Couverture de CPC_016

Article de revue

Pensées de matière et matière a pensées

Pages 33 à 38

Notes

  • [*]
    Neuropsychiatre. Service de Neuropsychiatrie, Hôpital Ste Thérèse, rue Trieu Kaisin, 134. B-6061 Montignies/Sambre
  • [1]
    KANDEL E.R. (2000), From Nerve Cells to cognition : the internal cellular representation required for perception and action. Principles of Neural Science, Elsevier, pp. 381-403. Edited by E.R. Kandel, J. H. Schwartz and T. M. Jessel.
  • [2]
    KANDEL E.R. (2000), Cellular Mechanisms of Learning and the Biological Basis of Individuality. Principles of Neural Science, Elsevier, pp.1247-1279. Edited by E.R. Kandel, J. J. Schwartz and T. M. Jessel.
  • [3]
    ABI-Dargham A., RODENHISER J., PRINTZ D., ZEA-PONCE Y., GIL R., KEGELES L.S., WEISS R., COOPER T.B., MANN J.J., VAN HEERTUM R., GORMAN J.M. and LARUELLE M. (July 5, 2000) Increased baseline occupancy of D2 receptors by dopamine in schizophrenia, PNAS, pp.8104-8109.
  • [4]
    NIBUYA M., MORINOBU S. and DUMAN R.S., (November 1995), regulation of BDNF and trkB mRNA in Rat Brain by Chronic Electroconvulsive Seizure and Antidepressant Drug Treatments. The Journal of Neuroscience, pp 7539-7547.
  • [5]
    VOGEL G., (October 13, 2000), New brain cells prompt new theory of depression. Science, pp.258-259.
  • [6]
    SMITH M.A., MAKINO S., KVETNANSKY R. and POST R.M., (March 1995), Stress and Glucocorticoids Affect the Expression of Brain-Derived Neurotrophic Factor and Neurotrophin-3 mRNAs in the Hippocampus. The Journal of Neuroscience, pp 1768-1777.
  • [7]
    PROCHIANTZ A. (1995), La biologie dans le boudoir, Editions Odile Jacob.

1 Au-delà de l’inné ou de l’acquis, au-delà du physique et du psychique, cet article vise à défendre une position moniste, intégrant matière et pensée.

2 Posons le modèle épistémologique suivant : toute information, pensée ou message ne peut exister sans substrat biologique, porteur de l’information.

3 La clinique nous fournit quelques pistes précieuses ; les troubles neuropsychologiques du syndrome frontal sont exemplatifs : toute lésion ou dysfonctionnement du cortex frontal entraîne des troubles de l’idéation abstraite de la perception de l’attention, de l’organisation des troubles émotionnels, etc.

4 Nous percevons dans cette réalité clinique le lien existant entre matérialité et pensée.

5 Si tel est le cas, on peut concevoir deux modes d’action sur la pensée : un mode biologique direct, comme une lésion, une action biochimique (qui oserait prétendre qu’une ivresse ne modifie pas le courant de la pensée ?) et un moyen indirect tel une sensation, la parole. La parole psychothérapeutique, par exemple, au moyen de vecteurs sensoriels est à même de modifier le substrat porteur d’informations, « l’engramme ». Cette précision est importante, elle implique que la parole doit nécessairement se matérialiser pour modifier le cursus de la pensée, ce qui sous-entend, bien évidemment, que la psychothérapie participe également au biologique. La parole agit sur le substrat, la berceuse fredonnée provoque l’endormissement.

6 Pour rendre le modèle plus exemplatif, une métaphore me paraît souhaitable, celle d’une bande magnétique.

7 La bande se compose essentiellement d’un support plastifié et de particules de dioxyde de fer ou de ferrochrome. Lors de l’enregistrement, la tête enregistreuse, un électro-aimant, magnétise les différentes particules ferriques. Lors de la lecture, le flux magnétique est décodé par la tête lectrice et transformé en courant électrique. Cette métaphore à l’échelle humaine nous donne un support de mémoire non amovible, l’équivalent de la bande, et un engramme modifiable, équivalent des ferrochromes.

8 Un nouvel apprentissage, un nouvel enregistrement, entraînent une modification des particules de chrome. Par contre, en cas de lésions, de troubles graves, nous ne sommes plus au niveau du ferrochrome mais au niveau du support polystyrène altéré. La bande magnétique est déchiquetée, plissée et nécessite une réparation.

9 Lors de l’écoute d’une bande magnétique, nous percevrons des défauts. S’agit-il d’un défaut d’enregistrement, d’une mauvaise voix, d’une altération de la bande elle-même ?

10 Autrement exprimé, s’agit-il d’un défaut du message ou du substrat ?

11 L’équivalent de notre métaphore à l’échelle humaine serait le génome, substrat de base et son expression génique se manifestant sous forme protéinée. Le génome, à l’équivalent de la bande magnétique, est porteur non modulable du patrimoine de notre structure. L’expression génique, quant à elle, telle les ferrochromes, est modulable en fonction des circonstances environnementales. Le patrimoine ne serait pas modifiable car se situant au niveau des cellules germinatives, non influençables par les données externes. Ces cellules n’ont pas d’afférence sensorielle et donc n’ont pas la capacité de se dédifférencier par le contexte. Il s’agit de la mémoire de l’espèce. Les neurones qui peuvent générer une expression génétique, modulables par les afférents sensoriels, représentent notre mémoire individuelle non transmissible, les codes génétiques étant non modifiés. Les représentations sont réalisées dans des territoires cérébraux spécialisés selon la nature sensorielle des données en provenance du monde [1].

12 À une autre échelle plus grande, on pourrait concevoir un autre modèle, à savoir le génome qui représente la structure de base non modifiable (la bande), tandis que la structure neuronale et ses prolongements engendrent un fonctionnement nouveau qui en est la résultante, tout comme l’orientation des ferrochromes « porte le message amovible ». Les neurones sont connectés entre eux par les synapses, liaisons plastiques, qui peuvent s’estomper, se renforcer, s’effacer ou réapparaître.

13 Eric Kandel [2], récent lauréat du prix Nobel de médecine, a étudié les processus moléculaires à l’origine des modulations synaptiques et démontré que les variations de fonctionnement de ces synapses étaient essentielles aux fonctions d’apprentissage et de mémoire.

14 Il distingue une mémoire à court terme, due à une phosphorylation des protéines synaptiques, d’une mémoire à long terme engendrée par une synthèse protéique, provoquant une modification morphologique et fonctionnelle des structures synaptiques.

15 Dans les deux cas, gène-expression génique et neurone-structure synaptique, nous avons une structure et une fonction que nous retrouvons dans notre métaphore bande-ferrochrome.

16 Dans notre métaphore, lors de la lecture, la perception d’un défaut est-il dû à un problème de bandes ou de messages ?

17 Faudra-t-il agir sur la bande ou l’enregistrement ?

18 Confronté à cette situation, le thérapeute doit-il agir sur le message ou sur la matière ?

19 Nous avons vu que tout est matière. Faut-il dualiser ?

20 On peut concevoir les thérapeutes comme des spécialistes du message et les biologistes comme des spécialistes du substrat. Encore faut-il pouvoir distinguer …

21 La schizophrénie, les troubles obsessionnels compulsifs, l’autisme sont autant de pathologies qui nous renvoient humblement à notre matière première : le cerveau. Est-ce de l’orgueil humain que de refuser de voir dans ces pathologies ce que je peux appeler de façon provocatrice un parkinsonisme de la pensée ?

22 Je m’explique : on n’a aucune crainte à voir qu’une déficience en dopamine est à la base du défaut moteur et cognitif du parkinson. Par contre affirmer qu’un excès de celle-ci peut être contributif à l’essort de la schizophrénie risque d’engendrer une levée de bouclier [3]. Pourquoi donc ? La pensée serait-elle d’un autre ordre sur le plan neurochimique ?

23 Quand j’écris cet article, il y a un papier, une encre, un support. Je peux écrire un poème ou une lettre de sortie. Le contenu du message n’est pas lié au support mais il en est indissociable. La matière est raison nécessaire mais pas suffisante à la pensée.

24 De cette position naît la question suivante :

25 La matière n’est-elle que message ?

26 Si oui, cela présumerait que dès notre naissance, nous aurions « des pensées », liées au gène porteur de l’ensemble de notre information biologique. Nous ne serions qu’une réplique à un clone parental sans individuation, le génome ne pouvant contenir nos pensées. Ce présupposé est difficilement acceptable. Postulons dès lors qu’à la naissance, nous recevons un potentiel de pensées sous forme d’un substrat vierge, une bande magnétique intacte… qui au fur et à mesure de notre devenir va enregistrer différents messages de vie.

27 On peut supposer dans le premier cas, à savoir l’altération du substrat de surface, les ferrochromes, une approche plus fine telle que la psychothérapie serait indiquée. Dans le second cas, par contre, atteint du substrat de base, une approche plus lourde telle qu’une prise en charge biologique est nécessaire [4] ,[5]. Encore est-il clair que des mécanismes biochimiques peuvent agir sur le premier substrat, reprenons l’exemple de l’ivresse modifiant la pensée. À l’inverse, je doute qu’une modification de la pensée puisse modifier le substrat de base, elle peut générer une expression génétique sans atteindre le génome [6].

28 Donc, quoi que les deux approches ont des sens biologiques, la révolution serait d’arriver à prouver que le message est à même de modifier non seulement le substrat léger mais également le substrat lourd.

29 Si la matière donne ainsi la possibilité d’être le réceptacle de la pensée, peut-on imaginer qu’elle soit transmissible sous sa forme matérielle. Autrement dit, les gènes peuvent-ils transporter l’information idéique ?

30 Les données actuelles de la génétique ne nous laissent guère entrevoir qu’une irréversibilité de l’information transmise du génome vers la synthèse protéique qui est constitutrice du substrat porteur. Cette irréversabilité à l’image du temps ne permet pas de penser que « la matière pensée » puisse modifier les sens mêmes de notre être, le génome.

31 Deux fondamentaux de notre existence : la flèche du temps et la transmission d’informations du génome sont irréversibles. Il en ressort que la pensée ne peut être transmissible d’une génération à l’autre que par l’éducation. Nos gènes transmettront le substrat du champ potentiel mais non un contenu de pensée. Et peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi de sorte que chaque génération recrée son ontologie propre.

32 À l’image des anciens CR Rom, le gène ne peut que transmettre l’information et ne peut être gravée en retour par une néo-information.

33 Si la pensée est par contre substrat, on pourrait concevoir qu’elle soit transmissible d’un individu à l’autre comme une greffe d’un tissu banal. Pourquoi pas ? À moins que l’on devienne, au sens strict du mot, allergique à la pensée d’autrui.

34 La lecture de notre sujet que fait Alain Prochiantz n’est guère différente. Selon lui, il y aurait deux mémoires, une de l’espèce, une de l’individu, liées à l’expression de gènes semblables, voire des mêmes gènes [7].

35 D’autres gènes qui sont liés à l’origine des processus de morphogenèse ont leur activité modulée par l’usage de l’organe qu’elle constitue.

36 Il faut savoir que les gènes du cerveau semblent être une exception.

37 L’isomorphisme topologique entre la localisation chromosomique et site d’expression semble perdue au niveau du cerveau. Les gènes sont présents mais non organisés en homunculus génétique. Les homunculus cérébraux n’ont pas de représentation génétique directe mais sont, par le biais des innervations sensorielles et motrices, en rapport physique avec le corps physique et sensoriel.

38 Les fibres, en provenance du corps sensible, sécrètent dans le système nerveux central des protéines transformant ainsi l’homunculus génétique de la périphérie vers le cerveau pour l’y imprimer.

39 Dans le cadre général qui définit l’espèce, le cerveau est en perpétuelle déformation en fonction des afférences sensorielles de toutes modalités. Elles constituent ainsi la mémoire individuelle, faible chez les organismes à plasticité pauvre. Par contre, chez l’homme, elle prend une place considérable. Cette mémoire peut être inscrite par des processus biologiques comme la force de synapse, mais aussi par des régulations épigénétiques. Les deux mémoires, individuelle et de l’espèce, sont liées à la morphogenèse.

40 La question, pour Prochiantz toujours, entre l’inné et l’acquis, peut se résumer à un « inné potentialisateur » ouvert à un nombre infini d’acquis, auquel on doit faire correspondre un nombre tout aussi grand de structures cérébrales.

41 Nous avons donc, dans cet article exposé, entrevu que la pensée est matière, qu’elle n’est pas génétiquement transmissible, qu’elle peut être modifiée via son substratum porteur, condition essentielle à son existence et qu’en soit, elle est capable de modifier le substrat au niveau de la fonction.

42 On peut ainsi dénoncer le dualisme matière-pensée pour entrer dans un monisme qui permet de poser l’apophtegme suivant : si toute pensée est matière, toute matière n’est pas pensée. Toute action sur la matière porteuse de la pensée modifie celle-ci et rétroactivement une pensée s’inscrivant dans la matière transforme forcément celle-ci.

Tous mes remerciements à Madame C. JACOBS pour sa précieuse et indispensable aide technique à l’édition de cet article.

Mots-clés éditeurs : génome, matière, pensée, synapse, message

Date de mise en ligne : 01/07/2006

https://doi.org/10.3917/cpc.016.0033

Notes

  • [*]
    Neuropsychiatre. Service de Neuropsychiatrie, Hôpital Ste Thérèse, rue Trieu Kaisin, 134. B-6061 Montignies/Sambre
  • [1]
    KANDEL E.R. (2000), From Nerve Cells to cognition : the internal cellular representation required for perception and action. Principles of Neural Science, Elsevier, pp. 381-403. Edited by E.R. Kandel, J. H. Schwartz and T. M. Jessel.
  • [2]
    KANDEL E.R. (2000), Cellular Mechanisms of Learning and the Biological Basis of Individuality. Principles of Neural Science, Elsevier, pp.1247-1279. Edited by E.R. Kandel, J. J. Schwartz and T. M. Jessel.
  • [3]
    ABI-Dargham A., RODENHISER J., PRINTZ D., ZEA-PONCE Y., GIL R., KEGELES L.S., WEISS R., COOPER T.B., MANN J.J., VAN HEERTUM R., GORMAN J.M. and LARUELLE M. (July 5, 2000) Increased baseline occupancy of D2 receptors by dopamine in schizophrenia, PNAS, pp.8104-8109.
  • [4]
    NIBUYA M., MORINOBU S. and DUMAN R.S., (November 1995), regulation of BDNF and trkB mRNA in Rat Brain by Chronic Electroconvulsive Seizure and Antidepressant Drug Treatments. The Journal of Neuroscience, pp 7539-7547.
  • [5]
    VOGEL G., (October 13, 2000), New brain cells prompt new theory of depression. Science, pp.258-259.
  • [6]
    SMITH M.A., MAKINO S., KVETNANSKY R. and POST R.M., (March 1995), Stress and Glucocorticoids Affect the Expression of Brain-Derived Neurotrophic Factor and Neurotrophin-3 mRNAs in the Hippocampus. The Journal of Neuroscience, pp 1768-1777.
  • [7]
    PROCHIANTZ A. (1995), La biologie dans le boudoir, Editions Odile Jacob.

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