Notes
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Service de Psychologie Clinique et Différentielle, CP 122, Avenue Fr. Roosevelt, 50, B 1050 Bruxelles, tél. : 02/650.32.80 – e-mail : alefebv@ ulb. ac. be
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[1]
MAULPOIX Jean Michel, Note sur l’autobiographie, in Le poète perplexe, José Corti, Paris, 2002, p. 258.
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[2]
Nous retranscrivons le texte de Marie tel qu’il se trouve écrit dans son courrier. La lecture en est peut-être difficile mais elle laisse à voir ce qui du langage fait corps pour elle, de ce qui de la torsion des mots dévoile, transforme et traduit d’un travail psychique éclaté.
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[3]
Il s’agirait là d’un effort de symbolisation primaire dans le sens proposé par R. Roussillon (1997). Celle-ci s’exerce essentiellement à travers la sensorimotricité, l’objet étant alors principalement utilisé comme un objet « pour symboliser », c’est-à-dire « en tant que celui qui se prête au jeu de la symbolisation du sujet, en tant qu’il accepte d’effacer ou d’atténuer le rappel de son altérité pour permettre celle-ci » (p. 404).
L’écriture rappelle à qui l’oublierait que « l’on n’est pas seul dans sa peau ».
1 Antoine est une voix. Tous les jours sur les ondes, il anime une émission de conversations et de musique. Il est bien connu des auditeurs : sa voix a un timbre particulier, à la fois proche et chaleureuse, pleine d’humour et de rires francs qu’il laisse éclater très souvent. Un matin, il reçoit dans son courrier une lettre d’une inconnue. Son contenu le surprend : amour fou, proximité, familiarité, complicité, banalité, naïveté, connivence, orthographe phonétique, intimité, débordement. Il n’y répondra pas. Cette lettre sera suivie de nombreuses autres, une par jour pendant près de trois mois. Il n’en ouvrira plus aucune. Elles resteront lettres mortes, sans doute enflammées et passionnées comme la première, s’accumulant comme les reliques d’une histoire d’amour sans réalité, sans échange, résumée à ces adresses, régulières et assidues, ce paquet d’enveloppes muettes, restées fermées, étrange objet d’un désir fou, d’un délire épistolaire.
2 Un jour, il croise un psychologue lors d’une émission. Au détour de la conversation, il lui parle de Marie et lui fait tenir septante enveloppes reliées par une ficelle d’épicier bleue et blanche, un bien mystérieux cadeau sans emballage, comme un relais passé, comme un poids dont on se dégage, soulagé mais un rien coupable, une autre adresse, excusée d’un intérêt forcé, les lettres d’amour de Marie pour Antoine, prisonnières du silence du courrier non ouvert et un peu de l’épuisement de Marie devant ce non retour. Prête moi ton délire, ouvre moi ton secret, dis moi ton désir. Les lettres sont restées encore longtemps ainsi comprimées par ces petits bouts de ficelles, ramassées dans l’étouffement d’un désir non advenu, resté muet dans la prison de l’écriture, dépôt d’un amour adressé jamais dévoilé, ou si peu, amour dont la passion fait peur au point de ne pouvoir ni y répondre, ni le détruire.
3 Il faudra une autre rencontre, une autre excuse pour oser enfin s’approprier ce contenu, oser entrer dans cet objet et accepter de le lire, de parcourir, de dévoiler l’histoire, d’écouter la voix de Marie s’essouffler dans des phrases sans fin ni structure, pulsée et versée sur ces feuillets dans une écriture brutale, sans concession de forme ni d’orthographe, au plus près des sons et des bruits de son désir et de son amour. Le texte devient sous cet autre regard un objet de savoir ou plutôt d’exercice de savoir, une recherche de statut, de sens caché, de processus sous jacents, de modalités de production. Marie se construit dans les détours de sa production. Elle apparaît telle une encre sympathique, sous les regards croisés de la clinique et de la recherche. Mais plus nous la cherchons, elle, plus son écriture s’impose à nous, plus son acharnement à construire et à dire son amour traduit de l’universel, du permanent, du définitif. Marie nous livre une forme de vérité : il faut être fou pour penser que l’on peut être aimé pour ce que l’on est, il est plus facile d’aimer quelqu’un pour ce qu’il est, définitivement.
4 Quand l’amour rend fou, quant l’amour rend fort, quand l’amour devient la seule raison d’exister. « J’ai besoin de toi pour vivre » écrit-elle à Antoine. Elle semble ainsi combler un manque par une forme d’amour absolu et impossible. Elle écrit soudainement à quelqu’un qui ne la connaît même pas et qui ne lui répondra jamais. Mais elle poursuit sans relâche, sans désespoir cette adresse à Antoine, indifférente au fait que le seul retour qu’elle en aie n’est rien d’autre que sa construction propre à travers des signes extérieurs, messages cryptés et décryptés par elle et par elle seule. Son écriture crée un monde refermé sur lui-même, autoproducteur de sens, espace temps de ce qui fonde l’existence et le sens de sa vie.
5 Ceci nous amène à nous poser la question de la fonction que cette écriture incessante a pour elle. En effet, la nécessité pour Marie d’écrire à Antoine explique certainement qu’elle ne soit pas attentive à la non-réponse de celui-ci, qu’elle n’attende point de retour, qu’elle reste enfermée dans son écriture.
6 « je savais pas tenir ma promesse amoureuse de tecrire rien que 2-3-4 lettres par semaine… javais toujours le bic la plume qui me demengeait Amour se soir… tu voy mon bic me démengais toujours un peu et j’avias topujour sette envie de tecrire Amour tout les jour que Dieu fais il fallait que je te parle et reparle toujours un peu d’Amour mon Antoine … oh lorsque je commensais mes lettres je ne savais jamais quoi te dire cheri puis l’appetit decrire me revenais tout en t’écrivant … je manquais de sujet chéri pour técrire tout les jours insi …dis ne t’inquiète pas j’essaillerais tojours de te redire des je t’Aaime Amour sesi dit si même je n’Avais plus que ça à te dire je técrirais quand même Amour croy moi… ». [2]
7 Même quand Marie ne sait quoi écrire, elle écrit, dans une sorte d’écriture obligée, presque automatique. Marie écrit tous les jours au moins dix faces, et déborde presque de la surface des pages. Ce support externe, cette première enveloppe, semble à peine suffisante à contenir, à cadrer Marie. La fréquence de son écriture atteste de l’investissement de cette activité épistolaire par Marie. Marie semble loger sa survie dans ses lettres. Elle y dépose l’essentiel de sa vie.
8 Elle décrit à Antoine tout ce qui est autour d’elle, cette écriture semble lui permettre de redonner un contour au monde, de le rendre habitable. Ainsi elle écrit : « j’avais déjà fais mes courses dans la citée étais descendue par les marches du gros bulldigne comme d’habitude pour ne pas aller en haut de la rue… tout petit avion qui vollait tout autoure de la maison et au desus des Arbres du petit parc et du gros Bulldigne…puit sétait enfuit… là bas au dessus du gros Bulldigne et de la maison du Docteur du cabinet et du docteur X…et de l’aille gauche de la maison et passent au dessu de la pelouse de Léon et la coure et les cheminées de l’école… ».
9 C’est comme si l’écriture lui avait permis la récupération d’une peau. Comme si, fixer par les mots le monde extérieur donnait une assise à un sentiment d’exister vacillant. Marie n’écrirait en fait pas principalement pour être lue, mais l’écriture apparaît comme fondamentalement constituante pour elle.
10 Par le mouvement même de l’écriture, Marie cherche aussi à contrôler et à contenir une excitation importante, « mon bic me démange ». Cadoux (1999) énonce cet aspect que nous qualifierons « d’exutoire », que l’écriture peut prendre. Chez Marie, c’est un aspect de l’écriture qui apparaît saillant dans sa fonction cathartique ou de décharge pulsionnelle impérative. Marie dépose une sorte de surplus sur le papier, qui correspond à un besoin qui vise à un soulagement immédiat. Ce soulagement ne procure qu’un bénéfice relatif puisqu’il devra toujours être réitéré. Marie évacue, sort quelque chose d’elle-même et le met à distance. À travers l’écriture certainement, mais aussi à travers l’envoi de ses lettres que nous envisageons comme un moyen de se débarrasser de ses écrits, de les éloigner d’elle.
11 Cette excitation lui ferait éprouver le risque de se désintégrer. Ainsi par cette écriture impérieuse, par son exigence de figurabilité, Marie met en jeu le sensoriel. C’est comme si elle se débarrassait des éléments sensoriels trop violents, des éléments toxiques incontenables en les jetant sur des feuilles où ils sont circonscrits et transformés. L’écriture fournirait un support perceptif à sa pensée en renversant l’identité de pensée en identité de perception. Nous verrons d’ailleurs toute l’importance du support perceptif dans les réponses que Marie fournira elle-même à sa propre construction littéraire en créant de toute pièce les indices traduisant la réponse d’Antoine à ses missives.
12 Cette répétition incessante n’est-elle pas un indice que la symbolisation par le mouvement même de l’écriture ne saurait suffire ? Il semble que la quête d’un destinataire possible, la dimension intersubjective de la relation, prennent ici toute leur importance.
13 Marie, elle, se donne ses propres réponses, par l’intermédiaire de cet objet qu’est la lettre, elle répond à la place de l’autre, à la place d’Antoine. Ainsi, ses pensées lui reviennent dans un mouvement incessant : elle sort ses pensées d’elle-même en les mettant sur papier, les envoie et recommence. Peut-être s’agit-il d’un travail psychique répété de figurabilité, en deçà même du symbolique.
14 Cette phrase qu’elle écrit est éloquente : « (c’est une animatrice qui parle) elle l’Avais Attendu et attendu temp Attendu et téllement gratter gratter pour l’Avoir sont Amoureux… que maintenant elle l’Avait rien que à elle… il allait la revoire tous les jours… ».
15 Comme s’il avait fallu énormément d’efforts pour faire apparaître le personnage d’Antoine, pour le créer à travers ce geste de séparation qu’est l’écriture. Cet usage extrême de l’écriture dans son aspect symbolique [3] lui permettrait alors de faire apparaître un autre. Ce type d’écriture semble en effet fournir à Marie une sorte de représentation primaire qui lui garantit sa propre existence. Face à un manque de contenant, à travers ses lettres, Marie essaye d’être.
16 Marie se crée une forme de relation virtuelle dans laquelle elle adresse en même temps qu’elle répond. Elle attribue du sens aux éléments et événements du monde extérieur, autour d’un objet central, Antoine. Elle construit tout un système interprétatif qui lui permet de maintenir et d’entretenir l’illusion d’une relation d’amour.
17 Par l’ouïe tout d’abord, Marie maintient des liens, des contacts perceptifs avec Antoine. Antoine est animateur radio, ainsi il s’adresse directement à Marie par l’intermédiaire de celle-ci. « javais toujours envie que tu me le fasse et le refasse lAmour Amour – comme tu me le refaisais chacque matin au micor… et que tu vercerais ton sang dans mon crops et que il coulerais toujours un peut de tes vaines à mes vaines – un peut comme se vin rouge sang qui lui coulait toujours dans tes vaines lorsque tu buvais un verre de vin se si setait toujours un peut une image chéri car je sais que tu préfairais tes jus de citron et orange comme ton amie Marie…. ».
18 Cependant après quelques lettres seulement, Antoine anime moins ou plus du tout d’émission. « Bientôt il faudra que je te quitte et quite mon micro Monsieur Vincent allais lui revenire chérie ». Il remet l’antenne de l’émission qu’il animait en remplacement à son animateur attitré.
19 Marie écrira beaucoup à propos de cette « séparation radiophonique », mais progressivement ce sont les « cris » d’Antoine au micro, les messages qu’il transmet via ses collègues et les « coucous » en avion qui remplaceront les émissions qu’Antoine animait.
20 « Je dois me contenter de ton démon d’Amour au micro et de tes toutes petites crise dAmour …ne me laisse pas au moins reviens me refaire coucou avec l’Avion… rien qua tentendre au micor sela me donnais lenvie de t’aimer aussi et je faisait l’echo Amour et t’aimais en même tant que toi Amour… temps que je te sentirais toujours la près de moi Amour et que tu seras toujours prêt à m’aimer et à me faire et refaire l’Amour même loin de moi avec ton micor… tout ira bien pour ton amie… ».
21 Ces messages d’Antoine, transmis par ses collègues de la radio, alors qu’il travaille, lui, au bureau, viennent comme des réponses à ses lettres. Marie semble y trouver un certain équilibre, dès lors qu’elle peut s’assurer, se rassurer de l’existence, de la présence d’Antoine, même à distance. « tant que je te sentirais là pres de moi et que je te sentirais toujours bien vivant prêt à m’aimer au micro à tes moments perdus tout ira bien pour ta Marie ».
22 Marie pense également qu’Antoine lui téléphone. Il laisse quelques sonneries et puis raccroche. Elle pense qu’il a peur à l’idée de lui parler. Certaines fois, c’est sa sœur Mylène avec qui elle vit qui décroche le téléphone et Marie lui en veut car elle pense que c’est pour ne pas tomber sur Mylène qu’il raccroche après quelques sonneries seulement. « et oui ses vrais se la elle (Mylène) ne devais pas toucher au téléphonne lorsque il sonais n’est pas Antoine si setait toi tu aurais encore une fois racrocher. Je te conaisais Amour maintenant enfin se si dit j’en était quitte pour une peur… et oui tu avais essayer de me retéléphoner hier soir amour et avais refais resonner les sonnettes du téléphone tout juste au moment ou j’allais aller voir ma télé… mais lorsque j’étais arrivé la bas il ne sonnais plus … jetais presque sure que setait toi tu n’avais pas eut le courrage de continuer à le laisser sonner… oh Amour je ne te demanderais toujour pas pour que tu teléphonne je sais que tu n’aimais pas beaucoup se la appare qui si une fois tu aurais envie de me reparler si il faisais trop mauvais pour voller comme Aujourd’huit par exemble …oh dit lorque il fera trop froid Amour pour voller oh il faudra toujours bien que tu sonne théléphone à ton Amie…moi aussi j’avais difficile de te parler part téléphone l’aimais mileu mes lettres chéri tu le sais bien je savais mileu tourner mes phrases… ».
23 Par la vision, Marie maintient également des liens, des contacts perceptifs avec Antoine. Antoine vient faire « coucou » à Marie en avion. Elle habite près d’un aéroport et pense qu’Antoine vient la revoir presque tous les jours avec son avion en passant au-dessus de sa maison.
24 Dès qu’elle entend le bruit d’un avion, Marie sort rapidement dans la cour de sa maison pour le voir passer. En fonction de différents aspects de l’avion, comme sa couleur ou son altitude, elle détermine si oui ou non c’est Antoine qui vient lui rendre visite. « Antoine est revenu refaire coucou à sa Marie avec son tout petit avion … après que chéri repassait avec son tout petit avion venait cette fois-ci de X et traversait la pelouse de Gérard mon voisin et j’avais crié après toi… ». Ensuite, si c’est bien Antoine, il fait balancer les ailes de son avion pour lui dire bonjour et elle à son tour lui renvoie des « baisers volants ». « et tu m’avais toujours un peu regarder amour par ce tout petit balancement des toutes petites ailes de l’avion … je t’avais renvoyé tout plein de baisers volants… javais toujours bessoin de te voir cheri toi et l Avion dans le cile… je lui avais fait signe et puit avais auser de lui envoyer un basser volen en plaine rue … ».
25 Depuis qu’Antoine n’a plus d’émission, quand il n’a pas l’occasion de prendre l’avion pour venir dire bonjour à Marie, Madame Soleil la prévient que le temps sera très mauvais et que la brume ne permettra pas de vols ou bien qu’il a trop de travail. « il fallait encore un peut attendre encore un peut sont toreau devais encore travailler encore un peut le Bonheur et le grand Amour se sera pour plus tard dans 2-3 moi setait se qu’elle (Madame Soleil) nous avais dit cheri Allore je nous souhait Bon courrage Amour – pour tous les 2 amour…dans quelle que moi dissait telle courrage courrge Mon Amour ».
26 Soit d’autres personnes de la radio lui expliquent combien Antoine est surmené et déprimé à l’idée qu’il ne pourra venir rendre visite à Marie. « comme les gens de radio X m’avaient dit ce matin à 11h nous souhaitons que Antoine et Marie se verront bientôt … oh jetait toujours si triste avec se que X (animateur radio) elle avais dit se matin que tu devais travailler encore même à le Tausain et que l’on ne pourais toujours pas se voir Amour sette Année si encore une fois restée toute seule… ».
27 Le syndrome érotomaniaque tel qu’il fut isolé par Clérambault (1921), est reconnu comme évoluant en trois stades : au stade d’espoir succède le stade de dépit suivi du stade de la rancune. Selon les définitions classiques donc, l’érotomane finit au dernier stade par « persécuter » son objet par des harcèlements incessants. Lacan, cité par Maleval (1989), parle de « l’hainamoration » pour rendre compte du balancement entre l’amour et la haine, inhérent au délire érotomaniaque dans son développement de la phase d’espoir à la rancune ; J. Kestemberg (1962) présente deux cas où l’érotomane harcèle son objet ; F. Perrier (1967) insiste sur « l’activisme vindicatif » des érotomanes.
28 Il nous apparaît cependant que Marie quant à elle se maintient au premier temps, celui de l’espoir. Elle écrit à de nombreuses reprises son espoir presque infaillible : « je t’Aime Antoine je savais toujours bien après toute ses années tu me reviendrais avec l’Avion moi qui chaque fois que j’en voyais un dans le ciel je pensais toujours à toi Amour… bon courage toi pour une nouvelle semaine de bureau et de micro et moi pour te réécrire plein de petites lettres d’Amour et pour rester à tes coter que dieu nous donne la force Amour de nous aimer et de faire notre tache de chaque jour… pour le moment je me contentais de tes petits rendez vous amoureux avec lAvion.. mais tout au fond de moi jespairais toujours te voir arriver à l’entrée de la ruelle ».
29 Marie n’est pas une « persécutrice amoureuse ». Au contraire, nous avons plutôt souligné dans le « passage par l’écriture » une certaine distance maintenue entre elle et Antoine.
30 Marie ne semble donc pas, en tout cas dans cette période de sa vie, dans un rapport persécuteur à Antoine, ni dans la recherche d’une rencontre réelle. Nous n’avons pu relever de passage à l’acte, fréquent lors du stade de la rancune ou de dépit. Marie a principalement besoin de construire un objet et une relation à celui-ci dans un enjeu identitaire. Elle reste longtemps dans cette phase d’espoir qui semble particulièrement structurante pour elle. Marie continue à espérer et c’est certainement la non-réponse d’Antoine qui lui permet de maintenir son espoir et de déployer tout un réseau interprétatif, réseau de sens qu’elle fait partager à son environnement, à ses proches en les impliquant dans ses jeux de significations.
31 Antoine se retrouve alors comme enfermé dans le filet serré des interprétations de Marie. Il est comme immobilisé, encadré, il ne doit ni se perdre, ni sortir du modèle qui lui est imparti une fois pour toute par Marie. Comme le souligne Racamier (1980), « C’est ainsi que le meilleur objet passionnel est en définitive un objet mort ; mort il devient parfaitement immuable et maniable… ».
32 Marie peut ainsi constamment contrôler son objet, objet qui par sa présence garantit une unité à Marie, unité qui menace de s’effondrer quand l’objet n’est plus là. Cette création illusoire d’une relation amoureuse correspondrait sans doute pour Marie à un moment d’équilibre, lui permettant d’éviter un rapprochement avec l’objet qui apparaît comme dangereux tout en lui fournissant une réassurance narcissique. Antoine est à disposition mais maintenu à distance. Ainsi, « S’il est, c’est que je suis, car il est différent de moi ». D’autre part, Antoine support de projection lui fournit une garantie narcissique. Ainsi, « S’il est, c’est que je suis, car il est même que moi ».
33 En tant qu’animateur radio, Antoine « est là sans être là », il est dans l’intimité du foyer de Marie, il l’accompagne tout au long de la journée, tout en étant très éloigné d’elle. Il s’agirait alors pour Marie d’un compromis acceptable entre libido objectale et libido narcissique. Ainsi, le type de relation que Marie établit avec Antoine lui permet peut-être d’envisager un rapproché moins ravageur qui lui fournit une garantie narcissique, celle d’être aimée, mais aussi d’aimer sans risquer de s’y perdre.
34 Nous en venons à penser avec Kestemberg (1962) que le délire érotomaniaque de Marie est un compromis relativement protecteur et économique. Protecteur car son délire implique qu’elle soit telle qu’on l’aime et lui fournit une réassurance narcissique. Economique car il n’entraîne pas de rupture d’avec le monde réel, son délire permet ce compromis amoureux avec le monde au travers d’un personnage déréalisé.
35 Marie recherche dans ses perceptions réelles ou fausses, de quoi donner à ses désirs et ses attentes une assise dans la réalité. Ainsi ses perceptions sont interprétées dans le sens de la réalisation de ses désirs. Cependant, elle ne décroche pas complètement de la réalité. Même si ses pensées sont « dans les airs » avec Antoine, Marie reste si l’on peut dire les pieds sur terre. Bien qu’elle délire, elle s’adapte à la réalité, tant au niveau de son système interprétatif qui s’aménage des changements de la réalité (changement de programme radio, mauvais temps, etc.), qu’au niveau de sa vie de tous les jours où elle reste relativement autonome (elle sort faire des courses, nettoie son linge, se nourrit, parle avec ses voisins…).
36 Marie, par le système interprétatif qu’elle a mis en place, ne disparaîtrait plus avec la disparition de l’autre, elle le ferait réapparaître autre part. Nous avons pu constater que la radio, tout comme l’avion, constituent des supports perceptifs essentiels pour Marie. Ils lui sont nécessaires pour maintenir ce contact avec Antoine à une certaine distance. Quand l’objet n’est plus présent, Marie se retrouve confrontée à une angoisse d’anéantissement. Par cet investissement, elle tenterait d’échapper au travail de deuil et aux angoisses qui y sont liées.
37 Car en fait, Marie est bien seule. Elle à la quarantaine. Ses parents sont tous deux récemment décédés. Elle vit avec sa sœur qui « pique des crises de nerfs » et qui l’agace. Elle est au chômage et sa vie est très monotone. Elle se déplace peu. Elle s’occupe de son chat, regarde la télévision, écoute la radio, lit des magazines et surtout, elle écrit des pages et des pages à Antoine.
38 Marie se raccroche à ces signes perçus dans la réalité, repères indispensables aux jeux de ses représentations, aux histoires de ses scénarios fantasmatiques qui tentent d’organiser les béances de sa vie psychique et les vides de son univers relationnel. Le discours amoureux de Marie est finalement tout ce qui la constitue. Son être entier se confond à cette construction délirante. Antoine est tout bon, plein d’amour et d’attention, à bonne distance « de micor » (mi-corps-micro), bon objet absolu qui s’acharne à trouver les moyens de lui dire son amour tout en la reposant des violences pulsionnelles associées à l’émergence de ses désirs. Marie peut dès lors être calme et un tant soit peu unifiée. Elle reste pourtant totalement dépendante par rapport à son objet d’amour en s’accrochant à ses perceptions-projections comme support de la pensée.
39 Marie ne parvient pas à donner une permanence à son objet, à s’en construire des représentations. Ainsi Marie reste au niveau de l’ici et du maintenant. La confrontation à l’absence serait impossible pour Marie qui y perdrait une partie d’elle-même. Il semble qu’en toile de fond, Marie lutte contre la dépression qui surgit à chaque fois que sa relation avec Antoine et l’existence de celui-ci, objet d’amour investi essentiellement d’éléments positifs, « entièrement bon », soient remises en cause.
40 C’est peut-être également par l’intermédiaire de l’écriture que Marie exerce aussi une certaine emprise sur ce qui lui arrive. En écrivant à Antoine, elle le maintient un moment sur papier. Marie fixe par les mots le monde extérieur, le temps, les choses. Les répétitions incessantes qui apparaissent dans ses lettres marquent également cette impossibilité pour elle d’introduire une réelle perspective temporelle à son vécu. Marie parle d’elle-même comme d’une « jeune femme amoureuse », comme si le temps s’était arrêté depuis le début de son amour avec Antoine, amour qu’elle situe à l’adolescence. Les journées sont presque toutes identiques et les thèmes récurrents. C’est peut-être cette difficulté à se projeter dans le temps qui lui permet justement de continuer à espérer après de si longues années.
41 C’est nous semble-t-il dans une tentative de séparation, de mise à distance de l’objet, tout en alimentant une relation permanente avec lui que Marie entretient cette pensée délirante. Le travail de Kestemberg (1962) illustre très bien ce point. Marie ne délire pas complètement, pas à « temps plein ». Elle n’a pas choisi un objet d’amour totalement imaginaire, elle l’a arrimé dans la réalité, lui attribuant certaines caractéristiques, dont celle de la distance. Son travail d’écriture, « cet autre dans la peau », vient combler le manque de l’absence tout en garantissant une distance sécurisante. Elle ne se rapprochera jamais de son objet d’amour autrement que par ses constructions de l’esprit et ses épuisements d’écriture.
42 Marie se maintient donc dans cette phase d’espoir constituante pour elle, elle le dit d’ailleurs mieux que nous : « …je ne m’en lasserais jamais Amour de te le redire je taime dans mes lettres déjà un an que je te le dit et redit… ».
43 « L’écriture ou la vie » titrait Jorge SEMPRUN pour engager ses souvenirs de mort face à la mémoire des morts. Un temps, il pensera qu’on peut exorciser la mort par l’écriture. Mais l’écriture renvoie à la mort. Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut être aidé, il faut être soutenu dans son sentiment d’existence. L’autre porte dans son possible les traces de vide en soi que la parole tente de dire. « En général, on correspond pour se rapprocher de l’autre, pour communiquer avec lui, du moins le croit-on. Mais peut-être est-ce surtout de son éloignement dont on fait alors l’expérience. » (Kaufmann V., 1990). Tout thérapeute vit, sait, qu’au cœur même de cette relation unique, de ce temps suspendu de la séance, de cet entre deux de violences pulsionnelles qui caractérisent le travail thérapeutique, la vraie formule du proverbe populaire est bien « les écrits s’envolent, les paroles restent ».
44 À Marie, à Antoine.
Bibliographie
Bibliographie
- CADOUX, B. (1999), Ecritures de la psychose, Aubier, Paris.
- CLERAMBAULT, G. G. (de) (1921), Erotomanie pure. Erotomanie associée. in Œuvres psychiatriques II, PUF, Paris, 1942, p. 346-370.
- KAUFMANN, V. (1990), L’équivoque épistolaire, Minuit, Paris.
- KESTEMBERG, J. (1962), A propos de la relation érotomaniaque, Revue Française de Psychanalyse, 5, p. 533-589.
- MALEVAL, J. C. (1989), Le champ passionnel de la psychose, Evolution psychiatrique, vol. 54, 1, p. 115-135.
- PERRIER, F. (1964), De l’érotomanie, in Le désir et la perversion, Seuil, Paris, p. 129-151.
- RACAMIER, P. C. (1980), De l’objet-non-objet : entre folie, psychose et passion, Nouvelle Revue de Psychanayse, 21, p. 235-241.
- ROUSSILLON, R. (1997), La fonction symbolisante de l’objet, Revue Française de Psychanalyse, 2, p. 399-413.
Mots-clés éditeurs : écriture, délire, passion, correspondance, erotomanie
Date de mise en ligne : 01/01/2006.
https://doi.org/10.3917/cpc.019.0081Notes
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Service de Psychologie Clinique et Différentielle, CP 122, Avenue Fr. Roosevelt, 50, B 1050 Bruxelles, tél. : 02/650.32.80 – e-mail : alefebv@ ulb. ac. be
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MAULPOIX Jean Michel, Note sur l’autobiographie, in Le poète perplexe, José Corti, Paris, 2002, p. 258.
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Nous retranscrivons le texte de Marie tel qu’il se trouve écrit dans son courrier. La lecture en est peut-être difficile mais elle laisse à voir ce qui du langage fait corps pour elle, de ce qui de la torsion des mots dévoile, transforme et traduit d’un travail psychique éclaté.
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Il s’agirait là d’un effort de symbolisation primaire dans le sens proposé par R. Roussillon (1997). Celle-ci s’exerce essentiellement à travers la sensorimotricité, l’objet étant alors principalement utilisé comme un objet « pour symboliser », c’est-à-dire « en tant que celui qui se prête au jeu de la symbolisation du sujet, en tant qu’il accepte d’effacer ou d’atténuer le rappel de son altérité pour permettre celle-ci » (p. 404).