Notes
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Professeur de Psychologie clinique à l’U.C.L., Faculté de Psychologie, 10 Place Cardinal Mercier B-1348 Louvain-la-Neuve.
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La traduction des citations de Freud a été revue par mes soins. Le chiffre arabe renvoie à la bibliographie au terme de cet article. A et Fr renvoient respectivement au texte allemand et au texte français.
1 Aujourd’hui, tout discours sur l’amour semble suspect. Le « Je t’aime » ne cache-t-il pas une tromperie ? Parler de l’amour en général pose problème : ce mot « amour » recouvre des réalités bien différentes… L’amour au singulier ne se laisse pas définir. L’amour est pluriel, il revêt de multiples formes : l’état amoureux ou la passion, par exemple, ne saurait se confondre avec l’Agapè. L’amour chrétien ne coïncide pas exactement avec l’Éros grec et ce dernier ne se laisse pas saisir dans une unité puisque Pausanias, dans le « Banquet » de Platon, parle d’un double Éros : d’une part, de l’amour sensuel, terrestre ; d’autre part, de l’amour élevé, céleste. Par ailleurs, chez certains grands mystiques chrétiens (Sainte Thérèse d’Avila, par exemple), l’amour de Dieu devient aussi passion et semble mélanger des traits relevant à la fois d’Éros et d’Agapè.
1 – Préambule
2 L’amour n’appartient à personne mais concerne tout le monde. Seuls importent ses actes et pourtant il est aussi un discours. Le saint et le théologien parlent de l’amour, le poète également, le psychanalyste aussi, sans oublier l’amoureux lui-même ou encore celui qui se sent incapable d’aimer. Mais le point commun à tous ces discours sur l’amour, c’est que leur objet semble leur échapper et ils ne saisissent jamais que certaines dispositions à l’amour sans posséder l’amour en tant que tel. Le discours amoureux, dont on attendrait qu’il en soit le plus proche, le poursuit sans vraiment l’attraper. Car l’amour n’est ni un acquis, ni une possession, il n’y a guère de preuve d’amour : l’on n’est jamais sûr qu’il est là ! Même dans le cas où une personne donne sa vie pour une autre (le Christ nous disant qu’il n’y a pas de plus grand amour), on peut toujours se demander si d’obscurs mobiles relevant d’une autre logique ne sont point à l’œuvre…
3 L’étude du texte freudien « Pour introduire le narcissisme » nous laisse avec une terrible question : sort-on jamais, en fin de compte, du narcissisme ? Est-il possible d’aimer autrui dans son altérité radicale au-delà de ce qu’il présente de semblable au Moi propre ? L’amour, au sens le plus noble, n’est-il pas encore une illusion ? Dans le chapitre V de « Malaise dans la civilisation », Freud va jusqu’à mettre en doute la praticabilité du commandement « Aime ton prochain comme toi-même » qui place l’individu devant un impossible dans la mesure où, dans le prochain, l’ennemi potentiel se dissimule toujours. Et le précepte du Christ, « Aimez vos ennemis », ne semble rien arranger à l’affaire… Dans ce cas, il ne reste plus à l’éthique, au respect donc, qu’à sauver la mise : à défaut de l’amour, le respect, lui, paraît davantage praticable. Et pourtant, l’on veut aimer et être aimé… Un pessimisme radical, doublé d’une lucidité sans consolation, caractérise la position de Freud. Celui-ci dévoile les dispositions pulsionnelles aux différentes formes de l’amour, il en révèle les ressorts cachés, notamment dans son texte « Pulsions et destins des pulsions ». Freud y décrit la genèse et la complexification progressive du sens que prend le verbe « aimer » au fil du développement du Moi et de la vie sexuelle.
4 La psychanalyse se trouve donc être dans la même position par rapport à la question de l’amour que celle dans laquelle elle se situe par rapport à l’art ou à la folie. En effet, Freud reconnaît que le problème du génie artistique n’est pas du ressort de la psychanalyse. Celle-ci ne saurait expliquer pourquoi telle œuvre relève du génie et telle autre seulement du talent ou de l’habileté. Mais la psychanalyse a quelque chose d’essentiel à dire sur les conditions pulsionnelles de l’acte créateur, sur son économie interne, ses lieux psychiques et sa dynamique. À défaut d’une théorie esthétique, elle peut construire une théorie métapsychologique relative aux soubassements psychiques de l’acte créateur. Il en va de même pour la folie : la psychanalyse, la psychiatrie et la psychopathologie, saisissent les ressorts et les processus à l’œuvre dans sa pathogenèse mais elles ne peuvent expliciter en quoi consiste l’essence même de la folie, sa signification dernière pour l’humanité de l’homme. La folie, la psychose (la schizophrénie), demeure un mystère autant que l’est l’origine du Logos. Quant à l’amour, si nous faisons l’hypothèse qu’il peut parfois être authentique et véritable (dans ce cas sa définition reste problématique alors même que l’expérience de la vie nous le rend sensible), sa réalité participe également d’un mystère qui ne se laisse pas théoriser parce qu’un tel amour, tout comme la liberté, procède d’une transcendance, d’un saut à partir même de ce qui le détermine. Et ce passage qui transcende échappe à toute saisie objectivante. Un tel amour, dans le fond, tient du miracle et sans doute est-il infiniment précieux et fragile.
2 – Freud avec Pascal
5 La pensée 323 de Blaise Pascal va plus loin encore dans ses conclusions :
6 « Qu’est-ce que le moi ?
7 Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
8 Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. (…) »
9 Pascal, bien avant Freud, a conscience que la question de l’amour et le problème du Moi sont en affinité structurale. Ainsi que l’écrira Freud : « (…) les rapports d’amour et de haine ne sauraient s’appliquer aux relations des pulsions à leurs objets mais doivent seulement concerner la relation du Moi total (Gesamt-Ich) à ses objets. » (2 ; A. p. 229 ; Fr. p. 40) [1]. Mais qu’est-ce que le Moi pour Pascal ? On peut, à partir de certaines de ses « Pensées », approcher sa conception du Moi. Celui-ci n’est ni dans le corps, ni dans l’âme et constitue « quelque chose » qui ne peut être évanescent : il ne se réduit pas au phénoménal, il est au-delà et insaisissable. D’où il s’ensuit qu’« on n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités » ; on n’aime jamais personne pour lui-même mais seulement pour ce qu’il donne à voir. Autrement dit, on n’aime jamais chez l’autre que l’objet qui apparaît. Le Moi, ici, pour Pascal, c’est le « cœur » (autre terme pascalien) de l’être personnel qui demeure inconnu et inatteignable. Sur ce point, sa conception du Moi diffère de celle de Freud.
10 Cependant, Pascal ne se fait aucune illusion sur ce qui constitue le fond de l’homme. En témoigne sa pensée 453 :
« On a fondé et tiré de la concupiscence des règles admirables de police, de morale, et de justice ; mais dans le fond, ce vilain fond de l’homme, ce figmentum malum, n’est que couvert : il n’est pas ôté. »
12 Ainsi, bien avant Sade, Blaise Pascal considère que le fond de l’homme n’est pas fait de bonté et d’amour. Que du contraire ! Freud, lui aussi, parlera de « l’inclination (Neigung) native de l’homme à la « méchanceté » (« Bösen »), à l’agression, à la destruction, et donc aussi à la cruauté » (3 ; A. XIV, p. 479 ; Fr. p. 75). Ainsi, l’amour, éventuellement, ne vient qu’ensuite et il a à se gagner contre ce fond archaïque toujours actif. L’amour peut survenir lorsqu’existe le Moi et dans un certain dépassement de ce fond qui demeure. Mais, quand surgit le Moi, la haine alors fait son apparition en tant que nouvelle puissance du négatif à surmonter. Pour Freud, l’émergence du Moi est coextensive de celle de la haine. La pensée 455 de Pascal pointe également cette articulation :
13 « Le moi est haïssable : vous, Miton, le couvrez, vous ne l’ôtez pas pour cela ; vous êtes donc toujours haïssable. – Point, car en agissant comme nous faisons, obligeamment pour tout le monde, on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste, qu’il se fait centre du tout, je le haïrai toujours.
14 En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu’il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il les veut asservir : car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice ; et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice : vous ne le rendez aimable qu’aux injustes, qui n’y trouvent plus leur ennemi, et ainsi vous demeurez injuste et ne pouvez plaire qu’aux injustes. »
15 De cette pensée, il nous faut retenir pour notre propos trois idées-forces. La première, c’est que le Moi se trompe en se croyant le centre de tout (dimension de leurre) ; la seconde, c’est que « chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres » ; tout comme le perçoit l’Évangile, le prochain n’est pas seulement le frère israélite, ni même l’étranger résidant, mais tout homme qui s’approche de moi, fût-il un ennemi (cf. notamment l’exégèse théologique de la parabole du « Bon samaritain »). Freud lui-même, dans le chapitre V du « Malaise », se rapproche de ce point de vue. La troisième, c’est que la « nature » du Moi est haineuse et pas seulement haïssable car il se fonde aussi primitivement dans la haine, il doit compter avec elle, la haine fait partie intégrante de sa texture.
16 Ces trois idées-forces comportent des résonances freudiennes mais la dernière peut aussi trouver à se prolonger au-delà de Freud dans un sens bien particulier qu’éclaire la clinique de la schizophrénie (nous y reviendrons).
3 – Remarque épistémologique
17 Arrêtons-nous un instant, le temps d’une remarque essentielle qui prend une portée épistémologique. En effet, nous en sommes arrivés au point où nous nous rendons compte que nous ne pouvons pas progresser dans une certaine compréhension, fût-elle partielle, du sens de l’amour sans nous intéresser à ce qui nous apparaît comme son contraire, à savoir la haine. Ce détour est inévitable, nous devons passer par le négatif pour aborder le positif. Autrement dit, nous procédons pathoanalytiquement. Qu’est-ce à dire ?
18 La méthode pathoanalytique s’inspire de la métaphore du cristal brisé que Freud utilise dans la conférence XXI de la « Nouvelle suite de conférences pour introduire à la psychanalyse ». Dans son chapitre intitulé « Le démontage de la personnalité psychique », Freud écrit ce qui suit :
« (…) nous nous fions à la conception selon laquelle la pathologie, à travers ses grossissements et ses exagérations peut nous rendre attentifs aux proportions normales (auf normale Verhältnisse) qui autrement nous échapperaient. Là où la pathologie nous montre une fracture ou une fêlure peut de façon normale exister une articulation (Gliederung). Lorsque nous jetons par terre un cristal, il se brise, mais pas arbitrairement ; il se casse en effet en morceaux suivant ses lignes de clivages (Spaltrichtungen) dont la délimitation, quoiqu’imperceptible, était au préalable déterminée par la structure (Struktur) du cristal. Les malades mentaux sont aussi de telles structures fêlées et sautées (solche rissige und gesprungene Strukturen sind auch die Geisteskranken) ».
20 Jacques Schotte, en faisant un sort à ce qu’il appelle le « principe de cristal », le généralise à l’ensemble du champ psychiatrique et pose que la pathologie, à travers ses grossissements et ses clivages, révèle la structure cachée du normal. Ainsi, par exemple, l’étude du délire de jalousie fait apparaître le fond homoérotique présent dans la jalousie normale ou encore l’étude de la dissociation du Moi dans la schizophrénie met en évidence les processus à l’œuvre dans la constitution du Moi sain. Tout comme la santé réside, pour la médecine, dans le silence des organes (« La santé, c’est la vie dans le silence des organes », disait René Leriche), il s’avère que dans la santé psychique les processus les plus profonds de la Psychè demeurent imperceptibles : seule la pathologie, par son effet de loupe et la déconstruction morbide qu’elle opère, les fait venir au jour. Comme nous le verrons plus loin, le schéma pulsionnel de Szondi réalise, selon Schotte, le paradigme de cette pathoanalyse généralisée aux catégories psychiatriques.
21 Suivant ce même principe, si nous voulons en apprendre sur ce qu’est l’amour, il nous faut étudier la haine quoique celle-ci ne puisse pas, à strictement parler, être considérée comme une maladie de l’amour ou comme le contraire de celui-ci (cf. « Pulsions et destins des pulsions » de Freud).
4 – Quelques vues de Freud sur la haine
22 Nous pouvons maintenant revenir aux trois idées-forces que nous inspire la pensée 455 de Pascal pour les mettre en rapport avec la pensée freudienne et cela sans forcer les choses.
23 En effet, la première, selon laquelle le Moi se croit être le centre de tout renvoie à la mégalomanie du Moi (du narcissisme infantile, le « délire des grandeurs d’autrefois » qu’a connu tout « adulte normal » – 5 ; A. X, p. 160 ; Fr. p. 97) ; la seconde, suivant laquelle chaque Moi « veut asservir » les autres et « voudrait être le tyran de tous les autres », évoque l’origine de la haine selon Freud. Dans le cadre de son premier dualisme pulsionnel (pulsions du Moi versus pulsions sexuelles), « les prototypes véritables de la relation de haine ne proviennent pas de la vie sexuelle mais au contraire de la lutte du Moi pour sa conservation et son affirmation (Behauptung) »(2 ; A. X, p. 230 ; Fr. p. 41) ; la troisième, qui pose que « le moi est haïssable » mais aussi qu’il est de nature haineuse, évoque l’idée que le Moi se pose et se constitue à travers la haine en opposition avec ce qui menace sa conservation car il doit absolument veiller à sa protection : « l’extérieur, l’objet, le haï, seraient au tout début identiques » (2 ; A. X, p. 229 ; Fr. p. 39). Pour Freud, « la haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour ; elle surgit du refus originaire que le Moi narcissique oppose au monde extérieur dispensateur de l’excitation » (2 ; A. X, p. 231 ; Fr. p. 42-43).
24 La haine n’est pas d’abord l’opposé de l’amour car ils ont des sources pulsionnelles différentes et autonomes : si l’amour prend forme à partir des pulsions sexuelles, la haine s’origine plutôt dans les pulsions d’autoconservation du Moi. C’est seulement dans des phases ultérieures du développement que la haine peut se sexualiser à travers le mélange des deux types de pulsions.
25 Dans le cadre du deuxième dualisme pulsionnel (pulsion de vie versus pulsion de mort ou de destruction), la haine appartient à la pulsion de mort mais elle entretient encore une affinité avec la volonté d’affirmation du Moi et le narcissisme. Ainsi, concernant la pulsion de destruction, Freud affirmera que « là où elle surgit sans intention sexuelle, à savoir dans la fureur de démolir la plus aveugle, on ne peut méconnaître que sa satisfaction est connectée à une jouissance (Genuss) narcissique extraordinairement élevée en tant qu’elle montre au Moi l’accomplissement de ses vœux anciens de toute-puissance » (3 ; A. XIV, p. 480 ; FR. p. 76).
26 Ainsi la haine dérive d’une source pulsionnelle distincte de celle de l’amour ; elle est congéniale à la constitution du Moi, à son besoin de conservation, à ses souhaits d’affirmation et d’expansion. Mais, dialectiquement, avec la découverte de la libido du Moi, Freud prend conscience que d’autres forces pulsionnelles, appartenant cette fois aux pulsions sexuelles et par la suite aux pulsions de vie, contribuent également à la genèse et à la mise en forme dudit Moi.
27 Des considérations freudiennes, deux choses sont à retenir : 1) la haine jouerait un rôle essentiel dans la fondation du Moi ; 2) elle serait plus ancienne que l’amour et corrélative d’une figure du Moi très archaïque.
28 Si nous sommes globalement d’accord avec Freud, nous pensons qu’il est dans l’erreur sur un point important : la haine, au lieu d’être un événement psychique primitif, exige au contraire un haut degré de développement du Moi. Car n’importe quel déchaînement de destruction aveugle ne mérite pas le nom de « haine ». La haine, au sens précis du terme, comporte un élément spécifique qui ne caractérise pas les autres affects destructeurs. La théorie szondienne, par la mise en ordre conceptuelle qu’elle effectue, pourrait bien nous éclairer.
5 – Apport de la théorie pulsionnelle de Szondi
29 Nous ne pouvons pas ici présenter Léopold Szondi et encore moins l’ensemble de sa théorie mais le lecteur qui le souhaite pourra se reporter aux ouvrages repris dans la bibliographie de cet article (notamment (8), « Dialectique des pulsions », 1990).
30 La pensée szondienne se situe à la croisée de l’anthropo-psychiatrie (Schotte) et de la psychanalyse, le schéma pulsionnel szondien permettant une mise en place de certains concepts freudiens fondamentaux. Il constitue un instrument théorique permettant l’analyse du champ des pulsions. Il en autorise l’étude d’un triple point de vue : topique, économique et dynamique ; il débouche donc sur l’élaboration d’une authentique métapsychologie au sens de Freud.
31 Sur le plan d’une nosographique structurale , il fournit une table de catégories psychiatriques (et non de classes) qui font système : les troubles Cycliques (manie et dépression), les troubles Sexuels (hermaphrodisme et sadisme), les troubles Paroxysmaux (épilepsie et hystérie), les troubles Schizophréniques (« katatonie » et paranoïdie) ; sur le plan de l’ anthropologie clinique , chacun des huit syndromes fondamentaux représente un problème humain universel (l’ensemble forme des existentiaux) ; sur le plan de la métapsychologie , ces questions humaines, incontournables, sont investies par toute une dialectique pulsionnelle : quatre pulsions ou vecteurs (C, S, P, Sch) composés chacun de deux besoins pulsionnels ou facteurs (m et d ; h et s ; e et hy ; k et p). Chacun de ces huit facteurs se trouve dynamisé par deux tendances encore appelées « radicaux pulsionnels » : il y en a donc en tout et pour tout seize. Ce sont les insécables (les « particules élémentaires ») de la vie pulsionnelle. À l’intérieur de chaque vecteur, les radicaux sont organisés en circuit (Schotte, (9) 1975). Un circuit général traverse l’ensemble du schéma, les vecteurs se succédant selon un ordre (chrono-)logique de complexité croissante : (I : C) – (II : S) – (III : P) – (IV : Sch). On peut représenter ce schéma pulsionnel, qui conjoint structure et genèse de la manière suivante :
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Les développements qui vont suivre se réduiront à ce qui nous semble utile pour notre sujet. S’ils s’inspirent de Szondi lui-même (et de Freud : encore…), ils empruntent beaucoup à la relecture par Jacques Schotte et ses élèves du schéma pulsionnel. Néanmoins, ils me sont aussi très personnels car je prends le risque d’y introduire un certain nombre de vues nouvelles auxquelles m’amène ma présente réflexion. Pour m’en tenir à ce qui concerne le développement du Moi et le problème du narcissisme à travers le circuit général, je construirai l’esquisse suivante :
- Le temps 1 (C) : le vecteur ou pulsion du Contact. Les troubles qui lui sont spécifiques sont les troubles de l’humeur (manie et dépression) et la psychopathie. Il s’agit de la zone la plus archaïque, du niveau primordial, de l’anthropogenèse. La figure du Moi qui y correspond est celle que Freud nomme « le Moi-Réel » (« Real-Ich ») des commencements (2 ; A. X, p. 228 ; Fr. p. 38). Le narcissisme autoérotique domine. Le monde extérieur n’existe pas en tant que tel, il coïncide avec l’indifférent. La bipartition est la suivante : ce qui est plaisant fait partie du Moi, le reste est indifférent et n’a aucune existence. Le principe de constance règne ici. Il n’y a pas véritablement de « dehors ». Tout ce qui, dans l’entourage, est plaisant, fait partie du Moi. L’affect négateur est l’envie.
- Le temps 2 (S) : le vecteur ou pulsion Sexuelle. Les troubles en affinité avec ce registre sont les perversions. La phase du Moi est celle du « Moi-plaisir » purifié (« Lust-Ich ») qui introjecte les objets qui apportent du plaisir et expulse au-dehors tout ce qui provoque du déplaisir. Le principe de plaisir domine donc. L’opposition interne<>externe est actualisée. Nous pensons que le narcissisme qui prévaut ici est de type spéculaire (le double narcissique) et correspond à ce que Lacan a introduit comme « stade du miroir » ; il équivaut plus ou moins à ce que Freud a nommé « Moi-Idéal ». L’affect négateur est la jalousie.
- Le temps 3 (P) : le vecteur ou pulsion Paroxysmale. Les troubles qui concernent ce niveau sont les psychonévroses. Le Moi reconnaît le principe de réalité sans parvenir à y satisfaire. L’exigence du renoncement est trop lourde pour lui. Le Moi fait l’épreuve de sa division : le Surmoi est une sorte de « dehors » dans le « dedans ». Ce qui prévaut, c’est le narcissisme par identification à l’objet ou encore le « narcissisme des petites différences » (3 ; A. XIV, p. 474 ; Fr. p. 68). L’affect négateur est la rage meurtrière.
- Le temps 4 (Sch) : le vecteur ou pulsion du Moi. Les troubles qui sont en affinité avec ce dernier temps logique sont les psychoses (particulièrement la schizophrénie). Le Moi se redouble en lui-même inflativement par sa création d’un Idéal du Moi. Un avatar pathologique possible en est le délire des grandeurs quand le redoublement ne s’arrête plus et devient infini. Nous avons affaire au narcissisme secondaire (5 ; A. X, p. 140 ; Fr. p. 83), à la formation de l’Idéal du Moi que le névrosé se trouve hors d’état d’ « accomplir » (erfüllen) (5 ; A. X, p. 169 ; Fr. p. 105). À l’opposé, le jeune schizophrène au début de la maladie se trouve débordé par cet Idéal (mégalomanie). Le principe de Nirvâna est la clé de voûte de cette économie : la pulsion de mort, la tendance à l’anéantissement agit en doublure (ou est le verso) de ce processus d’idéalisation de soi. Mais il faut la folie pour que l’envers se retourne et passe au premier plan. L’ « affect » négateur est ici la haine.
33 Pour Mélanie Klein, l’envie est primitive, elle précède la jalousie. Elle se nourrit à la source de la pulsion de mort et non à celle de la libido. Elle participe de la logique du tout ou rien et produit des oscillations entre les phases maniaque et dépressive. C’est la plus ancienne manifestation de la pulsion de mort : elle cherche à détruire l’objet envié (à le rendre « inexistant »), à le vider de sa substance (à le réduire à de l’indifférent). Son pendant est l’avidité qui tend à absorber dans le Moi primitif les qualités plaisantes de l’objet (ce qui ne peut être absorbé par l’avidité est détruit par l’envie).
34 Si nous voulons pénétrer l’essence de la haine, il nous faut examiner le circuit pulsionnel du Moi qui récapitule en lui, en les transposant à son niveau, les quatre temps du circuit général. Comme nous le montre le schéma, le Moi, au sens szondien, survient au temps 4. En réalité, le Moi en tant qu’instance imaginaire ou encore en tant qu’il assure l’adaptation au monde extérieur et la mise en jeu des mécanismes de défense, existe déjà dans les phases antérieures du schéma. Mais c’est seulement au quatrième temps logique qu’il rencontre son enjeu (« En-Je ») spécifique : devenir le plus personnel. Car le Moi n’est pas d’emblée personnel, au sens authentique du terme, au sens du « Je », de la « première personne ». Ce « Je » demeure une visée, il n’est ni une entité, ni une substance, ni une hypostase. Ce rapport à soi, ce devenir vraiment soi-même, s’institue à travers la dialectique pulsionnelle de l’être (p) et de l’avoir (k) :
- Au temps 1 (p-) : la tendance pulsionnelle à la participation ou à la projection (défensive). C’est la position contactuelle (psychopathique) du Moi. Le Moi cherche la fusion avec qui détient la puissance d’être. Lorsque la défusion tend à se produire apparaît l’envie. Ce Moi veut faire du « Un », il veut faire masse (le « dehors » est englobé dans le Moi). Il vit dans l’actualité, le pur momentané, le présent.
- Au temps 2 (k+) : la tendance à l’introjection (à l’incorporation ou au déni). C’est la position sexuelle (perverse) du Moi. Le Moi veut se posséder (s’ « avoir » lui-même) comme un objet auquel, corrélativement, l’autre aussi est réduit. L’espace est duel, les choses se jouent à deux (il n’y a pas de place pour un tiers). L’intrusion d’un troisième terme fait naître la jalousie (le dehors est source de déplaisir). Un tel Moi ne peut s’anticiper que comme « ayant déjà été » ; il reste fixé à la nostalgie, au passé.
- Au temps 3 (k-) : la tendance à la négation. C’est la position légaliste (névrotique) du Moi. Il nie une partie de lui-même et renonce à certaines satisfactions pulsionnelles sous le coup de l’interdit (Surmoi) ouvrant au futur. Il se dépossède de lui-même, il ne s’appartient plus (n’est plus son propre avoir) mais est voué à l’autorité d’un autre. Le tiers revêt la figure du juge, de l’interdicteur. Le drame se joue à trois (Oedipe). L’interdiction provoque essentiellement de la révolte, de la rage.
- Au temps 4 (p+) : la tendance à l’inflation. C’est la position la plus « Moiïque », la plus narcissique (psychotique) du Moi. Selon Szondi, le Moi connaît un « redoublement » (« Verdoppelung ») en lui-même. Il s’engendre, il se démultiplie en soi. Un quatrième terme intervient : la Mort comme avenir, horizon du « pouvoir-mourir », accession au futur antérieur posant celui que « J’aurai eu à être ». D’un point de vue normatif, le Moi s’origine en lui-même : il tend vers le « Je » dans une tension visant ce qu’il est en tant que singularité absolue, la construction de l’Idéal du Moi constituant ici le moteur de cette mise en tension. Il est confronté à son Autre (« Je est un autre », Rimbaud) à travers la dialectique interne de l’altérité et de l’ipséité. Des recherches empiriques effectuées à l’aide du test de Szondi (aux Universités de Liège et de Louvain) ont montré que cette position p+ n’apparaît qu’à l’adolescence. Sur le plan de la psychopathologie, cette position pulsionnelle (inflative) caractérise les jeunes schizophrènes au tout début du processus psychotique (délire des grandeurs) : ils ont la révélation de l’amour absolu, infini, et sont possédés par la toute-puissance de pouvoir sauver le monde (certains se prennent littéralement pour Dieu ou se sentent aussi puissants que le Christ).
6 – Vers un apex…
36 C’est donc à l’instant ultime, originaire, de l’avénement à soi que la folie peut éclater, là où le « Je » vacille sous l’éclair et la conscience de sa solitude abyssale, là où le Moi a pour tâche de devenir éminemment personnel. Dans la schizophrénie débutante, cet amour universel, totalement désexualisé, soulève la personne à des hauteurs que la pensée ne saurait concevoir et que le délire caricature. Cet « amour » fou dit : « Je suis tout à tous ». Il est une défense contre la dissociation du Moi déjà à l’œuvre. Cette toute-puissance n’est que l’envers d’une menace d’anéantissement ; cet amour sans limites est le dernier rempart contre les coups de la haine.
37 Il y a chez tout schizophrène une haine de soi cachée, implacable, liée à la culpabilité d’exister en première personne. Elle frappe celui qui est coupable d’être, de vouloir être absolument, radicalement soi-même en tant qu’unique, au-delà de toute identification avec autrui : elle s’attaque à celui qui veut s’arracher au dénominateur commun de l’homme. Cette haine vient de l’Autre, de l’Altérité totale qui traverse les autres en général (dont la Mère et/ou le Père). Dans la schizophrénie, l’amour fou, universel, est une défense à la démesure de cette menace qui pèse sur l’être du sujet.
38 Cette singularité et cet amour poussés à l’extrême ne sont qu’imaginaires. Peut-on néanmoins penser que cette position hypernarcissique (inflative) contient en germe, paradoxalement, une aspiration à sortir de ce même narcissisme ? Je laisserai la question ouverte. Quoi qu’il en soit, il y a dans ce délire, narcissique à l’extrême, un fond de vérité : il révèle a contrario que l’amour véritable procède d’une transcendance, d’une tentative de dépassement de soi (et du narcissisme).
39 Szondi pose que le Moi à son degré le plus élevé du devenir est capable de cette transcendance. Celle-ci n’a aucune connotation religieuse. Elle signifie l’autopoïèse du Moi : le Moi devient créateur de lui-même, son propre auteur. À travers un saut, il veut surmonter (sans les dénier) ses propres déterminations ainsi que l’Autre qui le fonde. Nietzsche, dans le prologue de « Ainsi parlait Zarathoustra » (6) écrit que « l’homme est quelque chose (etwas) qui doit être surmonté (überwunden werden soll) » (pp. 56 et 57). Il en va de même pour la liberté. Szondi, dans sa « Triebpathologie » (7), évoque Hegel pour lequel « cette connaissance pénétrante de la nécessité, c’est cela la liberté » (p. 420). Nous touchons ici aux frontières de la philosophie. Mais pour rester dans le domaine de la psychanalyse, nous dirons que cette dernière, avec sa maxime « Wo Es war, soll Ich werden » (« Là où ça était, j’ai à advenir »), postule une telle transcendance : la possibilité d’un travail sur le pulsionnel. Trop de choses en nous sont des entraves à l’amour. Celui-ci ne s’obtient pas à la manière d’un acquis mais demeure une visée qui implique une lutte, un travail sur soi-même, un cheminement. Il faut se surmonter, transmuter autant que possible sa pulsionnalité (il y a dans tout amour authentique une grande part de sublimation).
40 La haine, dans le fond, n’est pas un affect, à la différence de la rage. Elle peut être froide, silencieuse et se cacher derrière la bonté, la raison, ou les « bonnes intentions ». Elle signifie une certaine disposition de l’être et sa finalité dernière, ce n’est pas le meurtre paroxysmal, l’élimination physique d’autrui : c’est la destruction de la subjectivité, de ce que l’autre est dans sa singularité de sujet, dans son unicité radicale, c’est la destruction de l’être de l’autre, dût-il demeurer survivant…
41 L’amour authentique « sait » cela, il « a connu » cette potentialité, il l’a surmontée. Il aime jusqu’à l’ennemi dans l’autre. D’ailleurs, ce que demande le schizophrène à son thérapeute, c’est d’être un saint… Ce savoir n’est pas nécessairement conscient, il n’est pas de l’ordre de la ratiocination, de l’élaboration consciente. Il est un fait ou, plus exactement, un acte, l’acte le plus personnel qui soit (au sens du « Je »). Et qu’importe si cet acte est le fait d’une âme simple, ingénue, naïve… Point n’est besoin d’être savant.
42 Un tel amour n’a rien de romantique, ni d’impossible. Il est. Il n’est plus un moyen en vue d’une autre fin (celle de posséder l’objet, par exemple). Il est à lui-même son propre but. Comme on l’a montré, cet amour n’est ni un sentiment, ni un affect mais un certain positionnement du sujet dans l’être. Il ne s’agit pas du tout d’une conception idéaliste de l’amour mais certainement d’une conception ontologique du vouloir aimer.
Bibliographie
Bibliographie
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1Bl. PASCAL, « Pensées », Garnier-Flammarion, Paris, 1976.
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2S. FREUD, « Pulsions et destins des pulsions », in « Métapsychologie », Gallimard, 1940.
- « Triebe und Triebschicksale », G.W., Band X, S. Fischer Verlag, 1967.
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3S. FREUD, « Malaise dans la civilisation », P.U.F., 1971.
- « Das Unbehagen in der Kultur », G.W., Band XIV, Imago Publishing Co., LTD., London, 1948.
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4S. FREUD, « Nouvelles conférences sur la psychanalyse », Gallimard, 1946.
- « Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse », G. W., Band XV, Imago Publishing Co., LTD., London, 1940.
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5S. FREUD, « Pour introduire le narcissisme », in « La vie sexuelle », P.U.F., 1969.
- « Zur Einführung des Narzismus », G.W., Band X, S. Fischer Verlag, 1967.
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6Fr. NIETZSCHE, « Ainsi parlait Zarathoustra », Édition bilingue, Aubier-Flammarion, Paris, 1969.
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7L. SZONDI, « Triebpathologie », Band I, Verlag Hans Huber, Bern, 1952.
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8Ph. LEKEUCHE et J. MÉLON, « Dialectique des pulsions », Bibliothèque de Pathoanalyse, 3e édition revue, De Boeck, 1990.
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9J. SCHOTTE, « Szondi avec Freud », Bibliothèque de Pathoanalyse, De Boeck, 1990.
Mots-clés éditeurs : pulsion, amour, schizophrénie, narcissisme, Szondi
Mise en ligne 01/01/2006
https://doi.org/10.3917/cpc.019.0067Notes
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Professeur de Psychologie clinique à l’U.C.L., Faculté de Psychologie, 10 Place Cardinal Mercier B-1348 Louvain-la-Neuve.
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La traduction des citations de Freud a été revue par mes soins. Le chiffre arabe renvoie à la bibliographie au terme de cet article. A et Fr renvoient respectivement au texte allemand et au texte français.