PSYCHANALYSE POUR UNE CERTAINE LIBERTÉ, Susann Heenen-Wolff, Préface de René Roussillon, De Boeck, Oxalis, 2007, 166 p.
1Par Patrick De Neuter
2Professeur émérite de la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Université de Louvain
3111 rue des Aduatiques – B-1040 Bruxelles
4En refermant ce livre, que j’ai lu à partir de ma formation freudo-lacanienne, une première pensée me revient qui était déjà présente dès les premières pages : si la psychanalyse vise à une « certaine liberté », ce livre en est assurément un témoignage vivant. L’auteure, Susann Heenen-Wolff, y fait preuve en effet d’une liberté de pensée qui fait plaisir à trouver dans les rayons « psychanalyse » de nos librairies. Bien sûr, l’ancrage freudien – la fidélité à Freud, devrais-je dire – est bien présent et j’en veux pour preuve les très fréquents retours aux textes freudiens qui accompagnent chacun des débats ouverts tout au long des 11 chapitres de ce livre. Cependant, cet ancrage et cette fidélité n’empêchent pas l’auteure d’évoquer la possibilité d’un futur changement de paradigme, changement peut-être déjà en marche, et elle montre en quoi ce changement peut être nécessaire et pourquoi, dans les temps qui sont les nôtres.
5Néanmoins, il ne s’agit pas de dire et de faire n’importe quoi. Tout au long de ses questionnements, l’enseignement de sa clinique et les écrits de ses collègues servent de balises. Loin d’être monoréférentielle, Susann Heenen-Wolff trouve ses compagnons de recherche tout autant dans son groupe belge de l’IPA, la Société belge de Psychanalyse, qu’elle a rejointe il y a quelques années, que dans le groupe français dans lequel elle a fait sa formation. Elle lit aussi ? et discute ? ses collègues de langue allemande tout comme ceux qui publient dans la langue de Shakespeare ; elle évoque même certains travaux de collègues lacaniens ou de Lacan lui-même, cet autre chercheur qui remit sans cesse les divers concepts freudiens sur le métier. Ces diverses lectures, elle les confronte à sa clinique [dont elle n’hésite pas à faire état] pour éclairer et étayer ses prises de positions théoriques. Tout ceci pour caractériser le style de l’auteure, autrement dit, sa méthode et son énonciation.
6Par conséquent, les doctrinaires et dogmatiques de tout bord ont intérêt à s’abstenir : ils ne trouveront dans ce livre que de bonnes raisons de ne plus l’être et l’on sait les angoisses liées à une telle perte de pseudo-identité. Par contre, tout clinicien souhaitant s’informer sur les courants récents et les questions d’actualité dans le champ de la psychanalyse y trouveront leur miel ainsi que les jeunes allant-devenant psychanalystes à l’IPA. Quant aux lacaniens, ils y trouveront grand intérêt dans la mesure où ils sont, d’une part, désireux de dépasser leurs a priori concernant leurs collègues de l’autre bord (et la psychanalyse a aujourd’hui tout intérêt au dépassement de certains clivages) et, d’autre part, soucieux de s’informer sur ce qui se dit et se pratique dans les communautés analytiques ipéistes de langues française, anglaise et allemande. Ils y trouveront un intérêt d’autant plus grand si les thèmes remis en chantier par Susann Heenen-Wolff font partie de leurs préoccupations.
7C’est à la liberté qu’est consacré son chapitre 1. Aux libertés, faudrait-il dire, puisqu’elle envisage à la fois cette « certaine » liberté attendue en fin de cure et la liberté nécessaire, côté analysant et côté analyste, pour le bon déroulement de celle-ci. Corrélativement, elle aborde la question des causalités et des déterminants du passé à propos duquel elle a cette jolie formule « le passé est responsable de ce que nous sommes devenus mais, inversement, ce que nous sommes aujourd’hui est aussi responsable de ce que nous avons été ; le présent transforme et remanie le passé, notre passé en nous ». Après avoir ainsi balisé le chemin analytique vers une « certaine » liberté, l’auteure consacre son chapitre 2 aux contre-transferts et particulièrement à ceux qui surgissent avec une certaine violence et à ceux qui se dévoilent dans les rêves du psychanalyste (chapitre 3). Elle fait le tour des diverses conceptions de la place de ce concept dans le procès de la cure et de son bon usage pour que ces contre-transferts soient l’occasion d’un progrès plutôt que d’une stagnation. J’aurais personnellement aimé retrouver dans ce chapitre les quelques indications de Lacan à propos du contre-transfert du psychanalyste, de son transfert (ses a priori concernant la cure et ses analysants) et de son désir de psychanalyste comme moteur de la cure. Mais cela ne m’a pas empêché de trouver ce chapitre très instructif et les cas cliniques très démonstratifs, notamment à propos de ce que les lacaniens perdent à faire silence sur ces contre-transferts qui, quoi qu’on puisse en dire, peuvent avoir un impact important, positif ou négatif, sur le décours de la cure : autant que cet impact soit le plus positif possible. Dans un chapitre 4, Susann Heenen-Wolff aborde les diverses théorisations actuelles de la relation analysant-analyste ainsi que celles qui concernent le cadre de la cure. A propos de ce dernier, elle déplie bien les diverses interprétations ainsi que les aménagements dont il fait l’objet aujourd’hui, avec leurs avantages et leurs inconvénients, ainsi que leur dépendance par rapport au lien sociétal actuel. Dans ce même chapitre 4, la place de l’Œdipe, dans la théorie comme dans la clinique, est aussi revisitée, tandis que le chapitre 6 est consacré à la question de la fratrie comme scène originaire, fratrie trop souvent négligée, à tort, nous dit-elle, et elle s’en explique de façon convaincante. Puis, c’est l’envie du pénis ou, plus exactement, les envies du pénis qu’elle aborde dans leurs complexités. Elle en déplie tout d’abord les sens freudiens, puis elle en déplie l’intérêt qu’elle trouve dans le maintien de ce concept que d’aucuns pensent devenu obsolète. A nouveau, un extrait de cure est convoqué pour aider notre réflexion. Le chapitre 7 est consacré à cet autre concept très controversé dans les milieux de l’IPA : la pulsion de mort. Comme à l’accoutumée, un cas clinique accompagne la réflexion théorique et laisse le lecteur convaincu de l’utilité dans la clinique de ce concept très contesté dès sa mise en place par Freud. S’acheminant vers la fin du livre, les réflexions de l’auteure sur les identités de vie et les identités de mort (chapitre 10) sont précédées et introduites par deux chapitres consacrés au judaïsme. Le premier l’envisage comme source de constructions fantasmatiques chez ceux qui n’en sont pas (chapitre 8) et l’autre comme déterminant potentiel des travaux de Freud sur Moïse (chapitre 9). Enfin, son chapitre 11 rejoint son introduction. Il concerne, en effet, le transfert comme « véritable croix ». Elle y traite essentiellement du transfert qui se développe dans les analyses dites didactiques, transfert dont il convient de se défaire pour ne pas devenir un praticien et un théoricien « prisonniers d’un seul maître » mais, au contraire, un psychanalyste plus riche de connaissances théoriques diverses et pratiquant une technique de plus en plus en accord avec son fonctionnement conscient et inconscient. Que peut-on souhaiter d’autre pour la psychanalyse et pour ceux qui lui confient leurs vœux de devenir un peu plus libres par rapport aux répétitions, aux pulsions coercitives, aux scénarios fantasmatiques dont ils sont les sujets plus ou moins souffrants ? J’aurais simplement complété, lacaniennement et néanmoins amicalement, le gain de liberté par rapport aux signifiants qui, eux aussi, nous minent et nous déterminent.
8Cela étant, en suivant l’auteure dans ses diverses questions et élaborations, je ne me suis pas du tout senti en terre étrangère. Tant s’en faut. J’y ai retrouvé bon nombre de mes préoccupations concernant la psychanalyse aujourd’hui. Y compris celles qui concernent la place et le style de l’interprétation qui, bien que non théorisées comme telles, sont très présentes dans le décours de la présentation des vignettes cliniques. Pour ma part, je ne suis pas sûr qu’elles doivent être aussi fréquentes, aussi explicatives, aussi centrées sur le transfert et aussi déterminées par le contre transfert de l’analyste que les vignettes cliniques ne le donnent à penser. Cela mériterait un débat argumenté, ce qui n’était pas le but de l’auteure. Mais pourquoi ne pas le programmer ?
9Quoi qu’il en soit, ce sont des livres comme celui-ci, écrits dans un esprit de recherche très directement branché sur la clinique, dans une perspective résolument positive et dans une langue claire, accessible et précise, qui contribueront au maintien, voire au développement, de la psychanalyse dans le monde post-moderne qui est le nôtre aujourd’hui.
CLINIQUE DU COUPLE, de Patrick de Neuter et Danielle Bastien (éd.), érès, 2007, 253 p.
Par Anne RaeymaekersLicenciée en Sciences familiales et sexologiques
Psychothérapeute et psychanalyste
19A, rue de la Citronnelle – B-1348 Louvain-la-Neuve
10Comment vivre en couple ? Comment réussir cette alchimie particulière entre un homme et une femme, tous deux nantis de leur histoire personnelle, de leur inconscient, de leurs idéaux, de leurs propres modèles parentaux ou autres et de leurs fantasmes ? Comment deux êtres peuvent-ils réussir une vie de couple épanouissante et harmonieuse ? Comment peuvent-ils éviter la répétition incessante de leurs difficultés ?
11Force est de constater dans nos consultations, qu’elles soient individuelles ou de couple, qu’amour ne rime pas avec toujours et que l’agressivité, voire la violence sont inéluctables au sein des couples. Si l’on est souvent en porte-à-faux vis-à-vis des attentes conjugales, il est toutefois possible de limiter l’agression en jeu. La possibilité existe bel et bien de surmonter une partie des difficultés inhérentes à la vie de couple. En conjuguant amour et désir, espoir et souhaits de bonheur, il est possible d’atténuer les répétitions et les souffrances, notamment la jalousie. Par ailleurs, le couple peut être un lieu de renaissance, de création et de coconstruction pour chacun des conjoints. C’est ce que nous démontrent Patrick De Neuter et Danielle Bastien et leurs collaborateurs.
12Les travaux publiés dans ce livre s’étayent de longues pratiques de la cure psychanalytique type et, pour certains des auteurs, de 10 ans de travail thérapeutique analytique auprès de couples. Ce livre est aussi le reflet partiel de dix années de réflexions théoriques par le biais de séminaires, supervisions et cycle de conférences.
13Différents thèmes ponctuent cet ouvrage consacré au lien ou plutôt à l’espace conjugal.
14Dans la première partie, est abordée la question de savoir comment penser le couple. Ainsi, le couple comme lieu de projection d’une fracture subjective, les paradoxes de l’amour, le masculin et le féminin sont tour à tour discutés grâce aux contributions de Monique Schneider, Patrick De Neuter, de Jacqueline Schaeffer et de Danielle Bastien.
15Dans la seconde partie, les auteurs abordent quelques thème plus précis : on y voit que l’amour va bien souvent de pair avec des passions ravageantes, faites d’agressivité et de haine (Patrick De Neuter et Danielle Bastien) et ou bien encore comment l’amour se mêle inévitablement à l’altérité et la jalousie (Alain Valtier et Sandra Baôo),…
16Enfin, dans la troisième partie, la vaste question de la différence des sexes et de la sexuation est mise au travail. Sont ici traités des thèmes comme l’énigme du féminin, le masochisme des femmes, la pulsion de mort, le démon de midi et les angoisses masculines de la cinquantaine (Danielle Bastien et Patrick De Neuter)…
17Les références des auteurs sont diverses. Pour éclairer cette problématique complexe du couple, sont convoqués les travaux de Freud, Lacan, Winnicott, René Kaës ou encore Mélanie Klein.
18Faute d’espace, je m’attacherai à vous présenter plus particulièrement une des contributions de chacun des éditeurs. Et tout d’abord celle de Danielle Bastien, lorsqu’elle décrit le conjugo comme espace psychique particulier où circulent et se confrontent de multiples motions psychiques. Un espace psychique où la parole s’échange et où s’éprouve la différence des sexes. Lors d’une consultation psychanalytique de couple nous dit-elle, se retrouvent en face-à-face deux co-thérapeutes, psychanalystes, et les deux partenaires conjugaux, ces derniers amenant en consultation une difficulté de communication ; verbale, organisationnelle ou sexuelle. L’espace psychique conjugal, convoque les équations psychiques des uns et des autres, en particuliers leurs désirs inconscients incestueux, cannibaliques et meurtriers. Permettant l’expression des défenses du moi et des fantasmes respectifs, l’entretien de couple devient un lieu de production de l’inconscient. Danielle Bastien fait également appel à la conception de l’objet transitionnel de Winnicott, lequel objet est positionné dans un espace qui sépare le monde interne du monde externe. Ce qui l’amène à proposer l’espace psychique conjugal comme espace transitionnel, plus précisément comme une aire de l’éprouvé de l’utilisation de l’objet repérable sous la forme de l’emprise et des tonalités de l’éprouvé d’une différenciation entre perte et absence. On peut donc repérer au sein de cet espace psychique conjugal un degré de détachement toujours associé à la crainte de perdre l’autre « totalement hors de contrôle », mais aussi, une capacité de pouvoir être utilisé tout en survivant à la « volonté de destruction » qui y est liée. Chacun des conjoints est amené à circuler entre ces deux pôles, celui de la résistance à l’autonomie et celui de la capacité d’être utilisé. Et de conclure qu’au sein de cet espace psychique de l’inconscient va circuler et être créé et que vont émerger de la jouissance et des scenarii fantasmatiques.
19Des contributions de Patrick De Neuter, je retiendrai celle qui concerne ce double mouvement de fascination et de crainte, d’attrait et de rejet suscité par les expériences de l’amour passionnel. L’amour fascine et attire dans la mesure où il constitue pour le sujet aimé une expérience de renaissance, de découverte d’autres facettes de son moi et de son désir inconscient et un expérience de créations de toute espèce. Mais lorsque la passion s’y conjoint, l’amour est l’objet de crainte et de rejet. En effet s’y mêle alors toujours l’idéalisation sans limite qui entraîne ce que Freud appelait l’hémorragie du moi et la haine qui se développe conjointe à l’amour (Lacan a créé le néologisme d’« hainamoration » pour désigner ce processus). Lorsque la crise ou la rupture arrive, le déferlement de ces agressivités et de ces haines aboutit parfois au meurtre ou plus souvent aux dépressions sans issues, voire au suicide. Enfin, et dans certains cas, ces ruptures sont l’occasion du déclanchement d’une psychose latente.
20Pour terminer je reviendrai sur cette idée, assez révolutionnaire dans le milieu psychanalytique, de la coconstruction du féminin et du masculin au sein du couple, idée développée par Jacqueline Schaeffer et sur cette conception du conflit conjugal comme effet d’un conflit interne d’un des ou des deux partenaires, thème du chapitre développé en début de volume par Monique Schneider.
21J’espère avoir démontré tout l’intérêt que j’ai trouvé dans cette lecture, intérêt qui sera partagé je pense par tout clinicien : qui en effet n’est pas confronté dans sa clinique aux difficultés conjugales de son (sa) patient(e) ou de son analysant(e). Il est non seulement intéressant, mais il est aussi d’un abord aisé et d’une lecture agréable, ce qui ne gâte rien.