Notes
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Docteur en psychologie, psychanalyste, maître de conférences à l’Université Paris Lyon 2 (Centre de recherches en psychopathologie et psychologie clinique) 5, av. P. Mendès-France, F-69500 Bron.
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Cet article reprend une conférence donnée à Lyon lors de la 15e Journée d’Étude de l’ARAGP en janvier 2001.
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Communucation personnelle.
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Sur cette question, cf. Ciccone, 1998.
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[4]
In Harris et Bick, 1987.
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Cf. Ciccone, 1995 ; Ciccone et Lhopital, 2001.
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[6]
Cf. Ciccone et Lhopital, 2001.
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[7]
Cf. Ciccone et Lhopital, 2001.
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[8]
Cf. Harris et Bick, 1987.
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[9]
In Miller et al., 1989.
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Communication personnelle.
1 Je vais proposer quelques réflexions sur les notions d’enveloppe psychique et de fonction contenante. J’associe d’emblée ces deux notions, car la notion d’enveloppe est indissociable de la notion de sa fonction. En effet l’enveloppe n’est pas un objet psychique en soi, ni même une instance. L’enveloppe psychique est avant tout une fonction, assurée par un certain nombre de processus.
2 Je retracerai l’histoire récente de la notion d’enveloppe et décrirai les modèles actuels disponibles pour penser cette fonction psychique. J’évoquerai aussi la manière dont on peut se représenter la construction de l’enveloppe et l’intériorisation de la fonction contenante. Je proposerai ensuite quelques réflexions sur l’application de tels modèles – et les implications de l’intérêt porté à cette fonction psychique – dans les pratiques soignantes.
Historique, définition et modélisations
3 On peut considérer la notion d’enveloppe psychique comme une métaphore qui définit une fonction. L’enveloppe psychique n’est pas un objet psychique mais une fonction. Considérer l’enveloppe comme un objet s’inscrirait dans une pensée animiste, en équation symbolique (selon les termes d’Hanna Segal), qui conduirait par exemple à chercher le moi-peau ou l’état du moi-peau d’un enfant à travers les contours du dessin de son bonhomme. Non pas que les contours d’un dessin de bonhomme ne disent rien de l’enveloppe, mais l’enveloppe psychique, ou le moi-peau, ne se réduit pas à la configuration d’un contour.
4 La fonction-enveloppe est une fonction de contenance, qui consiste à contenir et à transformer. La contenance est déjà une transformation, ou a un effet de transformation. Mais certains, comme René Kaës (1976a, 1979), préfèrent distinguer la fonction contenante (fonction de réceptacle et de maintien de ce qui est déposé) et la fonction conteneur (fonction de transformation) – Anzieu d’ailleurs reprendra cette distinction (1986a, 1990), mais curieusement à un certain moment il inversera les termes, désignant par contenant ce qui revient au conteneur et vice versa (Anzieu et al., 1993 ; Anzieu, 1994).
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Les notions d’enveloppe et de fonction contenante sont très actuelles et ne cessent de se déployer. Elles s’appliquent au modèle même de la psychanalyse, à la théorie de sa pratique. On peut, en effet, comme le fait Didier Houzel [2], dégager trois modèles du soin psychanalytique, à la fois d’un point de vue chronologique ou historique, et d’un point de vue actuel, ces trois modèles pouvant opérer solidairement ou simultanément :
- le premier modèle est celui de la décharge. Ce qui soigne, c’est de décharger, par la parole (décharger l’angoisse, la tension, le conflit). La représentation par l’acte de parole a une valeur cathartique. Ce modèle fonctionne toujours (quand quelqu’un a un problème, ne lui dit-on pas : « Il faut que tu en parles, tu verras ça ira mieux après » ?) ;
- le deuxième modèle est celui du dévoilement. Le psychanalyste est l’expert qui va dévoiler le fantasme, le conflit inconscient, ce qui se joue et anime le sujet à son insu. C’est un modèle toujours actuel. Nombre de cures sont menées par des psychanalystes qui traquent le fantasme inconscient pour le dévoiler ;
- le troisième modèle est celui de la contenance. Ce qui soigne n’est pas tant de décharger par la parole, ni de voir les fantasmes dévoilés et rendus conscients, ce qui soigne est l’expérience selon laquelle la vie émotionnelle troublée, perturbée, douloureuse, trouve un espace dans lequel elle puisse être reçue et contenue. Ce qui dans l’analyse et chez l’analyste soigne le patient, c’est la capacité de contenir les émotions, les pensées que le moi trop fragile du patient, trop peu assuré dans son sentiment d’existence, ne peut contenir, ne peut tolérer, ne peut penser. L’analyste héberge et pense les expériences et les pensées que le patient ne peut contenir et penser tout seul. L’espace de l’analyse est un espace qui contient et qui transforme les émotions, les angoisses, les conflits, autrement dit la douleur psychique. Et la douleur est contenue lorsqu’elle est comprise. Contenir une expérience c’est la comprendre. Je reviendrai plus loin sur la manière dont un dispositif peut contenir.
6 Le modèle de l’enveloppe psychique est d’une fécondité certaine. Didier Anzieu n’a cessé de le cultiver et de le rendre fertile, et d’autres l’ont développé avec créativité. Anzieu a poursuivi le travail de repérage des enveloppes psychiques et de leurs altérations, il a toujours précisé davantage ce modèle dans le champ du développement psychique et de la psychopathologie, et a mis en évidence la manière dont toutes les psychopathologies peuvent s’appréhender du point de vue des pathologies de l’enveloppe. Il a fait travailler les notions de moi-peau et d’enveloppe psychique non seulement dans la clinique, mais aussi dans l’histoire et la préhistoire des concepts psychanalytiques, dans la littérature. Il a établi autour de ces notions des connexions avec les champs de la philosophie, de la psychologie expérimentale, de la biologie, de la physique, des mathématiques, etc.
7 Si la conception de la pathologie de l’enveloppe est appliquée par plus d’un à l’approche de la psychopathologie individuelle, elle l’est aussi pour ce qui concerne la compréhension du fonctionnement psychique groupal. Didier Anzieu a ouvert la voie dans son ouvrage sur Le Groupe et l’Inconscient. Geneviève Haag, par exemple, porte un regard privilégié sur la notion de « peau du groupe » dans les groupes thérapeutiques (cf. Haag et coll., 1981 ; Urwand et Haag, 1993). Les recherches en thérapie familiale psychanalytique, qui utilisent abondamment les conceptions d’Anzieu, accordent aussi une place à la fonction d’enveloppe dans l’appareil psychique familial, même si leurs publications en rendent peu compte, et même si l’enveloppe est davantage prise en compte dans sa fonction d’individuation et d’échange avec l’extérieur que dans ses fonctions de structuration de l’appareil psychique familial. Anzieu a ouvert encore la voie en proposant une étude des fonctions du moi-peau dans le couple, comme le groupe et la famille (1986b, 1993). Evelyn Granjon, par exemple, a suggéré de comprendre le généalogique comme fondateur de l’enveloppe psychique familiale (1986, 1987). Didier Houzel aussi décrit l’enveloppe familiale, ses rapports d’inclusion et de tangentialité avec les enveloppes psychiques individuelles, sa fonction d’organisateur des rapports interindividuels et intergénérationnels, sa fonction contenante liée à l’intégration de la bisexualité psychique pour chacun des objets parentaux (les qualités « maternelles » correspondant à l’intimité, la disponibilité, le pouvoir d’apaisement, et les qualités « paternelles » à la force, la consistance, l’orientabilité) (cf. Houzel et Catoire, 1989 ; Houzel, 1994).
8 Si une théorisation de l’enveloppe psychique dans l’« appareil psychique groupal » (selon les termes de René Kaës) ou « appareil psychique du regroupement », et dans l’« appareil psychique familial » (comme le dénomme André Ruffiot), est en travail, l’application de la notion d’enveloppe psychique ou de moi-peau à l’institution est encore embryonnaire. On peut par exemple consulter deux textes de Didier Houzel dans lesquels il applique à l’institution des considérations sur l’enveloppe psychique, et tente de conceptualiser la notion d’« enveloppe institutionnelle » (1992a, 1992b).
9 Si la notion d’enveloppe psychique a été particulièrement développée par Anzieu et d’autres dans son sillage, elle est bien sûr présente bien avant les travaux d’Anzieu dans la conceptuologie psychanalytique. Si on revient à Freud, on peut dire qu’elle est présente dès le début des textes psychanalytiques. Dès 1895, dans l’Esquisse, par exemple, est présente l’idée de limites du moi, d’un dedans et d’un dehors du moi. On se souvient que dans « Le moi et le ça » Freud parlera du moi comme d’une entité correspondant à la projection d’une surface.
10 Paul Federn avait étudié les « frontières du moi » et ses variations dans les psychoses, dans les rêves, dans les états d’endormissement et d’éveil.
11 Bion, enfin, a particulièrement développé la notion d’objet contenant, de fonction contenante de l’objet, notion qui a été reprise par ses successeurs, notamment Esther Bick.
12 En 1962 (1962b), Bion a construit le modèle du « contenant-contenu » : l’expérience chaotique et confuse du bébé nécessite la présence d’un contenant qui puisse accueillir et transformer cette expérience, la détoxiquer. Le contenu projeté est appareillé au contenant, à condition que ceux-ci entretiennent une relation que Bion qualifie de « commensale », chacun tirant profit de l’autre pour sa propre croissance. Le « contenant-contenu » ainsi formé est réintrojecté par le bébé et se développe jusqu’à devenir le propre appareil à penser du bébé.
13 Cette fonction de l’objet, cette fonction qu’accomplit l’objet – la mère – pour le bébé est appelée « fonction alpha », et elle constitue le premier pas dans l’activité de pensée. Le bébé clive et projette une partie de sa personnalité en détresse dans l’objet, celui-ci contient cette expérience émotionnelle, cette partie de la personnalité du bébé expulsée, et dans la « rêverie » – la fonction alpha est tributaire de la « capacité de rêverie » – commence le processus de formation du symbole et de la pensée. L’objet contenant transforme les éléments « bêta », éléments bruts projetés, en éléments « alpha », éléments disponibles pour la pensée.
14 On voit donc comment la fonction contenante est une fonction « symbolisante », comme d’autres, dont René Roussillon, par exemple, peuvent en parler aujourd’hui (1995). Ce qui contient, ce qui détoxique l’expérience, c’est le processus de symbolisation.
15 Si le bébé ne rencontre pas un objet capable de réaliser ce travail, il réintrojecte l’expérience d’un objet qui refuse les identifications projectives, autrement dit il réintrojecte sa détresse augmentée des failles de l’objet ou de l’échec de l’objet, il réintrojecte ce que Bion (1962a) appelle une « terreur sans nom ».
16 On voit comment la notion de fonction contenante suppose le processus d’ « identification projective ». À travers ses conceptions de « contenant-contenu », de « fonction alpha », de « rêverie maternelle », Bion propose un modèle d’identification projective normale, non toxique, au service de la communication.
17 L’identification projective telle que l’avait décrite Mélanie Klein (1946) était un processus hautement pathogène consistant pour le bébé à pénétrer en fantasme le corps maternel pour le détruire, le dépouiller, le dégrader, le vider, etc. Bion (1962b) et Rosenfeld (1970) ont montré l’aspect normal, développemental de ce processus qui consiste à communiquer un état émotionnel, à transmettre et à faire éprouver à l’objet un contenu émotionnel, un état affectif que le sujet n’a pas les moyens de penser.
18 C’est ainsi qu’il faut comprendre, par exemple, le contre-transfert tel qu’en parle Paula Heimann dans son article princeps (1949), et qui se définit non pas seulement par ce qui de l’analyste empêche le processus – ce qui faisait dire à Freud et à d’autres (Freud a très peu parlé du contre-transfert) qu’il faut tenir court, maîtriser le contre-transfert –, mais qui se définit aussi par l’ensemble des éléments non psychisés de la situation, non pensables par le patient – ce qui faisait dire à Paula Heimann que le contre-transfert n’est pas un obstacle, mais un outil au service de la compréhension et de l’analyse [3].
19 Après Bion puis Rosenfeld qui ont souligné l’aspect normal de l’identification projective – identification projective « réaliste », dit Bion – Meltzer a apporté une autre précision et une autre complexification en décrivant la manière dont l’identification projective concerne non pas seulement l’intérieur des objets externes (qui d’ailleurs n’est jamais l’intérieur d’un objet externe mais toujours la représentation interne de l’intérieur de l’objet externe), mais aussi l’intérieur des objets internes (cf. Meltzer et coll., 1980, 1982 ; Meltzer, 1967, 1992). Et Meltzer décrit toute une géographie de l’objet interne – l’objet prototypique étant le corps maternel – que le moi du sujet pénètre pour assouvir différents besoins. Chaque compartiment de l’objet pénétré donne au sujet une caractérologie particulière. Et toutes ces caractérologies ont en commun un aspect faux, pseudo de l’identité du sujet en identification projective. Meltzer réserve les termes d’identification projective au processus au service de la communication, et nomme l’identification projective toxique pour le moi – et pour l’objet – « identification intrusive », l’objet interne pénétré par identification intrusive étant appelé « claustrum ».
20 Bref, on voit comment la notion d’objet contenant, de fonction-enveloppe, suppose non seulement une conception d’un processus d’identification projective, mais aussi une conception d’une spatialité du monde psychique.
21 Si Meltzer a décrit la « géographie du fantasme », s’il a modélisé l’espace interne avec ses différentes dimensions, s’il a figuré l’espace à l’intérieur des objets internes avec leurs différents compartiments, ces notions ont elles aussi une histoire. Mélanie Klein avant lui avait décrit la cosmologie ou la sociologie du monde intérieur ainsi que la géographie du corps maternel. Bion avait parlé d’espace psychique, d’espace mental, d’espace émotionnel, d’espace de la pensée. Money-Kyrle avait envisagé la construction d’un système spatio-temporel interne, résultat de l’intériorisation d’objets externes. Resnik a décrit toute une conception de l’espace mental (un de ses livres s’intitule d’ailleurs Espace mental). Mais c’est Meltzer qui a le plus mis au travail cette notion et conceptualisé une représentation de la structure de l’espace du monde interne et de la vie psychique dans les différents lieux de cet espace interne.
22 Revenons à l’historique des notions d’enveloppe psychique et de fonction contenante. Après Bion, il faut citer, toujours dans les années 1960, Esther Bick. Dans un court article, qui est maintenant connu et qui s’intitule « L’expérience de la peau dans les relations d’objet précoces » [4], Esther Bick décrit la fonction psychique de la peau dans le développement du bébé. Elle montre la nécessité de l’expérience d’un objet contenant, auquel le bébé puisse s’identifier afin de se sentir suffisamment contenu dans sa propre peau.
23 « Le besoin d’un objet contenant apparaît, dans l’état infantile non intégré, dit Esther Bick, comme la recherche effrénée d’un objet – une lumière, une voix, une odeur ou un autre objet sensuel – qui peut tenir l’attention, et, de ce fait, être expérimenté, momentanément tout au moins, comme tenant ensemble les parties de la personnalité. L’objet optimal est le mamelon dans la bouche, accompagné du portage, des paroles et de l’odeur familière de la mère. » Esther Bick montre comment cet objet contenant est éprouvé comme une peau. Elle décrit par ailleurs la manière dont les perturbations de cette fonction « première peau » peuvent conduire au développement d’une formation qu’elle appelle « seconde peau », par laquelle la dépendance envers l’objet est remplacée par une pseudo-indépendance, en particullier en créant un substitut à cette fonction de contenant-peau.
24 Les indications d’Esther Bick soulignent la manière dont le nourrissage représente l’expérience prototypique du rassemblement à l’intérieur d’une peau. La jonction entre les différentes modalités sensorielles, entre le portage, l’enveloppement, le bain de paroles et la plénitude interne, donne au bébé un sentiment moïque primaire, pourrait-on dire, un sentiment d’être. Par ailleurs, Esther Bick signale comment, lorsque cette expérience de rassemblement interne fait défaut, le bébé s’accroche à des sensations, à des objets-sensations qui maintiendront provisoirement l’illusion d’un rassemblement. Ainsi, chez un bébé de quelques jours ou de quelques semaines, l’œil qui fixe une lumière, l’oreille qui s’arrête sur un bruit, le corps qui se concentre sur un bercement sont autant de bouches qui s’agrippent à un mamelon. Enfin, Esther Bick décrit les formations seconde-peau, substituts d’un contenant-peau défaillant. La seconde peau peut être de nature musculaire, ou motrice, le raidissement du corps tout comme l’agitation permanente protégeant le bébé contre des angoisses agonistiques primitives.
25 De nombreux comportements peuvent se comprendre comme répondant à la nécessité de se constituer une seconde peau psychique, lorsque l’introjection d’un objet suffisamment contenant a fait défaut. On peut penser, par exemple, aux enfants agités, instables, hyperkinétiques, violents : l’agitation témoigne du défaut de contenant interne et tente de créer un substitut de contenant (les enfants ou les sujets agités ou violents ne vivent pas une absence de peau psychique, mais ont plutôt l’éprouvé d’une « peau qui brûle » – une expression courante parle d’« écorché vif »). On pourrait évoquer d’autres modalités seconde-peau, comme par exemple la seconde peau intellectuelle de personnalités chez qui le savoir, la théorie, la pensée sont utilisés de manière défensive contre les expériences émotionnelles, ce qui produit du « faux self » [5].
26 Par ailleurs, si Esther Bick peut dire que l’objet contenant optimal est le mamelon-dans-la-bouche, dans l’ensemble du contexte du nourrissage, cela suppose de se représenter le contenant non pas comme un récipient, mais comme un « attracteur », ainsi que le décrit Didier Houzel (1985, 1987, 1994). L’objet contenant attire la vie pulsionnelle et émotionnelle du bébé. Il rassemble ainsi sa sensualité éparse et crée les conditions de maintien d’une « consensualité », comme dit Meltzer (et coll., 1975). Didier Houzel considère la fonction contenante comme « un processus de stabilisation de mouvances pulsionnelles et émotionnelles qui permet la création de formes psychiques douées de stabilité structurelle » (1994).
27 Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l’objet contenant est un attracteur des investissements, de l’attention, des éprouvés du bébé et qu’il donne une forme à ces éprouvés. Il n’est pas un récipient dans lequel la psyché de l’enfant expulserait des parties d’elle-même ; il est un objet qui focalise et stabilise les forces psychiques qui l’investissent. Didier Houzel s’inspire de la notion d’attracteur telle que la définit le mathématicien René Thom dans sa Théorie des catastrophes : l’attracteur est une partie stable d’un système dynamique et qui, de ce fait, draine les forces à l’œuvre, tout comme le lit d’un fleuve est un attracteur pour le système d’écoulement des eaux d’une vallée, ou un aimant est un attracteur pour la limaille de fer qu’il oriente, organise, à laquelle il donne une forme. L’objet contenant stabilise les forces qui agitent le psychisme de l’enfant.
28 On reconnaît aussi, dans les propos d’Houzel, les conceptions qu’a pu développer Meltzer au sujet de ce qu’il appelle l’« objet esthétique » et le « conflit esthétique » (Meltzer et Harris Williams, 1988). Meltzer décrit la manière dont le bébé est frappé par l’impact esthétique de l’objet, de ce qu’il appelle la « mère ordinairement belle et dévouée », et la manière dont il est vertigineusement attiré par cet objet esthétique, et par l’intérieur de cet objet, dont il se demande si l’intérieur est aussi beau que la surface – le conflit esthétique, tel que le nomme Meltzer, résultera des différentes déceptions qu’aura à affronter le bébé lorsqu’il découvrira l’intériorité de l’objet. Ce qui amortit cette violente et vertigineuse attraction, c’est la communication. Si l’objet n’amortit pas cette attraction, par la communication et l’attention, le bébé est livré à ce que Houzel appelle des angoisses de précipitation (1988, 1991).
29 On voit donc comment l’enveloppe est une métaphore parmi d’autres, ou qui peut se décliner de différentes manières : enveloppe psychique, peau psychique, objet contenant transformateur, objet attracteur.
30 On peut faire appel à d’autres métaphores pour décrire le sentiment de sécurité interne et d’existence dans sa peau. On peut par exemple évoquer la métaphore non plus d’une enveloppe, mais d’un objet interne support, qui donne un appui au sentiment d’être [6].
31 On dispose de plusieurs images pour nourrir cette métaphore. Salomon Resnik, par exemple, parle d’un objet interne qu’il appelle les « parents harmonieusement combinés » (1986, 1994, 1999). La notion de parents combinés chez Mélanie Klein désigne, on le sait, une figure très persécutrice représentant les parents unis dans une relation sexuelle dévastatrice. La notion de parents harmonieusement combinés, par contre, désigne un objet support qui articule les fonctions maternelles et les fonctions paternelles : les fonctions maternelles sont figurées par l’horizontalité, la réceptivité, la contenance, et les fonctions paternelles par la verticalité, la fermeté, etc. Cet objet-support des parents harmonieusement combinés donne à la fois une enveloppe et une colonne vertébrale au sentiment d’identité.
32 On peut évoquer aussi, toujours dans cette métaphore de l’objet interne support, la notion d’objet ou de « présence d’arrière-plan d’identification primaire » que propose James Grotstein (1981), et qui désigne l’intériorisation des bras maternels qui soutiennent le dos du bébé, ou l’intériorisation du holding, pourrait-on dire. Avant Grotstein, Joseph Sandler (1960) avait parlé de la notion d’« arrière-plan de sécurité ». Cette intériorisation de la présence d’arrière-plan s’effectue, comme le souligne Geneviève Haag (1991, 1997), essentiellement à travers le regard. C’est par l’échange pénétrant des regards que s’intériorise, dans la situation de nourrissage par exemple, la tenue du dos, et que se construit la sécurité du dos. Échange de regard accompagné bien sûr de paroles, d’attention, de préoccupation.
33 Les défauts d’intégration d’un objet d’arrière-plan d’identification primaire, d’un objet du dos sécurisant, s’observent dans les cas très pathologiques par les défenses autistiques : accrochage par le regard (qui n’est pas libéré de sa fonction d’accrochage par une tenue du dos adéquate et qui ne peut donc pas être utilisé au service de la communication), recherche d’une autotenue dans les raidissements musculaires (la « seconde peau musculaire »), etc. On peut aussi observer certains enfants qui jettent toujours les objets derrière leur dos, comme s’il y avait un grand vide aspirant dans le dos. Dans les cas moins pathologiques, on peut observer les angoisses liées à une présence persécutoire dans le dos : certaines personnes, par exemple, ne supportent pas d’avoir quelqu’un derrière eux, dans une salle s’installent toujours au fond et près de la porte, etc.
34 Je peux illustrer cette articulation de la verticalité ferme et de l’horizontalité enveloppante, du dur et du mou, du tenu-dans-le-dos et du communicant-par-le-devant, par l’exemple d’une manœuvre autoérotique de certains enfants qui ont une manière toute particulière de sucer leur pouce : ils appuient fortement le pouce en bouche contre le palais et l’arrière de l’arcade dentaire, et l’index contre l’arête du nez, et avec le majeur ils se caressent la lèvre supérieure. On peut voir dans cette manœuvre comment le mou, précieux, sensible, vivant (la lèvre caressée), doit être encadré par du dur, articulé à du dur, formé par cette pince, par ces deux points durs, ces deux zones où l’enfant éprouve la dureté (dureté du dos de l’arcade dentaire et de l’arête du nez, projections du dos du corps, de la verticalité, de la colonne vertébrale qui tient).
35 Toujours à propos de cette articulation du dur et du mou, et si on revient à la métaphore de l’enveloppe, on peut souligner la manière dont Didier Houzel insiste, lorsqu’il décrit la structure de l’enveloppe psychique, sur l’intégration de la bisexualité primaire comme condition au déploiement de la fonction contenante de l’enveloppe psychique. Tout se passe comme si les qualités de solidité et de résistance de l’enveloppe psychique se situaient au pôle paternel, et les qualités de réceptivité et de souplesse au pôle maternel. Une juste alliance des aspects maternels et paternels est requise pour donner à l’enveloppe les qualités plastiques nécessaires à la contenance, qui doit articuler étanchéité et perméabilité, consistance et élasticité.
36 Après ces remarques sur l’objet contenant et la fonction contenante qui partaient des propositions d’Esther Bick, j’en arrive à Didier Anzieu et à sa notion de « moi-peau » qui est très connue. On peut dire que le modèle d’Anzieu contient ou reprend quasi l’ensemble des modèles précédents.
37 Anzieu (1985) prend le contexte du nourrissage et souligne trois types d’expériences concomitantes que fait le bébé : celle d’un contact différenciateur par le mamelon dans la bouche et l’incorporation, celle d’un centre de gravité par la réplétion, et celle d’importantes stimulations tactiles par le fait d’être tenu, porté, serré contre le corps de la mère, manipulé, etc., le tout dans un bain de paroles et de communications. Ces expériences conduisent le bébé à différencier une surface comportant une face externe et une face interne, distinguant le dehors et le dedans, et un volume dans lequel il se sent baigné. Cette surface, qu’Anzieu nomme « interface », et ce volume donnent à l’enfant la sensation d’un contenant. Ainsi, à l’occasion des expériences de contact de son corps avec le corps de la mère et dans le cadre d’une relation sécurisante d’attachement avec elle, le bébé acquiert la perception de la peau comme surface, ce qui engendre d’une part la notion d’une limite entre l’intérieur et l’extérieur, et d’autre part un sentiment d’intégrité de l’enveloppe corporelle. Ce sentiment d’intégrité donne au moi une enveloppe narcissique et un bien-être de base, d’où l’idée du moi-peau. Par moi-peau, Anzieu désigne « une figuration dont le moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps ».
38 Anzieu a décrit différentes fonctions du moi-peau, dont la liste s’est peu à peu modifiée au fur et à mesure de ses travaux : fonction de maintenance du psychisme, fonction de contenance, fonction de pare-excitation ou de constance, fonction d’individuation, fonction d’intersensorialité ou de correspondance des sens, fonction de soutien de l’excitation sexuelle ou de sexualisation, fonction de recharge libidinale ou d’énergisation, fonction d’inscription des traces sensorielles tactiles ou de signifiance. Il a aussi décrit une fonction toxique d’autodestruction de la peau et du moi, qu’il a ensuite retiré de la liste. Il a aussi fait correspondre d’autres fonctions du moi à des fonctions de la peau, il a fait correspondre certaines tendances du moi ou du moi-peau à des caractéristiques structurales de la peau touchant la complexité de sa constitution, son rapport aux autres organes, etc.
39 Si les fonctions du moi-peau, et de l’enveloppe psychique en général, s’étayent sur les fonctions de la peau, il faut bien souligner que l’étayage concerne une relation métaphorique, et non pas analogique. Il s’agit de la peau au sens d’« être bien dans sa peau », et non pas de la peau de l’anatomiste ou du dermatologue. Les mises en correspondance que propose Anzieu semblent parfois un peu trop analogiques, et donc quelque peu animistes.
Construction de l’enveloppe et intériorisation de la fonction contenante
40 À partir de ces différents modèles, de ces différentes versions ou déclinaisons de l’enveloppe et du contenant, on peut résumer la manière dont se constitue l’enveloppe psychique ou le contenant en disant que l’enveloppe résulte de l’intériorisation de l’objet contenant ou de la fonction contenante de l’objet.
41 Ce processus suppose différentes conditions [7]. Les premières concernent les qualités de l’objet contenant : portage, soutien, holding, présentation des objets (selon les termes de Winnicott), capacité de rêverie, fonction alpha, activité de symbolisation, intégration de la bisexualité. On peut aussi ajouter la sollicitation : l’objet ne doit pas seulement répondre aux besoins du bébé, les transformer, protéger le bébé de la désorganisation, il doit aussi le solliciter, l’attirer vers des niveaux de présence, d’intégration, d’organisation, d’expériences émotionnelles plus élevés. On peut ajouter aussi la capacité à garantir une rythmicité des expériences : la rythmicité permet l’anticipation et donne une illusion de permanence, de continuité ; la rythmicité participe à constituer le sentiment d’enveloppe en ce qu’elle produit comme illusion de continuité.
42 La principale qualité de l’objet, pour assurer la fonction contenante, et qui regroupe toutes celles-là, est l’attention. Toutes ces qualités reposent sur une attitude attentive de l’objet – je vais y revenir.
43 La deuxième série de conditions à l’intériorisation de la fonction contenante concerne l’intériorisation elle-même. Le processus d’intériorisation a une histoire. On peut dire que sa forme aboutie est l’introjection. Mais, on l’a vu, l’introjection suppose d’abord un processus possible et suffisant d’identification projective, qui consiste à investir et explorer un espace mental, à transmettre et déposer les émotions incontenables, à explorer la vie émotionnelle dans l’espace mental d’un autre.
44 Et avant même l’identification projective, le bébé utilise des processus d’identification adhésive, qui consistent à s’agripper à une sensation. Et tout comme pour l’identification projective, si l’identification adhésive est un processus pathologique dont on connaît les manifestations dans l’autisme où l’adhésivité anéantit toute perception de l’altérité et toute constitution d’une relation d’objet, l’identification adhésive contient aussi un aspect normal, nécessaire au développement, d’une part en ce qu’elle produit comme points d’agrippement qui mis progressivement bout à bout donneront une première sensation de continuité, une première expérience d’être, et d’autre part en ce qu’elle permet comme exploration de l’intériorité dès lors que le sujet collé à l’objet est dans une position suffisamment sécurisante. Pour explorer l’intériorité de l’objet, le bébé doit d’abord, en fantasme, se coller à l’intérieur de l’objet.
45 On peut souligner ainsi la manière dont l’intériorisation de l’enveloppe, et le sentiment d’enveloppe, se déploient et se construisent à partir de ce que Geneviève Haag décrit comme des « boucles de retour » (1991, 1998), où le bébé plonge dans l’objet, dans une élation symbiotique (en général il plonge dans les yeux, dans le regard, dans la tête), puis se sépare en emportant un peu de substance commune, un peu de l’enveloppe commune qui, dans le lien symbiotique, le relie à l’objet. L’individuation se produit à partir d’une phase de symbiose. Ces boucles de retour construisent une circularité, une peau issue du dédoublement de la peau symbiotique. On observe la reprise de ces boucles de retour par exemple dans les conduites d’offrande, courantes chez l’enfant de 18 mois qui vient déposer les objets qu’il a sur les genoux d’un adulte – lequel s’en trouve embarrassé – pour ensuite les reprendre et continuer son jeu.
46 On peut aussi observer la constitution de l’enveloppe – ou plutôt les effets de la constitution d’une enveloppe – à travers la manière dont l’enfant construit ce que Geneviève Haag appelle des « représentations de contenance », qui sont des projections spatiales de la circularité du self. On peut par exemple observer un bébé s’intéresser et explorer longuement les bords, les bordures : le bord d’une table, le contour d’un trou à l’intérieur d’un objet. On peut voir l’enfant investir la circularité : les objets, les formes circulaires, les mouvements circulaires (les roulades, etc.). La constitution aboutie de la circularité permet par exemple à l’enfant de dessiner un cercle fermé (ce qui est très tardif, puisque l’enfant peut rarement réaliser cette figure avant 3 ans). Lorsque cette circularité – qui est une projection de la circularité du self, du sentiment de fermeture du self – échoue à se constituer, l’enfant reste agrippé à des formes, à des mouvements en deçà de la circularité, et qui sont des mouvements rythmiques, d’oscillation rythmique, ou bien des mouvements tourbillonnaires (comme dans l’autisme).
La fonction contenante dans les pratiques
47 Je vais maintenant dire quelques mots de la manière dont la conception de l’enveloppe et de la contenance peut avoir des effets dans les pratiques.
48 On pourrait bien sûr parler de ce que j’appellerai les « praxies de maternage », qui occupent de nombreux terrains de pratique, avec toutes les questions que pose le toucher. Tout ce que j’ai évoqué à propos de l’enveloppe, la peau psychique, etc., met en évidence la manière dont le toucher peut être intégrateur, organisateur. Mais si le toucher comme étayage est organisateur, le toucher comme interaction pulsionnelle est désorganisateur. L’interdit du toucher, nécessaire à un certain moment dans le développement de l’enfant, tout comme dans les pratiques soignantes, concerne non pas le toucher comme étayage, mais le toucher comme interaction pulsionnelle. Mais tout le problème est celui de la distinction des deux, pour le soignant qui doit reconnaître la jouissance qui peut infiltrer ses actes de toucher, et pour le patient qui peut facilement prendre l’un pour l’autre.
49 Mais je vais souligner une autre implication, ou une autre application, dans la pratique, de la conception d’une fonction contenante. Je vais évoquer un dispositif particulièrement intéressant pour mettre au travail cette fonction contenante.
50 Esther Bick, dont j’ai parlé plus haut à propos de la notion de peau psychique, avait élaboré un dispositif et une méthodologie, qui sont maintenant connus et de plus en plus utilisés, concernant l’observation psychanalytique de bébés, et représentant un outil de formation des psychothérapeutes et des psychanalystes. Il s’agit d’une observation attentive d’un bébé, dans sa famille, une heure par semaine pendant deux ans, des notes étant prises après chaque observation et discutées dans un séminaire. Dans ce dispositif et dans cette méthodologie le terme le plus important n’est pas « observation » mais « attention ». Je disais que l’attitude contenante princeps est une attitude attentive. L’observation selon la méthode d’Esther Bick est au service de l’attention, l’attention à la vie émotionnelle. On peut même dire que l’attention et l’observation représentent le mouvement premier de tout travail clinique. L’observation clinique attentive est le cœur du travail clinique. Un livre de Bion s’intitule Attention et Interprétation : l’attention, l’observation attentive, est première, elle conditionne l’interprétation.
51 Si l’observation psychanalytique de bébés avait et a toujours pour objectif la formation des psychothérapeutes et des psychanalystes, Martha Harris, qui avait succédé à Esther Bick et prolongé son travail au sein de la Tavistock Clinic à Londres, a très tôt ouvert ce dispositif à l’ensemble des praticiens de l’enfance et de la petite enfance. Par ailleurs, Martha Harris a rapidement créé un autre séminaire, parallèlement au séminaire d’observation de bébés et intégré au cursus de formation de la Tavistock, qu’elle a appelé « Séminaire de discussion de travail », et qui concerne des situations de la pratique, quelle qu’elle soit, observées avec la même méthodologie que l’observation de bébés [8].
52 Une telle méthode soutient et développe les capacités d’attention et de contenance.
53 On sait que toute position d’observation attentive, toute prise de position observante, pourrait-on dire, dans la quotidienneté d’une pratique, conduit à améliorer les situations complexes rencontrées dans cette pratique. Nombre de praticiens font l’expérience, classique, de l’aide qu’apporte le fait de mettre en suspens momentanément sa pratique, ou l’activité de sa pratique, pour prendre une position d’observation, pour prendre le temps d’observer, chaque fois qu’une situation complexe plonge dans la confusion ou donne au praticien le sentiment d’être dépassé, impuissant, dans une voie sans issue. Prendre le temps du recul, de l’observation attentive de la situation vécue comme incompréhensible, traumatique, aliénante, améliore la situation. Cela à condition qu’un travail suffisant d’élaboration accompagne l’observation. Et cela est vrai non seulement pour les pratiques thérapeutiques, mais aussi pour les pratiques pédagogiques, éducatives, rééducatives, et pour les situations difficiles, limites, rencontrées dans ces pratiques avec un ou plusieurs sujets, enfants ou adultes. Cela est vrai pour toutes les pratiques de ceux que j’appelle les « soignants du quotidien » : éducateurs, infirmiers, enseignants, etc.
54
Si toute position d’observation peut améliorer une situation, un dispositif d’observation systématisé, comme celui d’Esther Bick et de Martha Harris, optimise les effets de l’observation clinique, optimise le travail de pensée et développe les capacités d’attention et de contenance. Quelles sont les modalités de ce dispositif ? Ce dispositif comporte les mêmes séquences que l’observation de bébés :
- Le premier temps est celui de l’observation proprement dite. Le praticien doit se laisser imprégner par la situation, par la teneur émotionnelle de la situation observée. Il doit être à l’écoute de ce qui est implicite et métaphorique dans la situation, afin d’être réceptif aux aspects les moins conscients des communications.
- Le deuxième temps est celui de la notation. Le praticien-observateur, dans la solitude, donne forme à ce que l’impact de la situation a laissé comme traces. Il est invité à noter tous les détails dont il se souvient, dans un langage simple, et sans codification théorique ou interprétative. Une théorisation trop précoce est une défense contre la souffrance due à l’expérience émotionnelle ou à l’état d’ignorance, et non une véritable compréhension. On peut très bien théoriser, et ne rien comprendre. L’écrit est ainsi rédigé dans un vocabulaire courant, non théorique, et l’observateur évite de plaquer des idées préconçues sur une situation. Comme dit Mickaël Rustin, « il faut qu’il y ait un espace mental dans lequel les phénomènes observés puissent s’inscrire dans toute leur complexité avant toute tentative de les coder en termes théoriques » [9].
- Le troisième temps est celui du séminaire. C’est un temps d’élaboration groupale. Le groupe se met au service de l’observation et de l’observateur pour développer une compréhension de la situation observée, et de l’impact de la situation sur le praticien. Les hypothèses soulevées, mises à l’épreuve de la clinique, ne sont pas destinées à être rapportées au patient, à l’enfant, aux sujets concernés par l’observation. Elles sont destinées à dégager ou à construire un sens potentiel, mais aussi et surtout à permettre au praticien de contenir les manques, les doutes, les énigmes, de garder une attitude attentive, non intrusive, et de déjouer les pièges tendus par les projections dont il est inévitablement la cible. Le même participant présente plusieurs fois une observation du même enfant, du même patient, car il importe de vérifier la première approche, le bien-fondé des hypothèses, leur fécondité. Il importe de suivre le développement de la situation, au plus près de son déroulement, de son rythme propre.
- Le quatrième temps est donc celui du retour dans la situation, auprès du patient, de la famille, du groupe de sujets observés. L’ensemble du travail précédent aura opéré chez le praticien une transformation qui transformera quelque peu et progressivement la situation. L’élaboration des effets de la situation observée, le développement et la confirmation des capacités psychiques du praticien à recevoir et à contenir la situation, lui donneront un appui pour soutenir son implication dans sa pratique.
55 L’attention essaie toujours d’être portée à tous les éléments d’une situation, à tous les membres d’un groupe, d’une famille. On sait combien dans des situations stressantes, toxiques, comme par exemple dans le travail auprès de parents maltraitants, il est difficile pour un praticien de maintenir le degré d’attention nécessaire à tous les membres de la famille. On sait combien une psychopathologie grave et précoce chez un enfant peut facilement conduire les praticiens à des positions d’accusation des parents et compromettre l’empathie nécessaire pour comprendre la situation.
56 Ce dispositif et cette méthode qui soutiennent l’observation attentive cherchent toujours à développer, on l’a vu, l’implication du praticien. C’est d’abord l’implication qui est recherchée, par opposition à l’explication. L’explication ne permet pas de comprendre. L’explication dit toujours vrai : « L’enfant est déficitaire ; le sujet est psychotique ; la mère est déprimée, ou phallique, possessive, perverse, intrusive ; le conflit est oedipien ; etc. » L’approche objective et explicative, quand bien même elle regroupe synthétiquement tous les faits qu’elle relie par des liens de cause à effet, n’apporte pas une compréhension. Elle fait au mieux un puzzle.
57 Comme le dit un maître et ami (Dominique Thouret) [10] : expliquer c’est laisser fermé le livre qu’est un sujet fermé à son développement ; c’est même contribuer à l’y enclore. Et il ajoute, se référant à Maldiney : il y a autant de théories psychologiques, psychiatriques, psychopathologiques, que d’interprétations de l’homme, dont une seule est vraie, celle qui n’est pas une interprétation, celle qui ouvre pour comprendre l’existence les mêmes voies que l’homme pour exister. On peut dire que seule l’implication est chemin de rencontre ; s’impliquer c’est être dans le pli, dans le rythme de l’autre. Seule l’implication permet de comprendre, et un sujet qui ne se sent pas compris d’un autre ne peut pas en apprendre quelque chose. On ne peut rien apprendre de quelqu’un qui ne nous comprend pas, même s’il sait très bien tout nous expliquer.
58 Une des particularités du dispositif et de la méthodologie ici employée est l’écrit. Outre le rassemblement des éléments de la situation que permet la notation, outre le premier travail de pré-élaboration qu’elle réalise, on peut dire de l’écriture qu’elle libère la mémoire et rend ainsi la pensée disponible pour la rêverie, pour les associations.
59 Un livre de Bion, livre posthume, s’intitule Pensée sauvage, pensée apprivoisée. Bion montre comment l’activité de pensée suppose d’apprivoiser des pensées sauvages. Il faut avoir pu suffisamment laisser aller ses pensées sauvages, laisser se déployer son imagination, pour pouvoir comprendre une situation. Il faut avoir pu suffisamment jouer avec le matériel observé, il faut avoir pu suffisamment énoncer les expériences avec ses propres termes, selon ses propres présupposés, pour pouvoir construire une pensée cohérente, pertinente, réaliste, scientifique…, pour pouvoir coder en termes théoriques la situation. Bion souligne ainsi la valeur heuristique de la « spéculation imaginative ». Mais à condition de ne pas en rester à la spéculation imaginative qui, seule, ne produit pas une pensée réaliste, mais ne produit que des projections.
60 Et c’est pour cela que l’écrit est très important. En effet, si l’écrit libère la mémoire et rend la pensée disponible à la rêverie et à la spéculation, l’écrit permet aussi des allers et retours entre la situation observée et la situation rêvée. Le déploiement associatif, la créativité imaginative du groupe trouvent leur pertinence dans le retour possible à l’observation clinique, à la situation observée, de façon précise, dans le détail, et dans laquelle va s’ancrer, va prendre corps le sens potentiel qui émergera et qui sera retenu.
61 Par ailleurs, si le matériel est élaboré groupalement dans le séminaire, on pourra observer la manière dont les mouvements psychiques du groupe lui-même renseignent sur la situation observée. On peut dire que les mouvements du groupe de participants, à propos d’une situation relatée, peuvent être considérés comme des symptômes de la situation observée. Cela est toujours vrai, dans tout dispositif d’élaboration groupale d’une situation clinique. Mais là, c’est la particularité de ce cadre et c’est ce que favorise l’écrit, on peut plus facilement revenir à la situation clinique, revenir à l’observation dans le détail, et élaborer le mouvement groupal comme symptôme de la situation observée. On peut plus facilement reconstruire la réalité à partir de l’imagination spéculative ; on peut plus facilement « apprivoiser les pensées sauvages ».
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Mots-clés éditeurs : enveloppe psychique, identification projective, observation attentive, fonction contenante, objet interne support
Mise en ligne 01/07/2006
https://doi.org/10.3917/cpc.017.0081Notes
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[*]
Docteur en psychologie, psychanalyste, maître de conférences à l’Université Paris Lyon 2 (Centre de recherches en psychopathologie et psychologie clinique) 5, av. P. Mendès-France, F-69500 Bron.
-
[1]
Cet article reprend une conférence donnée à Lyon lors de la 15e Journée d’Étude de l’ARAGP en janvier 2001.
-
[2]
Communucation personnelle.
-
[3]
Sur cette question, cf. Ciccone, 1998.
-
[4]
In Harris et Bick, 1987.
-
[5]
Cf. Ciccone, 1995 ; Ciccone et Lhopital, 2001.
-
[6]
Cf. Ciccone et Lhopital, 2001.
-
[7]
Cf. Ciccone et Lhopital, 2001.
-
[8]
Cf. Harris et Bick, 1987.
-
[9]
In Miller et al., 1989.
-
[10]
Communication personnelle.