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Article de revue

Cruauté et plaisir scopique sur internet : entre scène médusante et perversion ?

Pages 187 à 204

Introduction : Internet et les sites interdits

1Le réseau électronique Internet permet de relier toute la planète et autorise les échanges les plus enrichissants entre les hommes, les pays, les cultures. Mais cette forme nouvelle de communication ne va pas sans son envers, la diffusion des formes les plus extrêmes de violence que les êtres humains sont capables d'imaginer, de promouvoir et de mettre en acte. Nous faisons référence ici aux sites qui présentent des caractères de violence extrême, que leur contenu soit explicitement sexuel ou non.

2Pour parer à ce qui peut apparaître comme un excès, certains pays ont signé une charte de droit de regard sur les sites Internet, leur permettant de demander la fermeture ou l'interdiction de certains d'entre eux considérés comme dangereux du point de vue des idées et des images qu'ils diffusent. Mais la réglementation internationale et la volonté des hommes font que lorsqu'un site est interdit et condamné à fermer dans un pays, il trouve facilement un hébergement dans un autre pays à la réglementation plus laxiste. Néanmoins, il demeure toujours interdit légalement de le visiter. En effet, du point de vue de la loi, interdire un site Internet signifie qu'il y a condamnation des responsables de ce site mais également que les personnes qui le visitent sont passibles de pénalités sur le plan juridique.

3Cette réglementation qui date de quelques années maintenant n'est pas toujours connue. Aussi il arrive que des personnes se trouvent en infraction sans le savoir pour avoir consulté un de ces sites. Pourtant, ce n'est que rarement le fruit du hasard, puisqu'ils sont le plus souvent payants et supposent une inscription, ce qui est le cas notamment de ceux dits « pédophiles ». De plus, les sites interdits sont, en principe, difficiles d'accès, supposent une intention d'y accéder et leur recherche active.

De l'autre coté de l'écran : la toile de tous les fantasmes

4Les sites Internet proposent des scènes données pour représenter exactement la réalité. Cependant, il s'agit d'images et la technique permet toutes les manipulations et tous les travestissements. Les images à caractère sexuel peuvent fournir un exutoire aux frustrations et aux fantasmes sexuels, offrant le cadre d'une sexualité virtuelle, sans passage à l'acte dans la réalité. Par ailleurs, à l'époque de la menace du SIDA toujours présente, le Net permet pour certains de garantir le safe sexe. Cependant, outre l'accès à des images, l'interactivité d'Internet autorise des échanges pouvant aboutir à l'établissement de liens effectifs. Le Web est alors avant tout un instrument de rencontre des personnes, au même titre que les formes plus anciennes de communication comme le téléphone. Mais même dans ces cas, le Web propose un espace davantage propice aux fantasmes car la médiation de l'écran permet aussi bien l'anonymat que le masque.

5Tout le monde connaît ces dessins humoristiques faisant dialoguer deux personnages derrière leur écran d'ordinateur. D'un côté, on voit un homme grand fort, musclé, tatoué, d'allure plutôt vulgaire : maillot de corps, la cigarette pendant au coin des lèvres. Une bulle au-dessus de lui indique le texte qu'il tape sur son ordinateur, où il se présente comme « une jeune femme, belle, blonde, douce et distinguée, cherchant homme pour la soutenir... ». Il dialogue par courriel, ou e-mail, avec un autre personnage représenté sous les traits d'un petit homme voûté, maigre et frêle, plutôt vilain, qui tape sur son ordinateur qu'il est « grand, beau, fort et musclé... ».

6Les sites dits « roses » ou d'autres à caractère pornographique sont en principe réservés aux adultes et il est admis que leur consultation doive rester condentielle et privée. De ce point de vue, le Net ne fait que faciliter l'accès à des produits qui demandaient auparavant une plus grande implication personnelle puisqu'il fallait faire l'effort de les acquérir dans les kiosques ou les magasins spécialisés, au risque de devoir affronter le regard du vendeur et des passants. Parmi les effets de cette « démocratisation », on sait les difficultés actuelles des entreprises pour empêcher leurs employés de réduire à néant leur productivité à cause du temps passé à de telles consultations, le nombre croissant de licenciements pour ce motif ainsi que le développement considérable du marché des logiciels de surveillance. Mais ce n'est pas essentiellement cet aspect que nous voudrions développer ici, bien que cette approche de la sexualité via Internet s'inscrive dans certaines circonstances dans le cadre d'une interrogation plus large sur les conduites à risque liées à la sexualité.

7Notre réflexion trouve sa source dans les situations maintes fois rapportées par les médias de personnes, voire de personnalités, surprises à aller consulter des sites présentant des contenus interdits à la représentation et à la diffusion.

8Ces sites « interdits » sont nombreux et variés dans leurs cibles et leurs contenus : images des camps nazis, de massacres lors de guerres (Kosovo, guerres entre tribus en Afrique), sites liés aux réseaux terroristes, propositions de vente d'armes, de drogues, etc. Parmi ceux-ci se trouvent aussi des sites pornographiques, certains dits pédophiles, qui proposent des scènes avec des enfants utilisés à des fins de satisfaction sexuelle, et d'autres présentant des scènes de viols, de torture et parfois de meurtre, dont on ne peut savoir s'il s'agit de simulation ou de réalité. La réalité est bien en tout cas celle de l'extrême violence des images qui sont proposées. Une partie d'entre eux est d'accès gratuit, d'autres sont payants et supposent une inscription pour avoir accès aux images ou aux présentations de produits proposés à l'achat, cassettes vidéo, photos, qui peuvent être téléchargés ou commandés. Malgré l'interdiction, ces sites demeurent bien souvent actifs et se cachent sous des portails et des appellations ambiguës. Le maillage du Web permet d'y accéder à travers différents portails écrans et tout un « jeu » de clés qu'il faut trouver ou se procurer pour y parvenir.

Conduites à risque et transgression : de la violence virtuelle à la perversion ?

9Si le nombre de patients qui se plaignent de leur compulsion à visiter des sites pornographiques ne cesse d'augmenter, un cas clinique particulier est venu donner corps à cette réflexion et nous servira d'appui pour mettre en perspective cet abord du visuel à partir d'images de sexualité dégradante et de violence via Internet.

10Dans la rencontre du regard avec ces images interdites, comment analyser le rapport singulier à cette transgression ? Entre expression ou support de fantasmes et plaisir de la transgression, face à la violence virtuelle, quelle est la place de la perversion ? Peut-on parler de violence par procuration à travers la contemplation d'images de scènes de tortures, de viols et de pédophilies sur Internet ?

11Retenir la violence nous impose de préciser par qui elle est exercée, et envers qui. Ainsi, le regard est-il une expression sadique, liée au fait de voir le mal et de jouir du spectacle des victimes, fusse au prix des sentiments de culpabilité ? Ou masochiste, liée à une possible identification aux victimes des tortures ?

12Selon le Littré, la violence est « la qualité de ce qui agit avec force ». Par ailleurs, on peut également aborder la violence à partir de cette définition : « Est ressenti comme violent ce qui fait violence pour le sujet, parce qu'il agit cette violence, la subit ou s'identifie à celui qui la subit ou l'agit ». Ainsi, du point de vue psychologique, on peut considérer que « la violence relève du comportement, que celui-ci soit mis en acte ou fantasmé ». Bergeret (1984/2000) distingue « la violence » (au singulier) comme renvoyant à « une disposition mentale assez générale » : alors que « les violences » (au pluriel) référent davantage à des comportements. La dimension subjective est donc importante dans l'idée de violence.

13Selon Jeammet (1997, 1998), « Toute force agissant sur le sujet, venant de l'intérieur ou de l'extérieur de soi est susceptible d'être ressentie comme violente. Dans ce cas, cette force comporte toujours une dimension d'effraction qui fait vivre au sujet un sentiment de dépossession de lui-même. » Du côté de terminologies proches, nous trouvons également le concept « d'agressivité ». On peut dire que l'agressivité témoigne d'un lien, alors que la violence traduit une négation ou destruction du lien. Ainsi, on peut considérer que toute passion humaine comporte une dimension de violence. Mais la « dimension agressive » de la violence implique une action visant à nuire ou à blesser l'autre et renvoie à la cruauté.

14Dans ce contexte comment situer et comprendre une forme spécifique de violence que l'on peut qualifier de « violence par procuration », dans la mesure où cette conduite met en acte une double violence :
1?) il s'agit de transgresser l'interdiction d'aller voir les sites prohibés;
2?) ces sites sont interdits du fait même que leur contenu est transgressif, qu'ils prônent la violence ou présentent des images de violence extrêmes.

15Ainsi, nous pouvons considérer qu'une forme nouvelle de « conduite à risque » consiste à aller voir un site Web qui propose de telles scènes. L'acte visuel devient alors acte de violence, dans la transgression de l'interdiction et dans l'adhésion supposée aux messages de violence.

16Une troisième dimension de cette participation à la violence réside dans le fait que c'est le nombre de visiteurs et d'adhérents payants qui conditionne le succès d'un site et la promotion d'autres scènes de violences photographiées ou filmées. La visite du site rend donc complice le voyeur de la cruauté exécutée dans les scènes présentées.

17Si l'on met de côté les personnalités qualifiées de perverses qui trouvent ainsi la représentation de leur mode d'accès électif àla satisfaction sexuelle, qu'est-ce qui pousse les autres, non pédophiles, individus dits sans histoires, à aller voir ces images, à visiter les sites interdits ?

18Pour les sites à caractère sexuel, pornographiques, on peut émettre l'hypothèse qu'il s'agit avant tout d'un accès à une forme de « sexualité par procuration », d'une sexualité virtuelle, dégagée de la responsabilité de la relation dans la réalité. Néanmoins, il nous faut tenir compte du fait que le plaisir lié à l'accès à ces sites n'est pas forcément de type génital, ne s'accompagne pas nécessairement d'une excitation et d'une satisfaction sexuelle, mais réside davantage dans la fascination pour l'horreur mise en images. Il s'agit alors d'un phénomène assez proche de ce que chacun expérimente a minima, lorsqu'il se trouve confronté à un accident sur l'autoroute. La survenue d'un accident pousse les personnes qui arrivent en voiture à regarder, à aller voir. Ainsi, nous avons tous participé aux ralentissements qui se forment lorsqu'un accident a lieu sur une voie d'autoroute. La voie située de l'autre coté de l'accident ralenti, la plupart des occupants des voitures d'en face regardent avec avidité la scène de l'accident. Que cherchent-ils à voir avec des sentiments mêlés, des émotions variées et complexes où se retrouvent des sentiments d'horreur, de voyeurisme empreint de culpabilité ? Tous semblent animés par une sorte de compulsion à regarder, à voir.

19De même, des personnes non pédophiles, qui ne sont pas attirées sexuellement par les enfants, semblent subir l'attraction des images de ces sites. Ces sujets affirment, jusque dans le secret de la thérapie, ce colloque singulier, ne pas trouver le moindre plaisir d'ordre sexuel à regarder ces images. Bien au contraire, ils déclarent éprouver des sentiments d'aversion pour les scènes, que pourtant ils regardent. S'agit-il d'une forme de plaisir du regard qui renvoie au voyeurisme et à la perversion ?

Illustration clinique

20Monsieur X., 35 ans, est domicilié chez sa mère veuve. Il exerce une profession libérale. Il est accusé d'avoir transgressé la loi qui interdit d'accéder à un site Web pédophile. En effet, il s'est trouvé dans la position délicate de figurer sur la liste des adhérents d'un tel site condamné par la justice. La police, venue perquisitionner chez lui, n'a rien trouvé qui puisse laisser penser que M. X. est attiré par les enfants : ni cassettes vidéo, ni photos. Il n'a jamais fait l'objet de plaintes dans ce sens et les investigations sur ses mœurs sexuelles ne concluent pas à une suspicion de pédophilie.

21En revanche, l'examen du disque dur de l'ordinateur de M. X. révèle qu'il a visité une quantité confondante de sites interdits autres que pédophiles : des sites liés à des propagandes nazies, alors qu'il est fils de résistant et lui-même impliqué dans un parti politique très éloigné des idées pro-nazies; des sites en lien avec des réseaux terroristes; des sites de ventes d'armes, etc. L'accusation porte donc sur l'accès à des sites interdits.

22Sur conseil de son entourage M. X. entame une psychothérapie analytique. Dans ce cadre, M. X. explique qu'il en était arrivé à passer des nuits entières sur le Net, circulant sur les différents sites, à la recherche des scènes les plus inaccessibles et les plus « horribles », selon son propre avis.

23M. X se défend d'avoir eu du plaisir, dans le sens d'un plaisir ouvertement sexuel de type masturbatoire, à regarder les images pornographiques pédophiles. Il déclare n'avoir éprouvé ni excitation ni satisfaction sexuelle, mais une sorte d'attirance irrépressible le conduisant à contempler les scènes d'horreur. Il lui « fallait aller voir à tout prix », en proie à une compulsion à « vérifier que tout cela existait bien ». M. X. semble avoir été transporté sous l'emprise des sites interdits, mû par une fascination incontrôlable pour des images de plus en plus violentes, sexuelles ou non : scènes de viols, de tortures ou de massacres. Comme victime d'une captation par l'image, il passait ses soirées, parfois toute la nuit, devant son ordinateur, à explorer toujours plus loin les bas-fonds de la cruauté. M. X. dira : « Je voulais aller voir jusqu'où l'horreur humaine pouvait aller. Je voulais vérifier ce qui était fait par des hommes et montré sur ces sites. »

24Ce besoin incoercible d'accéder à des sites interdits semble avoir pris pour M. X la forme d'une véritable addiction. Ainsi, lorsqu'il s'est vu intimer l'ordre de ne plus visiter ces sites, il a décidé de se priver totalement d'Internet, expliquant qu'il serait trop tenté de retourner sur les sites interdits s'il y retouchait. L'analyse de la narration de M. X. comprend d'autres expressions communes aux discours des toxicomanes : le manque; l'escalade dans le besoin et l'utilisation de l'objet interdit; l'ambivalence des sentiments de fascination et d'horreur, de plaisir et de haine; la crainte de « retomber » dans cette dépendance; etc.

25Cette vignette clinique fait apparaître une problématique plus large, concernant le désir et l'interdit, la transgression et le plaisir de voir, enfin les liens entre voyeurisme et perversion. Ces questions peuvent se décliner à partir de l'exploration de trois niveaux d'analyse : le rapport du désir et de l'interdit, le plaisir scopique et le voyeurisme, enfin l'objet traqué par le sujet dans sa quête innie.

L'interdit comme fondement du désir dans la névrose et la perversion

26La relation entre l'interdit et le plaisir de la transgression a été remarquée de longue date. Ainsi, la difficulté d'accès à ces sites, si elle préserve un certain nombre de personnes fragiles, notamment les enfants, peut prendre la forme d'un jeu de piste qui procure un attrait supplémentaire. Une forme de défi consiste à en forcer l'accès, et une certaine jouissance peut résulter du fait d'arriver à franchir les différents écrans pour parvenir à ces sites. Les « hackers » expriment bien leur satisfaction à « pirater » les sites les plus inaccessibles en traversant les barrages et en découvrant les mots de passe nécessaires.

27La psychanalyse a souligné combien le désir est étroitement lié à l'interdit. Selon la théorie œdipienne de Freud, les premiers désirs, constituants de la dimension même du désir, sont incestueux et par là même interdits. Leur représentation est donc inacceptable et fortement refoulée. Mais cette dimension de l'interdit au fondement du désir persiste inconsciemment toute la vie, avec plus ou moins d'intensité selon les sujets. Certains même ne peuvent désirer et accéder au plaisir que dans des circonstances où la satisfaction est interdite.

28Il faut distinguer ici les sujets pour lesquels l'interdit de la satisfaction est l'objet d'un conflit intérieur de ceux pour lesquels le conflit n'existe qu'avec les lois sociales en vigueur.

29Dans le premier cas, nous trouvons les névrosés. Par exemple, certains hommes obsessionnels ne disposent de leur pleine puissance sexuelle que dans le cadre d'une liaison clandestine avec une femme pour laquelle ils n'éprouvent que peu de considération, si ce n'est du mépris, alors que l'amour d'une femme les rend inhibés et parfois même impuissants. De même certaines femmes de type hystérique n'éprouvent d'amour et de satisfaction que pour un amant avec lequel la vie commune est pour une quelconque raison impossible. Cependant elles n'éprouvent plus ni désir ni jouissance avec ce même partenaire si d'aventure la liaison s'officialise.

30Dans le second cas, se rencontrent les sujets pervers, qui n'éprouvent ni honte ni culpabilité. Leur comportement peut aller de la dissimulation craintive afin de ne pas mettre en danger leur position sociale, jusqu'au prosélytisme le plus militant.

Le plaisir scopique et le voyeurisme

31Les termes de « scoptophilie » ou « scopophilie » ont été employés par les anglo-saxons pour tenter de traduire la notion freudienne de « Schaulust » qui désigne le « plaisir de regarder », dans le sens tout à la fois de plaisir de voir, d'être vu et de curiosité. Bettelheim (1983, dans Freud et l'âme humaine) a fait partie des auteurs qui ont dénoncé l'emploi erroné de ces terminologies anglophones, en précisant qu'il conviendrait en fait de traduire le terme de Freud par l'idée de « plaisir ou volupté liée au regard », ou bien de « plaisir sexuel à regarder ». Bettelheim indique que chacun de nous « a éprouvé en de nombreuses occasions, un grand plaisir à observer une chose, à la dévorer des yeux, même si ce plaisir s'accompagnait parfois d'un sentiment de honte et même de frayeur, à regarder ce que nous désirions cependant voir ».

32Selon Freud, leSchaulust, cette pulsion partielle du plaisir lié au regard, apparaît sous sa forme active dans le voyeurisme et sous sa forme passive dans l'exhibitionnisme (plaisir à être vu). Cependant Freud précise que cette jouissance liée au regard n'est pas forcément à ranger dans les perversions (Freud, 1910a, 1909). À propos de la célèbre formule de Freud : « La névrose est pour ainsi dire le négatif de la perversion » (1905), Guillaumin (1987) précise qu'il faut comprendre cette métaphore en considérant le « négatif » au sens du cliché négatif d'une épreuve photographique présentant « une sorte de renversement terme à terme des valeurs ou de l'éclairage ».

33Dans les Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Freud précise dans quelles circonstances « le plaisir scopique devient perversion : a) lorsqu'il se limite exclusivement aux parties génitales; b) lorsqu'il est associé au dépassement du dégoût (p. ex. voyeurs spectateurs des fonctions excrémentales); c) lorsqu'il refoule le but sexuel normal au lieu de le préparer ». Ainsi le voyeurisme est défini comme une manifestation déviante de la sexualité qui implique de regarder, le plus souvent sans être vu, pour obtenir une jouissance.

34Le cas de M. X. ne semble pas répondre totalement à cette définition. Néanmoins, nous ne pouvons pas omettre sa compulsion à voir ce qui selon les critères en usage, doit rester caché, réservé à la sphère du privé ou est carrément interdit. M. X. nous montre aussi que le degré de satisfaction sexuelle au sens strictement génital du terme, mais aussi le sentiment de plaisir, sont très variables selon les sujets, pouvant même être absents de la conscience.

35Déjà chez l'enfant, l'activité de voir le corps, le sien comme celui des personnes aimées, dans les manifestations de son fonctionnement est source d'intense curiosité et de plaisir. La différence sexuelle, sidérante et traumatique, oriente cette curiosité, de même que l'intérêt porté par l'enfant à d'autres qu'à lui-même. Cette curiosité est liée à la question de l'origine, l'enfant voulant savoir pourquoi il a été « fait » aussi bien que comment. Remarquons que, quel que soit le degré de libéralité de l'éducation des enfants, cette recherche se fait toujours à l'abri du regard des adultes.

Relativité des interdits et des conduites sexuelles dites « déviantes »

36Remarquons qu'il existe toujours une dimension d'ordre culturel dans la définition des conduites interdites comme dans celles qualifiées de voyeuristes. Ce qui est ainsi qualifié est fonction des normes en usage dans un groupe social donné, et l'évolution des mœurs comme les différences entre civilisations nous montre la grande variété de ces interdits.

37Ainsi, la signification d'une femme aux seins nus sur une plage de la Côte d'Azur n'est en rien comparable à celle de la même femme sur une plage en Orient par exemple. De même, les comportements de ceux qui l'entourent sont réglés par une norme implicite, et celui qui sur la Côte d'Azur regarderait notre baigneuse avec insistance et un émoi trop manifeste transgresserait la règle qui consiste à faire mine de dénier toute valeur d'appel érotique au comportement de la femme en question.

38Dans notre civilisation, il est admis que les spectacles interdits portent sur la sphère de la sexualité, de la satisfaction des besoins naturels, sur la représentation de corps violentés. Mais ces interdits sont relatifs. Ainsi une appétence à assister aux fonctions intimes d'un autre est systématiquement marquée du dégoût et de la réprobation générale et qualifiée de perversion. En revanche, le commerce érotique et pornographique justifie que des adultes, si bon leur en semble, aient accès, dans certaines circonstances précisément délimitées, au spectacle des relations sexuelles d'autres personnes. Mais il est couramment admis que des enfants ne doivent pas avoir accès à ces spectacles. Si nous « sentons » qu'il y a à cela une bonne raison, il nous est bien plus difficile de formuler celle-ci explicitement, surtout depuis que nous savons que l'innocence infantile est un mythe, favorisé par le refoulement.

39Sans développer davantage ce point, ce qui nous éloignerait de notre propos, précisons seulement qu'il est essentiel pour l'organisation psychique de l'enfant que la frontière entre sa sexualité et la sexualité de l'adulte soit marquée et préservée. Une trop précoce révélation de leurs similitudes réduit à néant la valeur civilisatrice de la sublimation, avec ce qu'elle offre au sujet de possibilités d'investissement libidinal dans un champ plus large que la stricte génitalité.

40Il est à noter aussi dans l'évolution de nos sociétés occidentales que les normes imposant des modes de satisfaction sont de moins en moins contraignantes. Ainsi, par exemple non seulement l'homosexualité, longtemps condamnée, est dépénalisée, mais nombre d'autres pratiques sexuelles jouissent aujourd'hui, au nom de la liberté individuelle, d'une grande tolérance, généralement toujours à la condition que les enfants soient tenus à l'écart de ces pratiques. McDougall (1995) propose de remplacer le terme de perversions par celui de « néosexualités » pour caractériser des scénarios érotiques particuliers entre adultes consentants.

41L'orientation « relativiste » de liberté sexuelle a trouvé son apogée dans certaines idéologies alternatives pour lesquelles il est non seulement « interdit d'interdire » mais il est exigé de tout dire et de tout montrer. C'est ainsi que certains jeunes élevés dans les années dites de « libération sexuelle », aujourd'hui jeunes adultes en âge de parler à un analyste, témoignent avoir été encouragés par leurs parents à assister, pour leur éducation et de visu uniquement, à leurs rapports sexuels. Une conséquence clinique perceptible de la libéralisation des modes de satisfaction est la mise en jeu de plus en plus complexe de l'interdit dans le désir. En découlent, à mesure que la libéralisation progresse, une difficulté toujours plus grande attestée par nombre de sujets à soutenir un désir sexuel effectif et la promotion de la pédophilie comme l'un des derniers lieux où l'interdit est assuré.

Le voyeurisme et l'objet en jeu dans la quête du regard

42Malgré ce qui semble une facilité offerte par le monde moderne d'accéder à presque toutes les formes de plaisir, le voyeurisme reste une catégorie que nous sommes amenés à utiliser, tant certains sujets s'attachent à un interdit qu'ils s'emploient à transgresser.

43De nombreux auteurs ont ainsi, à la suite de Freud, distingué le plaisir de voir et la perversion voyeuriste. Hirt (2002) nous rappelle que le visuel rend compte aussi de l'organisation par l'appareil psychique des données perceptives. Il fait la distinction entre image visible et image visuelle : « dans son inadéquation avec le désir de voir, le visuel de l'image assure la perpétuelle relance de la pulsion scopique, puisque l'impossibilité de rabattre le visuel sur le visible prévient l'image de montrer l'objet du désir, mais oriente la vue vers une autre image ». Pour Aulagnier (1975) le pictogramme désigne l'investissement visuel du psychisme. Lacan (1964) enfin, avec ses développements sur la pulsion scopique, distingue l'œil et le regard. Il attribue au premier, l'œil, un appétit insatiable, généralement figuré dans les traditions populaires par le mauvais œil. Ainsi le tableau que le regard appréhende apaise la voracité de l'œil. Du voyeur par contre, il dit qu'il veut être vu comme voyant, signifiant ainsi que, par cette perversion du rapport à l'autre, le sujet veut colmater la schize entre l'œil et le regard. Se voir comme voyant est en effet impossible, comme chacun a pu en faire l'expérience lors de ses stations adolescentes devant le miroir.

44La psychanalyse, au contraire de l'orientation du « tout montrer », nous démontre qu'aussi loin qu'il soit donné à voir, quelque chose ne se voit pas. Ce point est essentiel : c'est parce que quelque chose manque à la place où c'est attendu que le regard est provoqué, moins à traquer l'objet manquant qu'à recouvrir le manque. C'est bien sûr l'organe « manquant » chez la fille qui prend une valeur particulière, comme l'atteste le mythe de la tête de méduse repris par Freud. D'avoir été médusés par le constat de ce manque, qui donne figure concrète àla grammaire qui sépare les genres, le garçon comme la fille investissent massivement la présence de l'organe chez le garçon. Le manque à voir trouve son relais dans la dite « scène primitive », dont toute analyse nous montre qu'elle se présente toujours dans la vie d'un sujet comme une scène énigmatique, la scène de l'énigme sexuelle, où fait défaut la représentation exacte de la relation mais où il s'avère que la mère est logée à la même enseigne que les autres femmes. Nous savons où Freud a été conduit dans son analyse de l'Homme aux loups, à vouloir traquer le réel de cette scène jusque dans son déroulement effectif. C'est à ce point aussi qu'une interprétation de la malédiction qui a frappé les fils de Noé trouverait sa place.

45Lacan (1966) a repris le complexe de castration de Freud pour montrer que l'absence possible de l'organe mâle donne à ce dernier une valeur particulière, dite phallique. Ce qui veut dire que l'organe n'est pas le phallus, mais qu'il en représente la fonction, cela précisément parce qu'il peut manquer à sa place. L'organe ne peut s'identifier au phallus que par l'entremise du désir d'un ou d'une autre, partenaire à qui est déférée la fonction de déclarer cette identité, par le consentement à sa mise en jeu effective. Or la perversion, comme nous le signalions, est un refus des conséquences de la castration, de l'impossible union avec l'organe, qui impose de s'en remettre à un autre pour faire équivaloir par le consentement, symboliquement donc, l'organe et le phallus.

46Il appartient aux contingences d'une vie dans ce qu'elle ade particulier que ce qui a médusé un sujet et aussi lui a permis de se reprendre face à la vision catastrophique, le phallus donc, soit plutôt construit autour d'un sexe féminin, d'un sexe masculin, voire d'un sexe d'enfant de l'un ou de l'autre genre. Ainsi, le désir de chaque sujet est constitué autour d'un trait particulier, contingent, qui le détermine radicalement (Lacan 1973). C'est ce que nous pouvons appeler le « trait pervers », qui est inconscient et qui fait la dimension élective des conditions du désir chez chacun, ce désir n'étant éveillé que par certains traits spéciés chez l'autre. Les classications par « spécialités » des sites Internet nous montrent bien cette spécificité des traits, variés quoiqu'en nombre nécessairement limité.

47Ce trait pervers ne constitue pas à lui seul la perversion. Au contraire, il caractérise plutôt la névrose et il sert d'inducteur au désir sans dispenser le sujet de l'implication, même si elle n'est qu'imaginée dans le fantasme, du ou de la partenaire (Strauss 2002). La dimension inconsciente de ce trait déterminant du désir laisse le sujet névrosé dans une indétermination quant à ses coordonnées et le livre à une certaine contingence de la rencontre. Il sait à quoi il est sensible, ce qui lui « dit » quelque chose, mais en même temps aucune représentation effective ne peut le satisfaire entièrement. En effet, il recherche moins une scène précise que ce qui vaudrait pour lui comme mise en scène du phallus. Mais, comme le phallus ne se réduit pas à l'organe et n'est en fait pas représentable comme tel, le névrosé ne peut que tenter de s'en rapprocher, dans une asymptote qui toujours laisse un reste. Il cherche à voir, et pour un peu il aurait vu, mais pour un peu toujours, car il a manqué à voir ce qu'il cherchait. Il se distingue là du pervers qui s'arrête au trait qui lui fait de l'effet, et qui pour lui est tout sauf inconscient.

48Plus que le névrosé, le pervers sait les coordonnées de sa satisfaction et ce n'est pas lui qui erre d'une image à l'autre, dans une quête qui ignore son objet véritable. Ainsi le voyeur fait l'économie de la fonction d'assentiment de l'autre, et s'il lui laisse une place, c'est celle du spectateur du côté duquel est rejetée l'angoisse. À l'autre d'être médusé devant la monstration de son savoir faire avec la jouissance.

Conclusion : Internet ou le dévoilement des mystères sacrés ?

49Internet, au-delà de son usage pragmatique pour la constitution aisée et discrète de réseaux, s'adresse aussi bien aux névrosés. Ses sites lui offrent une solution facile pour relancer la quête de la « juste scène », pour chercher à voir « quand même ».

50Deux mouvements opposés s'y mettent en jeu simultanément :
– proposer à chacun la scène qui lui fait, à lui en particulier, de l'effet. Mais insistons sur le fait qu'il ne s'agit pas là d'une invention de l'Internet et rappelons nous Georges Bataille, avec l'effet radical que lui a fait l'image photographique d'un supplicié chinois, les « spécialités » des bordels d'antan ou enfin les différents styles vestimentaires affichés par les prostituées pour « coller » à un type déterminé de fantasme masculin.
- faire mesurer à chacun qu'aucune image, aussi forte soit elle dans son effet, n'est « la bonne », la dernière. Le phallus, objet véritable de la quête, s'il est sollicité dans une de ces scènes, est toujours manqué dans sa représentation. Il faut donc passer à l'image suivante, identique, mais pas vue encore. L'image qui compte, que ce soit sur Internet ou dans les revues dites spécialisées, est toujours l'image à venir, la suivante, celle qui s'annonce, mais n'a pas encore été vue. Ainsi le « surf », comme le « zapping » avec la télévision et le feuilletage pour l'imprimé l'emportent-ils sur la contemplation. C'est aussi le secret du succès de l'émission télévisée Le loft, où ce qui importait était moins la scène en cours, où il ne se passait absolument rien, que celle juste à venir, cela dans un mécanisme indéfiniment répété.

51S'il est une spécificité d'Internet, elle réside peut-être dans son offre, aussi considérable qu'illimitée, sans hiérarchie pré-définie. On conçoit, avec la disjonction entre le phallus, irreprésentable et l'organe, que la dimension sexuelle au sens génital puisse être absente dans la quête effective de l'image réellement médusante, comme dans le cas de M. X. Ce qui est en jeu c'est le choc à la vue de l'impensable, de l'inimaginable, mais qui est pourtant, la photographie ou le film l'attestent, bien réel : « des hommes font cela à d'autres, hommes, femmes, enfants... Cette monstruosité que je n'aurais pas imaginée un instant possible existe bel et bien ! ». Ce cri ne fait que reprendre celui qui a accompagné la rencontre, violente et oubliée, mais déterminante de toute l'économie du désir, avec la castration de la mère. Et il est de règle que ce qui est impossible, impensable soit représenté imaginairement sous la forme d'un interdit : « Je ne vois pas le phallus, non parce qu'on ne peut le montrer, mais parce qu'il est caché, que sa vue est réservée à d'autres... Mais il existe, et je le cherche ». Tout ce qui est indexé d'interdit et de réprobation, tout ce qui doit être caché et le rester peut alors faire fonction d'image à débusquer... non sans y vérifier à chaque fois que cette image n'était pas « La » bonne.

52Le Réseau Internet aurait-il pris, avec la massication et l'anonymat qui caractérisent notre époque, le relais de l'antique cérémonie du dévoilement des mystères sacrés ? Ainsi passent les nuits, pour des sujets qui, faute d'une adresse pour interpréter leur désir, s'essaient indéfiniment à saisir la dimension symbolique du phallus dans les représentations imaginaires qu'offre le marché moderne.

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Mots-clés éditeurs : plaisir scopique, é, perversion, transgression

Date de mise en ligne : 01/10/2005.

https://doi.org/10.3917/cpc.022.0187

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