportion de ces cas. Elle en illustre une fois de plus les potentialités créatrices par subversion du sens, ce à quoi les psys ne sont pas nécessairement mieux préparés que l’opinion dite publique.

33Restaurer le candidat transgenre en sujet, c’est en quelque sorte renouveler le geste de Freud devant l’hystérique. Là où Charcot en faisait des objets visuels, des bêtes de scène, Freud les anoblit en les faisant sujet de leur discours. Puissions-nous être inspirés pareillement et disposés à écouter les candidats transgenre dans l’étonnante diversité de leur position, bien au-delà de la fiction – fixion – d’une identité sexuelle qui existerait vraiment.

Notes

  • [*]
    Médecin et psychanalyste
  • [1]
    Castel Pierre Henri, (2003), La métamorphose impensable. Essai sur le transsexualisme et l’identité personnelle, (NRF), Paris, Gallimard, 551 p.
  • [2]
    Foerster Maxime, Psychanalystes, encore un effort… syndromedebenjamin.free.fr/textes/articles/psychanalystes_encore_un_effort.htm
  • [3]
    Foerster Maxime, Histoire des transsexuels en France, Ed. H&O, 2006
  • [4]
    Castel Pierre-Henri, A quoi résiste la psychanalyse ?, PUF, 2006.
  • [5]
    Castel, p. 90.
  • [6]
    MtF : male to female
  • [7]
    Conway Lynn, How Frequently Does Transsexualism Occur? http:// ai. eecs. umich. edu/ people/ conway/ TS/ TSprevalence. html
  • [8]
    Stoller Robert J., Masculin ou féminin, Puf – le Fil Rouge, Paris, 1989 & Recherches sur l’identité sexuelle à partir du transsexualisme, Gallimard - Connaissance de l’inconscient, Paris, 1978
  • [9]
    Castel P.-H., op . cit., p. 432, note 19
  • [10]
    Lacan J., …Ou pire, séminaire 1971-72, leçon du 8 déc. 1972.
  • [11]
  • [12]
    Millot Catherine, Horsexe, essai sur le transsexualisme, Point Hors Ligne, 1983
  • [13]
    Nahon C., « Trans-sexualité : défiguration, déformation, déchirement », Cliniques méditerranéennes,
    n° 74, 2006
  • [14]
    Castel P.-H., op . cit., p. 73
  • [15]
    Stengers J & Van Neck A, Histoire d’une grande peur : la masturbation, éd. De l’Université Libre de Bruxelles, 1984, p. 150-153.
  • [16]
    Cartuyvels Yves, À propos du Livre noir de la psychanalyse, in l’Anti-livre noir de la psychanalyse, sous la dir. de J.-A. Miller, Seuil, 2006, p. 158-160
  • [17]
    Jacques J. P., Pour en finir avec les toxicomanies. Psychanalyse et pourvoyance légalisée des drogues, De Boeck - Université, 1999
  • [18]
    Butler Judith, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, La Découverte, Paris, 2005.
  • [19]
    Castel Pierre Henri, op. cit., p. 83-84
  • [20]
    FtM : male to female.
  • [21]
    Schreber D., Mémoires d’un Névropathe, Le Seuil, Points, 1975
  • [22]
    Schreber D., op. cit., p. 46
  • [23]
    Mahieu Eduardo Tomás, Les délires transsexualistes ou le pousse-à-la-femme, http:// eduardo. mahieu. free. fr/ Cercle%20Ey/ Seminaire/ pousse. html
  • [24]
    En référence aux travaux du « pionnier » de la clinique transgenre, le Dr Harry Benjamin
  • [25]
    Tremain Rose, Le royaume interdit, Prix Femina Etranger 1994, éd. De Fallois, 2000
  • [26]
    Miller J.A., « Psychose ordinaire et clinique floue », in IRMA, La psychose ordinaire – la convention d’Antibes, Agalma éd. / Le Seuil, 2005
  • [27]
    Maleval J.-C., Éléments pour une appréhension clinique de la psychose ordinaire, séminaire de la Découverte freudienne, Toulouse, http:// w3. univ-tlse2. fr/ erc/ pdf/ elements_psychose_ordinaire. pdf
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