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Article de revue

La croyance : aux confins mystérieux de la cognition

Pages 87 à 109

Notes

  • [1]
    Les écrits de Thérèse d'Avila sont pour le moins abondants : la traduction française de ses œuvres importantes tient en 12000 pages et sa correspondance comporterait plus de 15000 lettres (http ://www.dieu-parmi-nous.com/ ste.therese.avila.htm ; http ://www.carmel. asso.fr/visages/teresa/ oeuvres1.shtml).
  • [2]
    Au chapitre XXVIIII, 13 de son autobiographie, Thérèse d'Avila décrit ainsi ses expériences extatiques illustrées par le Bernin (1598–1680) dans « L'extase de sainte Thérèse », marbre visible à l'église Santa Maria della Vittoria de Rome : « Il plut au Seigneur de me favoriser à différentes reprises de la vision suivante. Je voyais près de moi, du côté gauche un ange sous une forme corporelle. (...] [Il] tenait à la main un long dard en or, dont l'extrémité en fer portait, je crois, un peu de feu. Il me semblait qu'il le plongeait parfois au travers de mon cœur et l'enfonçait jusqu'aux entrailles. En le retirant, on aurait dit que ce fer les emportait avec lui et me laissait tout entière embrasée d'un intense amour de Dieu. [...] [La] suavité causée par ce tourment incomparable est si excessive que l'âme ne peut en déceler la fin ni se contenter de rien en dehors de Dieu. » (extrait cité dans http ://www.virtualmuseum. ca/Exhibitions/Valentin/ Francais/6/645.php3).
  • [3]
    Cette expérience découle d'une connaissance étayée par l'observation plus que de notre perception qui est celle d'un temps modulé par l'attention et qui s'accélère au fur et à mesure que nous avançons en âge (Lemlich, 1975 ; Gallant, 1991 ; Carrasco ; 2001 ; Leon, 2003 ; Coull, 2004).
  • [4]
    Remarquez que l'explicitation d'un concept ou d'un dogme religieux est toujours réfutable en ce qu'elle n'en restitue pas toutes les dimensions, ce qui confirme d'ailleurs que son contenu n'est pas intégralement décodable en terme rationnel.
  • [5]
    Si la croyance entretient avec la pathologie mentale et neurologique des liens qui mériteraient d'être analysés, elle en noue également avec la création artistique sous toutes ses formes, au-delà de l'art qui s'affirme clairement religieux. Comme exemple, voici, tiré de l'œuvre de S. Zweig, une expression littéraire de la forme de croyance évoquée ici : « Et ensuite, je m'en rendais compte : en relisant, je scandais et imitais son intonation avec tant de fidélité et tant de ressemblance qu'on eût dit que c'était lui qui parlait en moi, et non pas moi-même. Tellement j'étais déjà devenu la résonance de son être. L'écho de sa parole. Il y a quarante ans de tout cela : et cependant, encore aujourd'hui, au milieu d'un exposé, lorsque je suis emporté par l'élan de la parole, je sens soudain avec embarras que ce n'est pas moi qui parle, mais quelqu'un d'autre, comme si quelqu'un d'autre s'exprimait par ma bouche. Je reconnais alors la voix d'un cher défunt, d'un défunt qui ne respire plus que par mes lèvres : toujours, quand l'enthousiasme me donne des ailes, je suis lui. Et je le sais ce sont ces heures-là qui m'ont fait. » (Zweig, 1927).
  • [6]
    La notion de croyance est en soi suffisamment difficile à cerner pour ne considérer ici que celle qui peut être interpellée par et à travers l'activité consciente. Au-delà de cette analyse, une réflexion pourrait être menée sur les moyens dont disposent les neurosciences cognitives pour considérer la croyance dans des formes inconscientes, c'est-à-dire celle pour laquelle l'adhésion à des élaborations mentales exerce des effets sans représentation dans le champ de la conscience. D'aucuns diront que le recours aux mythes antiques pour symboliser certains moteurs de notre vie inconsciente révèle des liens entre croyance et Inconscient : « ne croyons-nous pas inconsciemment », par exemple, à la trame du conflit oedipien !
  • [7]
    «  Examinons donc ce point, et disons : « Dieu est, ou il n'est pas. » Mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n'y peut rien déterminer : il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu, à l'extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? Par raison, vous ne pouvez faire ni l'un ni l'autre ; par raison, vous ne pouvez défaire nul des deux. [...] Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter. » (Pascal, Pensées, 1670, extrait 233 de l'édition L. Brunschvicg).

1 Lorsque « connaissance » devient « cognition » qu'advient-il de la « croyance » ?

2Les fonctions mentales qui ont trait à la connaissance font l'objet d'études regroupées dans un corpus expérimental et théorique dénommé généralement « sciences cognitives » ou, pour mieux affirmer son affiliation aux sciences du cerveau, « neurosciences cognitives ». Quel regard cette science de la cognition peut-elle porter sur la croyance ? L'abord le plus intuitif et superficiel de la question dissociera sans peine connaissance et croyance. Mais dans la distance qui les sépare, les neurosciences cognitives voient-elle un fossé, une barrière infranchissable, ou plutôt une voie digne d'être explorée ? Cette question mérite une réflexion parce qu'elle offre une perspective nouvelle sur la face cachée de notre imaginaire.

3Pour entamer cette réflexion et lui fixer un cadre, il semble utile de tenter une définition de la croyance dans une approche neurocognitive. Une définition globale pourrait être : processus conscient par lequel un sujet adhère à des perceptions ou des élaborations cognitives non vérifiées par les sens. Cette définition, à valeur opérationnelle, nous permet, dans une première approche, d'analyser les relations entretenues entre la croyance et diverses fonctions cérébrales que les neurosciences cognitives ont mises à jour. Dans un deuxième temps, elle nous permettra d'évaluer les constituants de ce processus parmi les mécanismes qui fondent la vie mentale.

Croyance et fonctions cérébrales

4 La neurophysiologie s'est d'abord attachée à analyser les fonctions neurologiques primaires qui assurent le fonctionnement individuel de l'homme (motricité, perception sensorielle). Depuis peu, elle s'attache aussi à considérer des fonctions qui concernent l'homme dans ses interactions avec d'autres individus. Curieusement, il n'est pas une fonction mentale, qu'elle soit élémentaire ou supérieure, qui n'offre un champ d'application à la croyance. Chacune de ces applications de la croyance sera ce que l'on peut appeler « une croyance » et leur ensemble formera donc « les croyances ». Une manière de lier croyance et fonctions mentales consiste donc à identifier diverses formes de croyance sur base des fonctions mentales auxquelles elles se rattachent. Les fonctions cérébrales dont le substrat neurologique nous est connu seront considérées ici en deux catégories, suivant qu'elle touchent principalement à l'individu ou qu'elles concernent spécifiquement la vie relationnelle. Il va de soi que cette séparation n'est pas hermétique. En effet, il n'y a pas de langage, verbal ou écrit, sans perception auditive et visuelle, sans motricité. De même, la reconnaissance des personnes fait intervenir perception sensorielle, représentation du schéma corporel et émotion. Plus généralement d'ailleurs, l'émotion, propre à l'individu, est une composante essentielle de la vie relationnelle, quelle que soit la taille du groupe humain considéré (dyades diverses, famille, société).

5L'évocation des croyances associées à chacune des fonctions identifiées permettra d'aborder des hypothèses relatives à leur émergence et au rôle qu'elles tiennent dans notre vie mentale. Au fil de cet article, ces hypothèses seront progressivement développées pendant que nous parcourrons les fonctions cognitives, depuis les plus élémentaires jusqu'aux plus élaborées.

Fonctions cérébrales propres à l'individu

Perception sensorielle

6 L'organisation neurophysiologique de la perception est bien connue, séparée en fonction du mode sensoriel pour une part (grossièrement de l'organe sensoriel jusqu'au cortex sensoriel, en passant par le thalamus), et multi-modale pour une autre (traitement sémantique de l'information, modulation attentionnelle). Les fonctions sensorielles qui assurent notre communication avec le monde extérieur font l'objet de croyances nombreuses qui restent cependant périphériques dans les grandes théorisations auxquelles la croyance peut aboutir : dans notre civilisation, les exemples les plus représentatifs de ces croyances concernent les diverses rencontres sensorielles avec le Christ, les Saints ou tout être associé au divin. Ces contacts sensoriels peuvent se voir attribuer un sens, ils doivent alors être considérés dans le cadre particulier du langage (voir plus loin). Des croyances portent également sur des capacités perceptives extraordinaires attribuées à des êtres surnaturels ou humains qui « voient », au-delà de notre horizon, dans le passé et dans l'avenir.

Motricité

7 La neurophysiologie de la motricité est très étudiée au travers de la pathologie (syndrome pyramidal, extra-pyramidal, cérébelleux), de l'expérimentation animale et de l'étude de sujets sains. Comme pour les fonctions élémentaires de perception, les croyances qui s'appliquent au mouvement sont relativement élémentaires. Elles concernent l'attribution d'une capacité motrice à des éléments inanimés par nature (objets minéraux naturels ou transformés par l'homme) ou rendus tels par le temps (défunts). Comme pour la perception, des capacités motrices extraordinaires peuvent être attribuées à des êtres surnaturels qui volent, traversent l'espace et le temps, déplacent des montagnes et ouvrent les océans.

Planification

8 Toute action nécessite une succession d'activités cérébrales complexes et son succès repose sur une planification adéquate. La planification de l'action prend en compte informations et motivations pour atteindre un résultat projeté (par l'enclenchement de mouvements ou de « computations » mentales appropriés). La richesse particulière de cette fonction résulte évidemment du développement extrême de son siège, le cortex frontal (chez l'homme par rapport aux autres mammifères et en particulier aux primates qui nous sont apparentés). L'apragmatisme secondaire à ses lésions nous a révélé le rôle du cortex préfrontal dans la planification, ce que de multiples expériences de neuroimagerie ont confirmé.

9Les croyances relatives à la fonction de planification sont marquantes dans leurs effets sur la culture et la civilisation. Elles concernent en particulier la notion de destin, croyance dans le fait que le devenir de chaque être et de chaque chose est planifié, « écrit à l'avance ». Personnification de cette croyance, la croyance en un « Créateur », un être qui a « imaginé le monde avant qu'il n'existe », se présente sous diverses variantes qui offrent leur fondement cosmogonique aux religions et à certains courants philosophiques.

10On voit se profiler ici l'hypothèse suivant laquelle la croyance émane de fonctions cognitives projetées hors de nous. Cette projection, comme sous l'effet d'une lentille divergente, s'accompagne d'une magnification de la fonction concernée : à partir d'une fonction de planification restreinte à nos actes individuels, la croyance établit une instance qui ordonne le Monde dans les dimensions infinies du temps et de l'espace.

Émotion

11 De nombreuses expériences ont démontré le rôle central de diverses structures cérébrales dans le traitement émotionnel ou affectif des informations sensorielles. La dimension affective de notre activité mentale semble impliquer principalement l'amygdale et les cortex insulaire et préfrontal ventro-médian (Phan, 2002, Bar-On, 2003).

12Un premier type de croyance lié à cette fonction concerne l'attribution d'états émotionnels particuliers à un contact spirituel avec Dieu ou un être apparenté (possession, extase). Le caractère mystique des états qui accompagnent ou précèdent certaines crises d'épilepsie temporale entreprenant l'amygdale démontre les liens entretenus entre la croyance et les circuits neuronaux de l'émotion. Vu sous cet angle, la description de l'extase de Sainte Thérèse ne serait-elle pas, d'ailleurs, celle d'une crise épileptique ? Plusieurs arguments permettent en effet de faire un parallèle entre les expériences de Thérèse d'Avila (1515–1582) et l'épilepsie temporale : « hyper-religiosité » et hypergraphie [1] sont associées à l'épilepsie temporale et un caractère religieux serait retrouvé dans 27  % des états psychotiques post-ictaux (Tucker, 1987 ; Ogata, 1998 ; van Elst, 2003 ; Wuerfel, 2004). De plus, plusieurs aspects des expériences décrites par la sainte [2] sont rapportés au cours d'auras épileptiques temporales : sensations et douleurs viscérales, vécu extatique ou orgasmique ainsi que de fusion mystique (Kanemoto, 1996 ; Ogata, 1998 ; Asheim Hansen, 2003).

13Les croyances qui touchent aux fonctions affectives portent aussi sur l'existence d'êtres doués d'un amour et d'une bienveillance infinis (dieu, saint protecteur, ange-gardien, fée, etc.), ou à l'inverse d'êtres éminemment agressifs et méchants (diable, sorcière, ogre, fantôme, etc.).

14Nous pouvons faire l'hypothèse que ces croyances ont une fonction dans la vie affective ; elles comportent une externalisation et une personnification des affects qui permettent d'en acquérir la maîtrise par l'évocation (joie de la communion) ou l'éloignement (superstitions qui écartent les mauvais esprits).

Perception spatio-temporelle, schéma corporel

15 La neuropsychologie a bien établi le rôle du cortex pariétal dans notre capacité à nous forger une représentation spatiale du monde et de nous-même. Les atteintes des lobes pariétaux induisent en effet des troubles cognitifs bien documentés liés à ces fonctions (agnosies, inattentions et négligences motrices et sensorielles diverses). La représentation du temps et l'estimation de la durée fait, quant à elle, intervenir diverses structures cérébelleuses, striatales, frontales et pariétales. À nouveau, la neuroimagerie est venu confirmer ces données chez le sujet sain, aussi bien pour la capacité de représentation de notre propre corps que pour celle du temps et de l'espace.

16Les croyances attachées à ces représentations mentales sont multiples, universelles et apparemment très anciennes. Il s'agit, tout d'abord, de la croyance en ce que notre être existe « en dehors de nous en tant que corps » et donc « en dehors de l'expérience que nous avons de notre propre corps ». Objets de ces croyances, âme, logos, souffle de vie permettent des élaborations plus complexes comme celles de la résurrection et de la réincarnation ; elles découlent toutes d'une séparation mentale opérée chez le croyant entre son expérience d'un soi unique (conscience du soi) et celle de son corps (schéma corporel). D'autres croyances portant sur l'expérience du schéma corporel envisagent l'appartenance d'une conscience, plus ou moins unique, à des formes étranges du schéma corporel (existence de doubles, pouvoir d'ubiquité, transformations corporelles diverses).

17S'agissant de notre expérience du temps, des croyances très polymorphes ont vu le jour, rivalisant avec notre expérience d'un déroulement linéaire, constant et irréversible du temps [3]. Ces croyances offrent, dans leur variété, des lignes du temps réversibles, cycliques ou spirales, qui se dédoublent ou connaissent pauses et cassures. À ce sujet, il faut noter qu'accepter les leçons de la science physique de ce dernier siècle (Lois de la Relativité Restreinte et de la Relativité Générale, Einstein, 1905 et 1916), nous impose de « croire » à un temps qui, à certaines échelles, s'écartent de la représentation que l'expérience nous en donne (dilatation du temps, courbure de l'espace-temps). Corollaires des croyances portant sur le temps, celles qui concernent l'immortalité de l'homme, parfois perdue (renvoi de l'Eden après un cycle d'âge d'or), parfois retrouvée (après la cassure que représente l'Apocalypse) ont évidemment un impact majeur sur notre pensée et nos comportements. Un autre corollaire de la croyance appliquée à la perception du temps est notre approche de la notion de progrès. Des croyances portent sur un monde possible au-delà de celui que nous connaissons, dans un autre temps ou dans un autre espace. Plus généralement, nous avons tous une connaissance de ce que le « possible » n'est pas restreint ou contraint par ce qu'il nous est permis de percevoir. Nous croyons au fait que des choses aujourd'hui « impensables » seront possibles dans le futur : sans cette croyance, pas de recherche et pas de découverte, donc pas de progrès envisageable. Adhérer au progrès, c'est donc croire que le temps apportera l'impensable.

18Comme celles portant sur le temps, les croyances qui portent sur notre traitement de l'espace forgent une représentation du monde qui s'écartent de notre expérience perceptive. Présentes tout au long de l'histoire, elles tendent principalement à subdiviser le monde en une part accessible à l'homme et qui constitue le cadre de son vécu, et une part qui lui est inaccessible, du moins de son vivant. Les croyances donnent à cette part inaccessible du monde une forme plus ou moins précise depuis l'image la plus obscure (Les Ténèbres) jusqu'à la représentation la plus imagée (Le Jardin des Délices de Jérôme Bosch, par exemple). Rappelons que des mythes nombreux font référence à des passages exceptionnels entre ces mondes (séjours de dieux parmi les hommes, voyages de héros dans le monde des Morts, dialogues avec des êtres disparus, etc.). Le rôle culturel de ces croyances aux « mondes parallèles » est double. D'une part, elles offrent une représentation du monde des êtres que les diverses croyances mettent en scène (lieux de résidence des divinités) et du monde des êtres hors de leur corps (limbes, paradis, enfer). D'autre part, elles concourent à une certaine maîtrise de nos affects. Elles contiennent certaines de nos angoisses en les identifiant à un lieu étranger puis en les contraignant dans ce lieu dont il nous suffira de rester écartés. Il s'agit là d'une forme situationnelle (« spatiale ») de l'externalisation-personnification des angoisses (voir plus haut). Croire qu'il existe des « mondes » que nous ne fréquentons pas et qui connaissent d'autres règles que le nôtre est un dérivé rampant de ce type de croyances. Il se présente communément comme une conviction que toute forme du Mal que nous rencontrons est une émergence de celui qui règne dans un monde occulte qui se fond au nôtre. Une forme plus légère de cette croyance fait le succès de certains médias qui ouvrent une vitrine sur l'Olympe de nos stars et vedettes « people ».

Mémoire

19 La mémoire est une fonction cérébrale complexe qui est intrinsèquement liée aux autres fonctions, qu'elles soient perceptives, motrices ou motivationnelles et affectives. La fonction mnésique est évidemment mal dissociable des processus d'apprentissage, qu'ils soient implicites ou explicites. Les structures cérébrales liées aux divers processus mnésiques (encodage, récupération, vérification) sont plus largement distribuées que ce que les premières études neuropsychologiques de leurs troubles avaient laissé supposer (amnésie par atteinte des hippocampes ou des corps mamillaires). La mémoire implique en effet, outre le célèbre circuit de Papez, de larges régions corticales frontales et des zones cérébrales associées au traitement des éléments mémorisés. Les croyances portant sur la mémoire sont intimement liées à celles, évoquées plus loin, qui concernent le sens moral. Elles tirent de cette synergie une influence culturelle considérable. Ces croyances portent sur le devenir de traces laissées par nos actes ou même nos pensées. En particulier, la croyance en une mémoire absolue des faits et gestes de l'humanité conditionne la croyance en une évaluation ultime de l'homme et de l'humanité (accueil au Paradis ou renvoi en Enfer, Déluge, Jugement Dernier). Notons que cette croyance ne semble pas totalement incompatible avec celle de l'effacement possible de traces mnésiques a priori indélébiles. Diverses activités plus ou moins exigeantes et de tradition très ancienne permettraient ainsi de « laver nos fautes » (offrande, sacrifice, jeûne, prière, pèlerinage, etc.).

20La transition d'une mémoire individuelle à une mémoire hors de nous et étendue à des dimensions infinies, conforte l'hypothèse suivant laquelle la croyance se construit sur des fonctions cognitives projetées et amplifiées au-delà de limites concevables.

21Croyance et mémoire entretiennent un autre lien, celui de l'apprentissage des croyances. Il paraît difficile de concevoir que l'adhésion à des croyances puisse se faire par l'intervention d'un apprentissage exclusivement analytique et explicite puisqu'il se heurterait aux contradictions nées de la confrontation à l'expérience. L'induction de croyances se fait donc par un apprentissage très précoce, donc moins soumis à l'analyse, et par la transmission d'un message qui n'est pas directement décodable à un niveau conscient. Ce caractère « obscur » de l'expression de la croyance (exemple : le concept de Trinité) interdit le traitement de celle-ci à un niveau rationnel, conscient et explicite. C'est ainsi que l'on croit en l'Immaculée Conception et en la Conception Virginale de Jésus plutôt que l'on sait que « Marie est née et a vécu sans jamais avoir été concernée par le péché et donc l'acte sexuel », et que « Jésus est né sans que Marie ait été biologiquement inséminée » [4].

Fonctions cérébrales de la vie en société

Reconnaissance des personnes

22 Parmi les diverses gnosies perceptives, celles qui sont liées à la reconnaissance sensorielle des personnes sont par nature essentielles à la vie sociale et affective. Elles ont un rôle majeur dès la naissance du fait d'une dépendance physiologique prolongée au cours de nos premières années de vie. Des régions corticales se sont spécialisées dans la reconnaissance des personnes, en particulier le cortex fusiforme qui assure la reconnaissance des visages (il est situé postérieurement sur la face interne des hémisphères cérébraux entre lobe temporal et lobe occipital). Comme d'autres fonctions, la reconnaissance des personnes n'est pas une fonction indépendante ; par exemple, la lecture émotionnelle des expressions du visage est une fonction conjointe, importante dans la vie relationnelle.

Fonctions cérébrales de la vie en société

23L'image de ce que nous connaissons et reconnaissons, (avant tout les personnes mais aussi les animaux, les astres, etc.) se place souvent au centre des croyances (« Dieu fit l'Homme à son image », découverte de l'image de leur corps par Adam et Ève chassés de l'Eden, etc.). Cette fonction a donné une dimension culturelle de première importance à la croyance, en particulier parce qu'une représentation reconnaissable de l'autre, qu'il soit proche ou a priori inaccessible, y est directement attachée. Diverses croyances portent sur le pouvoir qu'exerce la simple représentation d'un être (statues, crucifix, etc.) ou au contraire le pouvoir qu'elle permet d'exercer sur celui-ci (rites vaudous, magie noire). La reproduction de l'image de l'autre a certainement constitué l'une des premières formes d'art préhistorique et son association aux croyances semble être le moteur d'une activité artistique qui a fleuri dans nombre de civilisations.

Langage

24 Le langage est une fonction bien étudiée qui fait intervenir des régions spécialisées de l'hémisphère gauche (en particulier les aires de Broca et Wernicke) et un fonctionnement en réseau assurant ses diverses formes (expression et compréhension verbales, lecture et écriture). Le langage, agent de toute communication, est, comme l'image, au cœur de la plupart des croyances. Il précède la Création (la Lumière est dite avant d'exister) et s'avère un attribut naturel des êtres mis en jeu par les croyances. Dieux, divinités et êtres apparentés sont en mesure de s'adresser à nous et surtout de nous entendre. Le langage est intrinsèquement lié à la pensée et des croyances polymorphes concernent notre langage intérieur. Des dons (ou des compétences) sont attribués ainsi à des êtres ou des personnes qui lisent dans nos pensées, en s'aidant parfois de divers supports (les rêves, par exemple). Dans certaines croyances, le langage semble par ailleurs doué d'un pouvoir, d'une capacité d'exercer des effets, indépendamment de la personne qui les prononcent ou de l'être à qui ils s'adressent. Des « formules magiques » sont ainsi utilisées et transmises sans qu'une référence claire ne soit toujours maintenue avec l'être qu'elles sont supposées invoquer.

Sens moral

25 La planification des actions, fonction évoquée à propos des fonctions cérébrales propres à l'individu, implique dans certaines circonstances d'opérer un choix entre diverses options. Il s'avère que ces choix ne sont pas effectués avec comme seul objectif de maximiser le bénéfice individuel. En effet, ils sont également influencés par des contingences morales qui prennent en compte l'effet de ces choix sur d'autres, qu'il s'agisse de personnes clairement identifiées ou d'un ensemble plus flou (la société, la communauté, le peuple, l'humanité, ...). Cette influence de règles morales ou sociales sur notre prise de décision a un substrat cérébral que la neuroimagerie a permis de mettre en évidence. Plusieurs expériences ont récemment montré que l'activité d'un ensemble de structures cérébrales varie avec le contenu moral ou social de la situation expérimentale étudiée. Ces régions sont principalement le cortex préfrontal mésial et le pôle temporal (Berthoz, 2002 ; Bechara, 2002 ; Moll, 2002a ; Moll, 2002b). Cette fonction d'intégration d'une dimension morale et sociale à notre vécu a un lien profond avec la croyance. Ainsi, il est difficile pour nous de pressentir l'origine de certaines règles morales et sociales que nous respectons. Il est dès lors naturel de croire en l'immanence et en l'universalité de ces règles (Déclaration Universelle des Droits de l'Homme). Par ailleurs, diverses croyances accompagnent obligations et tabous pour appuyer la menace qui pèse lors de la transgression de règles fondamentales. Les croyances les plus marquantes relatives à la fonction morale concernent l'origine divine de ces règles et leur livraison à l'humanité, d'une façon progressive ou « en bloc » (Moïse et les Tables de la Loi). Consubstantielle de cette croyance d'une livraison divine des règles, la croyance en l'existence d'un être suprêmement juste prévaut dans certaines religions. Le choix de cet Être est toujours juste, même s'il nous apparaît « étrange » en certaines circonstances (on sait les débats philosophiques que la Shoah aura provoqués à ce sujet).

Théorie de l'Esprit (Theory of Mind)

26 L'homme a la capacité de se représenter les états mentaux des personnes avec lesquelles il interagit et cette capacité fait l'objet d'une fonction mentale identifiable par le terme anglo-saxon de “Theory of Mind” (Théorie de l'Esprit). Cette fonction a un rôle prédominant dans la vie relationnelle, elle nous permet de nous représenter les émotions, intentions et motivations de notre entourage. Diverses expériences ont démontré que le substrat de cette fonction est formé d'un réseau qui implique le cortex préfrontal mésial (y compris le cortex cingulaire antérieur) et l'amygdale. La “Theory of Mind” se situe au centre de la croyance en Dieu ou en tout être supérieur pour autant qu'il soit doué d'une volonté. Dans une certaine mesure, on peut considérer que Dieu n'est que cette volonté à laquelle s'attachent des qualités diverses, regroupées en une seule entité dans les monothéismes, distribuées parmi les divinités dans les polythéismes. Ces qualités qui colorent la volonté divine sont celles, déjà évoquées, de Perception, Force, Mémoire, Connaissance et Justice Absolues. Dans cette optique, la croyance en Dieu pourrait être le résultat d'une autonomisation de cette volonté que nous détectons chez les autres. Cette entité autonome, indépendante de ces autres qui forment l'environnement social vécu, se trouverait ainsi libérée de la nécessité de lui concevoir un support humain. Cette théorisation de Dieu en tant que « Theory of Mind dématérialisée » expliquerait la place centrale du Verbe dans certaines religions. Cette dématérialisation n'empêche pas une « re-matérialisation imaginaire » qui conduit à l'extraordinaire polymorphisme des représentations du divin. L'existence d'une volonté hors de nous est évidemment source d'angoisse. Sa re-matérialisation en un être éminemment bon ou mauvais est rassurante car elle permet soit son évocation, soit son écartement psychique. Au cours de l'évolution de l'homme, l'apparition d'une « conscience » du monde a probablement fait naître une angoisse qui appelle à décoder les causes des risques que nous encourons. La cause dans nos rapports sociaux est dans la volonté de l'autre (les humains qui nous entourent). La croyance établit que la cause dans nos rapports au monde, c'est Dieu.

27Les rapports qui peuvent naître entre croyances et pathologies neurologiques ou mentales ont déjà été mentionnés. Une approche exhaustive de ces rapports sort du cadre de cet article. Il est utile de noter cependant que cette croyance en une « Volonté extérieure à moi et aux hommes » a un pendant en pathologie puisqu'une forme fréquente de délire concerne la conviction qu'une « volonté » influence la nôtre, s'y immisce ou même s'y substitue [5].

Croyance, conflits et choix

28 Pour poursuivre la réflexion sur la croyance dans le cadre neurocognitif que nous lui avons fixé, revenons à la définition globale adoptée : processus conscient par lequel un sujet adhère à des perceptions ou des élaborations cognitives non vérifiées par les sens.

29Cette définition insiste sur le caractère conscient de la croyance telle qu'elle est considérée dans cette analyse. La notion-même d'adhésion, à la réalité d'un fait perçu ou d'une idée élaborée, sous-tend en effet une évaluation consciente, si pas un choix, une liberté, dont on imagine mal qu'elle puisse s'exercer en dehors du champ de la conscience. Cette volonté d'inscrire la croyance dans le champ de la conscience n'implique évidemment pas que les raisons qui mènent à l'adhésion aient toutes une représentation consciente. Ceci n'est en rien particulier à la croyance, mais concerne en fait toutes nos activités cognitives : une partie importante de nos moyens cognitifs résultent en effet d'apprentissages inconscients [6].

30Suivant la définition proposée, la croyance s'immisce évidemment dans bien des aspects de notre activité mentale : ne croit-on pas en nos souvenirs ? Sans support objectif, n'est-ce pas croire que d'attribuer un label de certitude à nos traces mnésiques ? Sachant l'oubli possible, chaque rappel d'un souvenir n'est-il pas taxé de l'estimation subjective d'une probabilité d'erreur ? Cette nécessité pratique de croire aux souvenirs et de parier sur leur valeur n'est peut-être pas étrangère à son extension vers d'autres éléments dont l'objectivation probante n'est pas jugée indispensable (Dieu, le Big Bang, etc.).

31La définition de la croyance proposée ici s'appuie aussi sur la notion de perception. D'un point de vue neurophysiologique, la perception (consciente) est le produit du traitement (conscient) des informations recueillies par les processus de détection sensorielle. Il s'avère évidemment que perception n'est qu'illusion : notre représentation mentale des choses n'est pas un reflet fidèle de leurs caractères physiques, elle est influencée par le contexte et notre expérience. Ainsi, la couleur que nous attribuons aux objets que nous voyons n'est pas directement liée à la longueur d'onde de la lumière qu'ils reflètent (caractère physique) mais résulte plutôt d'une combinaison subtile mettant en jeu le contraste entre l'objet et son environnement ainsi que divers a priori (Lotto, 2002 ; Purves, 2001 ; Purves, 2004). Ces a priori ont valeur statistique et découlent de l'expérience sensorielle accumulée par chaque individu et par l'espèce humaine au cours de son évolution. Par exemple, dans le discernement entre les objets et les ombres, le traitement perceptif tient compte de la plus haute probabilité qu'une source lumineuse soit située au-dessus du champ de vision – comme le soleil en situation naturelle –. Ces « paris » perceptifs, permettant d'orienter la perception au départ d'une détection sensorielle par nature ambiguë, concernent également l'identification des sons et, probablement l'ensemble des modalités sensorielles (Schwartz, 2003).

32La perception n'est donc pas « absolue » comme le serait le produit d'un appareil de mesure étalonné. Bien avant les avancées de la neurophysiologie moderne, l'homme a découvert ce caractère relatif de la perception. C'est pourquoi La Justice est représentée les yeux bandés, rappelant l'indispensable indépendance de cette fonction par rapport à la perception, sujette à l'illusion.

33Nous nous savons donc soumis aux phénomènes d'illusion, acceptant ce monde platonicien dans lequel le monde perçu n'est qu'une image, plus au moins fidèle, du monde réel des choses. Cette incertitude permanente sur une réalité qui échappe à nos sens a certainement ouvert à la croyance une place parmi les processus de pensée. Il s'avère que l'incertitude, qui fournirait donc à la croyance un de ses fondements, est une fonction individualisable par l'activité d'une région cérébrale particulière. En effet, l'activité d'une zone du cortex préfrontal mésial (aire BA 8) est en relation avec notre incertitude sur la réalité d'un fait (Volz, 2003). L'implication de la “Theory of Mind” dans le phénomène de croyance a déjà été évoqué plus haut. Sa relation avec l'incertitude est manifeste puisque l'idée que nous nous faisons de la pensée des autres ne peut être que conjecturale. Le rôle commun du cortex préfrontal mésial dans notre approche de l'incertitude et dans la “Theory of Mind” rend plus pertinente encore cette relation. Il suggère aussi l'intervention de cette région corticale dans le processus de croyance.

34Évoquant les liens entre croyance, incertitude, mémoire et perception, il apparaît qu'une référence au « pari » s'avère nécessaire. Le pari peut être une activité secondaire, simple jeu qui provoque un surgissement excitant sur fond d'attente et de doute. Le pari peut aussi être abordé comme un des fondements de toutes nos activités mentales. Le pari prend alors deux sens légèrement distincts.

35Dans le premier sens, le pari consiste à accepter de renoncer au doute pour un bénéfice qui est soit pragmatique soit l'objet d'une supputation imaginaire. Le pari pragmatique est celui qui libère l'action devant une succession de choix par nature paralysants. Nous acceptons ces paris pragmatiques et leurs effets, sans quoi nous accumulerions doutes et remords pour nombre de choix qui jalonnent notre vie. Ces paris qui parsèment notre vie quotidienne connaissent des formes caricaturales ou historiques (l'« alea jacta est » de César, au passage du Rubicon, en est un exemple). Le pari à forme de supputation imaginaire s'apparente à un calcul dont certaines variables prennent une dimension irréelle ou infinie. Il a également son archétype, celui du Pari de Pascal [7]. Cette forme de pari nous fait renoncer au doute pour un bénéfice qui, bien qu'incertain, est d'une ampleur telle qu'il s'impose à nous. Il s'apparente à la croyance en ce qu'il suppose une foi sincère et infaillible qui supplante un doute volontairement et définitivement écarté.

36Dans un deuxième sens, le pari maintient le doute face au choix, mais il accorde un poids supérieur à un des éléments mis en balance, sans que rien d'objectif ne justifie forcément cette pondération. À nouveau, ces paris sont essentiels à notre bien-être quotidien. Dans le « labyrinthe » que dresse l'inconnu, ils nous ouvrent les voies d'une vie libre et autonome. Il est certain que la place importante faite aujourd'hui aux statistiques découle de ces nécessaires paris. Nous nous confions aux statistiques, en particulier pour l'évaluation du risque, parce que nous avons définitivement accepté que le « Réel Absolu » ne nous est pas accessible. Les choses sont vraies lorsqu'elles ont une probabilité suffisante de se produire ou de s'être produites. Chaque observation est évaluée en fonction de la probabilité qu'elle soit le fruit d'un phénomène d'intérêt ou du seul fait du hasard. Ceux qui ont opté pour une vision statistique du monde n'ont pas pour autant renoncé aux délices de la croyance. Dans cette optique statistique, la croyance se découvre simplement une nouvelle acception : elle devient l'« attribution d'une probabilité d'existence à un objet dont la réalité ne peut être établie ». Plus largement, elle pourrait être l'«  attribution d'une plus haute probabilité d'existence que ce que l'observation d'un objet ne permet d'établir ».

37Puisqu'il s'avère que le pari est intrinsèque à la pensée humaine, il est logique de concevoir qu'il ait un substrat neurobiologique au même titre que la mémoire, la perception, ou la préparation au mouvement. Il semble que ce soit en effet le cas. Comme pour toutes les fonctions cognitives, l'observation de situations pathologiques nous a mis sur la voie du substrat anatomique et neurochimique de cette fonction. La perte d'initiative n'est-elle pas au pari ce que l'aphasie est au langage ou l'amnésie à la mémoire ? La capacité d'initiative découle en effet de la capacité de se détacher de l'emprise du doute pour enclencher une action. Cette capacité est notoirement réduite dans la dépression, dans les déficits en dopamine (syndromes parkinsoniens akinétiques) et dans les atteintes du lobe frontal caractérisées par l'aboulie (démence frontale, tumeur frontale ou tout autre lésion qui touche le cortex préfrontal, en particulier au niveau de sa composante mésiale supérieure). À l'inverse, un comportement qui privilégie le choix du bénéfice à court terme en dépit d'un risque élevé, caractérise les patients atteints d'une lésion du cortex fronto-orbitaire ou de l'amygdale, deux structures fortement connectées. Il n'est donc pas étonnant que, dans des situations de choix stochastiques, la neuroimagerie ait révélé un rôle de certaines parties du cortex antérieur (orbito-frontal, cingulaire antérieur), de la dopamine et des structures concernées par son innervation (le striatum, en particulier le noyau caudé et sa composante la plus ventrale, le noyau accumbens). Des expériences d'imagerie par résonance magnétique nucléaire fonctionnelle démontrent ainsi une activation cérébrale du striatum lorsqu'un apprentissage, encouragé par l'attribution d'une récompense financière, concerne des tâches contrôlées par un jeu de probabilité (Breiter, 2001 ; Haruno, 2004 ; Berns, 2001). Une expérience d'imagerie de la sécrétion dopaminergique au sein du striatum confirme le rôle de la dopamine dans les situations de choix aux conséquences imprédictibles (Zald, 2004). Cette expérience utilise un marqueur radioactif des récepteurs post-synaptiques de la dopamine (fup11C-raclopride) dont le déplacement par la sécrétion dopaminergique endogène peut être évalué en tomographie d'émission de positons (TEP ou PET pour l'anglais « positron emission tomography »). Dans cette expérience basée sur un choix à effectuer dans un contexte de récompense financière imprédictible, une sécrétion de dopamine est détectée, organisée de façon complexe dans diverses régions du striatum. Par ailleurs, le cortex cingulaire antérieur (une composante, déjà évoquée plus haut, de la partie mésiale du cortex frontal) a un rôle majeur dans l'évaluation et l'élaboration de choix conflictuels. Cette place essentielle du cortex cingulaire antérieur dans une évaluation de l'équilibre entre bénéfices et risques potentiels est démontrée par de nombreuses expériences faisant appel à l'imagerie fonctionnelle ou aux potentiels évoqués (Knutson, 2000 ; Yeung, 2004). Ce rôle du cortex cingulaire antérieur s'étend à d'autres aspects conflictuels de notre activité mentale. Il intervient lors de conflits qui naissent de perceptions contradictoires ou d'incohérences entre les évènements anticipés et vécus. Les connections qu'il entretient le place au nœud de facteurs motivationnels et attentionnels qui influencent notre passage de l'expectative à l'action et, plus généralement, toutes nos prises de décision. Son implication dans la “Theory of Mind” découle logiquement de l'incertitude qui préside à la représentation de l'état mental des autres personnes et des décisions qui en résultent.

38Les structures décrites dans ces expériences et les systèmes neuronaux qui les composent ou les innervent semblent donc essentiels à la constitution de la croyance ; peut-être forment-ils même le réseau neuronal qui a autorisé son émergence dans l'espèce humaine. La croyance est en effet sous-tendue par l'adoption active d'un choix. Ce choix est élaboré sur la base de perceptions, de connaissances acquises et enfin de bénéfices qu'il offre en perspective. La croyance émerge d'un conflit engendré par les capacités cognitives de l'homme. Ce conflit se noue entre nos espérances et nos incertitudes. C'est une recherche de l'apaisement au prix d'un abandon, celui d'établir une pensée en totale concordance avec notre vécu.

39Mais pour faire ce choix du mystère séduisant ou réconfortant face au réel morne ou inquiétant, encore faut-il taire en nous une méfiance naturelle des choses non expérimentées. Nous nous méfions à juste titre de l'inconnu et du mensonge et cette méfiance est en soi une fonction essentielle à notre protection. Par ailleurs, la confiance, en soi et en l'autre, est essentielle car elle permet l'économie d'une vérification incessante de toute perception ou de toute information reçue. La croyance peut être individuelle mais ses formes les plus élaborées sont partagées dans des groupes, qu'ils soient restreints -c'est le cas pour les mythes familiaux-, ou au contraire très larges -le monothéisme en est sans doute le plus bel exemple-. La croyance impose donc la confiance accordée à des messages, des notions, des élaborations théoriques, qui ont toutes les raisons d'éveiller la méfiance puisqu'ils s'annoncent comme insondables, imperméables à toute tentative de vérification. Méfiance et confiance, fonctions vitales pour l'espèce sociale que nous sommes, ont un substrat neurobiologique qui commence à être abordé. On découvre ainsi que les structures cérébrales impliquées dans ces fonctions, l'amygdale et le cortex cingulaire antérieur, font partie de systèmes déjà évoqués pour leur rôle probable dans la croyance. Une expérience d'imagerie fonctionnelle démontre en effet une activation de ces deux régions lorsque des sujets jugent de l'authenticité de messages non-verbaux transmis par des acteurs (Grezes, 2004).

Conclusion

40 L'exercice qui consiste à isoler les fonctions mentales pour révéler les croyances qui portent sur chacune d'elles révèle un processus commun à bien des croyances et donc, peut-être, une signature de la croyance en tant qu'activité mentale. Il s'agit d'un jeu de dissociation-amplification qui se déroule au sein d'une fonction cognitive :
– Nous avons conscience de planifier notre vie. Dissociée de nous et amplifiée, cette fonction devient la croyance en un Plan du Monde qui fixe le destin de chacun et de chaque chose
Conscience de soi dissociée de l'expérience du corps génère la croyance en l'âme (ou d'autres croyances apparentées)
Volonté et « états d'âmes » dissociés d'autres auxquels les attribuer génèrent l'idée d'une « volonté divine »
Des émotions qui nous sont propres telles qu'attachement et amour, peur et angoisse, dégoût et haine forment le noyau de certaines croyances. Celles-ci émanent de ces émotions lorsqu'elles se dissocient de nous pour se voir attachées à des objets, des êtres surnaturels, des lieux ou des époques et se trouvent magnifiées lors de ce passage pour devenir, par exemple, élan mystique, nostalgie de l'Age d'or, terreur de l'Apocalypse ou horreur du Malin. Il est difficile d'évoquer la croyance dans ses liens avec le fonctionnement cérébral sans mentionner le fait qu'elle découle, comme bien des fonctions mentales, d'une évolution particulière du cerveau humain. Sous cet angle, l'émergence de la croyance est le fruit du développement d'une fonction supérieure qui, pour la résolution de conflits internes, écarte une contingence, celle de l'accrochage au réel tel que nous le construisons au départ de notre expérience et de notre perception. Cette fonction est probablement apparue lorsque le développement des structures cérébrales impliquées dans l'analyse, la gestion et la résolution des conflits leur aura permis un fonctionnement relativement autonome, en particulier par rapport aux afférences sensorielles et affectives que ces structures étaient destinées à traiter. Lorsqu'elle est croyance et donc libérée du poids de l'expérience, cette activité autonome s'ouvre à des choix aux bénéfices extrêmes. Elle autorise également l'attribution d'une volonté d'action à des éléments extérieurs hors de tout substrat matériel.

41Certains états mentaux semblent liés intrinsèquement et conjointement à la croyance. Incertitude, conflit interne, confiance et animation affective sont des états mentaux qui, associés à la force créatrice de notre intelligence, engendrent la croyance. Diverses structures cérébrales sont concernées par ces états mentaux. Certaines d'entre elles, comme l'amygdale et le cortex préfrontal mésial, se trouvent même impliquées dans chacun d'entre eux, constituant ainsi des sites d'activité communs aux divers mécanismes qui président à la croyance. Ces structures, organisées en réseau, forment peut-être le substrat de la croyance, si on admet que celle-ci puisse constituer une fonction mentale. Ce réseau de structures est lié à d'autres systèmes cérébraux qui apportent aux croyances leur diversité, leur richesse et leur complexité, ainsi que leur puissance créative et leur dimension artistique. L'implication de ce réseau de structures cérébrales dans la croyance, telle qu'elle est définie ici, restera hypothétique tant qu'elle n'aura pas été mise à l'épreuve de l'expérimentation, peut-être grâce à la neuroimagerie fonctionnelle qui nous a révélé tant de substrats cérébraux de notre vie mentale. Cette mise en expérience s'annonce difficile dans sa conception et sa réalisation, mais, par elle, la science neurocognitive embarquera pour une exploration de ses frontières mystérieuses.

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Mots-clés éditeurs : cognition, croyance, neuroimagerie, neuroscience, neuropsychologie

Mise en ligne 01/01/2006

https://doi.org/10.3917/cpc.025.0087

Notes

  • [1]
    Les écrits de Thérèse d'Avila sont pour le moins abondants : la traduction française de ses œuvres importantes tient en 12000 pages et sa correspondance comporterait plus de 15000 lettres (http ://www.dieu-parmi-nous.com/ ste.therese.avila.htm ; http ://www.carmel. asso.fr/visages/teresa/ oeuvres1.shtml).
  • [2]
    Au chapitre XXVIIII, 13 de son autobiographie, Thérèse d'Avila décrit ainsi ses expériences extatiques illustrées par le Bernin (1598–1680) dans « L'extase de sainte Thérèse », marbre visible à l'église Santa Maria della Vittoria de Rome : « Il plut au Seigneur de me favoriser à différentes reprises de la vision suivante. Je voyais près de moi, du côté gauche un ange sous une forme corporelle. (...] [Il] tenait à la main un long dard en or, dont l'extrémité en fer portait, je crois, un peu de feu. Il me semblait qu'il le plongeait parfois au travers de mon cœur et l'enfonçait jusqu'aux entrailles. En le retirant, on aurait dit que ce fer les emportait avec lui et me laissait tout entière embrasée d'un intense amour de Dieu. [...] [La] suavité causée par ce tourment incomparable est si excessive que l'âme ne peut en déceler la fin ni se contenter de rien en dehors de Dieu. » (extrait cité dans http ://www.virtualmuseum. ca/Exhibitions/Valentin/ Francais/6/645.php3).
  • [3]
    Cette expérience découle d'une connaissance étayée par l'observation plus que de notre perception qui est celle d'un temps modulé par l'attention et qui s'accélère au fur et à mesure que nous avançons en âge (Lemlich, 1975 ; Gallant, 1991 ; Carrasco ; 2001 ; Leon, 2003 ; Coull, 2004).
  • [4]
    Remarquez que l'explicitation d'un concept ou d'un dogme religieux est toujours réfutable en ce qu'elle n'en restitue pas toutes les dimensions, ce qui confirme d'ailleurs que son contenu n'est pas intégralement décodable en terme rationnel.
  • [5]
    Si la croyance entretient avec la pathologie mentale et neurologique des liens qui mériteraient d'être analysés, elle en noue également avec la création artistique sous toutes ses formes, au-delà de l'art qui s'affirme clairement religieux. Comme exemple, voici, tiré de l'œuvre de S. Zweig, une expression littéraire de la forme de croyance évoquée ici : « Et ensuite, je m'en rendais compte : en relisant, je scandais et imitais son intonation avec tant de fidélité et tant de ressemblance qu'on eût dit que c'était lui qui parlait en moi, et non pas moi-même. Tellement j'étais déjà devenu la résonance de son être. L'écho de sa parole. Il y a quarante ans de tout cela : et cependant, encore aujourd'hui, au milieu d'un exposé, lorsque je suis emporté par l'élan de la parole, je sens soudain avec embarras que ce n'est pas moi qui parle, mais quelqu'un d'autre, comme si quelqu'un d'autre s'exprimait par ma bouche. Je reconnais alors la voix d'un cher défunt, d'un défunt qui ne respire plus que par mes lèvres : toujours, quand l'enthousiasme me donne des ailes, je suis lui. Et je le sais ce sont ces heures-là qui m'ont fait. » (Zweig, 1927).
  • [6]
    La notion de croyance est en soi suffisamment difficile à cerner pour ne considérer ici que celle qui peut être interpellée par et à travers l'activité consciente. Au-delà de cette analyse, une réflexion pourrait être menée sur les moyens dont disposent les neurosciences cognitives pour considérer la croyance dans des formes inconscientes, c'est-à-dire celle pour laquelle l'adhésion à des élaborations mentales exerce des effets sans représentation dans le champ de la conscience. D'aucuns diront que le recours aux mythes antiques pour symboliser certains moteurs de notre vie inconsciente révèle des liens entre croyance et Inconscient : « ne croyons-nous pas inconsciemment », par exemple, à la trame du conflit oedipien !
  • [7]
    «  Examinons donc ce point, et disons : « Dieu est, ou il n'est pas. » Mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n'y peut rien déterminer : il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu, à l'extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? Par raison, vous ne pouvez faire ni l'un ni l'autre ; par raison, vous ne pouvez défaire nul des deux. [...] Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter. » (Pascal, Pensées, 1670, extrait 233 de l'édition L. Brunschvicg).
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